dimanche, 14 octobre 2007
Th. Mann : un apolitique contre l'esprit occidental
Thomas Mann: un apolitique contre l'esprit occidental
Peter Rosenow
Il y a plus de 75 ans, pendant l'automne de 1918, alors que les soldats allemands commencent à battre en retraite sur le front occidental, les intellectuels allemands lancent une dernière offensive, non militaire mais littéraire. Tandis que les troupes de l'Entente se rapprochent des frontières du Reich et qu'éclate là-bas la ³Grève générale de l'armée vaincue², plus connue sous le nom de ³Révolution de Novembre², un écrivain allemand attaque littéralement au corps à corps la notion occidentale de ³démocratie mondiale² et défend bec et ongles la dignité de l'Obrigkeitsstaat allemand. Son nom? Thomas Mann (1875-1955), le célèbre auteur des Buddenbrooks, un bourgeois cultivé, de tradition libérale et éclairée, pour qui la défense et le maintien de la culture doit être l'objectif du politique.
Ses Considérations d'un apolitique ont été la réaction à un choc culturel, ressenti par d'autres intellectuels allemands, lorsque l'Allemagne en 1914 est non seulement encerclée par des armées ennemies, mais est aussi victime d'une campagne planétaire de diffamation, ³comme s'il lui pleuvait de la m... dessus². Ensuite, ces Considérations étaient le produit d'une querelle philosophique qui l'opposait à son frère Heinrich, un ³littérateur de civilisation² francophile, qui couvrait l'Empire allemand de ses sarcasmes.
Après avoir publié quelques travaux préparatoires, comme Gedanken im Kriege (= Pensées de guerre), Friedrich und die große Koalition (= Frédéric et la Grande Coalition), Briefe an die Zeitung ³Svenska Dagebladet² (= Lettres au journal ³Svenska Dagebladet²), Gedanken zum Kriege (= Pensées sur la guerre), Thomas Mann, ³en guerre au service des idées depuis plus de deux ans², frappe un grand coup pour ³soutenir l'héroïsme des soldats allemands par des arguments intellectuels et des formules efficaces². L'écrivain, qui avait été réformé et en avait gardé mauvaise conscience, estimait que ses écrits étaient des contributions à la mobilisation intellectuelle et constituaient une montée au front symbolique. La virulence de la polémique littéraire avec son frère Heinrich et quelques écrivains des puissances de l'Entente lui a fait deviner l'horreur de la bataille de matériel: "Me voilà au milieu d'une pluie de terre sale, d'une grêle de fer, de la fumée asphyxiante et jaunâtre d'une bombe au gaz". Pourtant, Thomas Mann était tout simplement dans ses papiers, et non dans les ³orages d'acier².
Mais l'³effet² qu'eut cet essai volumineux de plus de 600 pages, paru peu avant la fin de la guerre, sur toute une génération fut tel, qu'Armin Mohler a compté le Thomas Mann des Considérations... comme l'une des figures de proue de la ³Révolution Conservatrice². Pour en comprendre toute la portée, nous devons quelque peu ³oublier² ce ³maître² qu'il est devenu plus tard, ce ³maître² qui se taillait un costume de ³libéral éclairé². Examinons ses premières idées, celles d'un ³apolitique².
Pour Thomas Mann, comme pour la plupart des écrivains allemands de sa génération, c'est-à-dire ceux qui ont commencé leur carrière vers 1900, cette guerre est davantage que la collision entre les égoïsmes concurrents des grandes puissances; elle est bien plutôt une ³nouvelle irruption... de ce très vieux combat allemand contre l'esprit occidental². Cette guerre actualise dès lors une vieille opposition inscrite dans l'histoire: l'opposition vitale entre la Kultur et la Zivilisation, soit l'opposition entre l'Allemagne et le monde occidental, anglo-français.
En s'appuyant sur Dostoïevski, Thomas Mann décrit l'esprit occidental comme un avatar de l'³idée universelle romaine d'unifier l'humanité toute entière². Le catholicisme, dans cette optique, aurait conservé la ³tradition politique impériale [romaine]² et la révolution française n'aurait été qu'un changement de forme, si bien que la ³colonisation de l'écoumène habité² par l'impérialisme de la civilisation n'aurait été que ³la dernière forme de l'idée unificatrice romaine². La lutte contre l'Entente, alliance mondiale, a connu ses prémices dans le combat livré par Arminius contre Rome, dans la longue opposition des Empereurs germaniques à la Papauté, dans les mouvements de libération nationale de 1813 contre Napoléon et dans le processus d'unification de l'Allemagne qui aboutit en 1870, pendant la guerre contre la France.
L'esprit germanique est un esprit de protestation contre les ³idées de l'Ouest, contre les Lumières qui sont une pensée dissolvante et contre la civilisation qui détruit les ressorts naturels des peuples². La lutte engagée par l'Allemagne contre l'Entente est une lutte au corps à corps contre le ³libéralisme mondialiste², est un acte de résistance ³contre la décomposition, par le rationalisme, des cultures nationales² et contre leur nivellement ³en vue de former une civilisation homogène². Si cette ³planète espérantiste et pacifiée² ‹ce que l'on appelle aujourd'hui le ³One World²‹ se réalise un jour, nous sombrerons dans un ennui mortel: "Des autobus volants hurleraient au-dessus d'une humanité vêtue de blanc, adoratrice bigote de la raison, unifiée après la mort de tous les Etats, unilingue, arrivée par la technique au dernier stade de souveraineté, télévisualisant tout par des procédés électriques (!)".
Au conflit politique opposant l'Entente à l'Allemagne, correspond le conflit spirituel entre une civilisation qui entend se globaliser et une pluralité de cultures qui entendent conserver leurs ancrages nationaux, lesquelles se sentent menacés dans leur spécificité par la dynamique égalisante, éradiquante et niveleuse de cette civilisation de flux et de vagabondages. A la base de la dynamique de la civilisation, nous avons un cocktail idéologique mêlant l'eudémonisme social au désir de s'assurer un confort personnel par le biais de toutes sortes d'artifices techniques. Si cette dynamique de civilisation est facilement définissable, en revanche, qu'est-ce qu'une ³culture², aux yeux de Mann?
D'après Nietzsche, la culture est ³avant tout l'unité de style esthétique, plastique et artistique dans toutes les expressions vitales d'un peuple². Thomas Mann reprend cette définition à son compte et explicite la culture comme l'expression d'une ³unité compacte, d'un style, d'une forme, d'une attitude mentale, d'un goût²; ensuite, explique-t-il, la culture ³reflète une certaine organisation du monde par l'esprit². Comme chez Nietzsche, où cette idée était implicite, la culture, pour Thomas Mann, n'est pensable qu'en termes de différAnce, c'est-à-dire qu'elle n'est pensable que sous une multiplicité de modalités sans cesse en devenir. A ce propos il écrit: "L'instance porteuse de l'universel, c'est-à-dire de l'humain en général, n'est pas l'³humanité² en tant qu'addition d'individus, mais la nation; et la valeur de ce produit national, ancrée dans le spirituel, l'esthétique, le religieux, non captable par des méthodes scientifiques mais se déployant sans cesse au départ des profondeurs organiques de la vie nationale, c'est ce que l'on appelle la culture nationale. Dans ces profondeurs résident la valeur intrinsèque, la dignité, l'attrait et la séduction de toutes les cultures nationales. La valeur d'une culture se situe précisément dans ce qui la différencie des autres, car c'est justement cette différence, cette différenciation permanente qui fait que la culture est culture, est originalité, se démarque de ce qui est commun, simplement commun, à toutes les nations et n'est par là même que simple civilisation".
Dans les langues anglaise et française, ³culture² et ³civilisation² sont synonymes. En Allemagne, l'usage différent et différenciant de ces concepts signale un contraste, que l'on repére depuis Kant et que les tenants des diverses formes de conservatisme ont instrumentalisé dans leurs critiques de la société moderne. La tension que ces divers conservatismes perçoivent entre culture et civilisation est différemment appréciée et jugée par les uns et par les autres. Chez Thomas Mann, l'opposition culture/civilisation est un conflit éternel, incontournable et récurrent, tandis qu'Oswald Spengler, dans son Déclin de l'Occident, paru à peu près au même moment que les Considérations..., estime que la civilisation prend logiquement le relais de la culture. Pour Spengler, effectivement, la culture obéit à des réflexes organiques et vivants, alors que la civilisation obéit à des ressorts abstraits, construits, mécaniques et techniques, mais toute culture finit par sombrer dans un stade de civilisation, ce qui la conduit au déclin, voire à la disparition.
Pour Spengler, c'est une fatalité historique qui conduit au déclin de la culture au profit de la civilisation; pour Mann, ce sont des circonstances actuelles qui menacent la culture allemande; le déclin, apporté par la civilisation, menace la ³culture bourgeoise essentiellement apolitique² de l'Allemagne en imposant une politisation croissante de tous les domaines de l'existence ainsi qu'une démocratisation progressive de la vie publique; hyper-politisation et démocratisation sont pour Mann de quasi synonymes car la ³politique est la participation à l'Etat, est zèle et passion du plus grand nombre pour l'Etat². Pour Mann, un tel engagement n'est pas souhaitable car la vocation de l'homme n'est nullement de s'épuiser complètement dans la politique et dans le social. La culture et la Bildung allemandes, justement, mettent plutôt l'accent sur la religion, la philosophie, les arts, la poésie et la science. Thomas Mann adhère à un principe qu'avait énoncé le jeune Nietzsche: "Les Etats où d'autres que les politiciens doivent s'impliquer dans la politique sont mal agencés et méritent de périr de ce trop-plein de politiciens".
Cet hypertrophie du rôle des politiciens est typique des démocraties occidentales, surtout de la France de la Troisième République, si chère à Heinrich Mann, le frère francophile qui suscite la polémique; aux yeux de Thomas Mann, cette Troisième République est victime ³de la concurrence éc¦urante entre les cliques, du déclin de la moralité politique, du grouillement épais de la corruption et des scandales². Dans un tel système, il n'y a pas d'autre principe que ³malheur au vaincu, qu'il paie!² et ceux qui ont du bagoût et savent jouer des coudes tentent leur chance pour aller s'abreuver dans l'auge de la politique. Ces messieurs n'ont nul besoin de trimbaler un bagage culturel ni d'être des héritiers obligés. Au lieu de s'efforcer d'introduire en Allemagne le sordide commerce des parlementaires, des politiciens et des partis, ³qui empesteront toute la vie nationale avec leurs politicailleries², on ferait mieux, pensait Mann, de conserver le maximum de l'Obrigkeitsstaat monarchique, parce que celui-ci garantit au moins un ³gouvernement indépendant², davantage capable de protéger les ³intérêts de tous² et de ³soustraire l'administration au désordre des querelles créées par les partis².
Déjà dans ses Gedanken im Kriege, Thomas Mann avait défendu avec acharnement la monarchie constitutionnelle allemande contre ses critiques de l'intérieur et de l'étranger; il avait défendu le point de vue ³que l'Allemagne avec sa jeune et forte organisation, avec son système d'assurance sociale pour les ouvriers au chômage, avec la modernité de toutes ses institutions sociales, était en fait un Etat bien plus avancé² que la République bourgeoise française, ³malpropre et ploutocratique².
Bien sûr, toute cette polémique contre l'Occident en général et contre la France en particulier n'était par très originale. Mais Thomas Mann ne visait pas l'originalité. Au contraire: il se réfère sans cesse à Schopenhauer, à Wagner, à Nietzsche et à Paul de Lagarde, qu'il cite abondamment, lorsqu'il évoque ³la falsification de la germanité par l'importation d'institutions politiques totalement étrangères et non naturelles². Cette ³avancée brutale de la démocratie², mise en branle par le libéralisme du XIXième siècle, apparaît à Thomas Mann définitivement victorieuse, inéxorable.
Thomas Mann admet cependant la nécessité et la légitimité d'une démocratisation bien dosée des institutions de l'Etat, car il faut tirer les conclusions irréfragables de tous les changements qui sont intervenus en économie et en politique internationale. Il souhaite la réalisation d'un ³Volksstaat² taillé à la mesure du peuple allemand, au lieu de l'importation d'une ³mauvaise et déficiente démocratie² de modèle occidental. La solution optimale aux yeux de Mann, serait de forger une nouvelle mouture de ³l'alliance entre la monarchie et le césarisme², selon le modèle bismarckien. En effet, l'ère bismarckienne a imposé en Allemagne le régime politique qui lui convenait le mieux et a rendu le peuple heureux et prospère. Quant à la démocratie, elle est depuis toujours l'³humus sur lequel croît le césarisme²; puisse-t-elle dès lors, par l'action d'³un grand homme de trempe germanique², recevoir un ³visage acceptable². Parce qu'il n'y a plus un Bismarck et parce qu'on en attend un second, ³il faut faire du Maréchal Hindenburg le Chancelier du Reich², car il est ³une figure de fidélité immense de réalisme et de sobriété². Thomas Mann déclare dans les Considérations... qu'il ne s'opposerait pas à un tel régime fondé sur l'épée.
Pour le Thomas Mann des Considérations..., il s'agit de contrer ³l'invasion intellectuelle et politique de l'Entente², après l'³invasion militaire². Il craint un ³changement structurel dans l'âme allemande, une transformation de fond en comble du caractère national germanique². Depuis ces réflexions, une autre guerre mondiale, menée par l'Occident, a terrassé l'Allemagne; l'occidentalisation politique y a progressé de façon plus fondamentale encore. Mais cette deuxième occidentalisation a reçu le plein aval d'un Thomas Mann, exilé sous le nazisme en Californie. Mais cela c'est une autre histoire...
Dans cet article, j'ai voulu mettre l'accent sur son conservatisme d'inspiration nationaliste, qu'il a résumé lui-même: "Etre ³conservateur², c'est vouloir maintenir la germanité de l'Allemagne".
(article extrait de Junge Freiheit, n°40/1994).
[Synergies Européennes, Junge Freiheit (Berlin) / Vouloir (Bruxelles), Octobre, 1996]
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Commentaires
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Écrit par : Andy Vérol | dimanche, 14 octobre 2007
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