jeudi, 26 juin 2008
Entretien avec Jean Dutourd
Entretien avec Jean Dutourd,
Membre de l'Académie française
Membre de l'Académie française, Officier de la Légion d'honneur, Commandeur de l'ordre national du mérite, Officier des Arts et Lettres, Jean Dutourd est redouté pour ses propos anticonformistes, et, généralement, admiré pour sa liberté de ton. Il a bien voulu nous accorder un entretien dans lequel il se livre en partie, cela à l'occasion de la parution de ses mémoires.
Q.: Aujourd'hui, quelle est la situation de la culture française ?
JD: Comme toujours en péril. Un peu moins qu'il y a cent ans, quand même.
Q.: Quels sont les principaux périls que rencontre notre culture ?
JD: Les mêmes que rencontre toute culture: la paresse intellectuelle, laquelle marche du même pas que l'indifférence pour la patrie.
Q.: Et l'américanisation, dans tout cela ?
JD: L'Europe se renie depuis trente ou quarante ans. On a le sentiment que toute son ambition est de devenir une colonie américaine, avec ce que cela signifie de docilité politique, d'adoration idiote, de mimétisme. Le comble du chic en Europe est de copier servilement la métropole, c'est-à-dire New York. Lorsque la France cessera de se conduire comme une colonie, jusqu'à parler petit-nègre, elle redeviendra ce qu'elle était naguère.
Q.: C'est-à-dire ?
JD: Le contraire de ce qu'elle est aujourd'hui. Qu'elle rêve d'imaginer qu'elle sera de nouveau gaie et insouciante, comme en 1860 ou 1913!
Q.: Avec l'Europe que l'on nous prépare, pensez-vous que la France puisse disparaître ?
JD: Je crois que la France a été, au cours de son histoire exposée à des périls ou des tentations pires. Ce n'est pas "croire au miracle" que de croire à la persévérance du génie français, lequel, en mille ans, a démontré plusieurs fois qu'il était insubmersible.
Q.: Avez-vous l'impression que les Français veulent le rester ?
JD: Pour le moment, non, mais, il faut se garder de confondre la France et les Français. Ceux-ci sont une peuplade changeante, tantôt sublime, tantôt abjecte... La France est une œuvre d'art dont l'accomplissement a pris mille ans. Les Français changent de génération en génération, mais Notre-Dame ne bouge pas, ni le Louvre, ni même la Tour Eiffel.
Q.: On a pourtant l'impression que certains politiques veulent que la France disparaisse au sein de l'Europe...
JD: On a surtout l'impression que les hommes politiques sont épouvantés par l'idée de prendre des responsabilités, de s'engager dans des voies irréversibles, de regarder le destin en face, et, lorsqu'il le faut, s'opposer a lui. L'Europe est un excellent alibi pour ces gens-là. Elle leur donne le pouvoir sans les obligations du pouvoir. Comme disait Péguy des politiciens de son temps :"lls ne veulent pas se salir les mains, mais ils n'ont pas de mains".
Q.: A quand remonte le fait que nos dirigeants politiques refusent les responsabilités, qui pourtant leur incombent ?
JD: Je crois que cela remonte à l'entre-deux guerres? La France était fatiguée de la guerre de 14 —et il y avait lieu de l'être. Elle en était sortie exsangue. A ce moment-là nos politiques ont étés atteints d'une espèce de crise de volonté. Toutefois, à cette époque, les vieilles armatures existaient encore et on ne voyait pas les âmes nues (ou le manque d'âmes). Tout s'est effondré en 1940.
Q.: Pensez-vous que les imbéciles soient nuisibles ?
JD: La terre est peuplée d'une infinité d'imbéciles, lesquels choisissent dans leur sein quelques-uns d'entre eux pour les conduire, ce qui explique la plupart des tragédies ou "drames nationaux" dont l'histoire des démocraties est jalonnée. Au principe de ces drames, on trouve à peu près infailliblement la bêtise, c'est-à-dire les vues courtes des dirigeants, leur absence d'imagination et de prévoyance, leur défaut d'audace allant jusqu'à la pusillanimité, leurs chimères puériles, toute chose qui ne déplaise pas au peuple souverain...
Q.: C'est plutôt tragique, ce que vous nous dites là...
JD: Lorsque la tragédie s'abat sur la nation, elle n'apporte pas avec elle que de la désolation et des souffrances, mais aussi une espèce de contentement mystérieux. La tragédie est la justification de la bêtise, sa sublimation; elle la sanctifie, elle la transforme en légende...
Q.: Etes-vous d'accord avec Maurras, lorsqu'il affirme que "vivre, c'est réagir" ?
JD: Bien sûr, mais cette pensée n'est pas une des plus originales de Maurras...
Q.: Vous gardez donc espoir ?
JD: Forcément, je ne peux pas faire autrement, je suis homme de lettres. Alors, j'ai besoin qu'il existe toujours des Français afin qu'on lise mes livres après que je sois mort.
Q.: N'avez-vous pas l'impression que votre discours soit "ringard" ?
JD: Léautaud avait une phrase magnifique, que je me suis empressé d'adopter dès que je l'ai découverte: "On dit que je suis un homme d'un autre âge, tant mieux, c'est plus chic". Dans la France actuelle, qui mange du pain industriel et du poulet à la dioxine, qui baragouine un sabir vaguement américain, qui ne connaît plus rien de son passé et de ses grands écrivains, qui est pleine de voleurs et d'assassins, je crois qu'il est essentiel d'être ringard, attardé, vieille lune, bref, disciple de Mallarmé et de Flaubert.
Q.: Quel est le message que vous souhaitez donner aux jeunes ?
JD: J'attendrai qu'ils aient un peu vieilli et lu quelques bouquins avant de le leur transmettre.
Q.: Vous étes toujours monarchiste ?
JD: Plus que jamais. C'est le seul régime commode que les hommes aient jamais trouvé.
(propos recueillis par © Xavier Cheneseau).
L'invité en quelques dates:
1944-1947 - Il est administrateur adjoint de Libération.
1947-1950 - Jean Dutourd est directeur de deux programmes de la BBC à Londres.
1957-1959 - Il est Président du syndicat des écrivains français.
1950-1966 - Il est conseiller littéraire aux Editions Gallimard.
1963-1970 - Jean Dutourd est critique dramatique de France-soir.
1978 - Jean Dutourd est élu à l'Académie française.
L'invité en quelques livres:
1946 - Le complexe de César (Prix Stendhal)
1948 - Le déjeuner du Lundi
1949 - L'Arbre, Une tête de chien (Prix Courteline)
1950 - Le petit Don Juan
1952 - Au bon beurre (Prix Interallié)
1955 - Doucin
1956 - Les taxis de la Marne
1958 - Le fond et la forme
1959 - Les dupes, L'Ame sensible
1961 - Le fond et la forme (tome II), Rivarol
1963 - Les horreurs de l'amour
1964 - Le demi-Solde, La fin des peaux-rouges
1965 - Le fond et la forme (tome lll)
1967 - Pluche ou l'Amour de l'art, Petit journal
1971 - Le paradoxe du critique, Le crépuscule des loups
1972 - Le printemps de la vie
1973 - Carnet d'un émigré
1975 - 2024
1977 - Cinq ans chez les sauvages
1977 - Mascareigne
1978 - Les matinées de Chaillot
1978 - Les choses comme elles sont
1980 - Le bonheur et autres idées, Mémoire de Mary Watson
1982 - De la France considérée comme une maladie
1983 - Henri ou l'éducation nationale
1983 - Le socialisme à tête de linotte
1984 - Le septennat des vaches maigres
1985 - La gauche la plus bête du monde
1986 - Contre les dégoûts de la vie, Le spectre de la rose
1987 - Le séminaire de Bordeaux
1989 - Ça bouge dans le prêt à porter
1990 - Conversation avec le Général, Les Pensées, Loin d'Edimbourg
1991 - Portraits de femmes
1992 - Vers de circonstance
1993 - L'assassin
1996 - Le feld-maréchal von Bonaparte
1999 - Que vive le Peuple Serbe (ouvrage collectif)00:05 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lettres, entretiens, académie française, france | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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