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lundi, 27 octobre 2008

Les Etats-Unis, puissance du chaos

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ARCHIVES DE "SYNERGIES EUROPEENNES" - 1993

LES ETATS-UNIS, PUISSANCE DU CHAOS

 

Les analystes ont abondamment commenté le nouvel épisode de la vendetta menée par la Présidence des Etats-Unis à l'encontre de Saddam Hussein. Les troupes irakiennes ont en effet appuyé l'offensive du PDK (Parti Démocratique du Kurdistan) de Massoud Barzani sur Erbil, jusqu'alors aux mains de l'UPK (Union Patriotique du Kurdistan) de Jalal Talabani. Bagdad entendait ainsi, via son allié kurde, assurer la sécurité de l'oléoduc débouchant en Turquie —l'hypothétique mise en oeuvre de la résolution 986 de l'ONU, dite "pétrole contre nourriture", permettrait à l'Irak de redevenir un exportateur d'hydrocarbures— , et réaffirmer sa souveraineté sur la partie irakienne du Kurdistan.

 

Cet épisode est une des conséquences de la guerre du Golfe (1990-1991). L'opération “Tempête du Désert” conduite par les Etats-Unis ayant pris fin une fois l'Irak ramené à 40% de ses capacités, Bagdad s'était alors retourné contre les minorités chiites du Sud et kurdes du Nord, dont les tendances centrifuges avaient été soigneusement attisées par Washington. Aussi les zones de peuplement kurde et chiite, au nord du 36° parallèle et au sud du 32° parallèle avaient-elles été interdites à l'aviation irakienne, une force américano-franco-britannique assurant l'effectivit de cette mesure (résolution de l'ONU d'avril 1991 et août 1992). C'est pour faire respecter ces résolutions, qui ne concernent pas les actions militaires terrestres, que les Etats-Unis ont unilatéralement riposté à l'offensive sur Erbil, au nord du 36° parallèle: vingt-sept missiles de croisière le 3 septembre, dix-sept autres le lendemain, ont frappé le Sud de l'Irak. Ce qui n'a en rien modifié l'équation militaire au Kurdistan, le PDK mettant à profit son alliance avec le pouvoir central pour refouler l'UPK. Son dernier bastion, la ville de Souleimaniyé, est tombé le 9 septembre et Jalal Talabani s'est réfugié en Iran. Saddam Hussein peut maintenant rafler la mise.

 

Restent à interpréter ces évènements. A juste titre, les analystes ont stigmatisé l'incohérence et les contradictions de la politique des Etats-Unis dans la région. D'une part, le Département d'Etat affirme que les EtatsUnis ne souhaitent pas le démembrement de l'Irak au profit d'un Etat kurde indépendant. D'autre part, la création d'une enclave kurde autonome par la diplomatie américaine revenait bel et bien à créer un embryon d'Etat doté d'un parlement élu en 1992, d'une administration, de services publics et d'une milice (1). Ce Kurdistan autonome assurait à l'opposition irakienne, regroupée tant bien que mal par les Etats-Unis au sein du Conseil national irakien, une base géographique pour la conquête du pouvoir central. Aujourd'hui, cette illusion a vécu c'est en vain que l'administration Clinton et la CIA auront investi 130 millions de dollars -, et les derniers rebondissements d'une longue lutte entre le PDK et l'UPK ont démontré l'inexistence d'une conscience nationale kurde. Indubitablement, l'opération est un fiasco.

 

Mais il faut aller plus loin. Contrairement à ce qu'affirme Robert Dole, le candidat républicain à la Maison Blanche, ce fiasco ne saurait s'expliquer par les seuls cafouillages de l'administration Clinton. De même, la prise en considération par Washington des intérêts de l'allié turc  —on sait Ankara profondément hostile à l'autonomisme kurde—  ne suffit à expliquer 1'attentisme de Clinton. Si les Etats-Unis n'ont pas véritablement voulu s'investir dans la création d'un Etat kurde pleinement souverain, c'est en raison de la nature même de leur puissance.

 

Le stratégiste François Géré l'a bien vu, les Etats-Unis sont la “Puissance du Flux”: flux de populations migrantes, flux de marchandises et de capitaux, flux d'informations, d'images et de sons (2). Les Américains perçoivent leur territoire non pas comme un espace d'enracinement, mais comme une surface de déplacement, et leur position dans la hiérarchie internationale du pouvoir repose sur la manipulation de flux de toute nature. Dès lors ont-ils pour objectif de faire respecter leur libre-circulation à la surface de la Terre. Gare à l'Etat souverain qui, à l'instar de l'Irak, entendrait définir une zone d'influence et fixer des règles pour tenter de gouverner ces flux. Au moyen d'un navalisme futuriste combinant Sea Power, Air Power et Space Power, ils arasent l'obstacle! Précisons les choses. Ils ne "débarquent" pas pour fonder un nouvel ordre politique régional, mais alternent frappes rapides et retour aux bases ("Hit and run").

 

Les Etats-Unis refusent donc les responsabilités globales qui sont celles d'un empire  —faire prévaloir la Civilisation sur le Chaos—  pour se contenter de garantir par un interventionnisme musclé le “bon” fonctionnement des mécanismes du marché. En d'autres termes, les Etats-Unis ne sont plus une puissance hégémonique; faute d'assurer sécurité et prospérité à leurs alliés, leur domination a cessé d'être légitime. Depuis le naufrage du monde communiste, l'Amérique est devenue un système exclusivement prédateur à la recherche d'avantages unilatéraux, et le contrat quasi-féodal qui liait les nations du monde dit libre à leur suzerain, obéissance contre protection, est aujourd'hui caduc, Washington ne daignant plus remplir ses obligations impèriales. Les Kurdes en font aujourd'hui la triste expérience.

 

Mieux. Loin de nous préserver du chaos, ce système prédateur le généralise. Son libre-échangisme tous azimuts implique le démantèlement des souverainetés à même de territorialiser les flux multiples et désordonnés qui agitent le monde. Faute d'“obstacles” pour cloisonner l'espace mondial, ces flux sont à tout moment susceptibles de se muer en ouragans planétaires, et de disloquer les communautés humaines les plus enracinées. Les sautes d'humeur du méga-marché financier mondial en témoignent.

 

L'échec du Kurdistan autonome est donc plein d'enseignements. Au delà des erreurs politiques commises par l'Administration Clinton et des calculs à courte vue, il doit être clair que les Etats-Unis ne font jamais que ce qu'ils sont. Par là-même, la Puissance du Flux est aussi la Puissance du Chaos. Et le Nouvel Ordre Mondial américano-centré prophétisé par Georges Bush en 1990 est une fiction. Faute d'“hegemon” couplant sens et puissance, capable d'inscrire un nouveau Telos (une finalité) à l'horizon, le Monde n'est pas unipolaire mais a-polaire.

 

Louis SOREL.

 

(1) De manière à assurer la parité entre l'UPK et le PDK, les élections de1992 ont été truquées. De facto, cet accord a débouché sur le partage géographique du Kurdistan irakien, l'UPK contrôlant les villes et le PDK la frontière avec la Turquie.

(2) Cf. Dr. François Géré (Dr), Les lauriers incertains. Stratégie et politique militaire des Etats-Unis 1980/2000, Fondation des études de défense nationale, 1991.

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