samedi, 22 novembre 2008
L'idée de perfectibilité infinie
L'idée de perfectibilité infinie: noyau de la pensée révolutionnaire et libérale
Le Professeur Ernst Behler, qui enseigne à Seattle aux Etats-Unis, grand spécialiste de Friedrich Schlegel, sommité internationale, vient de se pencher sur ce rêve optimiste de la perfectibilité absolue du genre humain, rêve sous-tendant toute l'aventure illuministe et révolutionnaire qui s'est enclenchée au XVIIIième siècle. Ce rêve, qui est le noyau de la modernité, se repère dès la fameuse «querelle des anciens et des modernes», dans l'Aufklärung allemand, chez l'Anglais Godwin, chez Condorcet (de loin le plus représentatif de la version «illuministe» de ce rêve), Mme de Staël, Constant, les Romantiques anglais (Wordsworth, Coleridge) et aux débuts du romantisme allemand (Novalis, Schlegel). L'évolution de cette pensée de la perfectibilité, aux sinuosités multiples depuis l'Aufklärung jusqu'au romantisme de Novalis et Schlegel, a été appréhendée en trois étapes, nous explique Ernst Behler dans son livre
Ernst BEHLER, Unendliche Perfektibilität. Europäische Romantik und Französische Revolution, Ferdinand Schöningh, Paderborn, 1989, 320 S., DM 48,- (ISBN-3-506-70707-8).
La première étape s'étend de 1850 à 1870, et constitue une réaction négative à l'endroit du romantisme. La deuxième étape, de 1920 à 1950, est marquée par trois personnalités: Carl Schmitt, Alfred Bäumler et Georg Lukacs. La troisième étape, non encore close, est celle des interprétations contemporaines du complexe Aufklärung/Romantisme. A nos yeux, il est évident que les interprétations de la deuxième étape sont les plus denses tout en étant les plus claires. Pour Carl Schmitt, le romantisme, par son subjectivisme, est délétère par essence, même si, en sa phase tardive, avec un Adam Müller, il adhère partiellement à la politique de restauration metternichienne. Face à ce romantisme germanique dissolvant, aux discours chavirant rapidement dans l'insignifiance, Carl Schmitt oppose les philosophes politiques Bonald, de Maistre et Donoso Cortés, dont les idées permettent des décisions concrètes, tranchées et nettes. A l'occasionalisme (terminologie reprise à Malebranche) des Romantiques et à leur freischwebende Intelligenz (leur intellect vagabond et planant), Schmitt oppose l'ancrage dans les traditions politiques données.
Alfred Bäumler, le célèbre adversaire de Heidegger, l'apologiste de Hitler et le grand spécialiste de Bachofen, pour sa part, distingue une Frühromantik dissolvante (romantisme d'Iéna) qui serait l'«euthanasie du rococo», le suicide des idées du XVIIIième. Cette mort était nécessaire pour déblayer le terrain et inaugurer le XIXième, avec le romantisme véritable, fondateur de la philologie germanique, rénovateur des sciences de l'Antiquité, promoteur de l'historiographie rankienne, avec des figures comme Görres, les frères Grimm et Ranke. Avec ces deux phases du romantisme, se pose la problématique de l'irrationalisme, affirme Bäumler. L'irrationalisme procède du constat de faillite des grands systèmes de la Raison et de l'Aufklärung. Cette faillite est suivie d'un engouement pour l'esthétisme, où, au monde réel de chair et de sang, la pensée oppose un monde parfait «de bon goût», échappant par là même à toute responsabilité historique. Nous pourrions dire qu'en cette phase, il s'agit d'une irrationalité timide, soft, irresponsable, désincarnée: le modèle de cette nature, qui n'est plus tout à fait rationnelle mais n'est pas du tout charnelle, c'est celui que suggère Schelling. Parallèlement à cette nature parfaite, à laquelle doit finir par correspondre l'homme, lequel est donc perfectible à l'infini, se développe via le Sturm und Drang, puis le romantisme de Heidelberg, une appréhension graduelle des valeurs telluriques, somatiques, charnelles. A la théorie de la perfectibilité succède une théorie de la fécondité/fécondation (Theorie der Zeugung). A l'âge «des idées et de l'humanité» succède l'âge «de la Terre et des nationalités». La Nature n'est plus esthétisée et sublimée: elle apparaît comme une mère, comme un giron fécond, grouillant, «enfanteur». Et Bäumler de trouver la formule: «C'est la femme (das Weib) qui peut enfanter, pas l'"Homme" (der Mensch); mieux: l'"Homme" (der Mensch) pense, mais l'homme (der Mann) féconde».
Georg Lukacs, pourfendeur au nom du marxisme des irrationalismes (in Der Zerstörung der Vernunft), voit dans la Frühromantik d'Iéna, non pas comme Bäumler l'«euthanasie du rococo», mais l'enterrement, la mise en terre de la Raison, l'ouverture de la fosse commune, où iront se décomposer la raison et les valeurs qu'elle propage. Comme Schmitt, qui voit dans tous les romantismes des ferments de décomposition, et contrairement à Bäumler, qui opère une distinction entre les Romantismes d'Iéna et de Heidelberg, Lukacs juge l'ère romantique comme dangereusement délétère. Schmitt pose son affirmation au nom du conservatisme. Lukacs la pose au nom du marxisme. Mais leurs jugements se rejoignent encore pour dire, qu'au moment où s'effondre la Prusse frédéricienne à Iéna en 1806, les intellectuels allemands, pourris par l'irresponsabilité propre aux romantismes, sont incapables de justifier une action cohérente. Le conservateur et le marxiste admettent que le subjectivisme exclut toute forme de décision politique. Cette triple lecture, conservatrice, nationaliste et marxiste, suggérée par Behler, permet une appréhension plus complète de l'histoire des idées et, surtout, une historiographie nouvelle qui procèdera dorénavant par combinaison d'éléments issus de corpus considérés jusqu'ici comme antagonistes.
Dans le livre de Behler, il faut lire aussi les pages qu'il consacre à la vision du monde de Condorcet (très bonne exposition de l'idée même de «perfectibilité infinie») et aux linéaments de perfectibilité infinie chez les Romantiques anglais Wordsworth et Coleridge. Un travail qu'il faudra lire en même temps que ceux, magistraux, de ce grand Alsacien biculturel (allemand/français) qu'est Georges Gusdorf, spécialiste et des Lumières et du Romantisme.
Robert STEUCKERS.
00:20 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théorie politique, politique, libéralisme, lumières, révolution française, optimisme | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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