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jeudi, 18 décembre 2008

La crise de l'idéal démocratique en Occident?

La crise de l’idéal démocratique en Occident ?

« Ce que nous sommes en train de voir ce n’est pas seulement la fin de la guerre froide ou simplement le passage d’une période particulière de l’après-guerre, mais la fin de l’histoire elle-même : c’est-à-dire la fin de l’évolution idéologique de l’homme et l’universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale du gouvernement des hommes » ! » (Francis Fukuyama, « The End of History and the Last Man », 1992.)

Depuis la chute du Mur de Berlin et l’éclatement de l’URSS, la prophétie de Fukuyama semble accomplie : la démocratie libérale occidentale règne sur le monde. Sa cote est à son zénith (1). Plus de 60% des pays dans le monde sont des démocraties ; celles-ci n’étaient qu’au nombre de dix en 1900. Pourtant, alors même qu’il paraît s’imposer au monde entier, l’idéal démocratique est de plus en plus fragilisé. Cinq courants au moins tendent aujourd’hui à le saper chez ceux qui en sont en principe les plus ardents défenseurs. Les voici par ordre inverse d’apparition, en commençant donc par le plus récent.

1. Courant géopolitique

Depuis les débuts de leur histoire, les Etats-Unis ont régulièrement invoqué l’idéal démocratique pour légitimer toutes leurs interventions militaires, mais aussi pour réduire ou fragiliser les autres puissances mondiales : les empires coloniaux britannique et français, et bien entendu l’URSS. La démocratie reste une arme contre l’influence russe dans les Balkans, en Ukraine ou en Asie centrale, mais elle n’a plus guère de marge de progression. Et surtout, l’expansionnisme américain est en phase d’épuisement ; le discours démocratique qui lui est consubstantiel s’en trouvera donc affaibli.

Au même moment, l’argument démocratique menace de faire boomerang. Les Russes ont longtemps répondu aux invocations démocratiques sur le ton de l’ironie ou de la vertu outragée. Mais la guerre d’Ossétie du Sud leur a montré que cela ne suffisait pas. Sûrs de la légitimité de leur intervention, ils ont été douloureusement surpris de constater les interprétations qui en étaient données dans la presse occidentale. « L’Occident a armé la Géorgie, le régime Saakachvili a été complètement subventionné par l’Occident et présenté comme un parangon de démocratie », déplorait ainsi Valeri Lochtchinine, représentant permanent de la Russie à l’ONU (dépêche RIA Novosti, 26 août 2008). Cette crise semble avoir provoqué une certaine prise de conscience chez les Russes : hypocrisie pour hypocrisie, ils pourraient invoquer eux-mêmes la démocratie. Il est probable que ce sera davantage le cas désormais, avec des arguments qui vaudront bien ceux du camp américain. Dmitri Medvedev déclarait récemment que la Russie était prête « à renforcer son potentiel de défense et à protéger les citoyens russes et la démocratie » (dépêche RIA Novosti, 1er octobre 2008).

Les Russes commencent à peine à découvrir le concept. Mais quand ils le maîtriseront à leur tour et que les débats n’opposeront plus la démocratie à l’expansionnisme russe mais la démocratie vue par les Américains à la démocratie vue par les Russes (voire la démocratie à l’expansionnisme américain), l’idéal démocratique perdra fatalement de son caractère consensuel.

2. Courant stratégique

Avant même le début de leur intervention en Irak en 2003, les Américains avaient compris que l’argument des armes de destruction massive allégué par le président George W. Bush dans son discours sur l’état de l’Union en janvier 2003, puis par le secrétaire d’Etat Colin Powell à l’ONU en février 2003, ne tiendrait pas longtemps. Dès le 26 février, trois semaines avant le début de l’intervention militaire, le président Bush commençait à soutenir que les Etats-Unis devaient apporter la démocratie à l’Irak (2). Ce thème est par la suite devenu dominant ; le président Bush l’a généralisé en affirmant que « l’engagement en faveur de la démocratie doit tenir une place centrale dans la politique américaine au cours des prochaines décennies » (3).

Aujourd’hui, la priorité démocratique est expressément remise en cause par de nombreux acteurs et observateurs de la politique américaine. Dans leur dernier livre (4), Brzezinski et Scowcroft, anciens conseillers des présidents Carter et Bush père, regrettent ouvertement que les Etats-Unis aient réclamé des élections chez les Palestiniens, qui ont mené à une victoire du Hamas. Instruits par l’expérience, ils se déclarent hostiles à des élections libres en Egypte, de peur qu’elles ne soient remportées par les Frères musulmans, « ils ne voudraient pas voir en Arabie Saoudite une élection à laquelle Oussama ben Laden se présenterait face à un membre de la famille royale », et affirment qu’il n’appartient pas aux Etats-Unis de réclamer la démocratie en Chine. D’autres notent qu’au Pakistan et en Turquie l’armée est un allié plus fiable que les urnes. L’évolution de la situation en Irak et l’effondrement de la popularité du président Bush provoquent ainsi des dégâts intellectuels collatéraux au détriment de l’idéal démocratique.

3. Courant économique

À l’instar de Milton Friedman, beaucoup de théoriciens et d’hommes politiques ont longtemps cru ou affecté de croire que la liberté des échanges économiques faisait le lit de la démocratie. L’idée arrangeait beaucoup de monde puisqu’elle légitimait le développement du commerce avec la Chine. Pourtant, on sait depuis longtemps que la démocratie n’est pas une condition du libéralisme économique. Tant que ce constat reposait sur des exemples relativement marginaux comme Singapour, Taiwan ou les EAU (Emirats arabes unis – NDLR), cette idée pouvait être consensuellement mise en parenthèse. Quant au Chili de Pinochet, il était si disqualifié que son cas ne pouvait fonder de réflexions déviantes.
Il en va autrement de la Chine, dont l’expansion économique se poursuit à un rythme effréné sans guère de signes de progrès démocratique. Il devient de plus en plus difficile de faire semblant de ne pas le voir, et les réflexions sur d’éventuels avantages économiques de la dictature se répandent au point d’alarmer des observateurs qui ne sont pas des adversaires du marché. « Bien entendu, nul ne met vraiment en cause la démocratie », s’inquiétait ouvertement Roger de Weck, éditorialiste des « Echos » (5). « Mais à force de côtoyer des régimes autoritaires, cela pourrait finir par détonner. »

La crise financière apporte de l’eau à ce courant. Pourtant réputées bondées de créances douteuses, les banques chinoises y résistent à ce jour mieux que celles de l’Occident. Comme l’a noté Richard Spencer (6), correspondant de « The Telegraph »à Pékin, les démocraties occidentales ont tenté au-delà de toute raison de satisfaire des acheteurs de logements, qui pèsent lourd dans le corps électoral ; la Chine a pu s’en dispenser et a donc échappé au dérapage des prêts « subprime ».

4. Courant technocratique

Ce courant va en s’affirmant depuis de nombreuses années en parallèle avec l’interventionnisme public. Elections et pressions politiques perturbent les plans des hauts fonctionnaires et des gouvernements qui, au lieu de se plier à la règle démocratique, cherchent à s’en affranchir. Une partie des innovations institutionnelles des soixante dernières années répondent clairement à cet objectif. Ainsi la construction européenne favorise-t-elle les discussions non plus de fonctionnaires à politiques mais de fonctionnaires nationaux à fonctionnaires européens. Les intercommunalités tendent, elles aussi, à mettre dans une certaine mesure l’action publique locale à l’abri du corps électoral. Bien entendu, ce courant ne remet pas en cause formellement la démocratie, il ne théorise pas sa démarche. Cependant, on pourrait dire que celle-ci revient à effectuer, en écho à la dichotomie maurrassienne, une distinction entre « politique légale » et « politique réelle ».

Ce courant est, lui aussi, renforcé par la crise financière. Aux Etats-Unis, l’administration Bush a été profondément ulcérée du rejet du plan Paulson I par le Parlement, qui l’a obligé à travailler sous pression pour développer un plan Paulson II boursouflé par les concessions à de multiples groupes de pression. En Europe, les gouvernements ont préféré une démarche de fait accompli. En France, la création de la Société de prises de participation de l’Etat est intervenue une semaine avant d’être annoncée à l’Assemblée nationale par le premier ministre le 8 octobre. Les autres pays européens ont fait de même ; « Gordon Brown décide la nationalisation partielle de banques britanniques », titraient « Les Echos » (7), évoquant un engagement de 635 millions d’euros.

5. Courant démocratique

« Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », proclamait Saint-Just en 1793. Dans son sillage, certains se sont toujours souciés de déterminer à la place des électeurs ce qui est une démocratie acceptable ou pas. Ce souci n’est pas uniquement idéologique : assez naturellement, les élus en place tentent de se protéger contre les nouveaux venus. La montée des mouvements dits « populistes » a donné une nouvelle impulsion à ce courant en Europe. Le premier signal fort a probablement été donné par le parti conservateur britannique d’Edward Heath quand il a privé de ses responsabilités le député britannique Enoch Powell dès le lendemain de son célèbre discours du 20 avril 1968, pourtant approuvé selon un sondage par 74% des électeurs.

Les socialistes français ont cessé de proclamer la supériorité démocratique du système proportionnel sur le scrutin majoritaire par circonscriptions à partir du moment où, en l’instaurant, ils ont ouvert l’Assemblée nationale au Front national. Tout succès d’un parti populiste en Europe entraîne une réflexion non sur la politique à suivre pour satisfaire le corps électoral mais sur les mesures institutionnelles à prendre pour mettre hors circuit une fraction de celui-ci. Cette démarche à la Saint-Just est systématique et parfois explicite ; tous les pays de l’Union européenne ont ainsi appliqué des sanctions contre l’Autriche quand des membres du Fpö ont été nommés ministres en 2000.

La sélection entre bonne et mauvaise démocratie n’est pas réservée aux populistes. On l’a bien vu avec le refus systématique des gouvernements de se plier au résultat des référendums européens quand il était négatif. Mais c’est probablement à propos du populisme que ce courant s’affirmera dans les prochaines années. Car il pourrait un jour rejoindre le premier courant, le courant géopolitique : quand la Russie aura compris le potentiel que lui offrent les mouvements « populistes » dans une perspective de retournement du discours démocratique à son avantage, le krach de l’idéal démocratique occidental ne sera sans doute pas loin.

Charles Rupiquet 02/12/08
Source : Correspondance Polémia 07/12/08

Notes :

(1) L’indice CAC 40 a atteint le 4 septembre 2000 un sommet historique de 6.922 points.
(2) Discours du président George W. Bush, 26 février 2003 :
http://www.whitehouse.gov/news/releases/2003/02/20030226-...
(3) Discours du président George W. Bush, 6 novembre 2003 :
http://www.whitehouse.gov/news/releases/2003/11/20031106-...
(4) Zbigniew Brzezinski et Brent Scowcroft, « America and the World », Basic Books, New York, 2008.
(5) « Les Echos », 18 décembre 2007.
(6) Blog du 16 octobre 2008 :
http://blogs.telegraph.co.uk/richard_spencer/blog/2008/10...
(7) « Les Echos », 9 octobre 2008.

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