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samedi, 17 janvier 2009

La notion d' "Etat manqué" chez Noam Chomsky

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La notion d’ « Etat manqué » chez Noam Chomsky

 

Aux Etats-Unis nous trouvons d’autres façons de penser que la façon « officielle » de la Maison Blanche, du Pentagone, de Wall Street et des médias amis de l’élite au pouvoir comme Fox et CNN… La figure de proue de cette autre Amérique est un professeur d’université à la retraite, le linguiste Noam Chomsky qui, en 2005, avait été promu par les lecteurs du magazine américain « Foreign Policy » d’ « intellectuel contemporain le plus influent ». Dans ses écrits, nous découvrons une approche critique de la politique générale de la seule superpuissance encore en lice. Cette année est parue la traduction néerlandaise de son ouvrage le plus récent, « Mislukte Staten » (en français : « Les Etats manqués », dans la collection 10-18, n°4163).  Aux Etats-Unis, on parle d’ « Etat manqué » lorsque l’Etat, dont question, constitue un danger potentiel pour les Etats-Unis. Noam Chomsky se demande si les Etats-Unis ne présentent pas eux-mêmes tous les symptômes d’un « Etat manqué ».

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Dans la première partie de son ouvrage, notre auteur analyse comment les Etats-Unis foulent aux pieds le droit international et, dans la seconde partie, il traite des institutions démocratiques du pays. La partie la plus importante du livre concerne effectivement l’analyse de la démocratie, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui aux Etats-Unis, et a pour titre : « Etendre la démocratie aux Etats-Unis ». Chomsky désigne les Etats-Unis comme une « démocratie stato-capitaliste ».

 

John Dewey, le principal des philosophes/sociologues américains du 20ème siècle, définissait la politique comme l’ombre que le « big business » jetait sur la société. Sa conclusion ? Rien ne changera tant que le pouvoir demeurera aux mains des dirigeants du monde des affaires, qui veulent du profit par le truchement d’un contrôle privé sur le système bancaire, sur l’immobilier et sur l’industrie. En plus, le monde des affaires renforce son pouvoir en mettant la main sur la presse, la publicité et la propagande. Selon Chomsky, le système politique actuel aux Etats-Unis est encore plus ou moins comparable à l’esquisse de départ, du moins sur le plan formel, mais les concepteurs initiaux de la démocratie américaine seraient tous atterrés de voir comment cette esquisse a évolué pour aboutir au « Zeitgeist » contemporain.

 

Il y a surtout un fait déroutant: le système juridique adapte le droit des personnes aux besoins des « entités collectives », c’est-à-dire des sociétés. Principe important dans le droit anglo-américain de l’entreprise : celle-ci doit exclusivement viser le profit matériel. Elle peuvent avoir des activités philanthropiques ou caritatives mais uniquement si celles-ci ont une influence positive sur leur image de marque et, donc, sur leurs profits. « Tout pas supplémentaire en cette direction apporte une entorse sérieuse aux principes libéraux classiques, à la démocratie et au fonctionnement du marché », écrit Chomsky.

 

Le penseur le plus significatif en ce domaine est un certain James Madison. Il affirmait que le pouvoir devait être entre les mains de « la richesse de la nation… des hommes les plus compétents ». « Ceux qui n’ont pas de propriété ne peuvent guère comprendre les droits de la propriété et des possédants. C’est pourquoi ils ne peuvent exercer aucun pouvoir sur ceux-ci. Les possédants doivent en conséquence avoir davantage de droits que les simples citoyens ». Le problème que soulève là Madison n’est pas nouveau. Loin s’en faut. Il remonte au premier des classiques de la science politique, à la « Politika » d’Aristote. Ce philosophe grec était un partisan de la démocratie, certes réduite aux hommes libres, exactement comme Madison deux mille ans après lui. Aristote reconnaît que cette forme de gestion de la Cité présente des lacunes. « Si la richesse est trop concentrée, les pauvres utilisent leur puissance, en tant que majorité, pour répartir plus équitablement la richesse. La où quelques-uns possèdent beaucoup et d’autres rien, surgit le danger d’une démocratie extrême . Et celle-ci ne reconnaît pas les droits des riches ». Aristote et Madison parlent du même problème mais tirent des conclusions différentes. Aristote entendait évoquer le développement d’un Etat de bien-être qui devait maintenir les inégalités dans des limites acceptables car, seulement de cette façon, disait-il, les riches conserveront l’estime de tous et leurs privilèges et possessions ne seront pas contestés.

 

« Bien que les luttes populaires à travers les siècles aient enregistré de nombreux succès pour la liberté et la démocratie, cette progression fut un chemin ardu. Et bien que la spirale soit normalement ascendante, le recul est parfois si important que la population est presque mise entièrement hors jeu par le biais de pseudo-élections comme celles, caricaturales, de 2000 et celles, encore pires, de 2004 », écrit Chomsky à la p. 231 de la version néerlandaise de son ouvrage. Aujourd’hui, les réactions négatives face à la politique du président George Bush junior et son équipe signalent que l’inquiétude des Américains et du monde est profonde, une inquiétude qui n’a eu que peu ou pas d’antécédents. Dans les revues scientifiques, on se demande si le système politique américain est encore viable à terme. Certains auteurs comparent le ministère de la justice sous Bush à celui des nazis, d’autres perçoivent un parallélisme entre la gestion par Bush et le Japon « fasciste ».

 

De même, les mesures prises aujourd’hui pour tenir le peuple américain en laisse rappellent de curieux souvenirs. Fritz Stern, un spécialiste de l’histoire allemande, écrivit naguère un livre intitulé : « Le déclin de l’Allemagne : de la civilisation à la barbarie ». Dans ce livre, Stern rappelle à ses lecteurs qu’il a lui-même, avec de nombreux autres, trouvé une terre d’asile aux Etats-Unis dans les années 30 du 20ème siècle. Aujourd’hui, cet ancien réfugié se fait de gros soucis quant à l’avenir des Etats-Unis. Selon Stern, personne ne peut ignorer le parallélisme entre l’époque révolue du nazisme et notre époque.

 

Fritz Stern évoque l’appel diabolique d’Hitler qui qualifiait sa mission de « divine » et se posait comme « le sauveur de l’Allemagne ». Ensuite, il évoque aussi le fait que Hitler a voulu faire de la politique une donnée pseudo-religieuse qui cadrait parfaitement avec la doctrine traditionnelle chrétienne. Stern nous exhorte à ne pas oublier que le déclin rapide de l’Allemagne a eu lieu précisément dans le pays de la science, de la philosophie et de l’art, dans un pays qui faisait la fierté de la civilisation occidentale. Avant que la propagande délirante des années de guerre n’ait fait son effet entre 1915 et 1918, les plus éminents représentants de la science politique aux Etats-Unis considéraient que l’Allemagne était un modèle exemplaire de démocratie. On ne doit pas oublier non plus que les nazis ont appris leurs techniques de propagande auprès des agences anglo-américaines, qui les avait testées et utilisées pour la première fois. Ils ont cherché refuge, en quelque sorte, dans des symboles simplistes et des slogans sommaires, qu’ils répétaient à satiété, parce qu’ils éveillaient des peurs et d’autres émotions de base, exactement comme les slogans publicitaires.

 

Joseph Goebbels insistait pour dire « qu’il utiliserait des méthodes publicitaires américaines pour vendre le national-socialisme ». Noam Chomsky : « Le ‘messianisme diabolique’ est bien l’ingrédient naturel des groupes dominants qui cherchent, bien décidés, à faire valoir leurs intérêts à court terme dans un éventail limité de secteurs-clés de la puissance politique ou pour viser la domination mondiale. Il faut être frappé de cécité pour ne pas comprendre que ce « messianisme diabolique » n’est pas le moteur de l’actuelle politique américaine. Les buts fixés par le gouvernement et les méthodes qu’il utilise se heurtent à la résistance de l’opinion publique. Voilà pourquoi il s’avère nécessaire de manipuler le public, de lui induire une attitude préconçue, par tous les moyens. Et Noam Chomsky conclut : « Les citoyens doivent s’engager au quotidien pour créer les bases d’une culture démocratique qui puisse fonctionner ou pour les réinventer. Une culture démocratique où le public a sa voix dans le concert politique. Non seulement dans l’arène politique elle-même mais aussi dans l’arène économique, si importante, justement là où on l’empêche par définition d’exprimer » (p. 290 de l’édition néerlandaise).

 

Dans ce livre, notre auteur décortique clairement, avec l’appui d’une bonne documentation, avec 34 pages de notes explicatives, l’actuelle politique de l’élite au pouvoir aux Etats-Unis. Sa lecture est un « must » pour tous ceux qui veulent faire connaissance avec « l’autre Amérique », avec ces penseurs et idéologues de la gauche progressiste américaine, actifs outre-Atlantique et influents dans les cercles de gauche du parti démocrate qui, malgré tout, ont contribué à la victoire de Barack Obama.

 

Miel DULLAERT.

(recension parue dans « Meervoud », Bruxelles, n°141, novembre 2008 ; trad.. franc. : Robert Steuckers).

 

Noam Chomsky, « Mislukte Staten – Machtmisbruik en de aanslag op de démocratie », traduction de Wim Van Verre, éd. EPO vzw, 335 pages, 2008.

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