Nul ne saurait douter de la force symbolique, dans l'opinion, de la question de l'adhésion de la Turquie. Nos hommes politiques le savent, qui en manipulent les ressorts. Car dans l'esprit de bon nombre d'électeurs européens, ce dossier cristallise à la fois les incertitudes quant aux institutions actuelles, et les inquiétudes relatives à la sauvegarde de l'identité. Reste que de vrais problèmes se posent et que l'opacité des négociations en cours ne fait que les aggraver.
Le grand écrivain turc Gürsel (1) publiait ainsi, dans Le Monde du 24 mai une fort révélatrice tribune à propos de la candidature de son pays à l'Union européenne. Reconnaissons une fois de plus que nous nous trouvons en présence d'arguments forts, parfois même émouvants.
Schématiquement, et sur presque tous les points qu'il choisit d'évoquer, en laissant de côté très soigneusement les autres, on ne peut sans doute que donner raison à son argumentation.
Et même, fort habilement au bout du compte, demeure-t-il en deçà de ce qu'il pourrait développer. En bon connaisseur des dialogues socratiques, il laisse ainsi au lecteur le soin de compléter sa propre démarche rhétorique.
Il répond, par exemple, avec intelligence à un argument que lui avait servi Jean-Claude Casanova : celui-ci avait mentionné la mémoire de Lépante, certainement différente en Europe et sur les rives du Bosphore. À cette question Nedim Gürsel oppose une autre question : celle des relations franco-allemandes et de la mémoire de la bataille de Verdun.
Je crois au fond un peu vaines de telles mobilisations virtuelles autour des grandes batailles de l'histoire. Dans le cas précis, la trace de Lépante n'existe généralement pas dans la conscience nationale des Français. À l'époque de cette petite et courte croisade, en 1571, seule une poignée de puissances catholiques se mobilisèrent à l'appel du Pape. L'expédition, jugée victorieuse, demeura sans lendemain et sans incidence sur le sort des chrétiens. Le souvenir de don Juan d'Autriche n'a pas dû beaucoup ressembler à celui de Cervantès. Le royaume des Lys, quant à lui, avait hérité d'une alliance nouée par François Ier, elle-même consécutive au désastre de Pavie. Il aurait plutôt penché en faveurs des Ottomans. Mais il se préoccupait surtout de sa propre guerre civile déchirant catholiques et protestants.
On pourrait, ainsi, reprendre à l'infini une broderie sur chacun des thèmes évoqués par Nedim Gürsel.
Son cheminement logique butte cependant sur sa propre conclusion
Voici en effet ce que M. Gürsel ajoute, comme un cheveu sur la soupe, à la fin de son joli texte :
Le grand écrivain turc Gürsel (1) publiait ainsi, dans Le Monde du 24 mai une fort révélatrice tribune à propos de la candidature de son pays à l'Union européenne. Reconnaissons une fois de plus que nous nous trouvons en présence d'arguments forts, parfois même émouvants.
Schématiquement, et sur presque tous les points qu'il choisit d'évoquer, en laissant de côté très soigneusement les autres, on ne peut sans doute que donner raison à son argumentation.
Et même, fort habilement au bout du compte, demeure-t-il en deçà de ce qu'il pourrait développer. En bon connaisseur des dialogues socratiques, il laisse ainsi au lecteur le soin de compléter sa propre démarche rhétorique.
Il répond, par exemple, avec intelligence à un argument que lui avait servi Jean-Claude Casanova : celui-ci avait mentionné la mémoire de Lépante, certainement différente en Europe et sur les rives du Bosphore. À cette question Nedim Gürsel oppose une autre question : celle des relations franco-allemandes et de la mémoire de la bataille de Verdun.
Je crois au fond un peu vaines de telles mobilisations virtuelles autour des grandes batailles de l'histoire. Dans le cas précis, la trace de Lépante n'existe généralement pas dans la conscience nationale des Français. À l'époque de cette petite et courte croisade, en 1571, seule une poignée de puissances catholiques se mobilisèrent à l'appel du Pape. L'expédition, jugée victorieuse, demeura sans lendemain et sans incidence sur le sort des chrétiens. Le souvenir de don Juan d'Autriche n'a pas dû beaucoup ressembler à celui de Cervantès. Le royaume des Lys, quant à lui, avait hérité d'une alliance nouée par François Ier, elle-même consécutive au désastre de Pavie. Il aurait plutôt penché en faveurs des Ottomans. Mais il se préoccupait surtout de sa propre guerre civile déchirant catholiques et protestants.
On pourrait, ainsi, reprendre à l'infini une broderie sur chacun des thèmes évoqués par Nedim Gürsel.
Son cheminement logique butte cependant sur sa propre conclusion
Voici en effet ce que M. Gürsel ajoute, comme un cheveu sur la soupe, à la fin de son joli texte :
"Un procès est actuellement en cours à propos de mon dernier roman, Les Filles d'Allah, paru, en Turquie, en mars 2008. Je suis jugé pour avoir "dénigré les valeurs religieuses" selon l'article 216 du code pénal turc, qui prévoit une peine allant de six mois à un an de prison. Il s'agit d'un délit d'opinion, d'une atteinte grave à la liberté d'expression et de création, surtout dans une république qui se dit laïque. Peu importe, j'ai désormais confiance en la justice de mon pays et j'espère que le jour où il intégrera l'Union européenne, il n'y aura plus de procès de ce genre."
Tout d'abord on serait tenté, avec certains négociateurs européens d'intervertir l'ordre des préalables. Cela deviendrait alors, plus raisonnablement et plus rationnellement : quand ce genre de procès cessera définitivement, à ce moment-là, et pas avant, on pourra commencer à discuter vraiment, des clauses techniques, économiques, géopolitiques, que sais-je encore, de l'adjonction à l'Europe fragmentée de ce grand bloc d'Asie mineure qui la prolonge vers le Proche Orient.
En toute franchise d'ailleurs nous ne pouvons guère nous bercer de l'hypothèse de la fin, pourtant désirable, de tels procès. Nous en observons plutôt le début et l'arrivée au pouvoir en 2002, confirmée et même amplifiée en 2007, de la vague islamique semble en constituer l'annonce. Ah certes, formellement, le gouvernement de l'AKP a su normaliser certaines libertés publiques, rognant les prérogatives de l'Armée dans ce pays qui se sent assiégé.
Mais les procédures judiciaires ne constituent que le reflet de la conception que se fait une société de l'ordre public et des bonnes mœurs. Un pays se voulant européen et se proclamant "laïc" devrait abroger d'abord l'article 216 du code pénal turc qui interdit et sanctionne de peines de prison le "dénigrement les valeurs religieuses".
M. Nedim Gürsel se sait lui-même le bienvenu à Paris, dans un pays qu'il considère comme sa seconde patrie, où il travaille et où on publie de beaux livres de lui. Il me fera la grâce de m'épargner la description des divergences qui nous opposent, oui nous tous Européens de toutes confessions, croyances ou incroyances, aux "valeurs religieuses", celles de la loi islamique concrète, que ce code pénal prétend protéger.
Et c'est pour cette raison, et pour quelques autres, que l'idée de faire de la Turquie, en tant qu'État, un Membre de l'Union européenne me paraît largement incongrue.
En toute franchise d'ailleurs nous ne pouvons guère nous bercer de l'hypothèse de la fin, pourtant désirable, de tels procès. Nous en observons plutôt le début et l'arrivée au pouvoir en 2002, confirmée et même amplifiée en 2007, de la vague islamique semble en constituer l'annonce. Ah certes, formellement, le gouvernement de l'AKP a su normaliser certaines libertés publiques, rognant les prérogatives de l'Armée dans ce pays qui se sent assiégé.
Mais les procédures judiciaires ne constituent que le reflet de la conception que se fait une société de l'ordre public et des bonnes mœurs. Un pays se voulant européen et se proclamant "laïc" devrait abroger d'abord l'article 216 du code pénal turc qui interdit et sanctionne de peines de prison le "dénigrement les valeurs religieuses".
M. Nedim Gürsel se sait lui-même le bienvenu à Paris, dans un pays qu'il considère comme sa seconde patrie, où il travaille et où on publie de beaux livres de lui. Il me fera la grâce de m'épargner la description des divergences qui nous opposent, oui nous tous Européens de toutes confessions, croyances ou incroyances, aux "valeurs religieuses", celles de la loi islamique concrète, que ce code pénal prétend protéger.
Et c'est pour cette raison, et pour quelques autres, que l'idée de faire de la Turquie, en tant qu'État, un Membre de l'Union européenne me paraît largement incongrue.
Apostilles
- Nedim Gürsel est aussi, en France, directeur de recherche au CNRS. Auteur de nombreux romans, il a publier "La Turquie : une idée neuve en Europe" ("Empreinte du temps présent" éditeur)
JG Malliarakis
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