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jeudi, 13 août 2009

Thierry Maulnier: pour une philosophie économique

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POUR UNE PHILOSOPHIE ÉCONOMIQUE

 

 

(Thierry Maulnier, Mythes socialistes, Paris : Gallimard, 1936, pp. 237-246.)

 

Il ne faut pas se lasser de le dire, le problème économique, n’est pas un problème séparé. On ne le résoudra pas, si l’on ne résout préalablement le problème politique dont il dépend. Toute réorganisation d’une société humaine suppose d’abord réglée la question du réorganisateur, c’est-à-dire la question du gouvernement. Et, de même qu’il est impossible d’éliminer du problème économique ses composantes politiques, de même il est impossible d’en éliminer les composantes sociales, intellectuelles, humaines. Le libéralisme du dix-neuvième siècle d’abord, le marxisme ensuite, sont nés d’une philosophie qui considérait la science économique comme la science des sciences, l’activité économique comme l’activité-mère de toutes les autres, comme un domaine intangible et sacré. Tout cela nous a coûté assez cher pour que nous ayons cessé de croire à la panacée de l’économie pure. Mais là n’est pas la question.

 

Les solutions économiques comportent des conditions politiques ; elles doivent se soumettre aux exigences de la justice, de l’ordre, de l’homme. Mais si l’on ne peut résoudre seul le problème économique, on peut affirmer, du seul point de vue de l’économie’ que certains régimes tendent naturellement à l’anarchie, à la misère et à la ruine ; que d’autres régimes peuvent créer l’harmonie et la prospérité. Ceux qui ont soumis la vie sociale tout entière aux exigences de l’économie pure nous ont fait beaucoup de mal. Mais ceux qui ont fait de l’économie avec les préjugés de partis ou de classes, le sentiment, la morale, nous en ont fait tout autant. N’en voit-on pas, aujourd’hui, engager jusqu’à leur religion dans les contestations sur la propriété et le travail, comme ils l’engagent dans les contestations sur la forme du gouvernement? Gardons-nous de donner à l’économie trop d’indépendance : gardons-nous aussi de lui ôter son autonomie. L’économie pas plus que la politique, n’a droit au gouvernement exclusif des hommes. Mais l’économie, comme la politique, est un domaine propre de l’activité humaine, et soumis à des lois qui ne se commandent point. Qu’on le veuille ou non, ces lois, comme celles de la biologie ou de la physique, ces lois sont pures, elles font l’objet d’une science pure, et toutes les confusions métaphysiques du monde n’y pourront rien changer.

 

Ceci posé, nous n’en sommes que plus à l’aise pour affirmer que le politique et l’économique, s’ils peuvent être séparés dans la méthode, ne peuvent l’être dans l’action. De même que la biologie et la psychologie, qui sont des sciences séparées, ne peuvent être pensées intégralement et dans toutes leurs composantes de façon séparée, puisqu’elles sont deux parties d’une même vie, de même en est-il de la politique et de l’économique. Vouloir restaurer l’ordre politique sans se soucier de l’ordre économique ou l’ordre économique sans l’ordre politique, est absurdité pure. L’ordre politique dans l’anarchie économique est tyrannie, puisqu’il met la force de l’État, la police, l’armée, au service d’un désordre où les faibles sont écrasés, où les abus et les spoliations restent possibles. L’ordre économique sans ordre politique est impossible, puisque lui manque la force impérative qui seule peut plier à l’intérêt commun les intérêts particuliers. La première de ces deux vérités a été trop oubliée par des conservateurs libéraux qui ont vu dans l’autorité politique le moyen de résister par la force aux revendications souvent légitimes des classes les moins favorisées ; la seconde, par les socialistes marxistes qui ont considéré l’État politique comme un instrument de lutte des classes au service de la classe dominante alors qu’il est la condition même de l’équilibre des forces sociales, et que l’harmonie sociale, loin de permettre sa disparition, exige au contraire son autorité. Le problème politique et le problème économique ne doivent pas être confondus à la légère (des erreurs comme l’économie dirigée ou le syndicalisme politique en sont la preuve), ils ne doivent pas être arbitrairement séparés.

 

Parlant de l’ordre économique, M. E. Bélime, dans une remarquable étude récemment parue, définit en termes clairs et ses limites et sa nécessité : « Posant tout entier sur le plan matériel, écrit-il, il ne promet pas à l’homme ce bien spirituel qu’est le bonheur. Les besoins et les désirs auxquels répond la production caractérisent son matérialisme, un matérialisme dont il connaît ainsi la relativité et les limites. Il sait que l’homme a d’autres besoins et d’autres désirs, mais il sait aussi son impuissance à les manifester librement, lorsque ses aspirations inférieures l’obsèdent. Dans l’espace étroit qu’il s’est tracé, il s’en tient aux humbles besognes qu’il s’est assignées et dont l’exact achèvement est la condition souvent nécessaire, sinon toujours suffisante, de l’accession de l’homme aux bien spirituels. »

 

Nous voilà prémunis en même temps contre les deux grandes causes du malaise social actuel : l’idéalisme libéral et le matérialisme collectiviste qui en a été la conséquence, méritée et fatale comme les punitions antiques. Le libéralisme du dernier siècle a consacré le divorce monstrueux, la séparation par consentement mutuel de l’esprit et du monde. Les intellectuels ont peu à peu accepté d’oublier l’étroite dépendance où l’esprit est tenu par les réalités physiques qui s’affolent, s’insurgent et l’écrasent dès qu’il cesse de les régir ; ils les ont considérées comme indignes de leur regard. Un des plus grands paradoxes de notre histoire, aux yeux de l’avenir, sera ce dédain des intellectuels pour le monde en une de ses phases de plus grave transformation, cette prétention de l’intellectuel à ne s’occuper que de soi. Qu’on le remarque bien : il ne s’agit pas ici de métaphysique. Il ne s’agit pas de faire le procès de l’idéalisme métaphysique, critique de la connaissance, doute à l’égard du monde extérieur ; mais il faut condamner sans pitié l’idéalisme pratique, la tour d’ivoire, la renonciation de l’esprit au monde des faits. Libre à chacun d’admettre que le monde physique ne soit qu’apparence : mais c’est dans cette apparence que se meut toute vie. Celui qui dédaigne les apparences, bon gré mal gré, se met au service de la mort. Marx a criblé de ses attaques cette position insensée de l’idéalisme moderne, ce superbe dédain de l’esprit, dépouillé de la direction du monde social, à l’égard de la guerre, de la misère et de l’anarchie. On ne se lassera pas de répéter que Marx et ses sarcasmes avaient raison.

 

Mais l’intellectuel, enfermant l’esprit en lui-même, abandonnait la direction de la société humaine au théoricien du monde matériel, à l’économiste. Pendant que l’intellectuel érigeait en principe le dédain de l’esprit à l’égard du monde social, l’économiste affirmait le dédain du monde social à l’égard de l’esprit. L’économie libérale, née au dix-huitième siècle, concevait la vie des sociétés comme celle des forces de production et des courants d’échange, attribuait aux marchands la puissance motrice de l’évolution humaine, et confondait l’histoire de l’homme et l’histoire des prix. La vie économique apparaissait peu à peu comme un monde sacré, intangible, soumis à des lois naturelles auxquelles l’homme ne pouvait prétendre imposer son autorité sans désastre. La politique, dans son ordre, gardait le droit de faire appel à l’organisation, à la prévision, à la raison ; dans le heurt des forces politiques, l’harmonie, on le reconnaissait, ne naissait pas d’elle-même. Mais, dans l’activité économique, — humaine elle aussi, pourtant, — toute intervention constructrice et régulatrice de la raison et de la volonté était sacrilège. L’ordre naissait du libre déchaînement des forces, des intérêts, des instincts. Dans l’économie, dans l’économie seule, le libre jeu de la nature n’avait nul besoin d’être corrigé par la civilisation et l’intelligence. Au progrès, à la prospérité, à l’harmonie des plus complexes sociétés humaines, l’économiste, seul souverain dans son domaine, a exigé qu’on appliquât les principes de la lutte pour la vie, de l’élimination des faibles, du laisser-faire ; les principes mêmes qu’en tous domaines la société des hommes a mission de combattre par le gouvernement, l’arbitrage et le droit ; les principes mêmes de la barbarie.

 

On sait les résultats présents de cette liberté forcenée donnée au producteur et au marchand par le libéralisme. Avant la réaction des faits, la réaction des hommes s’est produite, le socialisme marxiste a protesté violemment contre une pensée idéaliste, systématiquement impuissante en face des réalités humaines ; il a déclaré inadmissibles l’oppression et l’exploitation des faibles par les forts dans l’ordre de l’économie. La tentative philosophique de Marx est celle d’un nouveau réalisme, où l’esprit, détourné de la terre par l’abstraction idéaliste, se réconcilierait avec le monde physique pour reprendre son rôle puissance efficace et d’acteur dans le développement de l’histoire. Mais si, dans le principe, l’effort tenté par Marx pour atteindre, dans un monde dissocié, une nouvelle synthèse de la pensée humaine et de la réalité était parfaitement justifiable, les moyens qu’il a employés pour réaliser cette synthèse apparaissent infiniment incomplets et superficiels.

 

Le sociologue allemand n’a pas su se libérer du culte libéral de l’économie. Au moment où il parvient à ses conclusions principales, l’étrange cancer de l’économie libérale, abandonné à lui-même, alimenté par l’équipement technique et par la concurrence, s’accroît déjà de jour en jour sur le corps de la société humaine. Marx fonde toute sa philosophie sur cette déviation de l’histoire, au lieu de chercher et de retrouver la ligne directrice de l’histoire. II construit sur l’accident libéral comme sur un fait humain essentiel et permanent. Bien mieux, il analyse l’histoire tout entière en fonction, et à la lumière de la période libérale — ce qui le conduit, entre autres erreurs, à considérer la lutte des classes, fait propre à l’économie libérale, comme un phénomène constant, et à la retrouver dans les époques mêmes où, de toute évidence, elle n’existait pas. Ainsi, dès son principe, le réalisme marxiste entre dans le jeu des économistes libéraux dont il combat les formules ; il accepte d’eux la notion d’une Économie autonome, fait humain fondamental et n’obéissant qu’aux lois internes de son propre développement. Marx proclame que les principes du laisser-faire et de la concurrence, érigés en lois suprêmes par l’économie naturaliste, conduisent d’eux-mêmes à une autre forme de société, qui est collectiviste et donne le pouvoir au prolétariat ; mais, pas une seconde, il ne nie le principe même de l’économie naturaliste. Au contraire. Il ne fait qu’accroître l’importance et l’empire de l’économie dans la société.

 

Pour la pensée libérale, la vie économique se suffisait à elle-même, elle obéissait à ses propres lois, elle se comportait dans le monde humain comme un univers autonome. Mais elle n’envahissait pas les autres domaines, ceux de la politique, de la culture, des mœurs, des croyances. Marx sait que la pensée même d’une telle autonomie de l’économique, qu’une telle séparation de l’homme et de l’une de ses activités essentielles est inadmissible. Les actions et les réactions de l’économie, commerce, moyens d’échange, travail, niveau d’existence, habitat, sur toutes les formes de la vie et de la pensée sont évidentes, plus évidentes que jamais en un temps où l’essor économique semble modifier de fond en comble toutes les formes de la vie. Contre les économistes, Marx affirme donc le lien essentiel qui unit l’économie à toutes les formes de la vie sociale et individuelle. Mais, contre les idéalistes, il affirme en même temps la subordination des « superstructures » individuelles, intellectuelles, morales, de la politique, de la culture, des croyances, de la raison, de la personnalité, aux conditions collectives de la vie matérielle, c’est-à-dire à l’état économique de la société. Ainsi, par un paradoxe extraordinaire, Marx ne parvient à rendre à l’esprit sa puissance active et sa valeur créatrice qu’en le soumettant à ce qu’il y a de plus matériel dans le monde physique : il ne parvient à rétablir les rapports essentiels, niés par le libéralisme, entre la vie économique et les formes les plus complexes de la vie sociale et personnelle qu’en étendant au monde humain tout entier la royauté de l’économie jusque là bornée par les libéraux au monde proprement économique. C’est à l’économie elle-même que le marxisme demande d’affranchir l’homme des oppressions économiques. L’ordre économique était, pour les libéraux, autonome, dépendant de lui-même : il devient, pour les marxistes, souverain de toute la société humaine. Le marxisme consomme ce que le libéralisme avait commencé.

 

Pour rendre la pensée humaine et la réalité, la personnalité et la vie matérielle collective à leurs rapports naturels, c’est l’effort inverse qu’il convient de faire. L’indépendance monstrueuse acquise par les faits économiques dans la société moderne doit être non transformée en souveraineté absolue, mais réduite et maîtrisée. L’économie doit être considérée comme ce qu’elle est : c’est-à-dire une des formes de la vie sociale, une de ses formes les plus importantes, non son fondement et son principe. Nous devons non pas lui soumettre la vie sociale tout entière, mais au contraire la faire rentrer dans sa subordination naturelle à l’ensemble de la vie sociale. Les rapports économiques ne créent pas les rapports sociaux, ils en dérivent, l’échange des produits, la division des travaux supposant déjà par eux-mêmes l’instinct social existant et la vie sociale constituée. Toute critique valable du marxisme doit partir de ce fait essentiel que les faits économiques ne sont pas déterminants mais déterminés. Ils supposent l’existence de la personnalité humaine et de la solidarité humaine, de la vie sociale humaine dans toute sa complexité. Loin d’absorber en eux toute la vie sociale des êtres humains, ils doivent donc se soumettre aux lois naturelles de cette vie sociale, aux exigences, aux limitations, aux règlements, au gouvernement que suppose la vie des hommes en société. S’il y a un déterminisme historique, il est social au sens le plus complexe et le plus complet du terme, et non purement économique. Dans l’ordre de la pensée comme dans l’ordre pratique, le véritable recours contre le naturalisme libéral consiste à proclamer non la souveraineté mais la subordination de l’économie. La réconciliation demandée par Marx de l’homme et de la réalité, de la pensée et du monde n’est possible que si les lois du développement humain, ramenées illégitimement par l’auteur du Capital à une activité partielle de l’homme, sont découvertes et respectées dans leur complexité véritable : il est dans l’existence personnelle et dans l’existence sociale de l’homme des lois plus primitives, plus déterminantes encore que celles du régime du travail ou des échanges : celles de la vie humaine elle-même, — qui est plus que la vie économique — dans sa totalité : c’est sur le respect de celles-là que s’appuie l’ordre économique véritable, comme tout l’ordre civilisé.

Commentaires

Bonjour Steuckers,

Que penses-tu de l'ouvrage Pierre Dardot et Christian Laval, « La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale » ?

Je retranscris la présentation de l'éditeur :

Après la crise financière de 2007-2008, il est devenu banal de dénoncer l’absurdité d’un marché omniscient, omnipotent et autorégulateur. Cet ouvrage montre cependant que, loin de relever d’une pure « folie », ce chaos procède d’une rationalité dont l’action est souterraine, diffuse et globale. Cette rationalité, qui est la raison du capitalisme contemporain, est le néolibéralisme lui-même.
Explorant sa genèse doctrinale et les circonstances politiques et économiques de son déploiement, les auteurs lèvent les nombreux malentendus qui l’entourent : le néolibéralisme n’est ni un retour au libéralisme classique ni la restauration d’un capitalisme « pur » qui refermerait la longue parenthèse keynésienne. Commettre ce contresens, c’est ne pas comprendre ce qu’il y a précisément de nouveau dans le néolibéralisme. Son originalité tient plutôt d’un retournement que d’un retour : « Loin de voir dans le marché une donnée naturelle qui limiterait l’action de l’État, il se fixe pour objectif de construire le marché et de faire de l’entreprise le modèle du gouvernement des sujets. »
Par des voies multiples, le néolibéralisme s’est imposé comme la nouvelle raison du monde, qui fait de la concurrence la norme universelle des conduites et ne laisse intacte aucune sphère de l’existence humaine, individuelle ou collective. Cette logique normative érode jusqu’à la conception classique de la démocratie. Elle introduit des formes inédites d’assujettissement qui constituent, pour ceux qui la contestent, un défi politique et intellectuel inédit.
Seule l’intelligence de cette rationalité permettra de lui opposer une véritable résistance et d’ouvrir un autre avenir.

Écrit par : Otton Wann | vendredi, 21 août 2009

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