mercredi, 02 décembre 2009
Saint Mishima, ou le pèlerin aux Trois Montagnes
Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1998
Saint Mishima, ou le pèlerin aux Trois Montagnes
Au soleil couchant la lumière sous les auvents passe et disparaît Mais sur les fleurs de cerisier un instant s'est attardée.
Eifuku Monin, 1270-1342
Pour peu qu'on puisse encore parler de controverse au sujet de l'homosexualité présumée ou avérée de Mishima Yukio, débat relancé en ce début d'année par l'interdiction au Japon sur pression de son épouse des mémoires de Fukushima Jiro, amant de jeunesse du littérateur maudit, Le Sabre et le Piment rouge (Bungei Shunju, Tokyo), l'ami intime du prix Nobel de littérature Kawabata Yasunari, frère en Ourania du dramaturge Henry de Montherlant, n'a jamais fait silence de ses préférences. Son œuvre, pour éclatée dans ses formes et ses thèmes, n'en demeure pas moins, du Pavillon d'Or à Cinq Nôs Modernes, mue par ce fil conducteur, tout de sensualité et d'appétit retenu. L'esthète romantique Mishima, le romancier apollinien, le polémiste samurai ne sont jamais que les trois visages du même Janus, chez qui le tragique naît, non de son désespoir feint, mais de la pleine acceptation de sa «différence», qui le voue à l'unique. Confession d'un masque, Une soif d'amour, Les amours interdites, L'école de la chair sont les quatre Evangiles canoniques de sa révélation, près desquelles Le Soleil et l'Acier figure le cinquième apocryphe. L'Evangile selon Saint Sébastien?
L'Evangile selon Saint Sébastien
Sans doute le tabou toujours en vigueur au Japon autour de l'homme tient-il en ce que Mishima, à travers son propre exorcisme littéraire, a mis à nu l'essence même de l'âme nippone, socialisation du Beau viril et, par jeu de miroirs, aveu de ce que Karl Heinrich Ulrichs, écrivain homosexuel allemand du XIXième, déclarait déjà au milieu du siècle: «Nous sommes tous des femmes dans l'âme». Incarnation paroxystique du dualisme ontologique de Nihon, symbolisé par l'omniprésence du disque solaire, mâle incarnation de la chaleur divine répandue par Amaterasu, déesse-mère originelle, Mishima reste la mauvaise conscience d'un Japon qui n'en finit pas de se noyer dans les affres du consumérisme à l'occidentale, ou le portable du self-made man a supplanté le sabre du Bushi (v. NdSE n°29, Mishima: l'homme, l'œuvre, la mort).
N'ayant laissé à la postérité aucune autobiographie digne de ce nom (tout juste peut-on considérer Le Soleil et l'Acier comme ses très partielles mémoires), c'est donc dans son œuvre qu'il convient de quester une vérité par-delà la réalité. Rendons grâce aux éditions Gallimard d'avoir par conséquent publié dans leur collection Folio le recueil de sept nouvelles composant Le Pèlerinage aux Trois Montagnes (initialement publié en NRF), Jets d'eau sous la pluie, Pain aux raisins, Ken, La Mer et le Couchant, La Cigarette, Martyre, Pèlerinage aux Trois Montagnes. De valeur inégale, ces nouvelles n'en présentent pas moins dans leur ensemble le fascinant spectrographe d'une vie, tableau impressionniste où se dévoilent par petites touches les contours d'une existence en mouvement dans ses travers, ses fluctuations, ses fantasmes. Déroutante, parfois agaçante, souvent dérangeante, sa plume livre le fond d'une pensée profonde, qui s'interroge sur son homosexualité, la spiritualité orientale confrontée aux dogmes occidentaux, l'éthique martiale, la valeur de l'art. Yukio par Mishima.
L'apprentissage de soi et des autres, hostiles
«Traversée çà et là de brillants soleils, ainsi que le chante Baudelaire, ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage». C'est par ces mots que s'engage l'action de La Cigarette (Tabako), nouvelle autobiographique qui révéla le jeune Kimitake Hiraoka à Kawabata, où le jeune Nagasaki, qui n'est pas encore Mishima Yukio, fait l'apprentissage de soi et des autres, hostiles. Solitaire, mélancolique, romantique, l'adolescent maladif découvre sa sexualité auprès du champion de rugby de l'école, Imura, cependant que s'affirme sa détestation de son propre corps, sa volonté de se perdre: «Instants bénis où, moi qui avais toujours voulu m'y fondre, je crus enfin ne plus faire qu'un avec ce calme (...) cette sérénité qui me semblait couler tout droit d'une vie antérieure et dont je gardais la nostalgie». Sentiments qui se précisent et s'exacerbent dans Martyre (Junkyo). Jamais l'image du «Saint Sébastien» de Guido Reni n'aura été plus obsessionnelle. Mishima y conte les amours sado-masochistes de Watari et Hatakeyama, deux garçons pensionnaires de la même institution. Le premier, Mishima, refusant tout contact avec ses camarades, «d'une entêtante séduction», le second, projection du même quelques années plus tard, «nu, son corps d'athlète (...) modèle même de la jeunesse (...) sa silhouette et une lueur telle qu'on eût dit la statue antique d'un jeune dieu». Ces «relations particulières» aiguiseront la haine de leurs camarades, et dans un simulacre de pendaison, Watari-Saint Sébastien, les yeux plongés dans l'azur du ciel infini, subira le douloureux rituel social du passage du même au même: «un adolescent qui prétend rester lui-même sera martyrisé par les autres. L'adolescence a toujours été un effort pour se rendre semblable, ne fut-ce qu'un instant, à quelque chose d'autre». Confession (d'un masque)...
Se purifier dans le suicide et rejoindre l'éther
Composer un personnage qui puisse soutenir le regard fondamentalement détestable de l'Autre devient la préoccupation fondamentale de Mishima dans Jets d'eau sous la pluie (Ame No Naka No Funsui): «Je n'ai jamais été l'esclave de mes désirs...». La rupture entre Akio et Masako, «Mots talismans que seul un homme, un vrai, un être humain enfin, pouvait s'autoriser à prononcer... Ces mots: «Séparons-nous!», marque, dans son grotesque sordide, l'initiation à l'âge adulte et au monde d'un jeune être désespérément sensible, intérieurement réprouvé, en arrêt devant la chair. «Le monde était un parfait non-sens. Les hommes complètement stupides». Pain aux raisins (Budopan) résonne lourdement de cette chétivité tant physique que morale. Jack, l'anti-héros de la nouvelle, est de cette jeunesse de l'après-1945 gavée de références américaines: «(...) taillé dans une sorte de cristal transparent. N'avait-il pas eu toujours en tête de devenir un homme invisible? (...) un beau visage comme sculpté dans un ivoire immaculé (...). Pour se garantir une liberté totale et une transparence absolue, le jeune homme bannissait muscles et graisse superflus».
En proie au nihilisme surgi des décombres du grand rêve impérial, Jack ressent un jour l'impérieux besoin de quitter l'univers étouffant des villes, «pour qui les enseignes au néon les affiches des films sales et déchirés, les gaz d'échappement des voitures, les phares tenaient lieu de lumière naturelle, de parfum des champs, de parterre moussu, d'animaux domestiques, de fleurs des prés». «Pour pallier la stupidité du monde, il fallait d'abord procéder en quelque sorte à un véritable lessivage de cette stupidité, à une sanctification passionnée de ce que les moutons considéraient comme ridicule».
Se purifier dans le suicide et rejoindre l'éther. Mais l'acte fatal, d'abandon à l'occidentale, échouera. «Jack était guéri maintenant. Il s'était trompé en pensant que son propre suicide entraînerait automatiquement la destruction de cet univers de moutons endormis». Mishima, de retour de Grèce, a reçu l'illumination. Nietzsche, les rayons du soleil en Apollon ont ressuscité l'enfant pâle. Le corps et l'âme ne font qu'un et l'entretien de l'un favorise l'expression de l'autre. Cet état d'esprit nouveau, véritable révolution culturelle dans l'univers mental du jeune littérateur, Ken le magnifie. Placée sous le signe du soleil, astre de l'éternel recommencement, cette nouvelle nietzschéenne exalte le sacrifice de Kokubu Jirô, jeune étudiant quatrième dan de kendo, entièrement dévoué à son art. «Violence pure», Jirô rejette toute émotivité, mollesse, mépris, tous les «j'aimerais bien...» pour ne s'infliger que des «je dois...». «L'homme n'a en fait que deux possibilités: être fort et droit, ou se donner la mort». L'exigence de sa règle de conduite, la pression psychologique qu'impose l'excellence, transfigurent Jirô, ultime affirmation d'une pureté millénaire désormais anachronique. «Dans son dôjô, il était tel un dieu furieux: toute l'énergie et l'ardeur de l'entraînement semblaient venir de lui, rayonner et comme se propager autour de lui. Cette chaleur et cette passion, il les tenait sans doute du soleil, de cette boule de feu qu'il avait contemplée lorsqu'il était enfant».
Art et spiritualité, défis lancés à la mort
Entrevu dans La Cigarette, le soleil irradie Jirô de sa force, le nimbe de son évidence divine: «Mais seul Jirô était là, transparent. Au milieu de ce monde troublé, il gardait une évidence cristalline (...) regard calme et vierge de tout sentiment». Image sublime: «Inondé du soleil qui perçait à travers les arbres, sabre au côté (...). Du sang tombé de l'aile blessée se répandit sur la joue de Jirô». Héros tragique de théâtre Nô, Jirô, tout tendu vers la perfection du geste et de la pensée, sera vaincu par la médiocrité des siens. Trahi par la désinvolture de ses élèves, Jirô mesure le néant de sa tâche. Insupportable. «La lumière de la lampe de poche fit apparaître l'éclat de l'armure de laque noire, fit briller l'or du blason, les deux cotylédons dorés. Jirô, serrant son sabre de bambou entre ses bras vêtus d'indigo, était couché sur le dos, mort». Le fil de soie qui le retenait toutes ces années à la vie s'était rompu.
Jumelle de la nouvelle Patriotisme, publié dans le recueil La Mort en été, Ken préfigure, «antitestament», le crépuscule de Mishima. Le culte de la plénitude de l'instant, Mishima le découvre à l'époque dans la lecture des textes bouddhiques. «Ayant bien compris l'enseignement du Maître, il savait qu'il n'y avait pas à prier en vain pour un monde futur, ni à désirer un pays encore inconnu. Mais lorsque le soleil du soir colorait le ciel d'été, lorsque la mer n'était plus qu'un immense horizon pourpre, ses jambes d'elles-mêmes le conduisaient irrésistiblement au sommet du mont Shôjôgatake. «Placés dans la bouche du moine Anri (Henri), personnage central de La Mer et le Couchant (Umi To Yukake), disciple français du grand Maître Rankei Dôryù (1213-1278), ces propos reflètent le dernier tournant de son œuvre.
Art et spiritualité, défis lancés à la mort, sont au centre de la dernière nouvelle, la plus longue aussi, Pélérinage aux Trois Montagnes (Mikumano Mode). Histoire d'amour étouffée et complexée entre un vieux maître en poésie tanka, professeur Fujimiya, et sa dévouée servante Tsuneko, Mishima tire de sa nouvelle le prétexte, convenons-en très scolaire, de résumer mille ans de littérature nippone, à la manière de La Mer de la Fertilité, où la démonstration académique des préceptes bouddhistes et shinto prenaient le pas sur l'ardeur de la conviction. Mais, écrites sous la double tutelle de la poétesse Eifuku Monin et des Nihon Shoki (Annales du Japon, fondement du nationalisme impérial), ses pistes littéraires portent en elles l'idéal frontispice de son œuvre: «Pour soutenir l'idée que, quelle que soit l'époque ou la société, c'est en regardant de beaux paysages que l'on compose de beaux poèmes, ne fallait-il pas, du moins pour une femme, posséder comme Monin, richesse, pouvoir et prestige, ou, si l'on était un homme, préserver une pensée ferme, inébranlable dans l'adversité? (...) Eh bien, la leçon que l'on peut tirer des tankas d'Eifuku Monin, c'est précisément que la faculté de dissimuler fait partie de l'art lui-même, qu'elle en est même une des composantes des plus importantes».
L'adolescence est un état qui devrait se poursuivre éternellement
Confessions d'un masque, Watari, Nagasaki, Jirô, Anri sont les multiples facettes de la même personne, réunies en un précieux document «auto-bibliographique» où perce la nostalgie de la jeunesse, jeunesse du monde, des hommes, des sentiments. N'écrivait-il pas dans La Cigarette, phrase qui transperça le cœur de Kawabata: «L'adolescence est un état qui devrait se poursuivre éternellement».
Laurent SCHANG.
00:05 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, lettres, lettres japonaises, littérature japonaise, japon, extrême orient | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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