Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jeudi, 28 janvier 2010

Contre l'intégration mondialiste, pour un développement auto-centré

Archives de Synergies Européennes - 1985

Contre l'intégration mondialiste, pour un développement auto-centré

 

par Stefan Fadinger

 

 

L'héritage de Fichte

 

_____________________________________________________________

 

fichte.gifJohann Gottlieb FICHTE, dans son "Geschlossener Handelsstaat " ("L'Etat commercial fermé"), propose à son peuple, le peuple allemand, un modèle d'économie socialiste et nationale voire communiste et nationale. Ce modèle est inspiré des idées de Jean-Jacques ROUSSEAU, qui avait déjà influencé FICHTE pour la rédaction du "Grundlage des Naturrechts nach Prinzipien des Wissenschaftlehre " de 1796. Dans ces deux ouvrages, FICHTE pose le "commun" (c'est-à-dire la "Nation") comme l'idéal, comme une société gérée par les principes de la "raison pure" et basée sur l'égalité en droit de tous les citoyens. Et comme le fondement  de la propriété humaine est le travail, chaque citoyen détient un "droit à l'activité (Tätigkeit)" et l'Etat doit veiller à ce que chacun puisse vivre du produit de son travail (FICHTE se fait ici l'avocat d'une sorte de subvention officielle pour ceux qui sont réduits au chômage). Le philosophe manifeste également son souci de créer une morale socialiste du travail. Pour lui, le travail possède une valeur morale et religieuse. L'Etat ne doit pas seulement protéger les droits de l'homme mais doit aussi veiller à encourager le libre déploiement des facultés morales et techniques des citoyens rangés sous sa protection. FICHTE, en outre, constate que vendeurs et acheteurs se livrent mutuellement une guerre incessante, guerre qui devient plus âpre, plus injuste, plus dangereuse en ses conséquences au fur et à mesure que le monde se peuple. Cette guerre commerciale, générée par l'égoïsme, l'Etat doit l'éliminer par des moyens légaux. Le gouvernement a le devoir de veiller à ce que l'économie soit correctement régulée. Il doit prendre en charge le commerce extérieur, calculer le volume global des échanges commerciaux, équilibrer la production selon les lois de l'offre et de la demande et réglementer la division du travail. Tous les capitaux doivent se trouver dans les mains de l'Etat. FICHTE, socialiste-national, exige que l'Etat se ferme totalement à tout commerce avec l'étranger, sauf pour l'échange de biens et de marchandises absolument indispensables. La condition sine qua non pour pratiquer une telle politique, c'est que les citoyens renoncent progressivement à toute espèce de besoin de consommation qui ne contribue pas réellement à leur "bien-être" (Wohlsein). En langage moderne, nous traduirions par: couverture des  besoins plutôt qu'éveil de  besoins. Donc: renoncer aux biens superflus ou nuisibles!

 

l'héritage de Friedrich List

_____________________________________________________________

 

Friedrich LIST est considéré également, avec raison, comme l'un des principaux fondateurs de la théorie nationaliste de l'économie. Démocrate militant du "Vormärz" (1), il a lutté pour l'unité politique et économique de l'Allemagne, pour la suppression des barrières douanières internes et pour une politique nationale des chemins de fer. Le titre de son maître-ouvrage est, significativement: Das Nationale System der Politischen Ökonomie (Système national d'économie politique). Dans ce livre, LIST formule une découverte révolutionnaire: tout le bla-bla à propos de l'Homme (au singulier) et de son économie (encore au singulier) qui sert d'assise à la praxis de l'économie mondialiste n'est qu'abstraction et pilpoul intellectualiste; l'économiste doit davantage se montrer attentif au niveau intermédiaire de la réalité économique, situé entre celui de l'individu et celui des lois économiques générales. Ce niveau intermédiaire, c'est le niveau national. Et quand LIST déclare que l'arrière-plan de ses travaux, c'est la volonté de construire l'Allemagne, il exprime une perspective nouvelle qui postule qu'il n'existe aucune économie générale mondiale, mais seulement des économies nationales.

 

List.gifSelon LIST, au cours de l'histoire, les structures économiques se sont développées par paliers. Ainsi, l'Etat agraire pur se mue en Etat productiviste agricole et, finalement, quand les économies politiques atteignent un stade "supérieur", les Etats agricoles deviennent productivistes et  commerciaux. Nous dirions aujourd'hui qu'ils sont des Etats industriels et agricoles modernes. Cette évolution globale doit être dirigée par l'Etat, selon les critères d'une économie politique sainement comprise. Ce qui signifie que l'agriculture et l'industrie doivent toujours s'équilibrer à tous les niveaux.

 

Lorsque LIST s'insurge contre le processus d'intégration multinational, il s'insurge principalement contre la doctrine anglaise du libre-échange, contre le libéralisme économique préconisé par Adam SMITH, idéologie qui camoufle la conquête impérialiste des marchés/débouchés sous le slogan de la "liberté" (liberté du commerce, s'entend). A cette "science" de camouflage propagée par les économistes libéraux, LIST oppose le primat de l'industrie nationale et, au niveau politique, la création de barrières douanières protectrices (les Erziehungszölle ). Ces barrières, conçues comme des mesures temporaires limitées, doivent servir à élaborer une branche économique déterminée, à la rendre indépendante et rentable, de manière à ce qu'elle contribue à assurer la bonne marche de la Nation dans l'histoire.

 

Contrairement à ce qu'affirme la doctrine de SMITH, LIST ne reconnaît aucune autonomie à l'économie. Celle-ci a pour mission de servir les hommes et les peuples, sinon ce qui constitue la "liberté" pour les uns, ne signifie que l'exploitation pour les autres. Comparées à ces assertions sur l'économie politique, les thèses de Karl MARX à propos de cette thématique demeurent abstraites et universalistes, c'est-à-dire encore curieusement empreintes du libéralisme smithien.

 

Dieter Senghaas, avocat de la "dissociation"

_____________________________________________________________

 

Dans l'univers des pensées étiquettées de "gauche", aujourd'hui, Dieter SENGHAAS, professeur de sciences politiques, renoue avec cette théorie économique nationale de LIST. En effet, dans son livre Weltwirtschaftsordnung und Entwicklungspolitik. Plädoyer für Dissoziation, SENGHAAS traite en long et en large de la science économique nationaliste de LIST et la déclare largement "positive".

 

Pour SENGHAAS, les idéologies dominantes en matière économique préconisent globalement une politique de libre-échange qui conduit obligatoirement à l'inclusion de l'Amérique Latine, de l'Afrique et de l'Asie dans le mode de division du travail (DIT) imposé par les métropoles. Derrière les mots "liberté" (c'est-à-dire liberté de commerce), "intégration" et "coopération", derrière cet écran de belles paroles, le capital multinational construit son One World. De la complexité des économies nationales, on passe alors, sous la pression de ces doctrines économiques fortement idéologisées, à des monocultures déformées, incapables d'auto-approvisionner leurs propres peuples, dépendantes des diktats imposés par les QG des consortiums, caractérisées par des "déformations structurelles" et des "circuits économiques défaillants". Tous les reproches que peuvent adresser les forces de gauche ou les pays en voie de développement à cette économie "one-worldiste" restent nuls et non avenus tant que l'on ne s'attaque pas au fond du problème, tant que l'on ne rejette pas le principe de l'imbrication économique multinationale, tant que l'on ne refuse pas l'intégration dans le système du One World.

 

Contre cet engouement planétaire, SENGHAAS suggère une alternative: prôner la dissociation plutôt que l'intégration, déconnecter les sociétés périphériques du système économique mondialiste/capitaliste (dans une perspective nationale), favoriser la création d'espace de développement auto-centrés plutôt que d'accepter les main-mises étrangères. L'économie contribue ainsi à asseoir la conception "nationale-révolutionnaire" du socialisme, c'est-à-dire celle du socialisme selon la voie nationale.

 

La contradiction qui oppose la "libre-économie" impérialiste aux voies nationales de développement n'a pas été levée. Au contraire, elle s'est accentuée. Le conflit entre la cause du capital multinational et la cause des peuples, entre la stratégie de l'aliénation et l'idéal d'identité culturelle et nationale, est le conflit majeur, essentiel, de notre temps. Et SENGHAAS écrit: "L'option cosmopolite de la doctrine des avantages comparés et le plaidoyer pour le libre-échange sont pareils aujourd'hui à ce qu'ils étaient du temps de LIST. Il s'agit tout simplement de l'argumentaire des profiteurs d'une division internationale du travail inégale... Sans aucun doute, la théorie de Friedrich LIST (notamment la perspective analytique et pragmatique qu'il ouvre) est tout à fait actuelle, dans la mesure où les masses des sociétés périphériques se dressent contre le système, contre l'ordre économique international que leurs "élites" contribuent à renforcer".

 

La déconnexion par rapport au marché mondial a pour objectif de mettre sur pied une économie et une société autonomes et viables, basées sur leurs propres ressources et sur leurs propres besoins. Il suffit de se rappeler les modèles historiques qu'a connus l'Europe, aux différentes stades de son développement industriel, et le développement de certains pays socialistes (La Chine de MAO ZEDONG, la République Populaire de Corée, l'Albanie) et de les imiter, dans la mesure du possible et dans le respect des identités, dans les pays du Tiers-Monde. Les critiques actuels des idéologies économiques dominantes (les "dissociationnistes") mettent avec raison en exergue les points suivants en matière de politique de développement:

- Rupture avec la division internationale du travail et rejet des modèles basés sur l'exportation et caractérisés par les monocultures;

- Rupture avec le type d'industrialisation qui fonctionne selon les substitutions à l'importation.

Cette double rupture devra simplement être temporaire. Jusqu'au moment où les lacunes structurelles contemporaines des économies politiques des pays en voie de développement (chômage, inégalités criantes dans la redistribution des revenus, pauvreté, endettements, etc.) soient éliminées grâce à une stratégie de développement auto-centré. A ce moment, les économies nationales pourront prendre, sur le marché mondial, une place équivalente à celle des pays plus développés et participer efficacement à la concurrence, selon les critères de la doctrine des coûts comparatifs. Ainsi, le modèle de la déconnexion se pose comme contre-modèle à l'endroit de la praxis dominante actuelle en matière de développement; la déconnexion rompt les ponts avec le modèle du développement associatif (connecté) qui, dans le langage journalistique, s'impose aux mentalités grâce aux vocables sloganiques de One World et d'intégration sur le marché mondial.

 

Les "théories de la dépendance" démontrent que le développement dans la périphérie est impossible dans les conditions que dictent les dépendances à l'égard des métropoles. Ces théories analysent les formes "dépendantes" de développement, telles qu'elles sont mises en pratique dans certains pays. Elles mettent par ailleurs l'accent sur le fait que le sous-développement ne constitue pas un stade en soi, que les PVD (pays en voie de développement) doivent traverser, mais est bien plutôt une "structure". Poursuivant leur raisonnement, ces théories affirment que les économies politiques déformées des PVD ne pourront sortir de leurs impasses que si elles acquièrent un certain degré d'indépendance, de libre compétence nationale dans les questions de production, de diversification, de distribution et de consommation. Dieter NOHLEN et Franz NUSCHELER ont ainsi mis en exergue les complémentarités qui pourraient résoudre les problèmes des économies des PVD: travail/emploi, croissance économique, justice sociale/modification structurelle, participation, indépendance politique et économique (in Handbuch Dritte Welt,  Hamburg, 1982).

 

Kwame Nkrumah contre le néo-colonialisme,

John Galtung, économiste de la "self-reliance"

_____________________________________________________________

 

kwame-nkrumah-mausoleum02.jpgDans le Tiers-Monde lui-même, ces complémentarités ont été entrevues pour la première fois par le socialiste panafricain Kwame NKRUMAH dans son livre Neo-Colonialism. The Last Stage of Imperialism. L'essence du néo-colonialisme, selon NKRUMAH, consiste en ceci: l'Etat dominé par le néo-colonialisme possède théoriquement tous les attributs d'un Etat souverain, tandis qu'en réalité, son système économique et sa politique sont déterminés par l'extérieur. NKRUMAH constate de ce fait l'émergence d'une nouvelle lutte des classes, dont les "fronts" ne traversent plus les nations industrielles mais opposent les pays riches aux pays pauvres (puisque les travailleurs des pays riches profitent eux aussi du néo-colonialisme).

 

Le concept de self-reliance  (c'est-à-dire le développement selon ses propres forces) a été découvert, cerné et systématisé par John GALTUNG dans un ouvrage intitulé précisément Self-Reliance. Ce concept, né dans les polémiques adressées à l'encontre des modèles occidentaux/capitalistes de développement, sert à déterminer une économie basée sur la confiance que déployerait une nation pour ses propres forces. Une telle économie utiliserait ses propres ressources pour satisfaire les besoins fondamentaux de sa population et chercherait à atteindre cet équilibre intérieur par la mobilisation des masses, par la concentration des forces économiques sur le marché intérieur et par la participation globale de la population aux décisions politiques et ce, aux différents niveaux hiérarchiques et territoriaux. La self-reliance est liée à la recherche des traditions autochtones, des valeurs culturelles enracinées, adaptées à la voie propre de développement choisie par le pays concerné. La self-reliance peut ainsi constituer une alternative sérieuse aux stratégies de développement orientées selon les logiques de la croissance et de la mondialisation du marché. Les modèles les plus réussis d'un tel développement autonome des forces productives sont les économies de la Tanzanie, du Zimbabwe, de la Guinée-Bissau et surtout de la République Populaire de Corée.

 

Mais ces modèles "déconnectés", illustrant la théorie "dissociationniste", ne sont que des premiers pas. Il faut aller plus loin. Et il ne faut pas qu'ils ne restent qu'à la périphérie du monde. L'intégration des peuples européens dans un réseau de dépendances et de déformations structurelles (GATT, CEE, etc.) doit être arrêtée.Car cette intégration ne signifie pas seulement une mutilation économique dangereuse mais aussi et surtout une "déformation" globale de la société. Ce ne sont pas que les nations périphériques qui souffrent de ces mutilations. Nos identités européennes, nos héritages culturels risquent également d'être totalement arasés. Le développement auto-centré est aujourd'hui une tâche révolutionnaire, pour le salut de toutes les nations du globe. Et ici aussi, en Allemagne, en Europe.

 

Stefan FADINGER.

(traduit de l'allemand par R. Steuckers; texte paru dans Aufbruch  4/1985)

 

Les commentaires sont fermés.