dimanche, 14 mars 2010
Entrevue avec Marco Tarchi, chef de file de la "Nuova Destra" italienne
Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1990
Entrevue avec Marco Tarchi, chef de file de la «Nuova Destra» italienne
propos recueillis par Jürgen Hatzenbichler et Helena Pleinert lors de l'Université d'été du GRECE (1990) à Roquefavour en Provence
Qu'est-ce que la «nuova destra» en Italie? Quels objectifs poursuit-elle? Comment se présente-t-elle globalement?
La nouvelle droite italienne est essentiellement un mouvement de pensée qui s'est constitué à partir de la seconde moitié des années 70, en partie sous l'influence de la nouvelle droite française, en partie à la suite de l'évolution de quelques centaines de jeunes gens, déçus par leurs expériences au sein des droites ou des extrêmes droites italiennes. C'est aujourd'hui un groupe qui travaille surtout dans les milieux culturels et intellectuels, en éditant toute une série de publications, revues et livres, dont, surtout, notre mensuel Diorama letterario et notre revue théorique trimestrielle Trasgressioni. Ce groupe tente de jeter les fondations d'une nouvelle idéologie qui s'oppose simultanément à la pensée libérale, aujourd'hui hégémonique en Europe, et à ce qui reste encore du vieux rêve marxiste. Ce groupe se divise en deux sous-groupes majeurs: un groupe militant de quelque 150 personnes, qui travaille sans relâche à élaborer cette idéologie nouvelle, et un groupe plus vaste de sympathisants (1500 personnes), qui diffusent les résultats des travaux des précédents dans leur milieu. Ces sympathisants diffusent donc les revues et les livres que nous éditons.
Quand on entend parler de la «droite» italienne, chez nous, en Autriche, c'est généralement des «néo-fascistes» du MSI ou de la Destra Nazionale qu'il s'agit. Comment la nuova destra se différencie-t-elle de ce néo-fascisme? Y a-t-il entre elle et eux des frontières nettes, bien distinctes?
Certainement. Les frontières sont bien nettes entre nous et les néo-fascistes du MSI, même si la plupart d'entre nous ont connu une expérience très décevante dans ce mouvement. Les différences sont nombreuses et je ne pourrai vous en citer que quelques-unes. Premièrement, nous, garçons et filles de la nuova destra, n'avons aucune attitude nostalgique. Pour nous, le fascisme et le national-socialisme sont des phénomènes qui doivent être jugés historiquement et qui ne peuvent en aucun cas servir de modèles de référence dans le débat politique et culturel actuel. Ensuite, nous n'acceptons pas les positions nationalistes et chauvines qui ont toujours caractérisé les mouvances de droite et d'extrême-droite en Italie. Notre vocation est européenne. Notre volonté est de nous ouvrir au monde. Ce qui nous détache également, vu d'un autre angle, d'une autre perspective, du monde de l'extrême-droite, c'est notre refus de l'anti-modernisme droitier. Nous essayons, au contraire, d'être sans cesse confrontés à cette modernité. Nous essayons de voir s'il n'y a pas moyen d'affronter de façon différente les défis de la modernité. Une façon qui ne soit ni matérialiste ni sécularisée ni utilitariste ni individualiste à la manière du libéralisme aujourd'hui dominant. C'est la raison pour laquelle nous n'acceptons pas les attitudes occidentalistes et atlantistes, typiques des mouvements d'extrême-droite. De plus, nous rejettons les attitudes militaristes et autoritaires. Pour nous, le problème de recréer un sentiment communautaire d'appartenance ou des identités collectives est un problème d'épanouissement de l'esprit humain et non pas d'obligations émanant d'une autorité quelconque, comme tente de la faire accroire les mouvements néo-fascistes. Il faut encore ajouter que, dans le cadre de notre européisme, nous voulons remettre en question l'Etat-Nation et redistribuer les charges politiques entre des régions culturelles autonomes en Europe, ce qui nous éloigne diamétralement des positions xénophobes et chauvines de l'extrême-droite italienne.
Cette idée d'autonomie, que vous venez d'évoquer, me suggère d'emblée une question: quelle est la position de la nuova destra italienne vis-à-vis de l'ethnie allemande du Tyrol du Sud?
Nous estimons que les attitudes de toutes les parties en présence au Tyrol du Sud sont excessives. Nous sommes évidemment en faveur de la reconnaissance des droits de tous les groupes ethniques, de leur droit à vivre leur propre culture dans leur territoire propre. En même temps, nous croyons que le rapport qui existe aujourd'hui entre les communautés allemande et italienne du Tyrol du Sud doit se définir à partir d'une volonté réelle d'organiser une coexistence sur base de valeurs communes. Une telle harmonie existe en Finlande entre les communautés finnoise et suédoise ainsi que dans d'autres régions d'Europe. Il faut instituer un véritable bilinguisme des deux côtés. Il faut à tout prix se débarrasser de l'idée qui veut que lorsque l'on a pour voisins des gens différents de nous, ils sont automatiquement des ennemis. Il faut au contraire penser que tous ont le droit de vivre leurs traditions culturelles, de les maintenir, en s'appréciant mutuellement. Ce qui ne signifie pas, évidemment, que mœurs et styles de vie doivent se mélanger entre Italiens et Allemands, mais je ne pense pour autant qu'il faut que s'institue une sorte d'apartheid comme le voudraient, paraît-il, les uns et les autres. Notre position est très proche de celle de certains Verts du Tyrol du Sud, surtout celle de leur chef, Alexander Lange, qui, lui, s'est toujours prononcé pour le respect des droits des différentes cultures, en refusant tout affrontement et tout apartheid. Lui, le garmanophone, et moi, l'italophone, appartenons à la macro-culture européenne et avons intérêt à créer les conditions d'une coexistence harmonique et continue. Il n'y a aucune raison pour refuser l'autre, de manière primaire.
Ce qui nous a beaucoup intéressé, en Autriche et en Allemagne, ce sont les débats et les colloques qui ont réunis des protagonistes et de la nouvelle droite et de la nouvelle gauche. Quels ont été les thèmes de ces débats?
Le thème principal que nous avons débattu, portait sur la crise de la modernité, c'est-à-dire la crise des institutions politiques et culturelles dans la réalité d'aujourd'hui, l'insuffisance des idéologies de droite, du centre et de gauche à nous formuler des projets d'avenir, à nous donner l'espoir de sortir de cette crise. Ce n'est pas un hasard si les premiers intellectuels de gauche ou d'extrême-gauche que nous avons rencontré publiquement sont des gens qui, à partir d'une critique des positions du marxisme classique, ont beaucoup lu et médité des auteurs comme Nietzsche ou Heidegger ou d'autres auteurs, qu'ils appellent les «philosophes de la pensée négative» en voulant les opposer aux philosophes de la «culture bourgeoise». Et c'est à l'initiative de quelques-uns des plus importants de ces intellectuels, comme Massimo Cacciari ou Giacomo Marramao ou Ferugio Masini, spécialiste très connu de Nietzsche et Heidegger, que nous avons pu confronter nos idées et nos espoirs et réfléchir à la possibilité de dépasser et la culture libérale marchande et les projets de socialisme réel totalitaire, qui se sont réalisés dans l'Est de l'Europe. Mais nous avons trouvé aussi d'autres interlocuteurs à gauche, parmi les Verts ou les animateurs d'autres mouvements sociaux, équivalents aux Bürgerinitiativen allemandes, qui, tous, souhaitent porter le débat sur le terrain de la qualité de la vie. Un terrain assez éloigné de celui de la défense des intérêts, terrain de la politique actuelle. Dans ce sens, eux comme nous essayons de faire revivre la participation du peuple à la chose politique, une participation venue d'en-bas, de la base. Notre objectif commun est donc de trouver des formes d'expression institutionnelles qui ne se limitent pas au Parlement, aux partis classiques, etc. Cette gauche non-conformiste et la nuova destra essayent donc, ensemble, de retrouver cette dimension de «mouvement populaire», dynamique, reflet de l'effervescence permanente de la socialité. Nous voulons par là lancer une formule politique différente. Cette nécessité politique fait que nous nous retrouvons entre personnes qui, il y a vingt ans, étaient farouchement hostiles les unes aux autres. Nous avons été profondément déçus de nos expériences dans les mouvements de la droite autoritaire. Eux ont abandonné, déçus, un marxisme figé, braqué sur l'idéologème de la lutte des classes. Notre coopération vise à trouver une voie de synthèse, qui n'est pas une voie «ni droite ni gauche» mais une voie qui soit à la fois celle de la droite et de la gauche. Nous pensons donc en terme de conjonction (et...et), non de disjonction (ou bien...ou bien) ou d'exclusion (ni...ni). Nous voulons additionner ce qu'il y avait de meilleur dans les intuitions de la droite et de la gauche de ce siècle. Pour nous, il est très important de reprendre en compte dans un sens critique, non nostalgique, toutes les tentatives qui, depuis le début du siècle et même dans les années 30, ont essayé de transcender les idéologies résiduelles du XIXième siècle et de trouver des réponses allant au-delà du matérialisme contemporain. Pour parfaire une telle opération, nous devons puiser aussi bien à droite qu'à gauche.
Je voudrais maintenant vous poser une question d'ordre pratique... Chez nous, il est encore impensable d'amorcer un débat public entre gens de droite et gens de gauche. Comment avez-vous réussi ce coup de maître sur le plan pratique?
La différence qu'il y a entre la situation italienne et la situation allemande/autrichienne, c'est que nous n'avons pas de «complexe national» découlant des événements de l'entre-deux-guerres et de la dernière guerre. Le fascisme a été digéré assez facilement, surtout par les intellectuels. Ensuite, le mouvement communiste a eu beaucoup plus d'importance chez nous, tant pour les intellectuels que pour la masse du peuple, qu'en Allemagne ou en Autriche. Dans cette masse de citoyens italiens, un bon million de personnes ont été fortement déçues par l'autoritarisme communiste. Elles ont remis en question leur façon de pensée, y compris le style dur de l'anti-fascisme militant; elles ont opéré leur auto-critique et se sont dit que, avant de prendre une position, il faut discuter avec les autres. La crise de la gauche, très forte, et notre propre crise, due à notre déception d'avoir perdu tant de temps à militer dans les rangs des droites, permettent de confronter nos positions, de nous expliquer les uns aux autres le sens de nos engagements, de critiquer nos omissions. La première fois que nous avons organiser un débat public avec un intellectuel de gauche très connu, Massimo Cacciari —c'était en novembre 1982— il y a eu un scandale, bien sûr. Par exemple, le quotidien du parti communiste, L'Unitá, a fait paraître plusieurs articles contre ce colloque. Il faut savoir que ce philosophe célèbre était aussi, à l'époque, député du parti communiste. Il n'a cependant pas été exclu et beaucoup d'intellectuels ont salué ce colloque qui, disaient-ils, inaugurait une ère de discussions fécondes entre personnes affables et civilisées. L'expérience, pensaient-ils, devait être renouvelée. Après cette première expérience, que les uns jugeaient dangereuse et les autres positives, nous avons organisé des colloques avec des personnalités socialistes, écologistes, progressistes et universitaires. Il faut dire qu'en Italie, tous les mythes progressistes de la culture de gauche ont été démontés par les intellectuels de la gauche déçue. Et, comme nous, garçons et filles de la nuova destra, sommes perçus comme les seuls qui ont eu le courage de critiquer les manies de la droite, les intellectuels de gauche développent une certaine curiosité à notre égard. C'est pourquoi ces débats ont eu lieu.
Nous avons également dialogué avec un personnage que vous connaissez sans doute en Autriche, le sociologue socialiste Acquaviva, qui a écrit un livre sur le Tyrol du Sud avec Gottfried Eisenmann, où il réclamait la partition de la province. Cette succession ininterrompue de débats est un réflexe à l'encontre de la situation des années 70, les années dites «de plomb», où tout débat était impossible vu le recours incessant à la terreur, tant à gauche qu'à droite. Cette situation était intenable. Ce fut comme une libération de pouvoir enfin dialoguer, se parler, se voir, après des années et des années de bagarres. Cette évolution a été naturelle et nous pouvons, bien sûr, poursuivre ce dialogue, chacun gardant ses positions dans une atmosphère de fair-play. Une telle situation se vérifiera dans tous les pays où il y a eu un mouvement communiste important qui, aujourd'hui, s'effondre. C'est sans doute pourquoi, en Autriche et en Allemagne, où la situation politique est très différente, cette évolution sera plus difficile. Mais je crois bien que cela viendra... Surtout à la suite de ce qui se passe en Europe de l'Est... Toutes les positions devront être redéfinie, reclassées.
J'essaye de comparer un petit peu la situation italienne à la situation autrichienne ou allemande; chez nous, pour les intellectuels déçus par la gauche, le grand problème, la crise, le complexe, ce n'est pas, bien sûr, Hitler ou le problème juif, etc, —choses certes importantes— mais la honte de leur passé stalinien. Ces intellectuels cultivent un complexe à l'égard de tout ce qui a été de gauche et ils veulent à tout prix prendre distance.
Ces débats n'ont-ils lieu qu'entre intellectuels ou existe-t-il des groupements politiques qui incarnent ces idées synthétiques nouvelles?
Il est évidemment plus facile d'organiser des colloques entre intellectuels. Cela n'empêche qu'il y a eu quelques impacts politiques directs; je citerai comme exemple la revue officielle du parti socialiste italien qui nous a offert ses colonnes pour débattre des problèmes soulevés par la crise de la démocratie moderne. J'y ai publié un article dans ce contexte. Pour ce qui concerne les autres mouvements, nous avons plus de chances de débattre avec les Verts. Nous avons eu également des contacts avec Lotta Continua, l'un des mouvements les plus radicaux de l'extrême-gauche italienne. D'anciens militants de ce groupe ont même collaboré à nos revues. Quant au parti communiste, sa situation actuellement est si complexe qu'il faut mieux attendre les évolutions qui surviendront immanquablement. Il me semble inutile d'aller y chercher des interlocuteurs aujourd'hui, avec la situation de confusion que nous connaissons. Outre les milieux de gauche, certains mouvements de renouveau catholique ont accepté de dialoguer avec nous. Ainsi, à Padoue, il y a deux ans, nous avons débattu publiquement, devant plusieurs centaines de personnes, avec le leader vert Alexander Lange, dont je viens de parler, et un responsable de Communione e liberazione, association liée au mouvement de jeunesse catholique qui conteste la démocratie chrétienne officielle et ses positions. Le thème de ce colloque était le refus de l'individualisme, de la société marchande, et la possibilité de créer de nouvelles formes de solidarité afin de reconstituer une sorte d'humus social et donc de dépasser le stade égoïste qui suscite conflits sur conflits à tous les niveaux sociaux.
En fait, vous cherchez à fonder un nouveau sentiment communautaire. La modernité est en crise. Il y a un philosophe italien, Julius Evola, qui nous a parlé d'un retour à la Tradition. A votre avis, quelle est l'importance d'Evola dans la pensée d'aujourd'hui?
Evola a une signification en tant que témoin de cette crise de la modernité. Son œuvre nous permet de comprendre quelles sont les faiblesses de la modernité, quels sont les fondements de la crise de la spiritualité, quelles sont les raisons de l'avènement de la société marchande matérialiste, etc. Lire Evola est également utile pour étayer une critique des mœurs modernes. Mais en revanche, dans ses livres, on trouve assez peu d'éléments positifs concrets pour construire une pratique véritable de l'anti-modernité. Evola s'est borné à déconstruire de fond en comble les assises de la modernité mais il n'a pas répondu à la modernité ni indiqué de modèle alternative. Il est tombé dans le piège du déterminisme de la thèorie des cycles. Il envisageait seulement de faire s'achever le plus vite possible le cycle de la décadence pour pouvoir rebâtir quelque chose après cette tabula rasa. Or cette attitude, qui consiste à attendre une catastrophe finale, ne permet pas de vivre réellement la crise du monde moderne. Nous, praticiens de la métapolitique qui voulons demeurer en prise avec tout le réel, sommes confrontés à l'impératif de vivre dans ce monde, dans cette crise, et d'essayer de lui imprimer notre sens, d'y ancrer les valeurs que nous portons en nous. Si l'on se borne à ne lire qu'Evola, on risque de basculer dans le rêve stérile ou, pire, dans le sectarisme de style soit «guerrier» soit «aristocratique» (c'est-à-dire avec la volonté d'être ne dehors du monde), ce qui apparaît complètement dément et ridicule pour nos contemporains, qui n'arrivent pas à savoir de quoi il s'agit. De plus, il est arrivé que certains «évolomanes» aient dévoyé des jeunes gens dans des formes tout à fait stériles de combat politique qui, parfois mais rarement, ont débouché sur une hyper-violence terroriste, et, le plus souvent, dans les circuits extra-politiques de la magie, du spiritisme, de l'ésotérisme pur, du n'importe-quoi. Je pense, au vu de tout cela, qu'il faut lire Evola mais comme le témoin d'une époque et non comme un prophète.
Mais où trouvez-vous donc l'équilibre, vous, les hommes et les femmes de la Nuova Destra: d'un côté vous voulez la démocratie à la base (la Basisdemokratie) et, de l'autre, vous valorisez et exaltez l'élite...
Aujourd'hui, il est très difficile de parler d'«élite», parce que, bien sûr, les élites se créent à partir des valeurs centrales, fondamentales, d'une société. Donc nous devons en premier lieu poser le problème du changement de la mentalité collective. Nous devons d'abord exercer une influence sur la mentalité collective. Et nous préoccuper de ceux qui manipulent cet imaginaire collectif, sur ceux qui détiennent les média, qui agissent dans les milieux du journalisme et de la culture, etc. Je crois qu'il est important de dire aux gens qu'il est possible de construire des valeurs alternatives, différentes de celles que nous vivons actuellement. Mais ce n'est que lorsque ce processus de transformation de la mentalité collective sera bien avancé que l'on pourra à nouveau se poser la question des élites. D'un point de vue théorique, on peut dire qu'une démocratie de base, une démocratie organique, dans laquelle le peuple pourrait reprendre peu à peu sa signification, retrouver petit à petit son unité, est la matrice idéale d'une élite non coupée du peuple, entretenant avec lui des liens multiples, contrairement à ce qui se passe aujourd'hui, quand les partis politiques sont devenus pratiquement des machines à produire des élites désancrées, non constituées des meilleurs mais des plus obéissants à l'appareil. Je crois qu'aujourd'hui, on peut très bien travailler à réveiller l'intérêt des gens, par exemple, en évoquant le combat pour la qualité de la vie, pour la sauvegarde de l'environnement, pour ˇˇˇˇ
niste, sa situation actuelle est si complexe qu'il vsituation de confusion que y règnessenrêt des gens:ss la redécouverte du sens du sacré, pour la reconstruction des solidarités collectives, pour le refus des égoïsmes sociaux, etc. Ce travail de réveil peut parfaitement s'accompagner d'une volonté de reconstruire les élites. Mais cette reconstitution doit s'accomplir a postriori; le premier pas doit être la restauration de la démocratie de base car, sinon, les partis politiques, la partitocratie, empêcheront toute recréation d'élites échappant à leur contrôle.
En générale, c'est la gauche qui croit détenir le monopole de la démocratie de base. Evidemment, en Italie, vous avez tellement de partis, votre sphère politique est instable et parfois, Autrichiens et Allemands, s'étonnent, amusés, de la multiplicité des initiatives politiques italiennes... Quelle est la signification des partis pour la société italienne?
La signification des partis dans la société italienne aujourd'hui? Nous devons d'abord constater une importante désaffection de la population vis-à-vis des partis. J'en veux pour preuve le taux d'abstentions élevé lors des dernières élections municipales et régionales de mai 1990 ainsi que le vote pour les ligues régionalistes, qui refusent le système institutionalisé des partis, et pour les mouvements anti-institutionnels. Nous constatons donc un refus populaire de la domination des partis, alors que, malheureusement, le système italien est de plus en plus contrôlé par les partis. Il existe un mot que l'on utilise beaucoup en Italie, dont je ne connais pas la traduction ni en français ni en allemand, qui la lottizazione. Vocable qui désigne, en tous domaines, le partage entre les partis des postes de fonctionnaires à pourvoir. Ce qui permet de se ménager une clientèle ou d'influencer la télévision, la presse, les institutions universitaires, les banques, certains secteurs de l'économie, etc. Comme il y a, d'une part, accroissement incessant de la puissances des lobbies et, d'autre part, désaffection du public vis-à-vis des partis pourvoyeurs en personnel de ces mêmes lobbies, je crois qu'il est désormais possible d'organiser cet espace d'intersection où errent des masses d'électeurs qui ne croient plus aux messages idéologiques des partis ou sont mécontents de se voir exclus de certains emplois, en dépit de leurs qualités professionnelles. ement incessant de la puissance
De nouveaux mouvements sociaux doivent exploiter cette situation pour recréer une sorte de rapport direct des citoyens avec la politique, avec la vie sociale, en essayant de circonvenir les partis, du moins dans certains secteurs. Le scénario que l'on pourrait avoir demain serait marqué par l'apparition de nouveaux mouvements, qui ne seraient ni de droite ni de gauche ni du centre, tout en étant porteurs de différentes idéologies, et qui seraient tous d'accord pour écarter les vieux partis de la gestion du pouvoir. Ce renouveau constitue à mes yeux un combat assez intéressant. Aujourd'hui, c'est sans doute encore trop tôt pour l'amorcer mais demain les choses pourraient changer. La crise d'aujourd'hui pourra s'amplifier, dans le sens où les distorsions de la modernité deviendront insupportables, tant dans le domaine de l'économie que dans celui de l'écologie ou de la culture. Une quantité de phénomènes se manifestent déjà de nos jours: songeons à l'environnement, à l'émigration, à la perte d'identité de certaines cultures, aux problèmes de croissance économique car nous ne croyons pas que la croissance économique du capitalisme industriel durera jusqu'à la fin des temps. Des difficultés surgiront inévitablement: nous n'allons pas nécessairement vers des lendemains chantants. La situation confortable dont bénéficient les partis risque de disparaître. Le terrain glisse sous leurs pieds, il est instable.
La nuova destra et la nuova sinistra ont-elles un projet commun pour l'Europe? Par exemple, une Europe des régions, une Europe articulée autour de la démocratie de base?
Oui. On peut dire que depuis quelques années, les nouvelles droites européennes, qui ne revendiquent pas toutes l'étiquette de «nouvelle droite», se retrouvent autour d'une série de thèmes et de propositions. Nous sommes tous convaincus, notamment, que notre destin est un destin continental où les querelles comme celle du Tyrol du Sud, que nous avons évoquée tout à l'heure, n'auront plus de raisons d'exister. Ainsi, si l'on parle de «régions culturelles», d'ethnies, de coexistence entre des cultures différentes, etc., nous pourrions très très bien nous entendre et donc organiser petit à petit, en gardant chacun nos spécificités, notre culture, une sorte de mouvement de conscience collective, appelé à se renforcer et à devenir une véritable école de pensée, qui, elle, n'aura pas de limites. Qui pourra souder en une communauté de pensée des hommes et des femmes venus de tout le continent, du Portugal à la Russie-Sibérie. Ce qu'il faut faire aujourd'hui, c'est réflechir à la nouveauté fondamentale de la nouvelle droite, de mettre l'accent sur le terme «nouvelle» et non plus sur le terme «droite». Sinon, nous traînerons encore l'héritage des courants de pensée vétustes et vermoulus des années 50 et 60 qui continuent, envers et contre tout, à répéter les mêmes slogans et à appréhender le réel au départ de clivages révolus. Vouloir restaurer les nationalismes chauvins participe de ces archaïsmes de la pensée... C'est à nous, à notre génération, que revient le devoir de dépasser définitivement ces vieilleries. Je pense que ce qui se fait actuellement dans les revues de la nouvelle droite en Europe est important. Car ce qui s'écrit en France, en Italie, en Espagne, en Belgique, en Allemagne, en Yougoslavie, en Grèce, en Pologne, en Russie, en Grande-Bretagne, en Hongrie, etc. donne déjà l'idée d'une unité, au moins intellectuelle, du continent européen. En partant de ce constat, nous avons deux choses à faire: nous traduire mutuellement et ne pas revenir en arrière car le passé est le passé et il faut bâtir du neuf, un futur commun. Il faut que nous parlions dans nos publications des revues étrangères et de nous réunir de temps à autre pour parler des mêmes problèmes, pour confronter nos divergences. Il faut traduire et publier au maximum pour faire connaître aux Allemands ce que pensent les Italiens ou les Français, aux Italiens ce que pensent les Belges ou les Autrichiens, les Yougoslaves ou les Grecs... Voilà ce qui est important...
Revenons un peu en arrière. Le passé, en Allemagne et en Autriche, est un gros problème. On le refoule constamment. Vous nous dites qu'en Italie, ce problème n'existe plus. Ou qu'il est nettement moindre. Quelle est la différence entre le refoulement du fascisme et le refoulement du national-socialisme?
La différence? Elle se situe, à mon sens, dans l'acceptation des thèses d'un grand historien italien, Renzo de Felice, qui, aujourd'hui, réalise un travail colossal sur la vie de Mussolini et toute l'histoire du fascisme. Renzo de Felice est un homme de gauche, d'origine juive, un socialiste, qui, donc, n'était pas d'emblée enclin à être un nostalgique de l'époque fasciste. A la lecture de ses œuvres, on s'est rendu compte que les vingt années de régime fasciste en Italie n'ont pas été simplement des années où a triomphé le régime autoritaire mais des années où il s'était passé beaucoup d'autres choses. Il y a eu des réalisations sociales, un renouvelement des structures administratives de l'Etat, qui ont été considérablement modernisées. Les Italiens n'ont nullement vécu dans un goulag pendant vingt ans mais ont eu la possibilité de participer à la vie politique et culturelle de leur époque. Bien sûr, il y avait des problèmes: la liberté était restreinte, etc. Dans les années 70, les interprétations globales de Renzo de Felice, ses investigations tous azimuts, ont suscité d'énormes débats; aujourd'hui, presque plus personne ne conteste leur validité. C'est la raison pour laquelle nous pouvons dire que le passé a été digéré en Italie, dans le sens où l'opinion a compris que le fascisme était une partie de l'histoire italienne, partie que la plupart des citoyens refusent désormais, mais qui est considérée comme révolue et surmontée. Dans le cas de la communauté allemande en général, le phénomène de digestion du national-socialisme sera plus long. Car il y a le problème de l'élimination de la commnauté juive d'Europe. Je crois cependant que le débat sur le national-socialisme ne pourra être éludé et devra être replacé dans un autre contexte. Personnellement, je travaille dans le domaine de la science politique et je constate que de plus en plus d'auteurs actifs dans les universités américaines adoptent vis-à-vis du national-socialisme une attitude nouvelle, qui n'est plus celle du rejet systématique ou de la haine. Je pense que cela annonce la tendance future des sciences historiques et politiques. Malheureusement pour vous, les Allemands et les Autrichiens seront les derniers à accepter ces nouvelles méthodes de travail. Mais qu'ils sachent bien qu'Outre-Atlantique, le national-socialisme est d'ores et déjà «historiciser» de la même façon que le fascisme italien, à la suite des études de Renzo de Felice. L'affaire Nolte, il y a quelques années, est un fait intéressant. Nolte a essayé d'introduire dans l'historiographie allemande contemporaine les méthodes anglo-saxonnes, qui font littéralement passer le passé. Je ne crois pas que les rétentions allemandes soient un problème de manipulation médiatique ou idéologique mais un problème de «lavage de cerveau», de Charakterwäsche, comme le disait il y a quelques années Caspar von Schrenck-Notzing. Les Allemands sont colonisés psychologiquement depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Mais la construction de l'Europe, et son renforcement, passe par le dépassement de ces blocages, de ces complexes, parce que la vaste communauté germanophone doit jouer un rôle-clef dans l'Europe de demain. Il sera donc impossible de poursuivre ce chantage continu, de faire sans cesse de la surenchère à propos du passé allemand. Je crois donc que tôt ou tard, le problème sera résolu. Dans le cadre de la Grande Europe en gestation, le problème sera digéré définitivement. Il faudra certes attendre encore quelques années. Il serait intéressant, dans ce sens, que les universitaires allemands se penchent sérieusement sur les travaux effectués à l'étranger sur le national-socialisme. Cela accelèrerait bien des choses.
Monsieur Tarchi, puis-je vous demander quelques précisions sur votre formation universitaire?
J'ai presque 38 ans. Je suis chargé de recherches à l'université de Florence, au département des sciences politiques. Je m'occupe plus particulièrement des problèmes de la crise des régimes démocratiques pendant le premier après-guerre, soit les années 20 et 30. Je dirige deux revues de la nouvelle droite italienne, Diorama Letterario et Trasgressioni. Je traduis également des livres dans le domaine des sciences politiques.
Monsieur Tarchi, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.
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