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mardi, 09 mars 2010

Sigrid Hunke et le sens de la mort

Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1986

Sigrid Hunke et le sens de la mort

Sigrid Hunke est très connue Outre-Rhin. Le public francophone, lui, ne connaît que son livre sur l'Islam et les rapports intellectuels euro-arabes au Moyen Age (Le Soleil d'Allah brille sur l'Occident, Albin Michel, 1984, 2ème éd.) et sa remarquable fresque philosophico-religieuse "L'autre religion de l'Europe" (Le Labyrinthe, 1985). En 1986, Sigrid Hunke a publié un petit ouvrage fascinant sur le thème de la mort, tel qu'il est entrevu par huit grands systèmes religieux dans le monde, le christianisme, le judaïsme, l'Islam, le classicisme hellénique, la mythologie de l'Egypte antique, le bouddhisme, l'Edda germano-scandinave, les grandes idéologies modernes.

 

Duerer_-_Ritter,_Tod_und_Teufel_(Der_Reuther).jpgPour le christianisme, écrit Sigrid Hunke, le Dieu tout-puissant, depuis sa sphère marmoréenne d'éternité, depuis son au-delà inaccessible, impose la mort à ses créatures en guise de punition pour leur désobéissance et pour leur prétention à devenir égales à lui. Le Christ, fils de ce Dieu omnipotent fait chair et "descendu" parmi les hommes, obéit à son Père, meurt crucifié, descend dans le royaume des morts et revient à la vie. Pour les premiers croyants, le règne paradisiaque, annoncé par ce Messie et par la tradition hébraïque, devait commencer dès la réapparition du Christ. Il n'en fut rien et ce fut le tour de force opéré par Paul de Tarse: cet apôtre tardif annonce que la mort est une parenthèse, qu'il faut attendre un "jugement dernier", où le Christ sépararera les pies des impies et jugera bons et méchants à la place de son "Père". Ce n'est qu'alors que commencera le règne définitif de Dieu, où injustice, misères, maladies auront à jamais disparues.

 

Quant au Dieu juif de l'Ancien Testament, il est, écrit Sigrid Hunke, un dieu des vivants et non des morts, lesquels sont à jamais séparés de lui. Ce Dieu n'entretient aucune relation avec le phénomène de la mort, avec les morts, avec le règne de la mort. Sa toute-puissance s'arrête là. La mort, dans le monde hébraïque, est fin absolue, négation, non-être définitif. Iavhé n'a aucun pouvoir sur Shéol, l'univers des défunts dans l'imaginaire hébraïque. Le corps du défunt rejoint la terre, la Terre-mère, que vénéraient les tribus sémitiques du Proche-Orient. Le Iahvisme, inauguré par Moïse, rompt les ponts avec cette religiosité tellurique des Sémites, entraînant un effondrement et une disparition des cultes voués aux défunts. Plus tard, après l'exil babylonien, les prophètes Ezra, Daniel et Enoch, renforcent cette radicale altérité entre l'au-delà iavhique et l'en-deça terrestre, par une instrumentalisation des dualismes issus de Perse. Dès lors, la césure entre l'esprit et la chair, entre Iavhé et l'homo peccator (l'homme pécheur), entre la Vie et la Mort, se fait encore plus absolue, plus brutale, plus définitive. Mais cette césure terrible, angoissante, se voit corrigée, par certaines influences iraniennes: désormais, à ce monde de larmes et de sang s'oppose l'espoir de voir un jour advenir un monde meilleur, rempli de cette "lumière" dont les Iraniens avaient le culte.  Mais seul le peuple élu, obéissant à Iavhé en toutes circonstances, pourra bénéficier de cette grâce.

 

Le Dieu de l'Islam est l'ami des croyants, de ceux qui lui sont dévoués. Il leur accorde son amour et sa miséricorde. La Terre n'est pas réceptacle de péché: le péché découle du choix de chaque créature, libre de faire le bien ou le mal. L'Islam ne connaît pas de catastrophe dans la dimension historique, comme le iahvisme vétéro-testamentaire et le christianisme, mais bien plutôt une catastrophe globale, cosmique, après laquelle Allah recréera le monde, car telle est sa volonté et parce qu'il aime sa création et refuse qu'on la dévalorise.

 

Les dieux de la Grèce antique sont des immortels qui font face aux mortels. Pour Sigrid Hunke, contrairement à l'avis de beaucoup d'hellénisants, la Grèce affirme la radicale altérité entre la sphère du divin et la sphère de l'humain. Le destin mortel des hommes ne préoccupe pas les dieux, écrit-elle, et les âmes, libérées de leurs prisons corporelles, errent, pendant des siècles et des siècles, souillées par leur contact avec une chair mortelle pour éventuellement ensuite retourner dans l'empyrée d'où elles proviennent.

 

Les dieux de l'Egypte antique et des Germains sont eux-mêmes mortels. Pour les Egyptiens, les dieux ont tous une relation directe avec la mort. Chaque soir, le dieu solaire connaît la mort et, chaque matin, il revient, ressuscite rajeuni par ce voyage dans l'univers de la mort. Le défunt rejoint le dieu des morts Osiris et accède à un statut supérieur, dans le royaume de ce dieu. Dieux et hommes sont partenaires et responsables pour le maintien de l'ordre cosmique. Dans la mythologie germanique, les dieux sont des compagnons de combat des hommes. Lorsque ceux-ci meurent, les dieux les accueillent parmi eux, puisque, durant leurs vies, les hommes ont aidé les dieux à combattre les forces de dissolution.

 

Au XXème siècle, cette idée d'amitié entre dieux et hommes, est revenue spontanément, dit Sigrid Hunke, dans la pensée d'un Teilhard de Chardin, qui demandait à ses contemporains de lutter de toutes leurs forces aux côtés de la puissance du créateur pour repousser le mal". Idée que l'on retrouve aussi dans la mystique médiévale d'un Maître Eckhart qui voulait que les hommes deviennent des "Mitwirker Gottes", c'est-à-dire qu'ils collaborent efficacement à l'oeuvre créatrice de Dieu. Quant au Russe Nikolaï Berdiaev (1874-1948), il écrivait, en exil à Berlin dans les années 20: "Dieu attend la collaboration des hommes dans son travail de création; il attend leur collaboration dans le déroulement incessant de cette création". Cet appel à s'engager activement pour le divin implique une responsabilité de l'homme vis-à-vis du monde vivant, de la nature, de l'écologie terrestre, de la justice sociale, des enfants qui naissent et qui croissent,...

 

Pour Max Scheler, dont Sigrid Hunke admire la philosophie, l'homme doit se débarasser de son attitude infantile à l'égard de la divinité, oublier cette position de faiblesse quémandante et implorante que les religions bibliques lui ont inculquée et accéder à une religiosité adulte, c'est-à-dire participative. L'homme, à côté du divin, doit participer à la création, doit s'engager personnellement, s'identifier à l'oeuvre de Dieu.

 

La conclusion de la belle enquête de Sigrid Hunke est double: 1) il ne faut plus voir la mort sous l'angle sinistre de la négation; 2) le principe "confiance" est supérieur au principe "espérance". Avec les grands penseurs de ce que Sigrid Hunke a appelé "l'autre religion de l'Europe", Héraclite, Hölderlin, Hebbel, Rilke, etc., nous ne saurions regarder la mort comme la négation absolue, ni la craindre comme point final, comme point de non retour définitif mais, ainsi que l'avaient bien perçu Schelling et Tolstoï, comme une "reductio ad essentiam". La mort, dans cette perspective immémoriale, qui remonte aux premiers bâtisseurs de tumuli de notre continent, aux autochtones absolus dont nous descendons, est un retour à la plénitude de l'Etre; elle est un "retour à ce foyer qui est si proche des origines" (Heidegger). Et Sigrid Hunke de rapeller ces paroles de Bernhard Welte, prononcées au bord de la tombe de Heidegger: "... La mort met quelque chose en sûreté, elle dérobe quelque chose à nos regards. Son néant n'est pas néant. Elle cache et dissimule le but de tout un cheminement" (Der Tod birgt und verbirgt also etwas. Sein Nichts ist nicht Nichts. Er birgt und verbirgt das Ziel des ganzen Weges).

 

Ces paroles, si proches de la pensée heideggerienne, si ancrées dans la campagne Souabe et dans l'humus de la Forêt Noire, nous révèlent, indirectement, le principe "confiance". Une confiance dans le grand mouvement de l'Etre qui nous a jeté dans le monde et nous reprendra en son sein (Teilhard de Chardin). Le principe "confiance" est supérieur au principe "espérance" (Ernst Bloch), affirme Sigrid Hunke, car il ne laisse aucune place au souci spéculateur, au calcul utopique au doute délétère: il nous apprend la sérénité, la Gelassenheit.

 

En résumé, un livre d'une grande sagesse, servi par une connaissance encyclopédique des auteurs de cette "autre religion de l'Europe", pré-chrétienne, qui n'a cessé de corriger la folie anti-immanentiste judéo-chrétienne.

 

Bertrand EECKHOUT.

 

Sigrid Hunke, Tod was ist dein Sinn?, Neske-Verlag, Pfullingen, 1986, 164 S., DM 28.    

00:05 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : philosophie, mort | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Commentaires

Ce que vous écrivez est intéressant, et mériterait d´être approfondi.
Je sais que cela n ´est pas facile, mais il faudrait faire les nuances, sans quoi vous risquez de tomber dans la superficiaölité, et ce serait bien dommage.
Cordialement.

Écrit par : krhusos | vendredi, 12 mars 2010

Approfondir le sujet? Oremière démarche simple: lire le livre in extenso. Le texte affiché sur ce blog n'est finalement qu'une brève recension pour attirer l'attention du public francophone sur ce livre non traduit. Hélas, il n'a jamais été traduit donc jamais commenté de manière approfondie...

Écrit par : ducarme benoît | lundi, 15 mars 2010

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