Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

lundi, 13 septembre 2010

Entretien avec Jean Haudry

Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1990

 

Entretien avec Jean Haudry

 

propos recueillis par Xavier Cheneseau

 

1- Professeur à l'Université Lyon III, vous dirigez «l'Institut d'Etudes Indo-euro­péennes». Pouvez-vous nous dire en quelques mots qui étaient les Indo-Euro­péens?

 

jean-haudry.pngBien que je ne dirige plus l'Institut (mon ami Allard m'a remplacé dans cette fonc­tion), je continue à me consacrer aux études indo-européennes. Les Indo-Euro­péens ne peuvent se définir, dans un pre­mier temps, que comme «locuteurs de l'in­do-européen reconstruit», comme des in­do-européanophones comme il existe des «francophones», etc. C'est seulement dans un deuxième temps, à partir de la recons­truction (fondée en grande partie sur celle de la langue) de la civilisation matérielle et de la culture, en particulier de la «tra­dition indo-européenne» qu'on peut parler de «peuple indo-européen», et chercher à le situer dans l'espace et dans le temps, c'est-à-dire par rapport aux sites archéo­logiques actuellement connus.

 

2- Peut-on parler d'unité des Indo-Euro­péens? A quand remonte celle-ci? Comment s'est formée la communauté primitive?

 

On peut sans aucun doute parler d'une «période commune» de l'Indo-Européen et donc de ses locuteurs les Indo-Européens; sinon, la notion même d'indo-européen, lan­gue commune dont sont issues les lan­gues indo-européennes par un pro­ces­sus de dialectalisation, serait vide de sens. Cette période commune se situe au Néo­lithique et se termine avec ce que cer­tains préhistoriens nomment «l'âge du cuivre»: le nom du «cuivre» (*áyes-)  figure en effet dans le vocabulaire reconstruit, tandis qu'on n'y trouve ni le nom du bronze, ni celui du fer. La localisation la plus pro­bable du dernier habitat commun est le site dit des «Kourganes», en Ukraine, aux Vième et IVième millénaires. Quant à la formation de l'ethnie, je persiste à croire, après E. Krause, Tilak, et quelques au­tres, qu'elle s'est effectuée dans les ré­gions circumpolaires arctiques. Mais, en l'absence de confirmation archéologique, ce n'est là qu'une hypothèse, et qui ne fait pas, tant s'en faut, l'unanimité.

 

3- Existe-t-il un type physique spécifique­ment indo-européen?

 

La réponse à cette question ne peut être que «statistique»: aucune langue n'est liée par nature et définitivement à une ethnie ou à une race. Mais de même que la grande majorité des locuteurs des langues bantu sont de race noire, et que la grande majorité des locuteurs du japonais sont de race jaune, on peut affirmer sans ris­quer de se tromper que la grande majo­rité des locuteurs de l'indo-européen étaient de race blanche. On peut même préciser, en se fondant sur la tradition indo-européenne, qui associe constam­ment le teint clair, les cheveux blonds et la haute stature à son idéal social et mo­ral, que la couche supérieure de la po­pu­lation, au moins, présentait ces trois ca­ractères. Les documents figurés de l'é­poque historique confirment cette hypo­thèse; mais l'archéologie préhistorique, sans l'infirmer positivement, ne la con­firme pas non plus: il semble bien que les migrations indo-européennes n'aient pas été des mouvements massifs de popula­tions. Par là s'explique l'apparente contra­diction entre les deux points de vue: un petit groupe peut véhiculer et trans­met­tre l'essentiel d'une tradition, mais il ne laisse guère de traces anthropologiques de sa présence sur le terrain.

 

4- Quelle était la vision du monde des Indo-Européens?

 

Le formulaire reconstruit (plusieurs cen­taines de formules) exprime manifeste­ment les idéaux et les valeurs d'une «so­ciété héroïque», un type d'organisation so­ciale pré-féodale bien connu, qui se pro­longe à l'âge du bronze et même au début de l'âge du fer. On peut supposer qu'elle était déjà constituée en ce qui concerne les Indo-Européens, au Néolithique final (à l'«âge du cuivre»). Dans cette «société héroïque», la gloire et la honte sont les deux forces principales de pression (et de répression) sociales. Il s'agit de ce que les ethnologues nomment shame culture,  par opposition aux guilt cultures, dans les­quelles ce rôle revient au sens du péché. Gloire et honte affectent à la fois l'in­dividu (qui, par la «gloire impérissable» atteint la forme supérieure de la survie) et sa lignée toute entière, ascendants et descendants. D'où une inlassable volonté de conquête et de dépassement de soi, et des autres.

 

5- Que signifie le concept «d'idéologie tri­partite»? Avait-il un objectif précis?

 

On nomme «idéologie tripartite» la ré­par­tition de l'ensemble des activités cosmi­ques, divines et humaines en trois sec­teurs, les «trois fonctions» de souverai­neté magico-religieuse, de force guerrière et de production et reproduction, mise en lu­mière par Georges Dumézil. On ne sau­rait parler d'un «objectif» quelconque à propos de cette tripartition: il s'agit en ef­fet d'une part (essentielle) de la tra­di­tion indo-européenne, et non d'une cons­truc­tion artificielle, comme celles des «idéo­logues». C'est pourquoi le terme d'«i­déologie» ne me paraît pas très heureux; il conduit à cette confusion, quand on n'a pas présente à l'esprit la définition qu'en a donné Dumézil.

 

6- «La révolution française» semble avoir fait disparaître la conception trifonction­nelle de la société, êtes-vous d'accord avec cette vision des choses?

 

Est-il sûr que la conception trifonction­nelle était vivante dans la société d'An­cien Régime finissant? J'en doute. L'a­bolition des trois ordres, qui repré­sen­taient effectivement une application du mo­dèle trifonctionnel n'a fait qu'entériner un changement de mentalité et un chan­gement dans les réalités sociales. La no­blesse avait depuis longtemps cessé d'être une caste guerrière et privée de ses der­niers pouvoirs politiques par Louis XIV, il ne lui restait que des «privilèges» dont la justification sociale n'était pas évidente. On peut à l'inverse estimer que la Révo­lution a donné naissance à une nouvelle caste guerrière sur laquelle Napoléon Bo­naparte a tenté d'édifier un nouvel ordre social.

 

7- Est-il possible d'adapter une nouvelle tripartition à nos sociétés post-indus­trielles?

Je ne crois pas que la tripartition fonc­tionnelle représente un idéal éternel et intangible, tel le dharma  hindou. La fonc­tion guerrière a perdu aujourd'hui une grande part de sa spécificité, écartelée entre la science et la technique d'une part, l'économie de l'autre. Quant à la fonc­tion magico-religieuse, on peut se de­mander qui en est aujourd'hui le repré­sentant. Elle se répartit sur un certain nombre d'organisations (et une multitude d'individus) dont on ne peut attendre une régénération de nos sociétés, bien au con­traire. Mais nombre de sociétés indo-eu­ropéennes anciennes n'étaient pas orga­nisées sur le modèle trifonctionnel. Seuls, les Indo-Iraniens et les Celtes, en dé­ve­loppant une caste sacerdotale, ont réalisé à date ancienne une société trifonction­nelle. Or, ce ne sont pas les peuples qui ont le mieux réussi dans le domaine po­litique.

 

8- Est-ce à dire que cette nouvelle triparti­tion puisse être un élément de renouveau de nos civilisations?

 

Un renouveau de nos civilisations (je di­rais plutôt: une régénération de nos peu­ples) ne saurait venir d'un retour à un type d'organisation politique, économique et social des périodes médiévales ou pro­to­historiques. Je sais bien qu'il existe dans nos sociétés des gens qui ont pour idéal l'«âge d'or» de la horde primitive vivant de cueillette. L'archaïsme et la régression sont des phénomènes typiques des pé­rio­des de décadence; ils sont la contre-partie sociale de l'infantilisme sénile. Le renou­veau ne peut venir que d'un retour aux for­ces vives de la tradition, c'est-à-dire aux idéaux et aux valeurs qui ont fait le succès historique des peuples indo-euro­péens, qui a abouti à l'émergence du mon­de civilisé, industrialisé et développé. Il s'agit d'abord de la volonté d'être, dans le monde et dans la durée: d'aimer la vie, de la transmettre, de lutter contre toutes les formes de mort, de décadence, de pourri­ture. Il s'agit aussi de la volonté d'être soi, de maintenir la différence capitale en­tre le sien et l'étranger. Ces deux idéaux ne sont d'ailleurs pas spécifiques: ils sont communs à tout groupe humain qui sou­haite exister comme tel et avoir un ave­nir. Nos ancêtres indo-européens ont vou­lu davantage: on constate dans leur tra­dition une volonté d'être «plus que soi», de se dépasser, de conquérir, et pas seule­ment des territoires, d'accéder à cette sur­humanité que certains d'entre eux —les Grecs— ont nommés «héroïque» et que tous, même sans la nommer, ont connue. C'est dans cette perspective que le modèle trifonctionnel peut être un élément de re­nouveau: comme échelle de valeurs, et non comme principe d'organisation socia­le.

Professeur Haudry, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.

Les commentaires sont fermés.