Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

lundi, 22 novembre 2010

"La condition historique" de Marcel Gauchet

La condition historique (M. Gauchet)

Ex: http://www.scriptoblog.com/

« La condition historique » n’est pas un essai, mais un livre d’entretiens qui contient en filigrane un essai. On passera ici sur ce qui échappe à cette trame cachée, même si les confidences de Gauchet sur le fonctionnement des petits milieux intello-snobinards de gôche valent leur pesant d’or. Pour être tout à fait franc, ça ne donne pas envie de fréquenter le Café de Flore.

Allons donc directement à la thèse qui parcourt l’ouvrage, en arrière-plan d’un échange apparemment décousu. Nous sauterons les passages qui ne sont pas nécessaires à la compréhension de l’ensemble – et, par égard pour Gauchet, tairons délibérément ses errements de « démocrate » qui croit encore, le pauvre, en la « démocratie », ou encore ses élucubrations sur la puissance de l’Amérique impériale, dont il ne détecte absolument pas, en 2003, l’immense fragilité.

 

 


*

 

Marcel Gauchet veut bâtir un « pont » entre la théorie des sociétés et celle du psychisme, sans tomber dans un freudo-marxisme qu’il qualifie de « naïf », et en vue d’opérer une action sur la réalité politique. Dans cette optique, il entend avant tout faire une histoire des concepts.

Le concept même de « société » est, dit-il, d’usage récent (XIX° siècle). Il n’est pas neutre : il porte en lui-même l’espoir d’une libération – la pure « socialité » serait émancipatoire. Gauchet entend à la fois prendre ses distances avec ce prédicat, mais aussi lui accoler les fondements théoriques qui permettront de le déployer judicieusement. Dans cette optique, il faut, dit-il, replacer le politique en amont du social et de l’économique. Fondamentalement, sa démarche recouvre donc une tentative pour politiser réellement un paradigme structuraliste qui, jusqu’ici, est resté avant tout culturel.

Qu’est-ce que ce « paradigme structuraliste » dont parle Gauchet ? Il s'agit ici, avant tout, du structuralisme comme approche anthropologique, on est tout de même assez loin de la linguistique : c'est, en gros, une méthode de recherche postulant qu'il existe un fondement objectif inconscient à toute pensée. Pour faire court, et en reprenant les mots-clefs de Gauchet, il faut comprendre ici le structuralisme comme un « Heidegger accommodé à la française » (1), dont la philosophie (critique de la subjectivité au nom de l’être) devient une critique de la subjectivité au nom de l’objectivité des structures signifiantes.

Comment rendre politique cette pensée structuraliste ? Pour Gauchet, la voie définie par Althusser était largement une imposture. Sa proposition est ailleurs : fondamentalement, il s’agit d’abord de comprendre que nous vivons la substitution du regard positif à la magie du pouvoir, et que dans ce contexte, la question est de savoir si cette substitution débouchera sur la technocratie rationalisant le fait social jusqu’à en éliminer toute forme d’incertitude, ou si au contraire elle ouvrira la porte à une prise en main du savoir social par les acteurs eux-mêmes – créant ainsi une nouvelle condition historique, celle de l’humanité consciente d’elle-même et de son devenir. Prendre conscience de cet enjeu, l’expliciter, apprendre à le traiter : voilà le projet qui fédèrera le structuralisme pour le rendre authentiquement politique.

Sur le plan intellectuel, explique Gauchet, la démarche est rendue difficile par l’impossibilité d’une pluridisciplinarité authentique – chaque discipline tentant d’attirer les autres à elle, et finalement se transformant en sophistique pour inclure coûte que coûte (d’où la « gueule de bois théorique de la génération 68 », pour reprendre sa jolie formule). Sur le plan pratique, elle est perturbée par la nécessité, pour agir dans le champ politique, d’élaborer une programmatique – alors que, justement, une telle démarche suppose l’abandon de toute idée de programme.

Pour surmonter ces difficultés, il faut, explique Gauchet, que le structuralisme se délivre de lui-même. Il s’agit de sortir de l’allégeance formelle au marxisme, de l’emprise exercée par l’histoire structurale de Foucault, de la phénoménologie comme méthode obligée, bref de toutes les formes qui, tout en se démarquant de la critique classique, continuent à fonctionner comme des spécialités. Bien entendu, il faut, aussi, capitaliser sur les acquis de ces mouvements ; mais il serait mortifère de ne pas les prolonger jusqu’au-delà d’eux-mêmes, pour aller vers une unité active de la pensée structuraliste, renvoyée à son élément crucial : l’Histoire, plutôt que le sujet, plutôt que la critique. Pour simplifier à outrance : il s’agit donc de situer le structuralisme dans un cadre fondamentalement hégélien (la raison dans l'histoire), en le sortant de son cadre préexistant, fondamentalement cartésien et kantien.

Ce retour à l’hégélianisme exige évidemment une réinterprétation radicale. Etre structuraliste dans le cadre hégélien, a priori, paraît impossible. Le structuralisme interdit le déterminisme ; donc on ne voit pas comment il pourrait être hégélien.

La réponse réside pour Gauchet dans l’élaboration d’une critique de la raison historique, autour du concept de « Décision ». Il s’agit de poser la question décisive en politique : comment sont prises les décisions ? Si cette question est résolue, la réponse fournira, toujours selon Gauchet, une base pour conjuguer hégélianisme et structuralisme. Parce qu’alors, l’histoire hégélienne sera ramenée dans un cadre structuraliste : on connaît les structures qui produisent son sens, et sa fin devient l’accomplissement de ces structures.

 

*

 

Voilà la question posée. Reste à y répondre – du moins en ce qui concerne l’Occident.

Gauchet a très vite orienté ses recherches vers la religion. Elle lui semblait, instinctivement pourrait-on dire, la clef du mystère. La décision politique est prise parce qu’on pense d’une certaine manière ; certes, cette manière de pensée pense à la place du sujet (structuralisme, influence de Lacan) ; mais le sujet la pense tout de même : l’articulation entre le penser et le pensé, c’est le religieux.

Le moment décisif de l’Histoire est pour Gauchet le « tournant axial » qui se produit lorsque l’Etat transforme la religion, soudainement, au début de l’Antiquité classique. C’est ce qui fait entrer l’humanité dans la condition historique. Désormais, l’engendrement du présent par le passé est pensé comme le résultat d’une action planifiée. L’humanité passe dans un ordre intentionnel. Individualisme et collectivisme, liberté et tyrannie, égalité et inégalité deviennent pensables : la décision doit être prise, parce qu’il y a quelque chose à décider.

Ce quelque chose fait, pour Gauchet, l’objet d’une décision cruciale avec le christianisme : c’est « la sortie du monde où il y a des dominations ». A partir de ce moment, la marche de l’Histoire est définie comme l’extraction du monde hors de lui-même, sa transformation en ce qu’il n’est pas. L’Eglise chrétienne, en revendiquant un pouvoir spirituel détaché du temporel, n’est d’ailleurs pensable que dans le cadre de cette histoire-là. C’est son émergence qui donne, pour Gauchet, un tour particulier à l’Occident : là, à l’ouest de l’Europe, il n’y a plus d’empire pour l’encadrer, si bien que le conducteur spirituel est libre d’orienter la décision matérielle vers des fins autonomisées à l’égard du pouvoir politique.

Au onzième siècle, avec la réforme grégorienne, cette évolution débouche sur une réinvention du christianisme, ou si l’on veut sur la révélation de son essence : l’Eglise devient médiatrice entre un au-delà vers lequel il faut aller, à partir d’un ici-bas qu’on peut transformer. L’idée de Progrès est née, et, avec elle, celle d’une société qui se projette vers l’avenir à partir du passé. Le critère de la décision est défini : ce sera le progressisme. Toute l’histoire de l’Occident n’est pour Gauchet que le déroulé de ce critère, de la Réforme à l’industrialisation, en passant par la Révolution.

Penser Hegel en termes structuralistes, c’est d’abord connaître cette histoire, et donc mettre en perspective l’hégélianisme.

 

*

 

Mais cette approche structuraliste permet, surtout, de penser la crise actuelle comme étant d’abord celle de ce critère de la décision : le progressisme.

Au XIX° siècle, avec la psychiatrie s’ouvre une ère nouvelle, où l’interprétation de la subjectivité humaine échappe radicalement à l’historicité. Soudain, la folie cesse d’être une ruse de la raison, elle devient l’instrument d’une révélation sur le psychisme en amont de la raison (avec en particulier la psychanalyse et la découverte de l’inconscient). Ce surgissement de la psychiatrie n’a rien d’un hasard : c’est, estime Gauchet, un signe parmi d’autres dans une évolution générale qui fait muter la perception que l’humanité a d’elle-même.

Ici, donc, la religion du Progrès explose, parce que la question devient énonçable, qui la prend à revers : et si le sens était à l’intérieur du sujet, donc hors de sa condition historique ?

L’objectivité n’existe plus dans l’univers de la psychiatrie, dans l’univers créé par la psychiatrie. Dès lors, la pensée hégélienne, la pensée de l’historicité, donc, ne peut plus être formulée : il n’est plus possible de pointer dans le sujet le caractère historique de la raison. Les sociétés  modernes avaient entamé la mue, ouvert la porte à la crise, en constituant l’individu en individu de droit. L’individu biologique, devenu individu social, devient, à la fin de l’époque moderne, le producteur du social – à côté de l’Histoire, donc, et potentiellement contre elle. Tant que la religion tenait, l’historicité restait possible pour le sujet, qui ramenait son intériorité à l’historicité ; dès lors que la religion cède, plus rien ne garantit cette historicité du sujet, il devient producteur du social en toute ignorance de l’Histoire. L’humanité entre dans l’ère de l’autonomie individuelle. L’altérité n’est plus nécessaire à l’anthropogenèse, la « culture du narcissisme » (Lash) devient potentiellement la culture dominante.

Contrairement aux attentes des promoteurs de la démarche, il en résulte une dissociation progressive d’abord de la société et de l’Etat, ensuite de la société d’avec elle-même. Elle éclate littéralement. Les idéologies seront, fondamentalement, une tentative pour interdire cet éclatement, pour reconstituer une unité devenue impossible en l’absence du religieux.

Peine perdue : la subjectivité, le rapport de soi à soi, devient le mode de pensée de l’Occident. La condition historique n’existe plus, l’envie même de l’incarner a cessé d’animer les peuples. Hegel avait élevé l’immanence jusqu’à la transcendance, par l’auto-extériorité. Quand il n’y a plus ni extériorité, ni transcendance, il n’y a plus d’élévation de l’immanence.

Gauchet fait remarquer ici que cette évolution est d’ailleurs tout à fait logique, produite par les structures mêmes du projet occidental : le christianisme, en ouvrant la porte à l’idée de Progrès, a aussi préparé le terrain pour l’avènement du sujet autonome. Dès lors que le Verbe s’incarne, dès lors que le Davar hébraïque fusionne avec le Logos grec, ce n’est pas seulement l’humanité en marche vers le Progrès qui devient pensable (le Logos comme instrument du Davar au niveau collectif), c’est aussi celle du sujet autonome en marche vers lui-même (le Logos vers le Davar, au niveau individuel). Telle est l’autre révolution introduite par le christianisme, révolution qui chemine souterrainement, sous l’idée de Progrès, et finit par la submerger.

Pour Gauchet, la crise actuelle de l’Occident est là : c’est l’instant où l’idée du sujet autonome prend le pas sur celle du Progrès. L’organisation du monde reste possible, mais elle ne tend plus vers la Cité idéale : elle est faite en fonction des désirs du sujet. La condition historique est devenue un problème qu’on ne cherche même plus à résoudre, qu’on reconnaît insoluble, et que d’ailleurs on finit par juger sans intérêt.

L’actuel culte du Marché (le  Divin Marché) est l’aboutissement de ce processus : c’est l’idéologie terminale, à ce stade, produite par la sortie de la religion. Et c’est, en fait, une idéologie de la non-idéologie : puisque la condition historique est insoluble, produisons la société à partir du sujet, à partir de l’interaction des sujets (« La société des individus »).

Ce monde des individus, sortis de la condition historique, est-il autre chose qu’un pis-aller, un théâtre d’ombres ? Il n’est que cela, répond Marcel Gauchet. Pour lui, le « Divin Marché » est tout au plus un faux nez de l’Etat, lequel continue à réguler la société (sans lui, pas de marché possible). Simplement, à présent, l’Etat s’efforce de dissimuler son intervention, afin que les sujets réputés autonomes échappent au poids de l’historicité. C’est tout, et c’est la porte ouverte à la captation du regard positif par la technocratie.

Pour autant, Gauchet reste optimiste. Ce pis-aller désastreux n’aura qu’un temps, estime-t-il. La condition historique finira tôt ou tard par faire à nouveau sentir son poids. Et c’est à ce moment-là que le travail de construction d’un hégélianisme structuraliste deviendra utile, indispensable même : il s’agira de réinsérer le sujet, désormais autonome, dans sa condition historique. Cette insertion se fera autour du concept d’apprentissage : le sujet autonome, à un certain moment et si les bases de la démarche ont été créées, voudra apprendre son historicité, pour en faire une composante de son autonomie (on pense ici à Charles Taylor, et à ses réflexions sur le multiculturalisme).

Le structuralisme, comme gage de l’autonomie, et l’hégélianisme, comme vecteur de l’historicité : le projet de Gauchet est intéressant, mais la question reste posée de savoir s’il est faisable. La contemplation médusée du désastre contemporain ne nous pousse pas à l'optimisme, sur ce point. Ou encore, pour le dire avec humour : Gauchet, c'est la pensée élevée... de quelqu'un qui plane.

( 1 ) Il n'est pas interdit d'y voir une trahison de Heidegger, puisque d'une part l'idée même de fondement objectif par les structures nous situe assez loin du concept de dévoilement, et d'autre part cela revient à réintégrer artificiellement la pensée de Heidegger dans le cadre progressiste, cadre où, a priori, il est impossible de la situer (réflexion sur la technique). Au reste, on relèvera que la suite de la réflexion de Gauchet ne fait guère de place à Heidegger... Par commodité, nous n'entrerons pas ici dans ce débat, à chacun de se faire son opinion.

Les commentaires sont fermés.