Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

dimanche, 07 septembre 2014

Anselm Grün, retrouver le goût de la vie

Anselm Grün, retrouver le goût de la vie

Face à la fatigue

Pierre Le Vigan*
Ex: http://metamag.fr

A Guillaume de Tanoüarn.

anselm-gruen-3.jpgLa fatigue a toujours été bien autre chose qu’une simple question physique, psychique ou médicale. Les Pères de l’Eglise lui ont toujours donné une place importante. Ils lui ont toujours donné une positivité. Il y a une bonne fatigue, qui est aussi une grande fatigue, et qui donne une plus grande perception des choses, une plus grande réceptivité. Erhart Kastner note qu’on « ne s’ouvre alors qu’au minimum de choses. Mais ce minimum est si royal, si splendide  qu’on ne vit véritablement qu’en ces moments d’intense réceptivité.» (La Simandre du Mont Athos, 1956). Il y a donc un bon usage de la fatigue, un usage comme abandon à l’essentiel (Dieu pour les croyants). C’est une fatigue dont on tire du bien.
 
Peter Handke parle à ce sujet d’une « fatigue au regard clair ». Elle fait voir l’essentiel. C’est une fatigue qui unifie, qui rassemble, et montre à chacun de nous ce qui compte vraiment. Byung-chul Han, philosophe coréen d’expression allemande, professeur à l’Université de Karlsruhe, oppose, dans La société de la fatigue (Circé, 2014), la mauvaise fatigue contemporaine, due au culte de la performance et à la dispersion, à la bonne fatigue, celle qui recentre et unifie le cœur et l’âme.  C’est elle qui nous rapproche de la contemplation. Elle nous amène à « respirer dans la lumière de la fatigue », comme écrit encore Peter Handke (Essai sur la fatigue, Gallimard, 1991). Le pape saint Grégoire le Grand, relatant la vie de  saint Benoit de Nursie, fait état d’un sentiment analogue. Cette contemplation est ce que la philosophie grecque appelle « loisir ». Elle permet, dit Héraclite, « une écoute de l’essence des choses ». Josef Pieper expliquait que, en ce sens, la base de toute culture est le loisir (Le loisir, fondement de la culture, Genève Ad Solem, 2007).
 
Il y a donc la possibilité de l’exercice d’une bonne fatigue, qui n’est pas abandon à la paresse, mais un « laisser advenir » à la lucidité. Cette bonne fatigue n’est pourtant pas simple d’accès. Saint Antoine (Antoine le Grand ou Antoine d’Egypte), le fondateur de l’érémitisme, fait état du danger de l’acédie (acédia). C’est l’incapacité à être présent dans l’instant, à se concentrer. C’est le taedium vitae. C’est l’horror loci (Jean Cassien). C’est une oisiveté (otiositas), qui n’est pas le loisir, mais bien plutôt l’incapacité au loisir. C’est une paresse subie, c’est un affaissement de l’énergie. Heidegger évoque à son sujet une « instabilité et une « dispersion ».
 
L’acédie est tout le contraire de « la fatigue au regard clair » qu’évoque Peter Handke dans ses écrits cités plus haut. L’acédie est un grand danger. Quand l’acédie menace, Evagre le Pontique, l’un des Pères du désert, propose « la lecture, la veille et la prière ». (Traité pratique ou le Moine, Abbaye de Bellefontaine, 1996). Il nous appelle à regarder cette fatigue « acédieuse » (ou acédique) pour ce qu’elle est : une mauvaise fatigue, plus encore, une lassitude intérieure, un mal insidieux qui nous ronge, mais qui, justement, nous indique qu’il faut rechercher la « bonne fatigue », non celle de l’excès, celle de l’exténuation, mais celle du travail serein, solide, durable, constant, mesuré conformément à notre rythme intérieur, la fatigue de l’homme présent à soi après de justes et bons efforts. 
  
Mesurons encore les choses en nous attardant sur le sens de deux mots grecs. Lype/lipein renvoie à une fatigue-abandon, à une fatigue/lâcheté. Par contre, penthos/penthein, c’est le deuil, c’est « après la tristesse », c’est après l’acédie. Là encore, on voit le mouvement de reprise de soi, lucide, sereine, confiante, au-delà de toute désespérance, mais aussi de toute illusion euphorique, qui peut être le remède à l’acédie. C’est le ressaisissement de l’homme.

Les Romains parlaient d’otium, temps libre, temps du retour sur soi, temps d’une retraite active, temps d’une prise de distance, non pas temps de l’inactivité, mais temps d’une autre activité. Les Grecs parlaient de scholè (l’école). C’est la même chose, c’est le temps des études et de la philosophie (la theoria), c’est le temps des activités nobles, par opposition aux activités purement utilitaires (le non-loisir, le neg-otium disaient les Romains). Pour éviter l’acédie, il faut se tourner vers cela : l’otium/la scholè. L’étude de soi, des autres, du monde, de la lumière qui nous baigne, et que d’aucuns appellent Dieu, et qui est à coup sûr lumière divine.
 
On a ainsi, d’un côté une fatigue séparatrice, une fatigue/paresse, une acédie, et de l’autre côté une fatigue réparatrice, unificatrice, joyeuse, celle qu’Evagre le Pontique invite à « regarder dans les yeux », car elle est le visage de notre vérité, de notre faiblesse, de notre faillibilité, mais aussi de notre énergie de reprise de soi, non pas seulement pour soi, mais pour le monde, car nous sommes les débiteurs du monde. Les deux fatigues s’opposent. L’une est du côté de la perte d’énergie et de la perte du goût de vivre, l’autre nous ramène à la joie, et à la force de vivre. 
 
Anselm Grün, Retrouver le goût de la vie, Albin Michel, 2014, 170 pages, 13 €.
 

anselm_grun_sn635.jpg


*Pierre Le Vigan est écrivain. Il est notamment édité par La barque d'or

00:05 Publié dans Ecologie, Livre, Livre, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, livre, écologie, anselm grün | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Les commentaires sont fermés.