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vendredi, 26 décembre 2014

Situation en Syrie, lutte contre l’EIIL, rôle de la Turquie

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Situation en Syrie, lutte contre l’EIIL, rôle de la Turquie

Entretien avec Herbert Fritz, expert ès-questions kurdes

Propos recueillis par le Dr. Bernhard Tomaschitz

Q. : Dr. Fritz, vous vous trouviez naguère dans les régions syriennes peuplées de Kurdes. Quelle est la situation là-bas ?

HF : Depuis plusieurs semaines déjà, on ne parle plus que des combats qui se déroulent autour de la ville de Kobane. En réalité, on ne se bat pas qu’à Kobane et dans ses environs immédiats mais aussi dans les autres parties de la région de Rojava, Rojava étant le nom que donnent officiellement les Kurdes à cette partie de la Syrie, constituée de trois cantons kurdophones. La région de Rojava est formée de trois aires distinctes, bien séparées les unes des autres : à l’Est le canton kurde de Cezire touche directement le Kurdistan irakien autonome ; c’est le plus grand des trois cantons kurdes syriens et son chef-lieu est la ville de Qamishli.

Le gouvernement se situe aujourd’hui dans une ville plus petite, Amude. Plus à l’Ouest se trouve le canton de Kobane, dont le chef-lieu est la ville du même nom. A l’Ouest de la région kurdophone se situe le plus petit des trois cantons, celui d’Afrin. Chacun des trois cantons dispose d’un gouvernement propre. Les conférences entre responsables se tiennent via Skype.

Q. : Que vous ont dit les représentants de la population kurde lors des conversations que vous avez eues avec eux ?

HF : Ils m’ont dit : « Il y a quelques jours, le Daesh a attaqué des villages au sud de Tel Marouf mais nous avons pu les repousser. Tel Marouf, avec sa célèbre mosquée, est resté dix jours en mars aux mains des combattants de Daesh. Vous allez pouvoir constater vous-même les destructions qu’ils y ont commises. A l’intérieur de la mosquée, ils ont fait un feu puis ils ont fait sauter le sanctuaire soufi et le minaret et détruit la bibliothèque ».  Voilà ce que nous a dit, à moi-même et à un journaliste néerlandais, Redur Xelil, porte-paroles de l’YPG (Milices d’autodéfense des habitants) du canton de Cezire. Il nous a ensuite esquissé un bref synopsis de la situation militaire et montré les passeports de nombreux combattants du Daesh, tués au combat. Il a eu ces mots : « Nous lutterons jusqu’à la dernière cartouche ». Et il a pris congé de nous.

Q. : On est impressionné de voir avec quelle détermination les Kurdes se sont défendus contre les combattants de l’EIIL, bien mieux équipés. Comment expliquez-vous cela ?

HF : Le PYD (Parti de l’Union démocratique) a manifestement su mobiliser les masses kurdes, leur a donner l’enthousiasme nécessaire. Nous avons pu le constater dès le premier jour dans la région de Rojava, où se déroulait un enterrement. Sur la route qui mène à la petite ville de Dayrik, nous avons effectivement rencontré un cortège funèbre important. Deux « Chahid » (= martyrs) étaient portés en terre, suivis d’un convoi automobile de plusieurs kilomètres. La centaine de voitures qui composaient ce cortège étaient décorées de drapeaux du PYD et de photographies d’Abdullah Öçalan. Les cérémonies funéraires se déroulaient sans réconfort spirituel. Les discours tenus étaient martiaux. Par la suite, j’ai souvent posé la question : « Comment avez-vous pu résister à une armée matériellement supérieure comme celle de l’EIIL, avec vos moyens réduits ? ». On m’a toujours répondu à Makhmour, à Kirkouk ou à Cezire de la même façon : « Nous luttons pour notre liberté et pour notre peuple ».

 

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Q. : Au début de l’année 2014, les Kurdes de Syrie ont proclamé leur autonomie. Comment la région est-elle désormais organisée ?

HF : L’entrée en vigueur d’une sorte de constitution, fin janvier 2014, est l’effet des idées exprimées jadis par Abdullah Öçalan. Cette constitution doit refléter la situation ethnique et religieuse réelle du Nord de la Syrie. Les Assyriens chrétiens sont posés comme une nation à part entière, exactement comme les musulmans dans l’ex-Yougoslavie. Outre la langue arabe, les langues kurde et assyro-araméenne seront introduites dans le curriculum des écoles officielles. Des enseignants seront formés pour les y enseigner, en vertu des principes de cette constitution. Tous les postes de direction dans le parti et dans l’administration doivent être doublement pourvus et l’une des deux personnes mises en place doit obligatoirement être une femme. Dans les conseils exécutif et législatif, les trois grandes communautés ethniques de la région de Rojava seront représentées : les Kurdes, les Arabes et les Chrétiens assyriens.  Les deux présidents de canton à Cezire sont des figures très différentes l’une de l’autre : lui, Humeydi Deham El-Hadi est arabe et musulman, principal cheikh de la tribu des Chammars et, elle, Hadiya Yousif, est kurde.

Q. : Ce mode de coopération fonctionne-il bien dans la pratique ?

HF : Cela me rappelle la question qu’a posée un jour un journaliste turc à Humeydi Deham El-Hadi : « Comment vous sentez-vous, en tant que musulman, qu’homme et qu’Arabe lorsque vous devez exercer le mandat de président avec une femme mise à égalité avec vous ? ». Le cheikh des Chammars a souri malicieusement. On lui avait déjà très souvent posé la question. « Les femmes embellissent et enrichissent nos vies », a-t-il répondu en éludant évidemment le fond de la question.

Q. : Quel rôle a joué en fait la guerre civile syrienne dans les efforts des Kurdes vers l’autonomie ?

HF : En juin 2012, l’armée syrienne commencé à déplacer des troupes vers les zones où les combats étaient plus violents, si bien que les Kurdes ont pu se rendre maîtres de quelques villes sans combattre. Les raisons qui ont poussé le gouvernement légitime de la Syrie à retirer des troupes des régions kurdophones ont été, à l’évidence, les pressions exercées par l’Armée Syrienne Libre (ASL) et par les groupes djihadistes, mais aussi, il faut l’ajouter, le fait que les Kurdes avaient promis de ne pas proclamer un Etat qui leur soit propre. Tant le PYD que le « Conseil National kurde » (CNK), proche de Massoud Barzani (Président du Kurdistan autonome irakien), qui se sont unis le 11 juillet 2012 au sein d’un « Haut Conseil kurde » (HCK), défendent le même point de vue : autonomie des régions kurdes au Nord de la Syrie.

Q. : La Turquie suit attentivement les événements qui se déroulent en Syrie, vu la tension qui existe entre elle et sa minorité kurde, parce que ces événements risqueraient de renforcer le PKK, ce qu’elle craint par-dessus tout…

HF : La Turquie, où la minorité kurde est très importante quantitativement, craint l’attraction que pourrait exercer une deuxième entité autonome kurde sur les Kurdes de l’Est anatolien ; c’est ce qui explique la grande réticence d’Erdogan à aller aider les combattants kurdes de Kobane. Ensuite, la Turquie craint l’idéologie du PYD, parti frère du PKK. Pourtant le tropisme islamiste d’Erdogan pourrait lui dicter de traiter les Kurdes avec fraternité et générosité au nom de l’Oumma musulmane. De plus, il a été le premier homme politique turc qui a accepté de faire quelques concessions en faveur des Kurdes. Mais l’idéologie du PKK est l’exact contraire de ce qu’il défend lui-même. Nous avons affaire là à deux modèles de société diamétralement différents. Pour le dire de manière lapidaire : « C’est le voile et la kalachnikov ».

 

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Q. : L’émergence de l’EIIL a ramené les Kurdes sous les feux de rampes des médias internationaux. Est-ce un avantage ?

HF : L’émergence de l’Etat islamique a des avantages, mis à part, bien sûr, les crimes horribles qu’il a commis et qu’il commettra sans doute encore. Massoud Barzani joue aujourd’hui un rôle considérable sur la scène politique internationale et la fondation d’un Etat kurde est potentiellement proche désormais. La Turquie ne pourra plus empêcher la prise en considération du PKK par les instances internationales et par les milieux diplomatiques. Par ailleurs, on ne peut rien pronostiquer quant à l’avenir des régions kurdes de Syrie. On est cependant à peu près sûr que le plus grands des cantons kurdes de Syrie, celui de Cezire, sera attiré par le Kurdistan autonome d’Irak, vu la proximité géographique de celui-ci.

Entretien paru dans « zur Zeit », Vienne, n°44/2014 ; http://www.zurzeit.at ).

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