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jeudi, 16 mars 2017

Kubrick face à la modernité

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KUBRICK FACE À LA MODERNITÉ

Si tout le monde connaît la dimension cinématographique de Stanley Kubrick, son rapport à l’art, et à la modernité en général, demeure assez flou. Sa méfiance naturelle envers les médias, sa vie de reclus et sa personnalité introvertie laissent part à la déduction plus qu’à l’affirmation. Néanmoins, parmi les entrevues qui nous sont parvenues, notamment celle avec Michel Ciment en 1972, les propos de Kubrick permettent d’éclairer suffisamment la question de son paradigme artistique, et de quelle manière il entrevoyait l’hégémonie d’un art contemporain dont la prétendue nature artistique fait l’objet de nombreux débats. Si ses propos nourrirent eux aussi la légende de Kubrick comme misanthrope et pessimiste, ils n’en demeurent pas moins un éclairage important sur son propre travail cinématographique, mais aussi une critique pertinente à l’égard de la modernité véhiculée comme véritable doxa par certaines élites culturelles et intellectuelles.

L’ORIGINALITÉ CONTRE L’ART

À la question de savoir si nous avons atteint une forme de « non-art », si l’art contemporain est finalement « anartistique », les débats ont toujours été passionnés et contradictoire. Les promoteurs de l’art contemporain ont depuis longtemps repris, même rétroactivement, le célèbre contresens onaniste de Marguerite Duras selon lequel « l’absence de style est un style ». « Produit typique, gloire du néo-capitalisme, elle le représente parfaitement; elle obéit parfaitement à son exigence de non-intervention de la part de l’artiste » selon Pasolini, nivellement sur le réel au détriment des critères fondés sur l’esthétique et le Beau selon Mavrakis, l’art contemporain pouvait aussi  receler quelque chose d’assez réactionnaire chez les nouveaux avant-gardistes, tel qu’en parlait Pasolini dans Empirisme Hérétique, et dont même Ezra Pound ne voulut rien savoir. L’opinion de Stanley Kubrick ne divergeait guère, et a le mérite de poser une dichotomie occultée volontiers par les défenseurs d’un art « contemporain » légitimé par la tautologie d’une certaine idéologie de la modernité. À l’instar d’un Pasolini qui brisa la solide idée que le progrès se réaliserait par le développement, Kubrick dissocia clairement l’art de l’originalité dans l’entrevue donnée à Michel Ciment en 1972 : « Il y a une importante partie de l’art moderne qui n’est pas intéressante, où l’obsession de l’originalité a produit un type d’œuvre qui est peut-être original mais nullement intéressant ». De fait, la logique qu’il suit est semblable à celle de Pasolini ; en plaçant l’art sous le prisme de l’originalité, c’est en fin de compte cette dernière qui devient le centre de la production artistique, au détriment de l’art lui-même, et de ce qui le compose. Cette évacuation des critères pourtant essentiels à l’art, faisant que ce n’est pas lui qui imite la vie mais bien l’inverse en ce qu’il représente un idéal vers lequel tendre, engendre un nivellement des imaginaires ; la réalité, telle qu’on voudrait nous la faire concevoir, devient l’étalon de nos facultés de projection, et nous empêche l’évasion ou la réflexion.

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Cela étant, la solution que suggérait Kubrick revêt des atours pasoliniens. Quand ce dernier estimait qu’un progrès réel ne pouvait que se construire sur des valeurs populaires et enracinées, Kubrick estimait qu’« un retour vers le classicisme est nécessaire afin d’arrêter cette recherche stérile de l’originalité ». Loin d’être une idée réactionnaire, Kubrick ne voyait pas le classicisme comme une fin en soi, mais comme un moyen indispensable pour revitaliser l’art en partant sur de nouvelles bases, en faisant une tabula rasa de cette obsession de l’originalité. Néanmoins, Kubrick commit probablement une erreur d’appréciation en estimant le cinéma « hors de danger », en arguant que « Les films bien sûr sont loin de ces problèmes parce que l’attitude à l’égard du cinéma est si profondément conservatrice ». Le seul conservatisme demeurant dans ce qui fait aujourd’hui du cinéma une industrie plutôt qu’un art, c’est justement le critère de rentabilité et d’efficience comme alpha et oméga des producteurs. Kubrick n’a su percevoir ce glissement de plus en plus ferme du cinéma vers un modèle industriel, et donc de culture de masse, au détriment de la valeur artistique. Cette assertion est d’autant plus paradoxale qu’ayant réalisé une partie de Spartacus, Kubrick assista aux contraintes kafkaïennes d’une production hollywoodienne, avec laquelle il refusa de frayer une seconde fois. De même, contemporain du fameux Dune de Jodorowski ou du Mégalopolis de Coppola avortés, l’on comprend pourquoi il affirme ensuite que « Les films pourraient aller beaucoup plus loin qu’ils ne vont. Il n’y a aucun doute qu’il serait agréable de voir un peu de folie dans les films », sans pour autant saisir pourquoi il n’eut pas conscience de la possibilité de tels achoppements alors que lui-même fuyait les grands studios pour obtenir une liberté créative totale.

« Il  y a une importante partie de l’art moderne qui n’est pas intéressante, où l’obsession de l’originalité a produit un type d’œuvre qui est peut-être original mais nullement intéressant. […] Je pense que dans certains domaines, la musique en particulier, un retour vers le classicisme est nécessaire afin d’arrêter cette recherche stérile de l’originalité. Les films bien sûr sont loin de ces problèmes parce que l’attitude à l’égard du cinéma est si profondément conservatrice. Les films pourraient aller beaucoup plus loin qu’ils ne vont. Il n’y a aucun doute qu’il serait agréable de voir un peu de folie dans les films. Au moins ils seraient intéressants à regarder. »
Entretien avec Michel Ciment, 1972

Cependant, Kubrick contrairement à Pasolini, diffère de la théorie gramscienne de l’hégémonie culturelle. Dans une entrevue donnée à The Observer en 1960, Kubrick ne pensait pas que « les écrivains, les peintres ou les cinéastes œuvrent parce qu’il y a quelque chose qu’ils désirent particulièrement dire ». C’est l’art comme finalité propre qui est recherchée selon le réalisateur, à l’instar des parnassiens, au point d’en affirmer que « Je ne pense pas qu’aucun artiste véritable n’ait jamais été orienté par quelque point de vue didactique, même quand il pensait que c’était le cas ». En ce sens, plusieurs remarques sont à formuler. Si l’on prend l’exemple de Pasolini, et notamment Accattone, l’on ne peut qu’admettre, effectivement, que le film marque plus par sa beauté et son surréalisme que par la didactique de Pasolini quant à exposer la vie des borgate romaines. Néanmoins, il n’est pas certain que cette remarque puisse s’appliquer à un film comme Salò ou les 120 Journées de Sodome. Si Théorème et Porcherie semblent voir leurs didactiques guidées par l’esthétique, le dernier film de Pasolini n’entre pas réellement dans cette catégorie, tant il fusionna l’esthétique avec la didactique. S’il est exact que l’esthétique peut demeurer le facteur déterminant d’un film, ne serait-ce que pour donner corps au message que souhaite lui donner son auteur, Kubrick néglige la dimension qu’une œuvre est susceptible de recouvrir dans une lutte culturelle. Cependant, ce propos éclaire bien plus sa propre démarche créative qu’aucune autre, dans la mesure où elle dévoilait déjà cette volonté de Kubrick de s’éloigner du modèle industriel qui parasite le cinéma pour le consacrer comme un art pur. En cela, Kubrick dissociait implicitement culture populaire de culture de masse, au sens où celle-ci s’entend comme l’application d’un paradigme capitalistique à la culture et à ses biens. De même, au vu de l’évolution de sa propre cinématographie, notamment avec Barry Lyndon ou Full Metal Jacket, mais aussi son entretien à Michel Ciment, l’on est tenté d’avancer que Kubrick, paradoxalement, ne tint pas la position exprimée dans les lignes de l’Observer, si tant est qu’il l’ait jamais tenue quand on repense aux Sentiers de la Gloire sorti trois ans auparavant.

« Je ne pense pas que les écrivains, les peintres ou les cinéastes œuvrent parce qu’il y a quelque chose qu’ils désirent particulièrement dire ; il y a quelque chose qu’ils ressentent. Et ils aiment la forme artistique : ils aiment les mots ; ou bien ils aiment l’odeur de la peinture ; ou encore ils aiment le celluloïd, les images photographiques et le travail avec les acteurs. Je ne pense pas qu’aucun artiste véritable n’ait jamais été orienté par quelque point de vue didactique, même quand il pensait que c’était le cas. »
Entretien à l’Observer, 1960

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LE « PROGRÈS » CONTRE LE MONDE

Nonobstant cela, l’on appréhende la cohérence entre le paradigme artistique de Kubrick et son mode de vie d’exilé. L’on compare souvent Kubrick et Welles dans la mesure où tous deux firent un premier film qui défraya le milieu du cinéma étasunien, avant de devoir tout deux quitter le continent américain au profit de l’Europe. Toutefois, si Welles dut le faire par contrainte afin de trouver des fonds pour ses autres productions, le départ de Kubrick restait un choix parfaitement volontaire, ainsi que son isolement. L’expérience de Spartacus et l’industrialisme de plus en plus hégémonique à Hollywood, incompatible avec sa vision du cinéma comme art véritable, se traduisirent, chez Kubrick, par la légende qu’on fit de lui : un introspectif vivant reclus dans sa demeure qu’il rêvait suffisamment grande pour se passer des studios d’enregistrement. Cet isolement lui conféra notamment la réputation d’être un misanthrope, propos qu’il est cependant possible de nuancer. Si le qualificatif de misanthrope reste audacieux à attribuer à Kubrick, il est néanmoins possible de le croire pessimiste. Cela se ressent dans sa vision des démocraties occidentales, dont Michael Herr reporta la teneur dans le numéro d’août 1999 de Vanity Fair, où il confiait que Kubrick « partageait le même point de vue sur la démocratie que la plupart des gens que je connais. […] Il y voyait une expérience noble qui a échoué en chemin, qui a été anéantie par de vils instincts, l’argent, l’égoïsme et la bêtise ». Si l’on sent bien la volonté de Herr de lisser ce qu’aurait pu être la véritable opinion de Kubrick à ce sujet, que l’on imagine sans mal proche d’un Debord ou d’un Pasolini, Herr glissa tout de même que Kubrick voyait le despotisme éclairé comme le meilleur régime possible, mais sans y croire tant l’occidentalisme est rongé par l’individualisme et le désenchantement du monde. L’idée de despotisme éclairé n’est pas en contradiction avec son idée sur l’art. En bon élitiste, Kubrick estimait certainement que l’art, dont le cinéma fait partie, se doit d’élever l’homme au-delà des contingences matérialistes, un despote éclairé n’étant, au sens machiavélien, qu’un dirigeant qui œuvre pour le bien de son peuple et sait s’appuyer sur lui pour contrer les puissances qui voudraient l’asservir pour leur propre profit. L’on retrouve notamment cette idée dans son fameux film Les Sentiers de la Gloire où il critiqua vertement l’autisme militaire, mais aussi dans Eyes Wide Shut, qui dépeint la vie sordide de la haute bourgeoisie new-yorkaise.

« Il partageait le même point de vue sur la démocratie que la plupart des gens que je connais. Ni de droite ni de gauche, sans certitudes, il y voyait une expérience noble qui a échoué en chemin, qui a été anéantie par de vils instincts, l’argent, l’égoïsme et la bêtise. […] Selon lui, le meilleur système serait un despote bienveillant, mais il ne croyait pas sincèrement qu’un tel homme existe. »
Michael Herr, in Vanity Fair, Août 1999

Cette méfiance envers la société du spectacle s’illustrait notamment dans la réticence de Kubrick à fréquenter les médias, d’où les rares entrevues laissées en héritage. Si la plus longue demeure celle donnée à Michel Ciment, et figurant aujourd’hui dans un livre hors de prix publié chez Casterman, la pudeur de Kubrick se trouve toutefois explicitée par Serge Kaganski dans le dossier que les Inrocks avaient consacré à Kubrick à la fin des années 1990. Kaganski y expliquait la raison pour laquelle le réalisateur rechignait à assumer sa notoriété, bref à être un homme public : « Il mettait en pratique cette idée très simple : pourquoi un créateur s’exprimerait-il publiquement puisqu’il l’a déjà fait à travers ses créations ? La forclusion volontaire de Kubrick signifiait aussi la primauté de l’œuvre sur l’artiste, la priorité de l’art sur la culture, une certaine résistance du cinéma face à la machine du spectacle médiatique ». Cet extrait n’est pas sans rappeler l’entrevue que donna Pasolini à la presse française après la sortie de Porcherie, où on lui demandait d’expliquer pourquoi ses derniers films étaient de plus en plus cryptiques alors que dans le même temps il se désespérait de la stupidité de plus en plus affligeante des gens. La réponse fut sans appel : « je fais des films de plus en plus compliqués parce que les gens sont de plus en plus bêtes », ou encore ajoutant, lors de sa conférence sur Salò, que « Cela n’est pas un film didactique. Qui veut comprendre, comprend, qui a des oreilles pour entendre, entend », rejoignant l’idée exprimée par Kubrick dans son entretien donné à l’Observer en 1960. Loin de faire de l’élitisme pour l’élitisme, l’enjeu exprimé par les deux cinéastes tient plus au refus du nivellement sacrifiant la valeur artistique, propre à la culture de masse, qu’à un onanisme intellectuel mal placé. La culture est quelque chose d’élitiste par nature, elle n’a pas à sombrer dans le pédagogisme.

Or, c’est justement la perte des valeurs, la désacralisation de la culture, et des cultures, qui fonde la critique fondamentale de Kubrick en tant qu’artiste. Dans un entretien donné pour Esquire, le réalisateur dénonçait le désenchantement du monde en prenant Lolita pour exemple : « Mais au XXe siècle, avec la désintégration des valeurs morales et spirituelles, il devient de plus en plus difficile – et au bout du compte impossible – pour un auteur de créer de façon crédible une situation comme celle-là, d’imaginer une relation amoureuse qui produise un tel choc et un tel sentiment d’étrangeté ». Cela n’est pas sans rappeler ce que Pasolini disait sur Accattone quelques années plus tard, arguant que les éléments inhérents au film, des borgates au sous-prolétariat, sa culture souterraine et son dialecte, furent annihilés par la société de consommation au profit de son homme nouveau. Kubrick fait le même constat avec Lolita, estimant qu’il ne lui serait plus possible, au moment de son entretien, de tourner un film pareil du fait de la « désintégration des valeurs morales et spirituelles ». Les sentiments qu’exprimaient les personnages de Lolita ne trouvent plus d’échos dans une société qui fonde ses valeurs sur l’hédonisme de masse.

Kubrick lie d’ailleurs cela directement à la mort de Dieu, telle qu’elle fut énoncée par Nietzsche : « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau ». La mort de Dieu est provoquée par les nouvelles idoles émergeant après la seconde révolution industrielle et l’entrée de l’Occident dans le progrès entendu comme développement. Nietzsche reconnaissait d’ailleurs la crise qui découlait de cette mort dans Le Crépuscule des Idoles : « En renonçant à la foi chrétienne, on se dépouille du droit à la morale chrétienne. Celle-ci ne va absolument pas de soi […]. Le christianisme est un système, une vision des choses totale et où tout se tient. Si l’on en soustrait un concept fondamental, la foi en Dieu, on brise également le tout du même coup : il ne vous reste plus rien qui ait de la nécessité ». Stanley Kubrick ne divergeait guère de la pensée nietzschéenne sur ce point lorsqu’il confiait que « L’homme s’est détaché de la religion, il a dû saluer la mort des dieux et les impératifs du loyalisme envers les États-nations se dissolvent alors que toutes les valeurs anciennes, tant sociales qu’éthiques, sont en train de disparaître » et que « les religions du monde, en dépit de leur étroitesse d’esprit, offraient une forme de consolation contre cette grande douleur, mais, maintenant que les hommes d’Église annoncent la mort de Dieu et que, pour citer à nouveau Arnold, « l’océan de la foi se retire partout dans « un long rugissement mélancolique » ».

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« L’homme s’est détaché de la religion, il a dû saluer la mort des dieux et les impératifs du loyalisme envers les États-nations se dissolvent alors que toutes les valeurs anciennes, tant sociales qu’éthiques, sont en train de disparaître. L’homme du XXème siècle a été lancé dans une barque sans gouvernail sur une mer inconnue. S’il veut rester sain d’esprit la traversée durant, il lui faut faire quelque chose dont il se préoccupe et quelque chose qui soit plus important que lui-même. »
Entretien à Playboy

La crise provoquée par la mort de Dieu se traduit par la glorification de l’hédonisme et de la Technique. Comme le disait Pasolini dans ses Lettres Luthériennes, « la société préconsumériste avait besoin d’hommes forts, donc chastes. La société de consommation a besoin d’hommes faibles, donc luxurieux », tout simplement parce qu’elle a « des lois internes et une autosuffisance idéologiques capables de créer automatiquement un pouvoir qui ne sait plus que faire de l’Église, de la Patrie, de la Famille et autres semblables lubies ». En clair, « l’homme n’a plus de béquille sur laquelle s’appuyer, et plus d’espoir, aussi irrationnel soit-il, pour donner un sens à sa vie » comme le disait Kubrick, et « cette reconnaissance écrasante de notre mortalité est à l’origine de bien plus de maladies mentales que, je le soupçonne, ne le pensent même les psychiatres ». La seule solution selon lui, outre le retour aux valeurs culturelles du classicisme évoquées plus haut, est que l’homme doive « faire quelque chose dont il se préoccupe et quelque chose qui soit plus important que lui-même. »

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Drieu la Rochelle: suicidé de la société?

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Drieu la Rochelle: suicidé de la société?

 

Zone Critique se propose de revenir sur les écrivains oubliés, déclassés et maudits du Panthéon littéraire français afin de mieux cerner les enjeux de leurs postérités. Pierre Drieu la Rochelle semble être la figure idéale pour inaugurer le bal de notre nouvelle série. Ainsi, nous vous posons la question : “Peut-on encore lire Drieu la Rochelle ?” Dandy en 1920, fasciste en 1940, suicidé en 1945, que faire du cas Drieu la Rochelle ? Par delà le bien et le mal, l’écrivain collaborationniste et son œuvre peuvent-ils résister à nos idées reçus ?

‘’On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments.’’ André Gide

 

Depuis plusieurs années maintenant la presse s’emballe, les débats s’enflamment : faut-il laisser Robert Laffont rééditer Les Décombres de Lucien Rebatet ? La République doit-elle commémorer Céline ? Gallimard peut-il publier la Correspondance Morand /Chardonne ? Très récemment encore, une agitation toute superficielle, une écume journalistique faite à la fois de jugements tonitruants, de considérations philosophiques fragiles et de bons sentiments, nous a mis en garde contre Heidegger suite à la publication de ses Cahiers noirs. Drieu la Rochelle fait parti de ces maudits de la littérature, de ces exclus de la culture légitime. Ainsi, aujourd’hui, le milieu littéraire retient essentiellement de Drieu son engagement fasciste, son amitié pour Otto Abetz, les écrits antisémites de son Journal intime et sa collaboration avec le IIIème Reich durant l’Occupation de Paris. Et pourtant l’œuvre littéraire de Drieu la Rochelle témoigne bien plus d’une crise des valeurs, d’un doute perpétuel et généralisé que d’un engagement profond et simplificateur. Drieu a été fasciste, il serait indécent de le nier cependant il fut écrivain et bien d’autres choses encore…

Drieu a été fasciste, il serait indécent de le nier cependant il fut écrivain et bien d’autres choses encore…

Une esthétique de l’errance

Pierre Drieu la Rochelle est né en 1893 d’une famille bourgeoise conservatrice originaire de Normandie et a grandi à Paris dans l’ambiance délétère d’une famille qui se déchire, entre une mère dévouée et amoureuse et un père joueur, dépensier et infidèle. Élève brillant, déjà passionné par le dandysme de Barrès et l’égotisme stendhalien, il entame des études de Sciences Politiques rue Saint-Guillaume mais rate le diplôme de fin d’études. Mobilisé dès 1914, à 21 ans, il part au combat sur le front belge, emportant dans son paquetage Ainsi parlait Zarathoustra. Blessé trois fois durant le conflit, il revient de la guerre marqué par cette expérience et par sa lecture de Nietzsche. Il côtoie alors le Paris des Années folles, se rallie au groupe Dada, puis se rapproche des surréalistes dans les années 20, se lie d’amitié avec Aragon et Malraux. Noctambule, Drieu passe ses nuits à boire, à refaire le monde et à danser dans le petit milieu parisien des avant-gardes intellectuelles et artistiques. Il est déjà à l’époque attiré par des théoriciens de l’Action Française, comme Charles Maurras, figure intellectuelle majeure de l’entre-deux-guerres et oscille dans ses engagements et ses prises de positions politiques. Après ses recueils poétiques (Interrogation, Fond de Cantine) parus aux lendemains de la guerre, Drieu est remarqué en 1922 par son essai politique Mesure de la France, œuvre faisant le bilan du pays après la Grande Guerre et proposant une ligne politique républicaine, démocrate et de droite modérée, se voulant au-dessus des partis traditionnels. Il est à l’époque philosémite, occidentaliste, antimilitariste et anticlérical et participe à de nombreuses réunions d’artistes antifascistes. Il publie quatre ans plus tard son premier roman, L’homme couvert de femmes, à forte teinte autobiographique. A une vie de poète et de cabarets avec les surréalistes succède alors, avec l’accès à la notoriété, un quotidien de grand mondain. Invité aux dîners de la NRF, multipliant les conquêtes féminines, marié deux fois (dont une à l‘héritière juive Colette Jéramec), divorcé à deux reprises, amant de la femme de Louis Renault (fondateur emblématique de l’industrie automobile française), proche du gratin littéraire et de Jean Paulhan, Drieu participe à de multiples initiatives journalistiques, éditoriales et politiques. C’est à cette période qu’il écrit l’un de ses romans les plus célèbres le Feu Follet suivi de son recueil de nouvelles La Comédie de Charleroi.

Un homme hanté par le mal du siècle

PDLR-A30-46212267.jpgTout change pour Drieu à partir de l’attaque du Parlement par les ligues d’extrême droite du 6 février 1934. Dans les semaines qui suivent l’événement, Drieu part avec son ami Bertrand de Jouvenel en Allemagne où il rencontre Otto Abetz, futur ambassadeur du IIIème Reich à Paris pendant l’Occupation, qui lui propose de réaliser une série de conférence dans le pays. La succession d’affaires de corruption touchant la IIIème République et les premières expériences fascistes à l’étranger encouragent Drieu à croire à une régénérescence de la France par le fascisme afin d’empêcher le pays de sombrer dans une décadence orchestrée par les Francs-Maçons, la démocratie parlementaire, les gauchistes et les juifs qui l’obsèdent. La même année Drieu écrit un nouvel essai politique, Socialisme-Fascisme, dans lequel il déploie sa nouvelle idéologie. Deux ans plus tard il adhère au PPF de Jacques Doriot, premier parti français ouvertement fasciste, et devient éditorialiste dans l’organe de propagande du mouvement : l’Émancipation Nationale. C’est lors de ces années de changements radicaux qu’il écrit son plus grand roman à forte teneur autobiographique : Gilles.

Pendant l’occupation Drieu remplace Jean Paulhan à la tête de la NRF suite à une demande de l’occupant pour qui la Revue littéraire et les éditions Gallimard laissent trop de place aux juifs et aux communistes. Alors même que Drieu revendique à cette époque son appartenance au national socialisme, qu’il rédige des articles pour le quotidien collaborationniste de Brasillach et Rebatet ‘’Je suis Partout’’ et qu’il écrit dans son journal intime des pages d’un antisémitisme délirant, il fait libérer de nombreux écrivains prisonniers, comme Sartre, des camps de travail et aide Jean Paulhan à fuir la Gestapo.

Dès 1942, Drieu se désintéresse de la politique, ses œuvres et son journal ne font plus écho à un quelconque antisémitisme, l’écrivain, déçu du fascisme, se tourne vers l’histoire des religions et des spiritualités orientales. A la libération, contrairement à Céline, il refuse l’exil organisé à Sigmaringen ainsi que la proposition d’aide de Malraux pour le cacher. Il tente de se suicider à deux reprises sans succès et finit par se donner la mort le 15 mars 1945 par overdose médicamenteuse. Drieu est enterré dans le vieux cimetière de Neuilly-sur-Seine.

Une écriture de la nonchalance

‘’Saurai-je un jour raconter autre chose que ma propre histoire ?’’ écrit Drieu en exergue de son roman autobiographique État Civil en 1921.

Drieu la Rochelle n’est pas un grand écrivain, c’est un auteur de talent mais sans génie

L’auteur n’y arrivera jamais. Drieu la Rochelle n’est pas un grand écrivain, c’est un auteur de talent mais sans génie. Témoin lucide du malaise moral de sa génération, dernier dandy, Drieu est Gilles, il est l’Homme couvert de Femmes, il est Alain dans le Feu Follet et le jeune narrateur de la Comédie de Charleroi. Drieu est un écrivain que l’on côtoie comme un intime tant ses obsessions, ses ratages le suivent d’œuvre en œuvre. Il est tour à tour superbe de morgue et de mépris, puis ridicule ou pitoyable et on le suit, hagards, de roman en roman, pour retrouver, au fond des phrases, toujours les mêmes névroses incurables : le fascisme, la sexualité, l’amitié, l’engagement, facettes différentes d’une même pulsion de mort et d’absolu. ‘’L’échec de Drieu, après tout, est celui de la sincérité ‘’ écrivait à son sujet Gaëtan Picon. C’est cette sincérité même, alliée au talent de peindre l’époque qui fait de lui, dans certains de ses textes, un rival de Flaubert ou de Dostoïevski. Le lecteur confronté à son œuvre devient vite complice d’une écriture de la nonchalance, d’un désespoir tendre, d’un cynisme léger mais aussi d’une violence de l’auteur sur lui-même, sorte de tension comme pour sortir de soi, qui fait du corpus romanesque rochelien un ensemble de textes indivisibles et touchants. 

Un fantôme à fantasmes

Ceux qui apprécient à leur juste valeur la violence pamphlétaire, l’écriture au couteau, la vindicte polémique d’un Nietzsche, d’un Bernanos ou d’un Léon Bloy se doivent de lire Gilles, roman à charge contre l’époque, vaste fresque de l’entre-deux-guerres dans laquelle le lecteur abasourdi assiste aux scandales politiques de la IIIème République et où toute la verve satirique de Drieu se déploie avec force et assurance. Récit secret, dans sa mise en scène frontale de la conscience qui décide de sa propre fin, dans le rendu par la phrase de la lucidité absolue de l’homme résolu au suicide, est une lecture bouleversante. Les romans du couple sont également présents chez Drieu, écrivain perpétuellement hanté par son rapport de dépendance et de rejet paradoxal des femmes ; Une femme à sa fenêtre ou Beloukia constituent à cet égard de belles réussites. Quant aux autres, ceux qui préfèrent le petit roman psychologique français, la tendresse triste, le touillage attentif des profondeurs individuelles, Le Feu follet ainsi que les Mémoires de Dirk Raspe (dernier roman et puissant portrait de Van Gogh) sont fait pour eux.

Enfin, pour les plus passionnés : La panoplie littéraire de Bernard Frank constitue un des plus beaux hommages jamais rendu à l’auteur du Feu follet, le chapitre consacré à Drieu dans le Panorama de la Nouvelle Littérature Française de Gaëtan Picon est un texte bref mais remarquablement pertinent, enfin l’ouvrage de Jacques Lecarme, Le bal des Maudits est  l’un des textes critiques les plus abordables et les plus agréables sur l’œuvre et la pensée de Drieu .

Récit secret, ou la lucidité absolue de l’homme résolu au suicide

Alors, peut-on encore lire Drieu la Rochelle ?

Oui ! Il faut même lire Drieu la Rochelle !

Il faut lire Drieu la Rochelle parce qu’il est un mythe tragique de la littérature, un fantôme support à fantasmes au même titre qu’Arthur Rimbaud, que Nietzsche, ou que Roger Nimier.

Il faut lire Drieu la Rochelle parce que dans la satire féroce comme dans le constat amer, ses œuvres possèdent une tonalité qui leur est propre et parce que les stylistes se font rares.

Enfin, il faut lire Drieu la Rochelle car personne ne vous demandera de le faire et qu’on ne peut rester indifférent face aux œuvres d’un bon auteur désespéré et sincère, aussi fasciste soit- il.

« Que le public se souvienne qu’un grand écrivain sert sa patrie par son œuvre, plus et bien plus que par l’action à laquelle il peut se mêler. » Henry de Montherlant.

Pierre Chardot

Une possession diabolique du corps national

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Une possession diabolique du corps national

par Antonin Campana 

Ex: http://www.autochtonisme.com 

La République devait se servir de la France et des Français pour réaliser son universalité. Elle a donc pris « possession » de la France. Le mot « possession » doit être pris ici dans un sens théologique : il s’agit d’une possession diabolique, au sens où une entité prend le contrôle d’un corps, lui imprime sa marque, lui impose sa volonté et lui fait perdre jusqu’à la conscience de sa propre identité. Seule l’idée de « possession » peut en effet expliquer qu’un pays se caractérise à travers des symboles, des couleurs, des moments et des mots qui ne sont pas les siens mais ceux du régime politique qui s’est emparé de lui par la violence.

En fait, la stratégie républicaine de prise de possession du corps national a reposé essentiellement sur un processus pernicieux d’identification de la République à la France et de la France à la République.

Pourquoi, l’identification de la République à la France était-elle si importante pour les républicains ? Pour au moins deux raisons :

  • D’une part, il fallait rendre la République intouchable, il fallait la sanctuariser. Les élections de 1871 avaient envoyé deux tiers de monarchistes à l’Assemblée. Aux élections législatives d’octobre 1877, le camp républicain avait fait seulement 60% des voix alors que la situation lui était très favorable. Même si depuis 1884 il était interdit de remettre en cause la forme républicaine de gouvernement, le régime en place restait précaire comme allait le démontrer l’affaire Dreyfus. Seule une assimilation totale de la République à la France pouvait rendre la République indéboulonnable : toute atteinte à la République et à ses symboles (le drapeau tricolore par exemple) serait dès lors vécue par les Français comme une atteinte intolérable à la France et au peuple français.

  • D’autre part, parce qu’il s’agissait d’utiliser le sentiment patriotique des Français.Il fallait canaliser cette énergie nationale pour la mettre, au nom de la France et de la Patrie, au service du projet républicain. C’est cette identification qui explique les efforts et les sacrifices consentis par les Français à la demande du régime en place.

L’identification de la République à la France relève donc d’une « nécessité républicaine», d’une volonté consciente, d’une stratégique datée, qui a abouti dans les années 1880-1890. En voici les grandes étapes :

- 1792 : la République s’affirme « française » (déclaration du 25 septembre 1792)

- 1848 : le drapeau tricolore associé à la République devient définitivement le drapeau «Français » (décret du 05 mars 1848)

- 1877 : Marianne, emblème de la République, figure désormais la France.

- 1879 : l’hymne des armées de la République (la Marseillaise) devient « chant national français » (séance de l’Assemblée du 14 février 1879)

- 1880 : la devise républicaine (liberté, égalité, fraternité), affichée sur tous les édifices publics, devient la devise de la France (14 juillet 1880)

- 1880 : le 14 juillet républicain est adopté comme jour de fête « nationale »

- 1895 : les conquêtes de la République en Afrique de l’ouest (au profit des affairistes républicains) sont dites « françaises » (L’Afrique-Occidentale « française »)

- 1910 : les conquêtes de la République en Afrique centrale (au profit des affairistes républicains) sont dites « françaises » (L’Afrique-Equatoriale « française »).

- 1914 : « Armée française » et « Armée de la République », d’usage courant, sont interchangeables

- Etc.

Parvenir à faire croire à toute une population que le régime politique en place depuis peu se confond avec une nation séculaire, au point même que le nom du régime en question soit quasiment synonyme de celui de cette Nation (la République / la France), révèle un machiavélisme sans précédent. Dès lors, toute critique ou remise en cause de la République, de ses symboles, de ses principes, de sa devise, sera automatiquement perçu comme une remise en cause de la France.

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Mais l’utilisation et la manipulation des symboles n’auraient pas été suffisantes sans le contrôle des esprits par l’Enseignement obligatoire. Seule l’Ecole républicaine pouvait assurer le conditionnement définitif des nouvelles générations :

« Quand toute la jeunesse française aura grandi sous cette triple étoile[l’obligation, la gratuité et la laïcité de l’Ecole républicaine], la République n’aura plus rien à redouter » écrira Ferdinand Buisson.

Ferry1869.JPGL’Ecole dite « républicaine » ou « de la République » est conçue comme une «maison d’éducation » organisée «d’après l’idéal entrevu par la Révolution Française » (Ferry). Son objectif assigné sera de « changer d’ici à quelques générations les habitudes et les idées des populations », de « former et reformer » pour « préparer à notre pays une génération de bon citoyens ». (Ferry, Lettre aux Instituteurs, 1883). Cette mission, on le sait, sera remplie par les « hussards noirs de la République » qui apprendront à des générations d’enfants que la République est la France, voire la quintessence de la France, et que la contester revient à renier sa patrie.

Cette altération des réalités systématisera l’idéologie de la Revanche pour mieux s’imposer. Un décret scélérat du 06 juillet 1882 va incorporer les enfants des écoles dans des «bataillons scolaires» militairement organisés et armés (parfois de vrais fusils). Au nom de la Revanche, les enfants enrégimentés vont ainsi participer aux grandes messes républicaines du 14 juillet, honorer le drapeau républicain, chanter la Marseillaise… et s’exercer au tir, en attendant la Marne et Verdun. C’est à travers la République et ses symboles que les jeunes endoctrinés doivent montrer leur attachement à la France. Nul besoin de préciser que cet apprentissage pavlovien se poursuivra durant le Service militaire obligatoire.

En résumé, à partir des années 1880, la République a entrepris avec patience et méthode un long travail de conditionnement des esprits. Il fallait que ceux-ci, débarrassés de la réflexion, associent de manière automatique la République à la France et la France à la République. La manipulation des symboles, la réécriture de l’histoire, les célébrations « nationales », le revanchisme, l’endoctrinement scolaire, le Service militaire, bientôt la guerre… ont été les principaux vecteurs d’un conditionnement qui associe une somme extraordinaire de violences.

Nous pouvons considérer qu’en 1918 le processus d’identification est arrivé à son terme. Les anciennes générations ont disparu et les nouvelles ont été formées par l’Ecole républicaine. Pour tous les Français désormais, l’Armée est à la fois « française » et « républicaine », ainsi que l’Ecole, la Justice, la Police, l’Assemblée, les institutions… Pour longtemps, la République est « française » et n’aura plus rien à redouter de la France : Ferry et Buisson ne s’étaient donc pas trompés, mais à quel prix !

Antonin Campana

EDUARDO HERNANDO - La justicia sin Estado: una crítica al globalismo legal

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