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dimanche, 10 mai 2020

Michel Maffesoli: Le confinement est négation de l’être-ensemble

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Le confinement est négation de l’être-ensemble

par le Prof. Michel Maffesoli
Ex: https://www.bvoltaire.fr

AVT_Michel-Maffesoli_334.gifPour le Big Brother, le « crime-pensée » par excellence est bien la reconnaissance de la finitude humaine. De ce point de vue, le confinement et la mascarade généralisée sont dans la droite ligne du véritable danger de toute société humaine : l’asepsie de la vie sociale. Protection généralisée, évacuation totale des maladies transmissibles, lutte constante contre les germes pathogènes.

Cette « pasteurisation » est, à bien des égards, tout à fait louable. C’est quand elle devient une idéologie technocratique qu’elle ne manque pas d’être elle-même pathogène. Très précisément en ce qu’elle nie ou dénie cette structure essentielle de l’existence humaine, la finitude. Ce que résume Heidegger en rappelant que « l’être est vers la mort » (Sein zum Tode). À l’opposé de la mort écartée, la mort doit être assumée, ritualisée, voire homéopathisée. Ce que, dans sa sagesse, la tradition catholique avait fort bien cristallisé en rendant un culte à « Notre Dame de la bonne Mort ».

Si l’on comprend bien que dans les cas de soins donnés à des personnes contagieuses, les soignants observent toutes les règles d’hygiène, masque, distanciation et protections diverses, ces mêmes règles appliquées urbi et orbi, à des personnes soupçonnées a priori d’être contaminantes, ne peuvent qu’être vécues comme un déni de l’animalité de l’espèce humaine. Réduire tous les contacts, tous les échanges aux seules paroles, voire aux paroles étouffées par un masque, c’est en quelque sorte renoncer à l’usage des sens, au partage des sens, à la socialité reposant sur le fait d’être en contact, de toucher l’autre : embrassades, câlins et autres formes de tactilité. Et refuser l’animalité expose au risque de bestialité : les diverses violences intrafamiliales ponctuant le confinement comme les délations diverses en sont un témoignage probant.

md30514063162.jpgLe confinement comme négation de l’être-ensemble, la mascarade comme forme paroxystique de la théâtralité, tout cela tente, pour assurer la perdurance du pouvoir économiciste et politique, de faire oublier le sens de la limite et de l’indépassable fragilité de l’humain. En bref, l’acceptation de ce que Miguel de Unanumo nommait le « sentiment tragique de l’existence ».

C’est ce sentiment qui assure, sur la longue durée, la perdurance du lien social. C’est cela même qui est le fondement de la bonhomie populaire : solidarité, entraide, partage, que la suradministration propre à la technocratie est incapable de comprendre. C’est ce sentiment, également, qui au-delà de l’idéologie progressiste, dont l’aspect dévastateur est de plus en plus évident, tend à privilégier une démarche « progressive ». Celle de l’enracinement, du localisme, de l’espace que l’on partage avec d’autres. Sagesse écosophique. Sagesse attentive à l’importance des limites acceptées et sereinement vécues. C’est tout cela qui permet de comprendre la mystérieuse communion issue des épreuves non pas déniées mais partagées. Elle traduit la fécondité spirituelle, l’exigence spirituelle propres aux jeunes générations. Ce qu’exprime cette image de Huysmans : « coalition de cervelles, d’une fonte d’âmes » !

C’est bien cette communion qui, parfois, s’exprime sous forme paroxystique. Les soulèvements passés ou à venir en sont l’expression achevée. À ces moments-là, le mensonge ne fait plus recette. Qui plus est, il se retourne contre ceux qui le profèrent. N’est-ce point cela que relève Boccace dans le Décaméron : « Le trompeur est bien souvent à la merci de celui qu’il a trompé. » Acceptons-en l’augure.

La Roumanie à deux doigts de la violence politique

Roumanie – Dès l’accession (d’une rapidité certes surprenante), en 2014, de Klaus Iohannis à la plus haute responsabilité de l’État roumain, ses détracteurs ont usé et abusé contre lui du qualificatif « nazi ». Dans la plupart des cas, de façon assez stupide : ceux qui l’employaient, ne sachant guère ce que recouvre le terme, se contentaient de faire ainsi méchamment allusion à l’origine ethnique de Klaus Iohannis , issu d’une minorité de langue allemande (les « Saxons » de Transylvanie) de ce pays multiethnique qu’est la Roumanie. Des liens familiaux ont aussi été mis en exergue (les Saxons ayant, dans les années 1930 et pendant la Seconde Guerre mondiale, bien souvent cédé aux sirènes de l’hitlérisme), liens familiaux dont Klaus Iohannis n’est bien entendu pas responsable. Et si on a certes pu relever chez lui des propos suggérant un certain antisémitisme, ce dernier est trop répandu en Roumanie pour qu’on puisse en tirer quelque conclusion que ce soit quant aux phobies supposées dudit Klaus Iohannis, et encore moins quant à leur origine.

Il existe néanmoins une affinité grandissante entre le discours politique de Klaus Iohannis et certains thèmes de l’idéologie de l’Allemagne hitlérienne – affinité dont il est probable que Iohannis lui-même n’ait pas conscience, ce dernier ne semblant pas briller par sa culture historique ou philosophique.

Bref retour en arrière :

National_Liberal_Party_Romania.pngDès la campagne menant à sa première élection, Klaus Iohannis – suivi en cela par la quasi-totalité de la « droite » roumaine rassemblée autour de lui – a systématiquement évacué la politique de son discours électoral.

En Hongrie, le FIDESZ au pouvoir se présente comme « de droite » ou « conservateur » (ajoutant éventuellement « illibéral » depuis 2015, à l’usage de publics plus initiés) ; que ces étiquettes soient appropriées ou non, elles ont le mérite de situer l’idéologie de ce parti de gouvernement sur un spectre idéel, où d’autres positions sont aussi possibles : l’opposition parlementaire au FIDESZ, par exemple, bien qu’essentiellement libérale à la Macron, est généralement nommée – et se nomme souvent elle-même – opposition « de gauche » (ou, de plus en plus, « écologiste » pour certains). Elle constitue donc une option politique, que les médias proches des partis de gouvernement ne recommandent naturellement pas à l’électorat, mais dont tout le monde reconnaît la dignité.

Partidul_Social_Democrat_logo.svg.pngEn Roumanie, dès sa campagne de 2014, non content de dénoncer la présence, dans les rangs de la « gauche » roumaine, de quelques personnalités soupçonnées de malversations, Klaus Iohannis a décidé de faire de ses adversaires « socio-démocrates » (à vrai dire : populistes) « le parti de la corruption », tandis que son propre camp (de facto libéral à la Macron) cessait de se définir comme la « droite » roumaine, pour devenir le camp « du travail bien fait ». Ce remplacement relativement brutal (quoique non dénué de précédents dans la vie politique roumaine de l’après-1989) de la politique par la morale a été accompagné :

  • D’abord d’une exploitation médiatique assez malsaine de l’origine (territorialement transylvaine, ethniquement germanique) du candidat, instaurant symboliquement une hiérarchisation géo-biologique de la population roumaine : au Nord-ouest, les transylvains travailleurs, donc riches, cultivés et disciplinés ; au Sud-est (à l’extérieur de l’arc carpatique), les valaques et moldaves, paresseux, voleurs, obscurantistes, portés au mensonge et à l’assistanat. Ce discours a, en 2014 (et même encore un peu en 2019 !) séduit beaucoup d’électeurs issus de la minorité hongroise de Transylvanie. L’ironie du sort a voulu que Klaus Iohannis, élu grâce à eux, se soit ensuite avéré être le président le plus magyarophobe de l’histoire constitutionnelle roumaine (époque communiste comprise). Klaus Iohannis est en effet avant tout une marionnette de l’État profond roumain, lui-même inféodé à l’Empire occidental, qui n’accepte pas les velléités d’indépendance de la Hongrie de Viktor Orbán.
  • Puis, assez vite, d’une coloration de plus en plus biopolitique de ce moralisme. La Roumanie de Klaus Iohannis est devenue « la Roumanie propre », tandis que son adversaire socio-démocrate (en dépit du fait que son programme n’a plus rien de marxiste depuis trente ans) devenait « la peste rouge ». Dans les médias proches de la « droite » roumaine, il est depuis plusieurs années implicitement admis que les électeurs du Parti Social-Démocrate ne peuvent « commettre » un tel choix électoral qu’en l’absence de facultés intellectuelles appropriées – et, à chaque poussée électorale du PSD réapparaît l’idée de remettre en cause le suffrage universel, pour en exclure soit les non-diplômés (réputés idiots), soit les pauvres (scrutin censitaire), soit les vieux – soit toutes ces catégories à la fois (que le discours de la droite roumaine tend de toute façon à confondre).

C’est ici qu’apparaît un trait spécifiquement est-européen de ce discours d’extrême-droite, dont on trouvera aussi des équivalents en Ukraine (chez les « ultras »), ou encore en Pologne (chez les adversaires du PiS), mais qui a naturellement de quoi surprendre l’observateur d’Europe occidentale : son caractère « progressiste ». C’est en effet une rhétorique d’extrême-droite (hostile à la démocratie, anti-égalitariste, construisant « l’ennemi intérieur », etc.) qui puise moins sa légitimité dans un passé plus ou moins mythique que dans une certaine vision (eugéniste et technologiste) de l’avenir. Ce pourquoi elle réussit en même temps à être favorable au multiculturalisme, à l’agenda LGBT etc.. On reconnaît là un thème majeur de l’idéologie américaine, effectivement très présente en Roumanie, à la fois par les canaux culturels ordinaires (actifs aussi en Europe de l’Ouest), et, de façon plus directe, par la propagation cancéreuse des sectes néo-protestantes pilotées depuis les États-Unis d’Amérique.

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Le dénouement (en cours) :

Une fois instruit de ces éléments, on comprend mieux pourquoi, dans la Roumanie de Klaus Iohannis, la « crise du Covid » ne pouvait que dégénérer.

Apparemment, pourtant, tout s’est passé comme ailleurs : sortant d’une insouciance coupable, le gouvernement est d’abord surpris par une menace mal connue, et médiatiquement grossie par la « communication de crise » du gouvernement chinois ; il surréagit donc, et – étant, comme presque partout ailleurs en Europe, à peu près dénué de moyens d’action technique au terme de décennies de saccage néo-libéral du secteur public – trouve une solution techniquement peu convaincante, mais spectaculaire, dans la folie suggérée à Boris Johnson (vite imité par Macron) par le gourou Neil Ferguson : le confinement. Jusqu’ici, rien de très surprenant, vu de France, d’Italie, de Suisse ou même de Hongrie.

Mais voilà : en Roumanie, « l’idéologie Covid » se superpose si parfaitement à celle du régime Iohannis qu’elle le mène tout naturellement à ses dernières conséquences. J’ai déjà évoqué ailleurs le premier acte du drame, à savoir la transformation rapide, en mars-avril 2020, de cette démocratie (certes plus formelle que réelle, compte tenu du poids de l’État profond) en dictature militaire. J’ai aussi évoqué les amendes – d’un montant record en Europe – infligées à la pelle pour les moindres infractions à des règles de confinement particulièrement absurdes et liberticides. Ces amendes sont très vite devenues une des premières recettes fiscales de l’exsangue État roumain.

Or ce 6 mai, la Cour Constitutionnelle roumaine a frappé ces amendes d’illégalité. Elle reproche notamment au décret qui les institue de ne pas définir avec assez de précision les conditions de constatation du délit, ouvrant ainsi un espace d’arbitraire policier que tout le monde a, en effet, pu constater. Ami français : à bon entendeur…

Sans attendre, Klaus Iohannis a, dès le 7 mai, a consacré une allocution télévisée au commentaire de cette décision et de la situation du pays. Confondant allègrement communication de crise et discours de campagne, il a désigné deux ennemis de la « Roumanie propre » qu’il pense incarner :

  • un appareil judiciaire dont il laisse entendre qu’il serait secrètement complice du PSD (que cet appareil judiciaire a pourtant fort sévèrement puni à l’époque où ce parti était présidé par Liviu Dragnea, aujourd’hui incarcéré), et
  • à nouveau, le PSD lui-même. Bien qu’en charge du gouvernement – dirigé par son acolyte Ludovic Orban –, et en dépit du fait que le PSD a approuvé au parlement les pouvoirs exceptionnels confiés audit gouvernement au début de la « crise sanitaire », Iohannis avait déjà, le 29 avril, accusé (sans le moindre fondement) le PSD de « vouloir vendre la Transylvanie aux Hongrois ». Cette fois-ci, plaçant carrément PSD et Covid19 sur le même plan, il donne au discours biopolitique de l’extrême-droite libérale au pouvoir en Roumanie sa forme achevée, parfaite et probablement définitive. La métaphore dangereuse de la « peste rouge » est devenue hallucination en bonne et due forme.

Examinons, donc, l’impact de ces deux « calamités » sur la société roumaine :

Le bilan officiel du Covid19 est aujourd’hui en Roumanie de 888 morts, soit, en deux mois de décompte, 1.26 jour de mortalité générale. Cette situation est d’ailleurs générale en Europe post-communiste, pour, notamment, des raisons de faible longévité (notamment masculine), que j’ai analysées ailleurs. Rien n’indique donc que ce taux de mortalité soit à l’avenir susceptible d’une forte augmentation, ni dans des conditions de confinement actuelles, ni hors confinement (comme le suggère assez clairement l’exemple biélorusse, équivalent oriental de l’exemple suédois).

J’ai souvent évoqué dans ces chroniques le bilan des gouvernements du PSD de Liviu Dragnea (2016-2019), qui a notamment doublé les salaires de la fonction publique – et donc ceux des professions de santé, ralentissant ainsi l’exode des médecins roumains. Aussi léger que soit le bilan roumain de l’épidémie, on peut donc raisonnablement penser que, sans ces gouvernements, il aurait été un peu plus lourd.

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Bien plus que par un Covid qui y tue bien moins que les grippes ordinaires, ou par la « peste rouge » du timide PSD, la Roumanie semble donc actuellement menacée par le délire autoritaire de Klaus Iohannis et de l’extrême-droite atlantiste qu’il incarne.

On ne compte plus les voies de faits commises par des membres des forces de l’ordre sur des passants circulant pourtant régulièrement. Il est aussi question de médecins – de toute évidence intimidés – refusant aux victimes de telles violences un certificat d’attestation qui leur est pourtant statutairement dû. Sous prétexte de lutte contre les « fake news », le régime a fait fermer divers sites d’information hostiles à Klaus Iohannis, dont le site Justițiarul, auquel Klaus Iohannis porte une vieille rancune, pour avoir révélé l’un des aspects les moins reluisants de son ascension sociale au début des années 1990 : ses liens avec un réseau canadien de trafic d’enfants (le site étant censuré, impossible de fournir un lien, ndlr). Sur Internet, enfin, une armée de trolls (a priori issus des effectifs des services « secrets » – c’est-à-dire de la police politique roumaine, la plus nombreuse d’Europe) guette le moindre signe de scepticisme à l’égard du confinement, pour brutalement rappeler à l’ordre le « contrevenant », en évoquant les souffrances de parents placés en soins intensifs (à ceci près que la Roumanie n’a probablement pas assez de lits de soins intensifs pour héberger les parents de tous ces trolls).

Conclusion provisoire :

La question est maintenant avant tout de savoir dans quelle mesure l’État profond roumain conserve encore le contrôle du simulacre démocratique qu’il gère de plus ou moins près depuis l’assassinat du couple Ceauşescu. Si tel est encore le cas, alors Klaus Iohannis est certainement très proche de sa fin politique, et servira de fusible. Ses charges exagérées contre le PSD peuvent dans ce cas avoir été mises en scène dans le but de doper a contrario la popularité de ce parti (désormais tout aussi contrôlé par l’État profond que le PNL de Iohannis), qui accèderait alors pacifiquement au pouvoir, « afin que tout change pour que rien ne change ».

Si, en revanche, Klaus Iohannis s’avérait être sincère dans le délire paranoïaque et eugéniste affiché par ses dernières interventions publiques, on pourrait désormais s’attendre au pire. Dans ce second cas, il serait tout aussi improbable de le voir finir son mandat (voire l’année) aux commandes de l’État roumain. Mais il risquerait alors, avant de quitter la scène de façon plus ou moins brutale, de laisser un bilan plus lourd que celui du Covid-19, voire (et ce n’est pas peu dire) plus lourd que celui du confinement.

 

Extrait de: Source et auteur

« L’Art contemporain est perçu comme occidentaliste, pour ne pas dire néo-colonial, plus qu’universel »

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« L’Art contemporain est perçu comme occidentaliste, pour ne pas dire néo-colonial, plus qu’universel »

Un entretien avec Aude de Kerros

Propos recueillis par Hilaire de Crémiers

Ex: https://www.politiquemagazine.fr

Pourquoi avez-vous écrit une géopolitique de l’Art contemporain après « L’Art caché » et « L’Imposture de l’Art contemporain » ?

Les « big data » sur l’art sont devenus importants, accessibles, concernant toute la planète, depuis une dizaine d’années et surtout depuis 2017, année où les données de l’art chinois sont devenues consultables. Cela a son importance car la Chine a été en tête du marché de l’art, ou à égalité avec les États-Unis, entre 2008 et 2017. Il est donc possible aujourd’hui d’avoir un regard circulaire documenté sur « le système » de l’Art contemporain qui se déclare unique marché « international et contemporain »… Il est en effet le seul visible de toute la planète. Il repose sur une chaîne de fabrication de la valeur délivrant une cote d’ordre financier plus qu’artistique. La valeur des œuvres ne provient pas d’une évidence visuelle, de critères partageables, d’une admiration et adhésion au sens. Elle s’impose par le scandale, au contenu sidérant perceptible par le monde entier grâce à une communication fondée sur le choc. Cette visibilité est un des facteurs qui contribue à la cote spectaculaire. Elle permet aux œuvres ainsi adoubées d’être aussi le support de subtiles propagandes jouant davantage de l’effroi et de la culpabilisation que de la séduction.

Enfin, cette fin des années 2010 a vu le très haut marché de l’Art inclure les cinq continents dans sa boucle et porter l’œuvre d’artistes vivants au seuil des 100 millions de dollars. Le « contemporain » devient à la fois référence idéologique et étalon monétaire. Le système a atteint une sorte de perfection.

civilisation3b.jpgVous avez retracé l’histoire de cette utopie de « l’Art unique », seul art international et dans le « sens de l’histoire », conçue par Staline. L’Art contemporain en est il vraiment la suite fatale ? Un écho ?

Une chronologie des faits permet de mieux comprendre. C’est pourquoi je me suis attachée à montrer l’enchaînement des batailles de la guerre des arts au XXe siècle, mais aussi à comparer en permanence les évolutions complexes et décalées de chaque camp.

Au XXe siècle l’art est devenu arme de guerre. Lors de la révolution bolchévique il est considéré comme le ferment de la subversion. En 1934, Staline choisit, parmi les divers courants en concurrence au service de la révolution, le « réalisme socialiste ». Il sera l’ultime art, international, progressiste et vertueux. En 1947, quand commence la guerre froide culturelle, les États-Unis ripostent en créant une réplique symétrique, « l’expressionnisme abstrait ». Mais l’abstraction n’est pas une idée neuve en Europe et l’arme sera peu efficace. Elle fut remplacée, en 1960, par celle de l’Art conceptualiste duchampien, égayé d’un zeste de pop et de kitsch… Il a la vertu de faire table rase de toute démarche esthétique. Vers 1975 le conceptualisme fut nommé « Art contemporain », ôtant ainsi le statut d’« art » à toute démarche consistant à accomplir la forme pour délivrer le sens et l’adjectif de « contemporain » aux artistes pratiquant aujourd’hui ce savoir-faire. Ce hold-up sémantique fut d’une grande efficacité. La guerre froide culturelle fut gagnée, l’art de Moscou et de Paris furent simultanément rendus obsolètes et déclassés.

Après 1991 s’instaure le règne hégémonique de la Pax americana. « L’Art contemporain » n’est plus engagé dans une guerre bipolaire et connaît une nouvelle métamorphose : d’acide géopolitique, il deviendra « doux pouvoir », il a la mission de diffuser la nouvelle idéologie internationale, progressiste, allant « dans le sens de l’histoire », le multiculturalisme. Sa mission est multiple : animer, divertir, servir de lubrifiant pour faciliter la vie intercommunautaire, créer des plateformes globales de vie artistique, mondaine, et d’affaires, sans oublier sa fonction critique et sa défense vertueuse des « valeurs sociétales ». L’hégémonie arty se traduit désormais par un système international ayant pour pôle New York, centre financier créateur de cotes. Après l’effondrement des systèmes communistes, de décennie en décennie se construit la deuxième utopie d’un art unique et global, commun à toute l’humanité, modèle pionnier d’une future et fatale uniformité politique, économique, culturelle, idéale et vertueuse, garantissant la paix.

L’énormité des cotes de l’Art contemporain a pour but d’imposer par sidération une norme mondiale de l’art, aux artistes, intellectuels, États et institutions.

Quelles sont ses caractéristiques ?

Le consortium économique de l’Art contemporain est une chaîne de fabrication industrielle d’objets sériels permettant la construction d’une valeur financière, sans valeur intrinsèque mais ayant un pouvoir libératoire, grâce à leur circulation très rapide entre collectionneurs, foires, galeries, salles des ventes, ports francs, musées et une consommation de masse de produits dérivés.

9782212563634_internet_h1400.jpgL’efficacité du système repose sur le fait que les œuvres sont acquises en amont par les très grands collectionneurs avant leur circulation sur le marché. La vacuité, l’absence de beauté et d’identité des œuvres ont la vertu de ne provoquer aucun attachement, garantissant ainsi une circulation rapide, spéculative et monétaire. Par ailleurs, elles sont collectionnées en réseau de façon rationnelle, ce qui sécurise la cote de l’œuvre.

L’énormité des cotes de l’Art contemporain a pour but d’imposer par sidération une norme mondiale de l’art, aux artistes, intellectuels, États et institutions. La force du système réside en ce qu’il rend des services très divers : services économiques, d’une part, grâce aux possibilités de défiscalisation, mais aussi services monétaires et au delà… en raison de la très importante partie invisible des transactions et de la nature non « régulable » de l’Art contemporain ; services de propagande d’autre part car l’Art contemporain est aussi rentable que vertueux et engagé dans la promotion des valeurs sociétales. Les artistes ont pour mission de voler au secours du climat, du genre, des communautés, des migrants. Ils se doivent de fulminer contre toute discrimination, racisme et autres vices.

L’art unique, qu’il soit esthétique ou conceptuel, est une utopie qui ne peut s’imposer que par violence ou manipulation.

Vous dites que le système est arrivé à sa perfection… Quel est son avenir ?

L’hégémonie est remise en cause par des États émergents qui peuvent rivaliser en richesse avec les États-Unis, du moins si l’on considère le nombre de milliardaires. C’est le cas de la Chine notamment et même de l’Inde et des Émirats. Ils ne se conçoivent plus comme de simples relais du soft power américain, champion du multiculturalisme. Ils veulent mettre en valeur leur art et culture, jouir de leur « modernité » en art mais aussi ne pas renoncer à leur art civilisationnel. Ils ne sont pas contre l’Art contemporain car ils reconnaissent ses utilités pour entrer dans les milieux internationaux, mais ils perçoivent de plus en plus l’Art contemporain comme plus occidentaliste, pour ne pas dire néo-colonial, qu’universel.

Par ailleurs la révolution technologique numérique ébranle aujourd’hui les pouvoirs établis et particulier le monopole américain de l’information internationale. L’information aujourd’hui circule par-dessus les frontières de mille manières. Elle a le pouvoir de changer les règles du jeu. L’uniformisation du monde par l’Art contemporain n’a pas vraiment lieu.

L’observation attentive du passage soudain du totalitarisme à la liberté d’expression artistique en Russie et en Chine a été pour moi très instructive. Dès que la férule disparaît, tous les courants d’art réapparaissent instantanément, même s’il n’y a aucun marché. L’art unique, qu’il soit esthétique ou conceptuel, est une utopie qui ne peut s’imposer que par violence ou manipulation.

Les médias montrent le spectacle d’une apothéose financière de l’Art contemporain mais ne peuvent rendre compte de tout ce qui évolue silencieusement et change le monde, ne serait-ce que la démographie : un milliard d’Occidentaux face à neuf milliards appartenant à d’autres civilisations.

L’Amérique domine encore sans conteste le marché international de l’Art contemporain, malgré la forte concurrence chinoise, mais elle n’est plus hégémonique. Le monde de l’art est désormais pluripolaire.

Jordi Magraner, l'homme qui devint "Roi" !

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Jordi Magraner, l'homme qui devint "Roi" !

Via Facebook/Emmanuel Leroy

Jordi Magraner était un zoologiste français d'origine catalane que j'ai rencontré dans les années 80 dans la région lyonnaise où il travaillait alors. A la fin de cette décennie, il quitta la France pour un tour du monde avec quelques amis, mais quand ils furent arrivés au Pakistan, aux confins de l'Hindou Kouch, ils découvrirent une région très semblable au biotope alpin, et surtout un peuple relique, les Kalashs, et subjugués, ils s'installèrent sur place pour découvrir cette région sauvage et ses habitants, ces derniers ayant réussi à conserver leur paganisme ancestral malgré l'environnement islamique.

Les amis de Jordi rentrèrent en France au bout de quelques mois, mais lui est resté sur place, il a appris leur langue, s'est vêtu comme eux, a vécu comme eux, et quand je l'ai retrouvé en 2001, là-bas où il m'avait convié avec un groupe d'amis, nous avons assisté à la grande cérémonie regroupant les habitants des 3 vallées kalashes où il fut revêtu de la robe des Anciens qui le plaçait dans la position de "Grand homme du peuple kalash", car comme dans les sociétés indo-européennes archaïques, et notamment chez les Celtes, les Germains ou les Slaves, il n'y avait pas de roi, sauf dans les temps de guerre où l'assemblée des Anciens, élisait celui d'entre eux qui leur paraissait le plus apte à les conduire, mais pour la durée de la guerre seulement. Jordi avait fait un travail considérable pour la découverte et la préservation de cette société, véritable témoignage survivant de notre plus haute antiquité.

Sa formation de scientifique l'avait amené aussi à s'intéresser de manière rigoureuse aux histoires locales de "yétis" et il en avait tiré un travail de grande qualité (disponible ici : https://daruc.pagesperso-orange.fr/hominidesreliquesasiec...). Mais comme il touchait à tout, il était en contact régulier avec le commandant Massoud, qui habitait si je puis dire, de l'autre côté de la montagne, c'est-à-dire à une bonne semaine de voyage à cheval avec le franchissement de sommets à plus de 5000.

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Ce voyage devait être l'occasion pour mes amis et moi, de rencontrer le Lion du Panshir, mais ce dernier fut malheureusement assassiné par deux Tunisiens, 2 jours avant le 11 septembre 2001, probablement sous commandite américaine. L'invasion de l'Afghanistan était prévue pour bientôt, et il ne fallait pas que les Tadjiks soient en position de force. Mais le travail de Jordi gênait aussi beaucoup de monde. Les équipes scientifiques grecques, très présentes dans cette région de Chitral pour démontrer à toutes forces que ces peuples sont des descendants directs de guerriers d'Alexandre le Grand, ce qui n'était qu'une jolie légende, maintenant prouvée par les différentes études génétiques qui ont été faites au début des années 2000.

Jordi, en défendant la culture kalashe, dérangeait aussi les Talibans et les milieux musulmans très infiltrés par le wahhabisme depuis que les Américains avaient introduit cette doctrine dans la région par l'intermédiaire de leur agent Ben Laden pour lutter contre les Soviétiques dans les années 80. Mais il dérangeait aussi les services pakistanais de l'ISI, très en cheville à l'époque avec leurs homologues de la CIA.

Bien évidemment, je n'imagine pas une seconde les archéologues grecs, aussi remontés qu'ils aient pu être contre le travail de Jordi qui démontait le leur, vouloir s'attaquer physiquement à lui. Pourtant, il fut assassiné dans la nuit du 2 au 3 août 2002 en compagnie d'un de ses serviteurs. Le ou les coupables n'ont jamais été retrouvés, mais un autre de ses serviteurs, d'origine afghane, a disparu pendant la nuit. Ils furent probablement drogués puis égorgés durant leur sommeil. Sa mort fut une grande perte pour le peuple kalash en voie d'extinction lente par acculturation à son environnement musulman. On n'aime pas beaucoup les kafirs là-bas. Ishpata baya Jordi !

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