Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jeudi, 14 octobre 2021

Limites et apories des hypothèses postmodernes - Une lecture de Michel Maffesoli

1136_054_opale28988_30.jpg

Pierre Le Vigan:

Limites et apories des hypothèses postmodernes

Une lecture de Michel Maffesoli

Si Michel Maffesoli, philosophe et sociologue, n’est pas le seul penseur de la postmodernité, il est certainement le plus connu et le plus emblématique de ceux qui ont promu cette notion. Est-ce une théorie ou une hypothèse ? Sans doute les deux. C’est une théorie au sens grec : c’est-à-dire une vision, une façon de voir. C’est aussi une hypothèse au sens où il conviendra d’examiner si elle rend compte du réel. Discutons-en. L’origine de cette discussion se trouve dans des articles publiés sur le site numérique Bvoltaire (Pierre Le Vigan, « Le mythe de la postmodernité heureuse face à la réalité », 20 octobre 2020 ; Michel Maffesoli, « La postmodernité tragique », 22 octobre 2020, qui est en bonne part une réponse à mon papier). J’avais développé l’idée que les communautés qu’affectionne Maffesoli, mais surtout dont il relève l’existence et le rôle croissant, c’était des communautés sans le commun (trop éphémères et passionnelles pour être durables), voire qu’elle étaient une communion sans le commun. La postmodernité qu’il décrivait me paraissait « heureuse », et plus heureuse que le réel ne l’était. En d’autres termes, je suggérais qu’il y avait une grande part de rêve, plus que de réel, dans le monde décrit par Michel Maffesoli. Ce à quoi le professeur Maffesoli me répondait qu’il ne prétendait pas la postmodernité heureuse, mais la disait tragique. Les termes du débat étaient ainsi renouvelés. Il est utile de le reprendre, sans prétendre l’épuiser.

Il sera donc question ci-après :

- de voir en quoi consiste l’hypothèse postmoderne de Michel Maffesoli,

- de la validité de cette hypothèse (ou théorie) postmoderne,

- de voir que l’hypothèse postmoderne est fondée sur l’analyse des limites de la modernité, et le constat de l’écart grandissant entre les paradigmes modernes et la réalité sociale observable,

- de nous interroger, en reprenant la méthode même de Maffesoli, sur les possibles limites de ses hypothèses postmodernes.

Nous essaierons de penser ces questions au « plein midi » de la réflexion. Maffesoli montre l’épuisement des paradigmes de la modernité. Qu’en est-il de son constat ? Pouvons-nous le suivre entièrement ? Nous nous interrogerons ensuite sur les insuffisances éventuelles des nouveaux paradigmes qu’il voit se mettre en place, ceux de la postmodernité. Est-ce tout à fait vrai ? Et surtout, les insuffisances de la postmodernité ne vont-elles pas apparaitre comme graves, quoi que fort différentes de celles de la modernité ?

2018-01-maffesoli-postmodernite-7-5a57536e4af11.jpgL’hypothèse postmoderne est que ce qui fait société est désormais le présentéisme, et le groupe, ou encore les tribus. C’est la reliance plus que l’appartenance, l’identification plus que l’identité, l’esthétique plutôt que la morale. L’éthique qui découle désormais de l’esthétique.  Mais encore, le postmoderne, c’est l’émotion plus que la raison, ou, si on préfère, la raison sensible plus que la raison calculante. C’est l’empathie plus que le contrat écrit. C’est « ce qui est » plutôt que le « devoir-être » kantien. C’est le refus de la croyance au progrès : « Le point nodal de l’idéologie progressiste, dit Maffesoli, c’est l’ambition, voire la prétention, de tout résoudre, de tout améliorer afin d’aboutir à une société parfaite et à un homme potentiellement immortel. » (L’ère des soulèvements). Il s’agit de se libérer de cette  prétention. D’autant que le progressisme est indissociable de l’utilitarisme (d’où les liens avec l’américanisation du monde) et qu’il ne tient aucun compte du besoin de symboles, de signes, d’emblèmes, qui font sens plus que le quantifiable. Une société a besoin d’intercesseurs, de totems, de saints, d’échelles qui vont du profane au sacré. Et non d’une coupure franche entre ces deux sphères. Postmodernité : « synergie de l’archaïsme et du développement technologique », dit encore Maffesoli (L’instant éternel, 2000).  Cette nouvelle épistémé, comme disait Michel Foucault, ne laisse rien debout de la modernité : « Dégénérescence de quoi, sinon du mythe progressiste ? Corrélativement à l’idéologie du service public, ce progressisme s’emploie à justifier la domination sur la nature, à négliger les lois primordiales de celle-ci, et à construire un monde selon les seuls principes d’un rationalisme dont l’aspect morbide apparaît de plus en plus évident », écrit Maffesoli (L’ère des soulèvements). A partir de là, Maffesoli pône une écosophie, une philosophhie de l’écologie, comme l’avait initié  Félix Guattari (Les Trois écologies, 1989 et Qu’est-ce que l’écosophie ? 1985-92, 2013). J’ai évoqué cette naissance d’une écologie philosophique dans Inventaire de la modernité avant liquidation (2007, préface d’Alain de Benoist).

Maffesoli revendique de partir du présent, et de cesser d’en dénigrer la richesse au profit d’un « devoir-être » quelconque. Il faut partir de l’instant présent, de l’événement. C’est le kairos, le moment où il se passe quelque chose, où le pécheur, par exemple, a une prise. C’est pourquoi l’événement relève du simple, et de la fin des métaphysiques. L’ « œuvre d’art totale » qu’est le quotidien présent n’est pas la conjonction du beau, du bon, du vrai. Maffesoli n’est pas platonicien. Ce sentir commun, qui est la conquête et le partage du présent, est baroque plus que classique. Baroque au sens que lui donne Maffesoli : la métaphore de l’extase, de l’esthétique, de la recherche du beau, de la forme (cf. La transfiguration du politique, Livre de poche, p. 170-171). C’est-à-dire que ce baroque  comporte peu de lignes droites. Il est rarement binaire. Il est contradictoriel, comme dit Stéphane Lupasco. On pourrait dire qu’il est dialectique, mais Maffesoli récuserait sans doute un terme qui sent trop son Hegel, et une philosophie de l’histoire qu’il n’est pas sienne.  

frontImagesLink.jpgContradictoriel, ce ne veut pas dire seulement la juxtaposition des contraires, cela veut dire leur coincidence. C’est la coincidentia oppositorum de Nicolas de Cuse (De la docte ignorance). C’est pourquoi la raison efficace est forcément une raison sensible. Autrement, elle tourne à vide. Il ne s’agit pas détruire la raison (La destruction de la raison de Georg Lukacs, 1954), il s’agit de la remettre sur un sol. « Rien de grand ne s’est fait sans passion », disait Hegel (La raison dans l’histoire). Saint-Exupéry disait pour sa part : « On ne voit bien qu’avec le cœur. » L’idée est la même. S’appuyant sur cette hypothèse de la place du passionnel, du sensible, du ressenti, Michel Maffesoli va plus loin : il en fait la source de la morale telle qu’elle se réinvente. Le bien devient l’agréable, selon l’hédonisme de George Edward Moore. Une éthique se forge ainsi au-delà des identités. L’éthique est compatible avec le passage des frontières : nationales (je suis d’ici et aussi d’ailleurs), sexuelles (la bisexualité, les expériences « de l’autre côté de sa sexualité habituelle »), professionnelles (l’architecte en train de devenir boulanger, le banquier devenu gestionnaire de parc naturel, …). Ainsi, les identités sont moins importantes – et c’est notamment en cela que consiste le tournant postmoderne – que les identifications. Or, celles-ci sont éventuellement successives et multiples. Et surtout, elles sont un bricolage mental personnel. De ces expériences multiples nait ce que Michel Foucault appelait, peu de temps avant sa mort annoncée, une « esthétique de l’existence », fondé sur un usage raisonné des plaisirs, mais raisonné par la raison sensible. De cette esthétique nait une éthique. « Une morale sans obligation ni sanction », dit Maffesoli.

L’éthique devient non plus un code, mais un style. Hermès (la métamorphose) alterne avec Hestia (le foyer). Le masculin aventureux alterne avec le féminin rassurant (mais il y a de l’homme dans la femme, et de la femme dans l’homme). L’éthique issue de l’esthétique n’a plus grand chose à voir avec celle qui est définie par un Dieu unique, ou par le Progrès, ou par la Loi, par l’Etat, ou par telle idéologie dite encore « grand récit », comme disait Jean-François Lyotard. Ce n’est plus un grand récit, mais c’est une vision du monde  qui détermine la morale, ainsi que des « affinités électives » (Goethe), comme on le voit très bien dans les films de Jean-Pierre Melville, où les hommes se choisissent et choisissent leur destin. Le « but » de l’histoire globale a été mis entre parenthèses, comme l’epochè (suspension phénoménologique) de Husserl.  Reste le présent, son incomplétude, reste le pas de côté par rapport aux impératifs de la « production ». Reste le sens de la destinée, du hasard de celle-ci, de l’ananké (destin, fatalité). Le destin, le fatum qui s’exprime par exemple dans le fado, ou dans la saudade, ou dans le tragique du tango (je renvoie à mon Front du cachalot où j’y consacre quelques notes), c’est le sens du divin social, d’un divin immanent.

Immanent renvoie à déjà-présent. Le présentéisme a deux faces : l’une peut être de se complaire dans le non événement du présent, dans l’inauthentique, l’autre peut être de voir, dans la banalité même, l’événement, l’événement et avènement de l’être, et le tragique même dans la mesure où le présent est ce qui ne peut pas durer. Le présentéisme est alors un immanentisme, peut être un bouddhisme, en tout cas un orientalisme, un asiatisme de la pensée qui contredit l’Occident comme philosophie de l’histoire, comme l’homme réduit à l’Histoire de son Progrès. Il se produit dans la postmodernité une « orientalisation » du monde qui consiste à se laisser « être soi-même », ici et maintenant (hic et nunc). Le terrorisme du progrès étouffe le corps social. Si la modernité a pu dire avec Hegel que « tout ce qui est réel est rationnel », alors il est incontestable qu’une postmodernité a raison de dire qu’il y a du réel irrationnel. L’immatérialité de l’émotion esthétique n’empêche pas qu’elle est tout à fait réelle et qu’elle a des effets sociaux et même politiques. Le présentéisme peut donc rimer avec un  sédentarisme sans histoire, mais aussi avec le nomadisme et les semelles de vent, avec l’apprentissage par le voyage. Le rite est au carrefour de ces deux conceptions, car il scande le temps du présent et le fait sortir de lui-même sans nier ce temps dans sa banalité. C’est ce qu’exprime le mot de Nietzsche : « Ici on pourrait vivre, puisque l’on y vit ». Le rite « donne ses lettres de noblesse à la lenteur »,  dit Maffesoli, rejoignant Pierre Sansot. Alors que la raison est universelle, le rite est local et tribal.

000130973.jpgL’habitus, notion que l’on trouve chez Thomas d’Aquin (et dont Pierre Bourdieu a fait un grand usage), et qui est l’hexis d’Aristote, c’est cela : l’éducation à la communication verbale et non verbale, l’acclimatation à un « ensemble de dispositions durables pour l’action et le  langage », disait à peu de choses près Pierre Bourdieu. C’est une « connaissance  du sang », dit David Herbert Lawrence (comme on pourrait le dire des gens qui se comprennent sans avoir besoin de se parler), qui complète la connaissance rationnelle, et bien souvent la précède. L’école sociologique du quotidien consiste à être attentif à cela, au plaisir et à la sagesse de l’apparence, et cette école est autant celle de Nietzsche que l’école de Chicago avec Erving Goffman, Isaac Joseph, Roger Bastide et ce qu’on a appelé la microsociologie, celle qui concerne « l’aventure de la grisaille » (Roger Caillois). Cette école étudie une grisaille qui peut être sublimée. « Etre ici est splendide » (7e Elégie de Duino, R-M Rilke). La vie s’approuve jusque dans les petites choses. La sociologie dans laquelle s’inscrit Maffesoli rehausse l’intérêt de l’étude du quotidien, le theatrum mundi, étude éclairée par les références que fait Georg Simmel au pont et à la porte : la porte protège l’intériorité, le pont ouvre sur l’extérieur. Cette sociologie du quotidien est une sociologie de l’instant présent, du moment vécu, dans laquelle les grands récits et les arrières-mondes perdent de leur importance, voire même cessent d’exister. Il s’agit de réhabiliter l’instant. Les émotions artistiques ne sont plus surplombantes, elles ne concernent plus l’individu, mais une socialité partagée. L’aura, dit Maffesoli, « enveloppe désormais le quotidien ». C’est une ambiance (Stimmung), dégagée par un lieu ou par un événement qui nous enveloppe, et nous fait plus humain parce que nous sommes plus avec les  autres.

*

La modernité a commencé par être un messianisme avec telos (but), puis un mouvement autogyre, un « messianisme sans telos » (Walter Benjamin), puis le messianisme lui-même s’est envolé et voici la postmodernité : le temps de l’éloge de la « vie immédiate », dont parle Paul Eluard. La « vie immédiate », c’est la vie pleinement déjà-là, sans arrière-monde (Clément Rosset a été le philosophe de cette vie immédiate). C’est le concret du quotidien au lieu de l’abstraction de l’histoire. Le particulier plus que l’universel.  Avec cette sociologie du quotidien et du présent (d’où le terme de présentéisme), c’est toute la philosophie de l’identité, des substances immuables qui en prend un coup. C’est la métaphysique de la subjectivité (Descartes) qui s’effondre, et dont le fondement était de faire du « Je » l’élement central de la représentation de toute chose. C’est l’adieu à une métaphysique du sujet qui est aussi une philosophie de la conscience de soi comme moi séparé des autres. Cette conception scindée de la chose pensante et de la chose pensée est de moins en moins audible. « L’identité n’est jamais, du point de vue sociologique, qu’un état de choses simplement relatif et flottant », dit Max Weber (Essais sur la théorie de la science). Theodor Adorno, qui n’était pas ennemi de la raison, constatait pourtant : « C’est déjà une insolence de dire ’’Je’’ ».

71B40R3qvcL.jpg

L’individu à l’identité figée fait place à la personne (persona), qui peut avancer masquée, le masque étant une façon de préserver son « quant à soi » par rapport aux injonctions. « Tout ce qui est profond aime le masque… tout esprit profond a besoin d’un masque. Je dirai plus encore : autour de tout esprit profond croit et s’épanouit sans cesse un masque », dit Nietzsche. Entendons-nous : quand on parle de masque social, il ne s’agit aucunement de faire l’apologie du masque physique imposé dans le cadre de la dictature sanitaire covidienne, mais du droit de chacun de ne pas se dévoiler devant n’importe qui, a fortiori devant les autorités administratives et politiques. La conception classique de l’identité renvoie à l’individualisme, tandis que la conception postmoderne met l’accent sur les identifications, ou encore les « figures » (Gestalt), qui peuvent être multiples, contradictoires et successives. C’est une conception holiste de la personne. On peut figurer cela par des rapports aux figures du masculin et du féminin. Civilisation et technique sont du côté du masculin, culture et relation sont du coté du féminin, et du côté de l’origine (ce qui est logique). Le dramatique est du côté de l’histoire, le tragique du côté du présent et du quotidien. Le dramatique de l’histoire et de la technique, qui prétend avoir une solution à tout,  s’oppose au tragique du quotidien, qui prend note du contradictoriel sans solution. Apollon se veut clair, rationnel, éolien, ouranien (ouranos : divinité du ciel), céleste, aérien, et est du côté du masculin, Dionysos est souterrain, chtonien, (chton renvoie à la terre), et du côté du féminin.  Apollon, c’est le politique, Dionysos, c’est l’ambiance, le climat mental, l’atmosphère.

Masculin/Féminin. Animus/Anima.  « Animus » est le logos, la part masculine des humains. « Anima » est le souffle, la part féminine des humains. Il s’agit de deux polarités mais bien plus encore de complémentarités. Ce sont, commes les dioscures, des dieux jumeaux. Voilà qui represente le mouvement même, biface, de l’identité. Quand l’un est mort, l’autre est vivant. Apollon, c’est l’arc, c’est le tir, et c’est le chant qui unifie la communauté, et Dionysos, c’est le bouc, ce sont les humeurs de dépenses, d’orgie, mais c’est aussi le baton autour duquel le lierre s’enroule et trouve son unité. Avec la postmodernité, le nomadisme médiéval revient, et fait suite à la fixité de la modernité et à la lourdeur de ses grands complexes industriels et de ses grands ensembles. Le nomadisme, c’est « l’échappée belle », l’échappée hors des sentiers battus. C’est ce qu’André Gide appelait « la force de l’arrachement ». C’est l’ouverture à l’étrangeté. « Laissons l’inattendu surprendre l’attendu », disait René Char. C’est une autre façon d’exister. Nietzsche avait bien perçu la force qu’il faut pour affrontrer l’errance. « Imprimer au devenir le caractère de l’être, c’est une preuve suprême de puissance » (La volonté de puissance).

9791025201435.jpgLe pouvoir de plus en plus éloigné et abstrait ne fait plus rêver. La vie est ailleurs. Le peuple – et pas seulement les errants – fait sécession. Enfin, face à la modernité comme panopticon, visibilité de nos vies par les institutions, des stratégies d’évitement se mettent en place. L’esprit des chemineaux, éteint depuis quelque 150 ans (voir Bertrand Tavernier, Le juge et l’assassin, 1976), revient, sous une formé évidemment différente. Il s’agit, par la flanerie, d’éviter l’assujetissement au monde de la production. D’autant que cheminer, c’est toujours être en quête de quelque chose, ou fuir quelque chose, ce qui n’est pas très différent, comme on le voit dans le chef d’œuvre de Wim Wenders, Paris, Texas (1984). C’est une forme de rebellion passive, au moment où plus grand monde ne croit que les révolutions soient possibles et même souhaitables.  L’errance spatiale va avec les rencontres rapides, avec la « dérive des sentiments » (Yves Simon) et, là aussi, le cinéma nous en donne une belle illustration avec Easy rider de Dennis Hopper (1969), avec Taxi Driver de Martin Scorsese (1976), qui montre l’épuisement de la modernité qui enferme chacun dans sa solitude. Ces errances construisent un monde bien plus qu’elles ne fuient le monde. Elles peuvent être un enracinement dynamique, comme l’a étudié Elisée Reclus qui, ce n’est pas un hasard, était socialiste libertaire, tout comme son frêre Onésime Reclus.

Enracinement dynamique : ce qui peut se dire très simplenent comme « Deviens ce que tu es » (Pindare). Cette errance peut aussi être épisodique et renvoie à la part d’ombre de chacun, comme les échappées de Pier Paolo Pasolini. Comme l’a bien vu Heidegger, c’est la solitude, c’est l’errance qui nous jette « dans la vaste proximité de l’essence de toutes choses » (« La chose », conférences de Brême, 1949). Le moderne ne s’y trompe pas. « Le sédentaire, rappelle Maffesoli citant Theodor Adorno, envie l’existence des nomades ». Avec le postmoderne, c’est le retour de l’homo viator, de l’itinérant, des « pérégrinations » d’Augustin, de l’homme  pèlerin de lui-même. Il faut savoir être en exil. Le voyage, et l’itinérance, c’est l’exil (ce qu’avait bien compris Dominique de Roux). Ce sont des moments nécessaires. Se détacher de soi et des autres pour mieux retrouver et les autres et soi. Qui dit errance dit débordement, et il faut parfois déborder de soi. Au risque, surtout si le nomade est dans le désert, de tomber dans le prophétisme, qui prospère dans les déserts physiques, mais aussi dans les déserts intérieurs. L’itinérant est une forme de rebelle, et « le rebelle a la liberté du loup », dit Ernst Jünger. Voici venu le temps d’une forme de rebelle, ou d’une forme de fou, ou le loup fou, comme les personnages de Howard Phillips Lovecraft, dont on dit qu’il aurait été inspiré par John Milton. L’homme, alors, devient à lui-même son propre loup. C’est le mythe du loup-garou.

L’itinérant, c’est « l’homme sans côteries » de Cioran. Mais l’errance n’est pas simple. S’égarer est un travail. « Il y a une culture du chemin », dit Augustin Berque. Il faut savoir « marcher à l’étoile » comme dit Heidegger. « Mettre au monde une étoile dansante... », dit Nietzsche. Il faut avoir le sens de l’illimité (Anaximandre), mais aussi, dans une microsociologie des territoires, le sens de l’ordonnancement (Anaximène). Il faut savoir que partout menace le Khaos, qui est la béance sans borne, au contraire de la béance rassurante de la féminité. Béance qui n’est autre que la vie même. Il faut avoir le sens du retrait car seul le retrait permet l’éclosion de l’être. Il faut sentir l’Ether, le halo qui entoure les relations dans un groupe.  

***

Complexe, approfondie, la vision de la société qui est celle de Maffesoli se laisse néanmoins résumer. Nous en avons vu les points saillants : défiance croissante envers les idéologies du progrès, scepticisme vis-à-vis de la politique, souci de ne pas réduire sa vie à la dimension historique (une préoccupation qu’avait déjà Albert Camus) ou à la dimension productive, retour à des attaches communautaires (certes complètement recomposées par rapport à la période précédente, mais à l’encontre des thèses sur l’individualisme et « l’ère du vide » de Gilles Lipovetsky). Les inflexions repérées par Maffesoli constituent un décrochage par rapport à la modernité. Ce  décrochage concernerait l’immense majorité de notre peuple. Nous entrerions ainsi en masse dans la postmodernité. En tout cas dans une forme de celle-ci. Il ne resterait que les élites à croire encore au progrès, à la science, au grand récit (moderne) comme quoi « demain sera toujours mieux qu’aujourd’hui ». Ceci alimente bien sûr la thèse de l’auteur comme quoi il y a une coupure croissante entre le peuple et les élites. Deux mondes s’ignorent et se tournent le dos.

I22730.jpgMais l’abandon des idéaux de la modernité est-il si total dans le peuple lui-même ? Le soutien non négligeable de toute une partie de la population à une politique vaccinale délirante s’agissant d’une maladie covidienne à très faible taux de létalité laisse perplexe. D’autre part, je ne suis sans doute pas le seul à avoir entendu nombre de gens (hors des élites) dire que « nous ne sommes plus au Moyen Age », à propos de telle ou telle évolution sociétale contestable, et être par ailleurs complétement aveugle à la tyrannie croissante de notre pouvoir politique, à son caractère de plus en plus policier, arbitraire et antidémocratique. Or, que sont ces propos aveugles à la tyrannie, et s’enthousiasmant niaisement parce que « nous ne sommes plus au Moyen Age », si ce n’est des formes renouvelées de l’increvable croyance au Progrès ? Je ne demande qu’à croire que la religion du progrès est morte, et à fêter sa disparition, mais est-ce si sûr ? De même, s’il est incontestable que les grands récits politiques sont en voie d’épuisement, ne faut-il pas nuancer ? A droite, un grand récit simpliste de l’identité – nous avons toujours été Européens et seule l’Europe a nourri l’Europe – prend le pas sur les théories plus profondes et plus subtiles (comme celles d’Alain de Benoist, Nous et les autres, Krisis, 2007). A gauche, les théories transgenres et les délires de l’intersectionnalité (quel recul par rapport à Marx, mais aussi par rapport à Michel Foucault !) ne sont-elles pas un nouveau grand récit, une « identité de l’anti-identité », le grand récit d’un « homme sans qualités » (Robert Musil) et d’un « homme sans gravité » (Charles Melman), sans déterminations, refusant tous les héritages, toutes les transmissions, dans un monde de la table rase ?

Reprenons l’hypothèse de Michel Maffesoli : fin de la modernité, sauf chez les élites. Est-ce si sûr ? La modernité calculatrice, scientiste est-elle morte ? La facilité avec laquelle nombre de nos concitoyens ont fait confiance à un soi disant « conseil scientifique »,  qui ne représente aucunement la diversité des points de vue sérieux quant au Covid, peut nous laisser perplexe. Sommes-nous vraiment sortis du scientisme, et du scientisme officiel, qui n’est autre que l’obscurantisme scientiste ? Ne sommes nous pas en pleine pensée magique du progressisme en pensant qu’il faut éradiquer une maladie par un vaccin plutôt que soigner, prévenir, guérir ? (tout comme Himmler voulait exterminer tous les moustiques du IIIe Reich. Voir Frédéric Rouvillois, Crime et utopie, 2014). C’est toujours le fantasme (moderne) de solution « définitive » plutôt que d’améliorations patientes. Pour le coup, Maffesoli y insiste, il faut s’accorder au présent. Bien. Mais faut-il pour autant s’accommoder de tout. Viser à transformer l’existant, mais sans promettre « lendemains qui chantent » et « homme nouveau » : je crois que cela est nécessaire. Surtout, un autre aspect doit être abordé. Et c’est peut-être le plus important. Qu’en est-il des contreparties de la postmodernité ? Retour des liens communautaires que Maffesoli appelle joliment tribalisme, primauté du sensible sur le calcul, présentéisme plutôt que culte du progrès. Oui. Mais n’y a-t-il pas des choses perdues à mesure que montent ces totems de la postmodernité ? Cette question peut être envisagée sous deux angles. Un angle considère que cela n’entraine pas forcément un accroissement des désordres, c’est-à-dire notamment des violences du fort au faible. C’est le point de vue anarchiste au sens de Proudhon et d’Elisée Reclus, à savoir qu’il serait possible d’aller vers un ordre sans Etat, ou du moins un ordre avec moins d’Etat (l’anarchie sans le désordre). Un autre point de vue est moins optimiste. Il part d’un postulat (ou d’une intuition puisque les sciences humaines ne sont pas des sciences). Cette intuition, c’est que la vie est un jeu à somme nulle. En d’autres termes, ce qui serait investi comme énergie sociale – la puissance populaire dont parle justement Maffesoli – amènerait à des désinvestissements massifs  dans d’autres domaines. Le tribalisme ne serait-il pas un individualisme au carré, étendu à la tribu, un égoïsme de groupe, un narcissisme de groupe ? La tribu peut être un élargissement, mais comment ne pas voir qu’elle peut être aussi un rétrecissement : « Les gens ne trouvent plus leur âme personnelle et adoptent la première âme de groupe qui se présente à eux et qui leur déplait le moins », dit Robert Musil.

9782262029944_1_75.jpgLe présentéisme pose également bien des questions.   Il est bon que l’homme ne soit jamais réduit à ce qu’il est comme acteur historique. Mais l’homme est aussi un animal politique et donc historique. Ce qui est public, et ce qui est politique ne doit pas se résumer à ce qui est étatique, mais l’Etat doit être le point de concentration des conflits qui se soldent inévitablement par une décision. Celle-ci doit appartenir au peuple, et celui-ci est forcément le dépassement des tribus.  « L’économie, c’est fini », dit souvent Maffesoli. « Nous allons vers le retour du spirituel » (Cnews. Face à l’info, 9 mars 2020). Depuis longtemps, Maffesoli  explique que la crise est sociétale plus qu’économique. Il faut comprendre cela comme une divergence entre le sociétal et l’économique. Oui. Mais cela n’implique pas un allègement de la domination de l’économie sur nos vies, mais une tentative du pouvoir, au contraire, d’adapter l’homme à l’économie. C’est en ce sens que l’économisme devient totalitaire. La question de la production et de la répartition des richesses reste centrale dans toutes les sociétés. Elle détermine qui domine dans telle nation et qui domine dans le monde. En fait, quand on dit que nos sociétés sont dominées par l’économie, cela veut dire qu’elles sont dominées par le culte de la croissance et la religion du libre échange mondial. L’économie pourrait être au service d’objectifs d’indépendance économique, et d’autarcie, de solidarité nationale, et cela aurait une toute autre signification.  Si sortir de l’économisme, c’est sortir du règne du quantitatif, c’est une bonne chose, mais si c’est sortir de la lucidité quant à l’importance de l’économie pour  l’indépendance et la liberté d’une nation et d’un peuple, c’est une catastrophe. Maitriser l’économie pour ne pas être le jouet de fonds de pension, de multinationales ou de puissances étrangères, c’est un impératif. Il est bon de se donner comme objectif de ne pas « perdre sa vie à la gagner », mais l’Etat doit aussi avoir une visée collective, qui est la force et la souveraineté économique de notre nation. Sortir de l’économisme, c’est ne laisser le pouvoir ni aux « experts », ni aux hommes d’argent, c’est reprendre le pouvoir sur l’économie. Le temps libre doit devenir un temps non seulement libéré de la production,  mais aussi de la consommation. Le temps libéré ne doit pas être principalement le temps des loisirs marchands, mais celui qui permet de vivre « la présence désintéressée à l’être dans la vibration de l’instant », dit André Gorz dans une belle formule (cité par Catherine Marin, Reporterre, 15 juin 2021). Faire sécession de l’économie, par exemple se contenter d’un revenu universel pour tous, n’est-ce pas laisser le pouvoir aux puissances du Capital ?

Un autre point mérite des éclaircissements. Maffesoli développe la pensée d’une République française comme mosaïque. Bien entendu, comment ne pas reconnaitre la diversité des pays de France, de ses métiers, de ses provinces ? Toutefois, l’éloge du parcellaire ne laisse t-il pas subsister de petites niches de particularités, certes sympathiques, mais anecdotiques et résiduelles ? Ne faut-il pas qu’une politique des nations d’Europe s’oppose au rouleau compresseur de la mondialisation libérale capitaliste pour sauver vraiment les diversités en Europe ? Voulons-nous être une Chine avec un peu plus de variété de fromages ou autre chose que la Chine ? Un pays, c’est de la diversité (et nous n’en manquons pas avec l’immigration de masse, mais avec la France elle-même, du Béarn à la Picardie, de la Bretagne à la Franche-Comté) mais un pays, c’est aussi et surtout du commun. Du commun dans le passé, du commun dans l’avenir projeté ensemble. Ce commun, on peine à le trouver chez Michel Maffesoli. Pourtant, le commun ne suppose pas l’homogénéisation de tout, il suppose que, au-delà du divers, il y ait quelque chose en partage. Or, en dehors d’une sous culture mondialisée plus ou moins américaine et en tout cas anglophone, ce commun n’a pas grand-chose de français. On notera, en réponse aux allergiques aux « hussards noirs de la République » (qui ont disparu depuis plus de 50 ans et dont je ne garde pas de mauvais souvenirs) que ce qui a tué la diversité de la France, c’est beaucoup moins l’enseignement soi-disant uniforme des instituteurs et professeurs de notre jeunesse, c’est beaucoup moins la République jacobine (qui ne l’est plus du tout depuis les lois de décentralisation de 1982-83) que la modernité, ses pavillons tous identiques, ses hypermarchés, ses « entrées de ville » avec les grandes surfaces de cuisines, de pneus, de meubles. Sans oublier ses « grands ensembles » de logements des années 1950-1973.

9782246483915-T.jpgEn d’autres termes, l’homogénéisation moderne a débouché sur une « archipellisation » (Jérôme Fourquet) postmoderne de la société française. Trop d’uniformité a amené plus de communautés repliées sur elles-mêmes (l’islam importé devenant trop souvent une religion sans culture car hors sol), plus d’américanisation – le seul « commun » qui se soit développé – et moins de nation. Déconstruite par le bas (baronnies locales et immigration), la France a été en même temps déconstruite par le haut, puisque l’Union européenne a favorisé les régions plutôt que les nations, plus facilement instrumentalisables par la technocratie.  Le commun a disparu. Et le commun ce ne sont pas seulement les services publics (qui sont un élement du commun), c’est le sentiment d’être un peuple. La technocratie a creusé un abime entre la vie de l’Etat et la vie des gens. La technocratie ne sait que produire une « rationalisation de l’existence » (Max Weber), qui va au rebours de la vie et l’appauvrit. La technocratie ne connait que ce que Walter Benjamin appelait « le temps homogène et vide des institutions ». L’administration des choses remplace tout rapport vivant entre le politique et le peuple. C’est en ce sens que la révolte des Gilets jaunes, une jacquerie comme nous n’en avions pas connu depuis longtemps, anesthésié que nous étions par le confort moderne, une révolte aussi de la fierté des classes populaires a été à la fois une révolte de classe et une révolte identitaire (non pas au sens où il n’y aurait pas eu d’immigrés de couleur dans les Gilets jaunes, mais au sens où il n’y a eu que des immigrès intégrés, partie prenante du monde du travail, au côté des travailleurs français). Avec l’aspiration à l’intervention directe dans la politique, avec la revendication du référendum d’initiative populaire, la révolte des Gilets jaunes a réconcilié Marx et Rousseau. Marx parce qu’elle relève d’une analyse de classe : la solution aux problèmes des Gilets jaunes est bel et bien la destruction du système capitaliste de propriété privée des grands moyens de production et d’échange. Rousseau parce qu’elle montre un besoin d’être citoyen, un besoin de démocratie directe, un refus du cosmopolitisme qui n’est qu’un autre nom du déracinement, qui est la marotte des élites, mais est un instrument de liquidation du peuple de France.

Il y a eu, avec les Gilets jaunes, une aspiration au retour du politique, c’est-à-dire à ce qui est centripète.  Maffesoli sous-estime ou nie cet aspect : « Le mouvement des Gilets jaunes est un soulèvement populaire, sans projet politique, sans revendications bien définies, traduisant  essentiellement un besoin d’être ensemble et de le manifester dans l’espace public. » (Bvoltaire, 26 mai 2021). Etre-ensemble, oui, mais pas seulement. C’est ne voir du politique que dans ce qui relève de programmes bien définis. A ce compte là, la prise de la Bastille, les Journées du 20 juin 1792, et la prise des Tuileries le 10 août suivant (dont je ne méconnais pas une seconde les atrocités mais ce n’est pas le problème) n’étaient pas politiques. C’est une vision trop restrictive.  Il y avait avec les Gilets jaunes une volonté de remettre de la centralité dans les décisions politiques. Ce à quoi aspire le peuple, c’est à renouveler l’alliance du peuple et de l’Etat contre la classe dominante, les seigneurs au début du Moyen Age, puis la bourgeoisie faisant suite à une noblesse domestiquée à Versailles. Or, qui veut empêcher le peuple de redevenir peuple, de redevenir un acteur politique ? Ce sont les élites. Ce sont elles qui veulent balkaniser la société française, s’accomodant déjà très bien dans certains quartiers de la fusion entre gangsterisme, ethnicisme et blanchiment d’argent sale.

*

De quoi souffre la France ? Du manque de commun. De trop de repli sur soi du peuple (secessio plebis). De l’insuffisance de diversité entre Français (les mêmes maisons standardisées du nord au sud, de l’est à l‘ouest, les mêmes hypermarchés immondes partout), et d’un excès de diversité (pas assez de points communs) entre Français de souche et étrangers. La faute n’en est pas à ces étrangers, mais aux élites françaises (administratives, politiques et patronales) qui les ont poussé à venir. Nous avons perdu comme élément d’unité la religion, qui était au Moyen Age le catholicisme. Nous avons perdu le roi. Nous avons perdu ensuite la sacralité de la Présidence de la République, cette fonction étant accaparée par des individus de plus en plus médiocres, de petits hommes gris  étrangers à l’amour de la France et de son peuple. Nos dirigeants ? Une simple section française de l’internationale oligarchique. Même avec une religion commune et un roi, la France du Moyen Age n’était pas tout à fait une nation. Elle l’est devenue. Cela aurait pu ne pas être. Pourquoi ? Parce que l’excès de la diversité, ce peut être la guerre civile, et c’est ce qui se passa en France au Moyen Age avec la Guerre de Cent Ans.   

L-ere-des-soulevements.jpgJustement, que faut-il pour contrecarrer une diversité ethno-culturelle dispersante ? Nous avons ici un accord, qui n’est pas mince, avec Michel Maffesoli. La laïcité ne peut être une réponse. « Il faut ritualiser le sacré », dit Maffesoli. Mais il faut observer que le sacré d’une partie des immigrès, le sacré musulman, est déjà ritualisé. Cela n’a rien de déplorable, le problème étant simplement une question de nombre (nous n’avons cessé de le dire depuis des décennies et voici que le dit aussi Patrick Buisson dans La fin d’un monde, 2021). « La démographie, c’est le destin », disait Auguste Comte.  Pour faire du commun, en France et pour la France, il faut ritualiser un autre sacré que celui d’une communauté. Il faut inventer ou revivifier un imaginaire commun. Un imaginaire trans-tribal. Je dirais volontiers : l’imaginaire continental, eurasiatique, d’un monde au-delà des matérialismes dominants. Ce n’est pas, en tout cas, avec la laïcité que l’on transcendera le sacré des religions non européennes pour produire du commun, du sacré commun, dans les esprits et dans les cœurs. S’il faut garder la laïcité, qui n’est que la conséquence du catholicisme, il faut abandonner le laïcisme et générer un autre sacré, une religiosité (c’est à dire une religion sans interdits mais avec une éthique) qui soit le patrimoine commun du peuple de France. Quelque chose comme ce qui fut « la grande clarté du Moyen Age » (Gustave Cohen). « Toute éducation nécessite un rythme et une vision cosmique », dit Georg Simmel.  Toute politique s’inscrit dans une cosmologie. Et toute politique a ses mythes, sans quoi elle n’a pas de grandeur. Mythe, grandeur et passion vont ensemble. « L'exception pense le général avec l'énergie de la passion », dit Carl Schmitt. Il n’y a pas de politique sans une éducation qui intègre cela. C’est pourquoi il faut déconstruire les déconstructeurs. La paideia, c’est la formation. Cela va bien au-delà de l’ingurgitation de connaissances et moins encore des « savoirs-faire », les fameuses « compétences » qui remplacent les diplômes, le « niveau général » et la « culture générale ». Il ne faut pas sous-estimer les aspirations à des exemples plus propres et plus nobles que ceux proposés par la téléréalité ou par nos dirigeants.

Michel Maffesoli aime à développer l’idée du « contradictoriel », c’est-à-dire de contraires qui ne se dépassent pas en synthèse (il en était de même avec Proudhon : thèse, antithèse, pas de synthèse). Cela se veut une harmonie conflictuelle. Sauf que ce n’est pas une harmonie. C’est peut-être là que se situe le cœur du débat. Toutes les contradictions ne peuvent rester ouvertes. Il ne faut pas tuer (comment le faire, du reste ?) l’hétérogénéité du social, mais il faut restaurer du commun. Il faut dépasser le présentéisme, qui empêche toute révolution. La dissidence (à côté du politique), la rebellion (en marge), cela nourrit les narcissismes à peu de frais. Ce n’est même pas de l’opposition contrôlée, c’est la toile de fond du déploiement de la toute puissance du Capital. C’est au politique, et donc en dernière instance au peuple, de trancher les contradictions, c’est-à-dire de ne pas en rester à des juxtapositions de tribus – même si leur vivacité témoigne de l’heureuse résilience du social – pour faire apparaitre de nouvelles synthèses. Au-delà de cela même, osons le dire : il faut revenir au théologico-politique. C’est-à-dire accepter que notre conception du politique soit irriguée par notre conception du divin. Encore faut-il en avoir une. En d’autres termes, au rebours de tous les individualismes, il faut accepter que notre idée, notre vision du beau et du bien informe notre conception du politique. Faut-il préciser que cela est incompatible avec toute conception libérale du politique ? Une vision du bien et du beau,  c’est une religiosité. Ou c’est un mythe : la différence est ici de peu d’importance. Un mythe n’a pas à etre vrai, il suffit qu’il soit vraiment un mythe. « Le mythe seul permet la cohéson sociale », avait dit justement Georges Sorel. De son côté, Maffesoli dit dans La transfiguration du politique (1992, Le Livre de poche, p. 32) : il n’y a pas de politique sans religion. Le terme religion (religare/relegere) renvoie à la fois à « relier » et à « relire ». La religion implique la « reliance », insiste Emile Durkheim, dont on sait qu’il appartient pourtant à une tradition rationaliste et positiviste. C’est évidemment la notion essentielle, relier plutôt que relire, car il n’y a pas que des « religions du Livre ». Et cette reliance est beaucoup plus importante que la morale, souligne Maffesoli. Il est temps de d’abord relier – par des mythes, des légendes, des paysages et des musiques – , notre peuple à lui-même, notre moi à notre nous, et d’oublier de relire de vieux grimoires. Laissons-les aux « peuples du Livre ». Occupons-nous plutôt d’être un Peuple du Vivre.

PLV

jeudi, 16 septembre 2021

Face au "Nouvel Ordre Elitaire", soulèvement ou soumission? Avec Michel MaffesoIi sur Zone Libre

000_ARP2048663.jpg

Face au "Nouvel Ordre Elitaire", soulèvement ou soumission?

Avec Michel MaffesoIi sur Zone Libre

 
Dans ce live Zone Libre, Paul Fortune, épaulé par Ludwig, reçoit Michel Maffesoli pour parler de son livre L'ère des soulèvements. Les peuples sont-ils sur le point de secouer le joug des élites ou se laisseront-ils soumettre ? Michel Maffesoli nous parle des soulèvements qu'il voit poindre à l'horizon.
 
 
L-ere-des-soulevements.jpg

mercredi, 27 janvier 2021

Michel Maffesoli : une société en pleine décadence

59d4270b694ee0c0d46c1b086fc42e94.jpg

Michel Maffesoli : une société en pleine décadence

Ex: https://lecourrierdestrateges.fr

Michel Maffesoli, professeur émérite de la Sorbonne,  nous livre un texte direct et panoramique sur la décadence de notre société que suscitent nos élites. A force d'être obsédées par la morale et par une étiquette de cour, ces élites se sont détournées de flux du vivant et entretiennent une vision artificielle de la société dont le seul destin est de disparaître.

S’accorder au cycle même du monde, voilà ce qui est la profonde sagesse des sociétés équilibrées. Tout comme, d’ailleurs, de tout un chacun. C’est cela même qui fonde le sens de la mesure. Le « bon sens » qui, selon Descartes, est la chose du monde la mieux partagée. Bon sens qui semble perdu de nos jours. Tout simplement parce que l’opinion publiée est totalement déconnectée de l’opinion publique.

Mais pour un temps, sera-t-il long ? cette déconnection est quelque peu masquée. C’est la conséquence d’une structure anthropologique fort ancienne : la stratégie de la peur.

blemmophobie-peur-panique-du-regard-des-autres_b68ffc8d104c27df7feb0a1dc579699624cd69dd.jpg

La stratégie de la peur pour se maintenir au pouvoir

D’antique mémoire, c’est en menaçant des supplices éternels de l’enfer que le pouvoir clérical s’est imposé tout au long du Moyen-Âge. Le protestantisme a, par après, fait reposer « l’esprit du capitalisme » (Max Weber) sur la théologie de la « prédestination ». Vérifier le choix de dieu : être élu ou damné aboutit à consacrer la « valeur travail ». L’économie du salut aboutit ainsi à l’économie stricto sensu !

Dans la décadence en cours des valeurs modernes, dont celle du travail et d’une conception simplement quantitativiste de la vie, c’est en surjouant la peur de la maladie que l’oligarchie médiatico-politique entend se maintenir au pouvoir. La peur de la pandémie aboutissant à une psycho-pandémie d’inquiétante allure.

Comme ceux étant censés gérer l’Enfer ou le Salut, la mise en place d’un « Haut commissariat au Bonheur » n’a, de fait, pour seul but que l’asservissement du peuple. C’est cela la « violence totalitaire » du pouvoir : la protection demande la soumission ; la santé de l’âme ou du corps n’étant dès lors qu’un simple prétexte.

Le spectre eugéniste, l’aseptie de la société, le risque zéro sont des bons moyens pour empêcher de risquer sa vie. C’est-à-dire tout simplement de vivre ! Mais vivre, n’est-ce pas accepter la finitude ? Voilà bien ce que ne veulent pas admettre ceux qui sont atteints par le « virus du bien ». Pour utiliser une judicieuse métaphore de Nietzsche, leur « moraline » est dès lors on ne peut plus dangereuse pour la vie sociale, pour la vie tout court !

La morale comme instrument de domination

Étant entendu, mais cela on le savait de longue date, que la morale est de pure forme. C’est un instrument de domination. Quelques faits divers contemporains, animant le landernau germanopratin montrent, à loisir que tout comme le disait le vieux Marx, à propos de la bourgeoisie, l’oligarchie « n’a pas de morale, elle se sert de la morale ».

Le moralisme fonctionne toujours selon une logique du « devoir-être », ce que doivent être le monde, la société, l’individu et non selon ce que ces entités sont en réalité, dans leur vie quotidienne. C’est cela même qui fait que dans les « nuées » qui sont les leurs, les élites déphasées ne savent pas, ne veulent pas voir l’aspect archétypal de la finitude humaine. Finitude que les sociétés équilibrées ont su gérer.

16422151.jpg

C’est cela le « cycle du monde ». Mors et vita ! Le cycle même de la nature : si le grain ne meurt… Qu’est-ce à dire, sinon que la beauté du monde naît, justement, de l’humus ; du fumier sur lequel poussent les plus belles fleurs. Régle universelle faisant de la souffrance et de la mort des gages d’avenir.

En bref, les pensées et les actions de la vie vivante sont celles sachant intégrer la finitude consubstantielle à l’humaine nature. À la nature tout court, mais cela nous oblige à admettre qu’à l’opposé d’une histoire « progressiste » dépassant, dialectiquement, le mal, la dysfonction et pourquoi pas la mort, il faut s’accommoder d’un destin autrement tragique, où l’aléa, l’aventure le risque occupent une place de choix.

Pour une philosophie progressive

Et au-delà du rationalisme progressiste, c’est bien de cette philosophie progressive dont est pétrie la sagesse populaire. Sagesse que la stratégie de la peur du microcosme ne cesse de s’employer à dénier. Et ce en mettant en œuvre ce que Bergson nommait « l’intelligence corrompue », c’est-à-dire purement et simplement rationaliste.

Ainsi le funambulisme du microcosme s’emploie-t-il pour perdurer à créer une masse infinie de zombies. Des morts-vivants, perdant, peu à peu, le goût doux et âcre à la fois de l’existence . Par la mascarade généralisée, le fait de se percevoir comme un fantôme devient réel. Dès lors, c’est le réel qui, à son tour, devient fantomatique.

Deutsche-Bank-1-3-Zombies.jpg

Monde fantomatique que l’on va s’employer à analyser d’une manière non moins fantomatique. Ainsi, à défaut de savoir « déchiffrer » le sens profond d’une époque, la modernité, qui s’achève, et à défaut de comprendre la postmodernité en gestation, l’on compose des discours on ne peut plus frivoles. Frivolités farcies de chiffres anodins  et abstraits

Il est, à cet égard, frappant de voir fleurir une quantophrénie ayant l’indubitabilité de la Vérité ! Carl Schmitt ou Karl Löwith ont, chacun à leur manière, rappelé que les concepts dont se servent les analyses politiques ne sont que des concepts théologiques sécularisés.

La dogmatique théologique propre à la gestion de l’Enfer ou la dogmatique progressiste théorisant la « valeur travail » s’inversent en « scientisme » prétendant dire ce qu’est la vérité d’une crise civilisationnelle réduite en crise sanitaire. « Scientisme » car le culte de la science est omniprésent dans les divers discours propres à la bien-pensance.

Cet étrange culte de la science

Il est frappant d’observer que les mots ou expressions, science, scientifique, comité scientifique, faire confiance à la Science et autres de la même eau sont comme autant de sésames ouvrant au savoir universel. La Science est la formule magique par laquelle les pouvoirs bureaucratiques et médiatiques sont garants de l’organisation positive de l’ordre social. Il n’est jusqu’aux réseaux sociaux, Facebook, Tweeter, LinkedIn, qui censurent les internautes qui « ne respectent pas les règles scientifiques », c’est-à-dire qui ont une interprétation différente de la réalité. Doute et originalité qui sont les racines de tout « progrès » scientifique !

Oubliant, comme l’avait bien montré Gaston Bachelard que les paradoxes d’aujourd’hui deviennent les paradigmes de demain, ce qui est le propre d’une science authentique alliant l’intuition et l’argumentation, le sensible et la raison, le microcosme se contente d’un « décor » scientiste propre à l’affairement désordonné qui est le sien.

Démocrates, peut-être, mais démophiles, certainement pas

Politiques, journalistes, experts pérorant jusqu’à plus soif sont en effet, à leur « affaire » : instruire et diriger le peuple, fût-ce contre le peuple lui-même. Tant il est vrai que les démocrates auto-proclamés sont très peu démophiles. Au nom de ce qu’ils nomment la Science, ils vont taxer de populistes, rassuristes voire de complotistes tous ceux qui n’adhèrent pas à leurs lieux communs.

Anastasie-facebook_copie-67717-bfb85.jpgOn peut d’ailleurs leur retourner le compliment. Il suffit d’entendre, pour ceux qui en ont encore le courage, leur lancinante logorrhée, pour se demander si ce ne sont pas eux, les chasseurs de fake news, qui sont les protagonistes essentiels d’une authentique « complosphère »[1]. Très précisément parce qu’ils se contentent de mettre le monde en spectacle.

Pour reprendre le mot de Platon, décrivant la dégénérescence de la démocratie, la « Théâtrocratie » est leur lot commun. Politique spectacle des divers politiciens, simulacre intellectuel des experts de pacotille et innombrables banalités des journalistes servant la soupe aux premiers, tels sont les éléments majeurs constituant le tintamarre propre à ce que l’on peut nommer la médiocrité de la médiacratie.

Face à l’inquisition de l’infosphère

J’ai qualifié ce tintamarre « d’infosphère ». Nouvelle inquisition, celle d’une élite déphasée regardant « de travers » tout à la fois le peuple malséant et tous ceux n’adhérant pas au catéchisme de la bienpensance. « Regarder de travers », c’est considérer ceux et ce que l’on regarde en coin comme étant particulièrement dangereux. Et, en effet, le peuple est dangereux. Ils ne sont pas moins dangereux tous ceux n’arrivant pas à prendre au sérieux la farce sanitaire mise en scène par les théâtrocrates au pouvoir.

Il faudrait la plume d’un Molière pour décrire, avec finesse, leurs arrogantes tartufferies. Leur pharisianisme visant à conforter la peur, peut aller jusqu’à susciter la délation, la dénonciation de ceux ne respectant pas la mise à distance de l’autre, ou de ceux refusant de participer au bal masqué dominant. Leur jésuitisme peut également favoriser la conspiration du silence vis-à-vis du mécréant. (celui qui met en doute La Science). Et parfois même aller jusqu’à leur éviction pure et simple des réseaux sociaux.

Dans tous ces cas, il s’agit bien de la reviviscence inquisitoriale. La mise à l’Index : Index librorum prohibitorum. Délation et interdiction selon l’habituelle manière de l’inquisition : au moyen de procédures secrètes. L’entre-soi est l’élément déterminant de la tartufferie médiatico-politique. L’omerta mafieuse : loi du silence, faux témoignages, informations tronquées, demi-vérités, sournoiseries etc. Voilà bien le modus operandi de la fourberie en cours. Et tout un chacun peut compléter la liste de ces parades théâtrales.

Voilà les caractéristiques essentielles de « l’infosphère », véritable complosphère dominante. Mafia, selon la définition que j’ai proposée des élites, rassemblant « ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire ». Puis-je ici rappeler,  à nouveau,  une rude expression de Joseph de Maistre pour décrire ceux qui sont abstraits de la vie réelle : « la canaille mondaine ».

Facebook-Inquisition.jpg

Peut-être faudrait-il même dire « demi-mondaine ». Ce qui désigne, selon Alexandre Dumas, une « cocotte » richement entretenue et se manifestant bruyamment dans la sphère médiatique, le théâtre et la vie publique ou politique. Demi-monde on ne peut plus nébuleux dont les principales actions sont de déformer la réalité afin de la faire rentrer en congruence avec leur propre discours. Demi-mondaines entretenues par l’État ou les puissances financières de la démocratie afin de faire perdurer un état de choses désuet et rétrograde.

Mais cette déformation de la réalité a, peu à peu, contaminé l’espace public.

C’est cela le cœur battant du complotisme de « l’infosphère » : entretenir « mondainement » la peur de l’enfer contemporain. Anxiété, restriction des libertés acceptée, couardise, angoisse diffuse et tout à l’avenant au nom du « tout sanitaire ». Forme contemporaine du « tout à l’égoût » !

Une vraie psycho-pandémie

Sans nier la réalité et l’importance du virus stricto sensu, sans négliger le fait qu’il ait pu provoquer un nombre non négligeable de décès, ce qui n’est pas de ma compétence, il faut noter que le « virus » s’est introduit de manière essentielle dans nos têtes. Ce qui devrait nous conduite à parler d’une « psycho-pandémie » suscitée et entretenue par l’oligarchie médiatico-politique.

Psycho-pandémie comme étant la conséquence logique de ce que Heidegger nomme la « pensée calculante » qui, obnubilée par le chiffre et le quantitatif et fascinée par une  logique abstraite du « devoir être », oublie la longue rumination de la « pensée méditante » qui, elle, sait s’accorder, tant bien que mal à la nécessité de la finitude.

covid-19-sante-mentale-iStock-solarseven.jpg

Voilà ce qui, pour l’immédiat suscite une sorte d’auto-anéantissement ou d’auto-aliénation conduisant à ce que ce bel esprit qu’était La Boétie nommait la « servitude volontaire ». Ce qui est, sur la longue durée des histoires humaines, un phénomène récurrent. Cause et effet de la stratégie de la peur qui est l’instrument privilégié de tout pouvoir, quel qu’il soit.

Stratégie de la peur qui, au-delà ou en-deçà de l’idéal communautaire sur lequel se fonde tout être ensemble, aboutit, immanquablement à une grégaire solitude aux conséquences on ne peut plus dramatique : violence perverse, décadence des valeurs culturelles, perte du sens commun et diverses dépressions collectives et individuelles. L’actualité n’est pas avare d’exemples illustrant une telle auto-aliénation !

Il est deux expressions qui devraient nourrir la pensée méditante, ce que Durkheim nomme le « conformisme  logique », ou ce que Gabriel Tarde analyse dans « les lois de l’imitation ». Des insanités déversées d’une manière lancinante, dans la presse écrite, radiophonique ou télévisuelle par l’oligarchie, au spectacle du bal masqué que nous offre la réalité quotidienne, on voit comment la stratégie de la peur induite par l’inquisition contemporaine aboutit à un état d’esprit tout à fait délétère, et on ne peut plus dangereux pour toute vie sociale équilibrée.

Cette grégaire solitude est particulièrement angoissante pour les jeunes générations auxquelles est déniée tout apprentissage vital. Et c’est pour protéger des générations en fin de vie que l’on sacrifie une jeunesse qui est, ne l’oublions pas, la garante de la société à venir.

De diverses manières de bons esprits ont rappelé qu’une société prête à sacrifier la liberté, la joie de vivre, l’élan vital en échange de sécurité et de tranquillité ne mérite ni les uns, ni les autres. Et, in fine, elle perd le tout. N’est-ce point cela qui menace, actuellement, la vie sociale en son ensemble ?

De la raison sensible

Mais une fois le diagnostic fait, il est nécessaire de formuler un pronostic pertinent. Ainsi, en accord avec le réalisme que l’on doit à Aristote ou à Saint Thomas d’Aquin, il faut savoir mettre en oeuvre un chemin de pensée alliant les sens et l’esprit. Ce que j’ai nommé la « raison sensible ».

Voilà qui peut mettre à bas les châteaux de cartes du rationalisme étroit dans lequel les concepts abstraits servent de pseudo-arguments. Le bon sens et la droite raison réunis peuvent permettre de mettre un terme au brouhaha des mots creux. C’est bien d’ailleurs ce qui est en train de se passer sur les réseaux sociaux dans lesquels grâce aux tweets, forums de discussion, échanges sur Facebook, sites et blogs de résistance divers et presse en ligne est en train de s’élaborer une manière de penser et d’agir différente. Il faut être attentif à la société officieuse en gestation, totalement étrangère à la société officielle propre à l’oligarchie médiatico-politique.

indexpprc.jpgIl est une heureuse expression que l’on doit à l’universitaire et homme politique Pierre-Paul Royer-Collard (1763 – 1845) qu’il est utile de rappeler de nos jours. C’est ainsi qu’il oppose « le pays légal au pays réel ». Par après cette opposition a été reprise, diversement, par Auguste Comte ou Charles Maurras. Mais elle a l’heur de nous rappeler que parfois, il existe un divorce flagrant qui oppose la puissance populaire, puissance instituante, au pouvoir officiel et institué. C’est ce qui permet de saisir la lumière intérieure du bon sens populaire. C’est ce qui permet de comprendre qu’au-delà de la décomposition d’une société peut exister une renaissance. C’est cette métamorphose qui est en cours. Et au-delà de la soumission induite par la protection, c’est dans le « pays réel » que se préparent les soulèvements fondateurs d’une autre manière d ‘être ensemble.

Ainsi de la révolte des « gilets jaunes » à la résistance, multiforme, à la mascarade, à la distanciation, voire aux vaccins, c’est une métamorphose sociétale qui se prépare. Le « monde d’après » est déjà là. Métamorphose qui bien évidemment à ce que Vilfredo Pareto nommait, avec pertinence, la « circulation des élites ». 

La faillite des élites est déjà là

Une telle circulation est inéluctable. La faillite des élites est, maintenant, chose acquise. La forte abstention aux diverses élections, la désaffection vis-à-vis des organes de presse, émissions de télévision ou radio en portent témoignage. Ce que l’on peut appeler « des bulletins paroissiaux » n’intéresse que des affidés, des petites sectes médiatico-politiques se partageant le pouvoir.

Or le propre des « sectaires » est, en général, d’être totalement aveugles vis-à-vis de ce qui échappe à leur dogmatique. C’est ainsi que tout en considérant cela comme dangereux, ils sont incapables de repérer et de comprendre ces indices hautement significatifs que sont les rassemblements festifs se multipliant un peu partout. Il en est de même des multiples transgressions aux divers « confinements » et autres « couvre-feu » promulgués par l’appareil technico-bureaucratique. Et l’on pourrait multiplier à loisir des exemples en ce sens.

Lorsque dans les années 70, je soulignais que la vraie violence, la « violence totalitaire » était celle d’une « bureaucratie céleste » voulant aseptiser la vie sociale et ce en promulguant la nécessité du risque zéro, je rappelais qu’à côté d’une soumission apparente existaient une multiplicité de pratiques rusées. Expression d’une duplicité structurelle : être tout à la fois double et duple.

Il s’agit là d’un quant à soi populaire assurant, sur la longue durée, la survie de l’espèce et le maintien de tout être ensemble. C’est bien un tel « quant à soi » auquel l’on rend attentif tout au long de ces pages. Il témoigne d’une insurrection larvée dont la tradition donne de nombreux exemples et qui ponctue régulièrement l’histoire humaine.

Duplicité anthropologique de ce bon sens dont Descartes a bien montré l’importance. Duplicité qui à l’image de ce qu’il disait : « larvatus prodeo », l’on s’avance masqué dans le théâtre du monde. Mais il s’agit là d’un masque provisoire qui sera, plus ou moins brutalement, ôté lorsque le temps s’y prêtera. Et ce en fonction du vitalisme populaire qui sait, de savoir incorporé, quand il convient de se soulever. Et ce avant que le bal masqué ne s’achève en danse macabre !

[1] Je renvoie ici à la lucide et sereine analyse de Raphaël Josset, Complosphère. L’esprit conspirationniste à l’ère des réseaux, Lemieux éditeurs, 2015

jeudi, 24 décembre 2020

La pire des violences est celle des élites qui défendent leur domination

Michel-Maffesoli.jpg

La pire des violences est celle des élites qui défendent leur domination

Michel Maffesoli nous a accordé une interview sur le bilan d'une année hypocondriaque, passée à parler de maladie, et à la craindre. Il s'exprime notamment sur la stratégie de la peur, qui déploie la violence des élites pour conserver le contrôle de la société.
www.lecourrierdesstrateges.fr
 
 

vendredi, 23 octobre 2020

Michel Maffesoli : « Le transhumanisme est l’aboutissement de la paranoïa moderne »

questionnement_transhumanisme_by_camynow-1.jpg

Michel Maffesoli : « Le transhumanisme est l’aboutissement de la paranoïa moderne »

Entretien

Ex: https://www.breizh-info.com

michel_maffesoli_image-1223316390-ed0bf.jpgAu dernier colloque de l’Institut Iliade, en date du 19 septembre 2020, dont le thème était « La nature comme socle », la question du transhumanisme aurait dû être abordée lors d’une table ronde avec l’éminent sociologue Michel Maffesoli, professeur émérite à la Sorbonne, et François Bousquet, essayiste et directeur de La Nouvelle Librairie. Faute de temps, le sujet est resté en suspens et notre curiosité de même ! Histoire de rattraper l’opportunité manquée, nous avons interrogé Michel Maffesoli.

Breizh-info : Le transhumanisme est régulièrement évoqué dans les médias, sans que le commun des mortels sache réellement de quoi il s’agit. À mi-chemin entre la science-fiction et la science tout court, le transhumanisme peut vite devenir sujet de fantasmes. Est-ce que vous pourriez proposer une définition de ce qui est avant tout un courant de pensées ?

Michel Maffesoli : Il est toujours difficile de donner des définitions. Le transhumanisme, comme beaucoup d’autres sujets, n’est pas unique. Ses tenants peuvent avoir des positions différentes les uns des autres. Néanmoins, il est possible de considérer le transhumanisme comme l’aboutissement logique du mythe du progrès tel qu’il s’est élaboré au XIXe siècle, dans le sillage de la philosophie des Lumières et de sa grande ligne directrice qui veut que rien ne soit étranger à la raison. Le transhumanisme est en ce sens un « rationalisme exacerbé ». Il pousse cette idée de rationalisme jusqu’au bout. Attention à bien distinguer le rationalisme de la rationalité. Cette dernière est notre spécificité humaine, alors que le rationalisme est une position qui évacue tout ce qui n’est pas rationnel (le sensible, le spirituel, etc.) C’est une façon de penser, sur laquelle notre esprit critique est parfaitement libre de s’exercer.

Effectivement, le transhumanisme peut devenir sujet de fantasme. Il exacerbe cette pensée de Descartes, selon laquelle les hommes peuvent se rendre « maîtres et possesseurs de la nature » grâce à la technique. Cette citation bien connue du Discours de la méthode est au centre de la modernité. Le transhumanisme l’incarne jusqu’à la paranoïa (étymologiquement, la paranoïa est une « pensée par le haut », une pensée surplombante). Il est l’aboutissement de la paranoïa moderne.

Breizh-info : Au cœur du sujet, on voit bien que c’est la conception de l’homme qui est en jeu. Le transhumanisme ne semble pas considérer l’homme dans son ensemble, comme un être vivant, mais comme un « homme-machine », pour paraphraser Descartes qui le disait de l’animal. Les antispécistes bondissent s’ils entendent parler de l’animal-machine, mais peu de monde semble s’offusquer que l’homme puisse aujourd’hui être vu comme une addition de parties pouvant être analysées, démontées, réparées, remplacées…, indépendamment les unes des autres. Comment en est-on arrivé là ?

Michel Maffesoli : Le transhumanisme s’inscrit en effet dans une certaine conception de l’homme. Il suit notamment la logique de l’une des idées du XIXe siècle, qui est le grand siècle moderne, le temps de l’élaboration du progrès, du rationalisme social, etc. Cette idée est celle que Freud nommait la coupure (« die Spaltung »). Mon maître, l’anthropologue Gilbert Durand, parlait du « principe de coupure ».

Le transhumanisme suit donc ce principe de coupure, qui veut séparer la nature de la culture, le corps de l’esprit, etc. Le matériel et le corporel sont privilégiés, au détriment, entre autres, du religieux, du mystique, de l’imaginaire. La majeure partie des tenants du transhumanisme ont une vision dichotomisée du monde.

Mais il existe, au contraire, un mouvement de fond qui résiste à cette idée de coupure et vient heurter le transhumanisme dans sa caractéristique dominante. Il s’agit d’une tendance que l’on peut observer dans les sociétés, ce que j’ai appelé une « sensibilité écosophique » [NDLR : cette perception a été explicitée dans l’article accessible ici]. Cette sensibilité considère l’homme dans son ensemble – vision holiste –, et va donc à l’encontre du transhumanisme qui ne voit que l’homme-machine.

9948343_img-4561.jpg

Le transhumanisme s’inscrit-il donc dans la logique de Descartes ? Oui. Mais on peut apporter une nuance : il suit la logique de l’interprétation de Descartes, c’est-à-dire le cartésianisme. Descartes en tant que tel est plus subtil. On se réfère toujours au Discours de la méthode, mais ses cinquième et sixième Méditations métaphysiques nuancent le cartésianisme. Comme quoi, il faut toujours faire la distinction entre le penseur et le « -isme » qui en découle ! Toutefois, c’est évidemment le cartésianisme qui a dominé au cours de l’Histoire.

Breizh-info : Depuis des lustres, la médecine tente de guérir les hommes et allonge par conséquent la durée de vie. À une époque, mourir à 40 ans pouvait passer pour un âge raisonnable, on est passé à 60 ans, puis à 90 ans. Finalement, on pourrait très bien aller jusqu’à 120 ans, 150 ans, tout ceci n’est peut-être qu’affaire de seuil psychologique. Le transhumanisme considère le vieillissement comme une maladie contre laquelle il faut lutter. Que répondre à cela ?

Michel Maffesoli : Je dirais qu’on a toujours voulu dépasser l’âge de la mort, et non repousser. Toujours au XIXe, en ce siècle de l’avènement de la modernité, Hegel a mis en lumière l’idée d’« Aufhebung », du « dépassement ». Celle-ci s’était en effet répandue dans toute la vie sociale et a participé à l’essor du scientisme.

Il faut bien comprendre que l’instrument logique que nous utilisons toujours est celui de la dialectique, cette fameuse suite ternaire : thèse, antithèse, synthèse. Lorsque la médecine entend dépasser la maladie, la vieillesse, la mort, cela signifie qu’elle veut concrètement arriver au stade de la synthèse.

Depuis le XIXe siècle, ce mouvement de dépassement a effectivement été conforté par l’allongement notable de la durée de vie. Mais aujourd’hui, on touche à une certaine limite. On se rend compte que cette synthèse à laquelle on s’est habitué ne va plus fonctionner longtemps. On veut toujours le dépassement de la mort – et les actuelles mesures sanitaires contre le covid-19 en sont un bel exemple –, mais on se rend compte que l’humaine nature est ainsi faite que la mort en fait partie. Et c’est précisément cette crise sanitaire qui nous rappelle l’existence de la mort. On avait cru l’évacuer. Elle revient en force. Cet épisode laissera des traces.

Le transhumanisme, dans son fantasme, entend dépasser la mort, la nier. Or, à vouloir nier la mort, c’est la vie que l’on perd. Ne pas accepter la mort, c’est refuser toute cette tradition de ce que l’on pourrait appeler l’« homéopathisation » de la mort. Depuis toujours, il y a eu des croyances, des rituels religieux, des traditions qui avaient pour rôle d’adoucir l’idée de la mort en la laissant entrer dans la vie sociale. On peut penser par exemple au carnaval, à la fête des fous, aux danses macabres, à la Vierge Marie qui était honorée comme Notre Dame de la bonne mort, etc. La philosophie est également une préparation à la mort. Dans toute l’Histoire, les sociétés équilibrées sont celles qui ont su intégrer la mort.

Si on reprend Aristote et sa notion de catharsis, l’idée est bien de se purger, de se purifier des passions par le spectacle, par le jeu. Mais en aucun cas on ne les nie.

En se cantonnant à la négation de la mort, à cause de sa logique progressiste, le transhumanisme perd toute cette dimension vitale.

Breizh-info : De la même façon, on recourt déjà aux prothèses ou aux greffes, depuis longtemps. Des manipulations génétiques sont déjà effectuées sur des lymphocytes pour guérir certains cancers. La frontière avec le transhumanisme peut parfois sembler extrêmement perméable. Y a-t-il un critère objectif qui pourrait être mis en évidence et permettrait de savoir à quel moment on s’avance sur des sables mouvants ?

Michel Maffesoli : Il existe en effet déjà des manipulations sous différentes formes. Mais mon hypothèse est encore une fois que nous sommes dans une période de mutation, comme je l’ai écrit dans mon ouvrage Écosophie [NDLR : paru aux éditions du Cerf en 2017]. Un sentiment diffus, une sensibilité écosophique résiste de plus en plus à ce genre de choses. D’un point de vue sociologique, on voit bien qu’un autre rapport à la nature se développe aujourd’hui. On se rend compte que la domination exercée par l’homme « maître et possesseur de la nature » n’a abouti qu’à la « dévastation » – un terme cher à Heidegger.

On ne peut qu’observer l’évolution des tendances sociétales et voir ce que cela donnera.

2281942-lv06.jpg

Breizh-info : Malgré son grand discours quasi théologique en vue d’améliorer le sort de l’humanité et de la sauver de la mort, le transhumanisme ne concernera certainement qu’une frange très aisée de la population, accroissant encore les écarts économiques. Comme tous les progrès techniques depuis la Préhistoire, il conduira sûrement à toujours plus de domination de la part de l’élite ayant accès à ces nouveaux outils. Qu’en pensez-vous ?

Michel Maffesoli : Il est clair que le transhumanisme est une affaire élitiste, et même élitaire [NDLR : « élitiste » désigne un comportement promouvant l’élitisme, tandis que « élitaire » caractérise le comportement d’une élite en particulier]. Quant à son discours franchement théologique, cela me rappelle la réflexion de Carl Schmitt sur la sécularisation en concepts politiques de concepts, à l’origine, théologiques !

Il existe actuellement un vrai décalage entre les élites et le peuple [NDLR : en 2019, Michel Maffesoli a publié La faillite des élites, en collaboration avec Hélène Strohl, aux éditions du Cerf, collection LeXio]. Mais outre cet état de fait, on ne peut que se réjouir de la manière dont les jeunes générations usent de la technique pour ruser avec la technique ! Je pense évidemment aux réseaux sociaux, sur lesquels on peut voir que ces populations se soumettent de moins en moins aux injonctions d’améliorer le sort de l’humanité. Elles sont davantage ancrées dans l’action présente, pas dans les projections abstraites. Notons au passage que, outre-Atlantique, les réflexions portant sur le net-activisme, la citoyenneté numérique, etc. sont bien plus avancées que chez nous.

La postmodernité est précisément ce moment de synergie de l’archaïsme et du développement technologique. Internet a par exemple permis l’essor du « co- » : colocation, covoiturage, coworking, etc.

Donc, oui, le transhumanisme se conforte dans sa dimension élitiste et élitaire, mais paradoxalement, l’usage de la technique permet aussi de lutter contre les dérives de la technique. En contrepoint du « désenchantement du monde » selon Max Weber, j’irais même jusqu’à dire que la technologie peut réenchanter le monde [NDLR : Le réenchantement du monde, publié aux éditions de La Table ronde en 2007].

Big Pharma, le progressisme transhumaniste sont la partie dominante, visible du monde actuel. Mais à l’image du « roi clandestin » décrit par le philosophe et sociologue Georg Simmel au début du XXe siècle, il existe une véritable tendance de fond. Elle est encore souterraine, mais elle résiste déjà.

Breizh-info : Votre posture est très optimiste !

Michel Maffesoli : On me le dit souvent. Mais je ne suis pas optimiste, je suis réaliste ! Le réalisme, dans la perspective d’Aristote ou de Thomas d’Aquin, consiste à constater ce qui est, et non à promulguer ce qui devrait être, ou ce que l’on aimerait qui soit.

Breizh-info : Le transhumanisme est véritablement le fruit de la modernité nihiliste telle que vous l’avez définie lors du colloque Iliade, cette modernité qui a extrait l’homme de sa participation à un cosmos, qui l’a coupé de Dieu si on se place dans le contexte chrétien de la révolution cartésienne. La start-up Neuralink est un bel exemple de cet hybris californien ; lancée par Elon Musk, elle entend connecter le cerveau humain à tout support informatique au moyen d’un implant cérébral. Face à une telle démesure, la sensibilité écosophique dont vous avez parlé est-elle de taille à lutter ?

imagestrhum.jpgMichel Maffesoli : Je crois que l’éclosion de cette sensibilité est inéluctable. La toute-puissance du progrès est un phénomène qui arrive à saturation, comme lors du processus chimique du même nom.

Effectivement il y a hybris, utilisation à outrance de la technologie. Nous sommes arrivés à une forme paroxystique du rationalisme. Mais l’expérience montre qu’il y a toujours une ruse. L’idée de limite se réimpose, en réaction à la modernité. Il faut être attentif à cette sensibilité diffuse. Elle n’évolue pas dans la société officielle, mais on la constate dans la société officieuse.

À titre d’anecdote, j’avais travaillé il y a longtemps sur l’importance du numérique dans la vie sociale, à l’époque où il commençait tout juste à poindre. En ce temps-là, le 3615 du Minitel était à l’origine un instrument de l’armée utilisé à des fins d’organisation logistique. Il a été détourné pour la création de sites de rencontres et de messageries roses. Comme quoi, on voit bien à toutes les époques que la ruse est un processus anthropologique. Kierkegaard la nommait « als ob » : « comme si »…

Propos recueillis par Isabelle Lainé

[cc] Breizh-info.com, 2020, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine V

La postmodernité tragique

michel-maffaseli-progressisme-post-modernite.jpg

La postmodernité tragique

 
Ex: https://www.bvoltaire.fr

Il est des expressions qui ne sont ni convenables ni pertinentes. « heureuse » est du nombre. La France, foyer où s’élaborèrent les grandes et belles valeurs du monde moderne, éprouve, toutes tendances théoriques confondues, une véritable crainte devant la mutation de fond s’amorçant sous nos yeux. D’où la multiplicité des réactions, celles des élites, plus ou moins émotionnelles, curieusement en accord avec l’esprit du temps.

9791025201442_1_75.jpg

Ces mêmes réactions ne comprennent en rien la distinction entre « le savant et le politique » (Max Weber), conduisant comme nous le rappelait à loisir un de mes maîtres, Julien Freund, à une stricte « neutralité axiologique ». Lui-même en eut à souffrir !
« Neutralité axiologique » se contentant de constater ce qui est et non ce qui « devrait être » ou ce que l’on aimerait qui soit, etc.

C’est cela, la « pertinence » propre à la démarche universitaire, éclairant ceux qui en, fonction d’engagements politiques, philosophiques sociaux, veulent et peuvent s’en servir. Mais là encore, l’ambiance émotionnelle du moment est loin de favoriser la pensée et l’action sereines. Ainsi, la postmodernité naissante est-elle rien moins qu’« heureuse » et ne le sera jamais. Ayons la lucidité de mettre en perspective et évitons la confusion des mots : « mal nommer les choses contribue au malheur du monde » (Albert Camus).

Lhomme-postmoderne.jpg

La modernité est-elle essentiellement dramatique : le drame (drao, en grec) consiste à trouver une solution, une résolution. Le cerveau reptilien de l’oligarchie médiatico-politique s’emploie à rechercher une société parfaite à venir. Karl Marx l’a bien résumé : « Chaque société se pose les problèmes qu’elle peut résoudre. » La dialectique en est l’instrument de choix. Dans la « marxisation » des esprits, censément éclairés, le concept hégélien de « dépassement » (Aufhebung) est le b.a-ba de toute analyse.

On peut, ainsi, dépasser le mal, la dysfonction, la maladie, voire la mort. C’est cela, le mythe du progrès, c’est de cela que témoigne le transhumanisme qui en est l’héritier direct. En ce sens, oui, la modernité est heureuse !

Tout autre est le fondement de ce que fut la prémodernité, et de ce qu’est la postmodernité. Le tragique en l’expression achevée. Nécessité d’antique mémoire stoïcienne oblige, il convient de s’accorder tant bien que mal à ce qui est. Le tragique est aporique, c’est-à-dire sans solution a priori. Gilbert Durand, à la suite de Stéphane Lupasco, parlait, à l’opposé de la dialectique, d’une logique « contradictorielle ». Le contraire : mal, dysfonctions, mort… ne peut être dépassé. Il faut, comme le rappelle la sagesse populaire, « faire avec ». Le catholicisme traditionnel rappelait cela. Le culte marial de Notre-Dame de la bonne mort (église Saint-Porchaire à Poitiers) ou celui de Notre-Dame du bien mourir (abbaye de Fontgombault) ou le quatrième mystère joyeux du Rosaire, celui de l’Assomption de la Vierge Marie en témoignent.

9782866455163-475x500-1.jpg

Ainsi, parmi bien d’autres caractéristiques essentielles, l’analyse propre à la postmodernité, constate-t-elle, avec lucidité, le renouveau de la notion de limite. La frontière, le territoire, le terroir, etc., redeviennent d’actualité. Ainsi que je l’ai, à de multiples reprises, indiqué, le lieu fait lien. Pour reprendre une dialogie du philosophe Georg Simmel, « le Pont et la Porte », si le pont a caractérisé la modernité, le désir de la porte retrouve une indéniable actualité. Un oxymore peut résumer cela : « l’enracinement dynamique ! »

C’est en fonction de tout cela que, n’étant en rien spécialiste de l’islam, j’ai rappelé avec prudence (La Nostalgie du sacré, Cerf, 2020) que c’est le rouleau compresseur du rationalisme qui, en désenchantant le monde, a pu susciter les regains pervers (per via, prenant des voies détournées) du fanatisme. L’islamisme en est l’expression achevée.

Mais plus profondément, peut-être faudrait-il rappeler, avec Joseph de Maistre, que la « divinité des mahométans est un dieu des razzias ». Ou encore, en citant les premières pages du très beau livre d’Ernest Renan sur l’averroïsme, que « quand Averroès mourut, en 1198, la philosophie arabe perdit en lui son dernier représentant et le triomphe du Coran sur la libre pensée fut assurée pour au moins six cents ans ». Seul cet « au moins » est un peu trop prudent. L’actualité le prouve à loisir. C’est tout cela, également, qui rend peu pertinente l’astucieuse distinction, propre à la bien-pensance, entre l’islam et l’islamisme.

Voilà le constat que l’on peut, avec lucidité, faire. Et ce, en laissant à ceux dont c’est la fonction d’agir le soin de le faire. En reprenant une belle expression du cardinal Nicolas de Cues (in La Docte Ignorance), la coencidentia oppositorum, la coïncidence des choses opposées, doit se faire en rejetant cependant ce qui ne peut pas, ne doit pas être intégré dans ce qui pourrait être une harmonie conflictuelle. C’est cela que j’ai, en son temps, développé dans Le Temps des tribus. Voilà, également, en quoi la postmodernité est essentiellement tragique.

mercredi, 07 octobre 2020

Michel Maffesoli : La Nostalgie du sacré (conférence)

michel-maffesoli-photo-afp-1419830271.jpg

Michel Maffesoli :

La Nostalgie du sacré (conférence)

 
 
Le 21 septembre 2020, le Cercle Aristote avait l'honneur de recevoir Michel Maffesoli pour une conférence autout de son dernier ouvrage "La Nostalgie du passé" paru aux éditions du cerf.
 
 
2020-04-maffesoli-nostalgie-du-sacre-5-5ec4edea1b69f.jpgPour aller plus loin :
➡️l'ouvrage de note invité : https://www.editionsducerf.fr/librair...
➡️ ABONNE-TOI CAMARADE
 

vendredi, 25 septembre 2020

Maffesoli: «Gérer la pandémie ou faire peur pour sauver l’ordre social»

Michel-Maffesoli.jpg

Maffesoli: «Gérer la pandémie ou faire peur pour sauver l’ordre social»

par Michel Maffesoli

Professeur émérite à la Sorbonne
Membre de l’Institut universitaire de France

Ex: https://lecourrierdesstrateges.fr

Il n’est pas question de dire que la crise sanitaire n’existe pas, nous sommes nombreux à avoir des amis qui se sont en allés, ou des proches qui sont atteints ! Mais nos regrets et notre tristesse ne doivent pas nous faire oublier qu’il est une crise de plus grande ampleur : crise civilisationnelle s’il en est !

On ne le redira jamais assez : « tout est symbole ». Il faut avoir la lucidité et le courage de dire, pour employer un vieux mot français, ce que « monstre » ce symbole. Fût-ce dans ses aspects monstrueux. En la matière et en paraphrasant ce que disaient en leur temps nos amis situationnistes, il convient donc d’établir un « véridique rapport » sur le libéral mondialisme !

Une interprétation libérale mondialiste de l’épidémie

Puis-je le faire, tout d’abord, d’une manière anecdotique. Mais en rappelant qu’en son sens étymologique : « an-ekdotos », c’est ce qui n’est pas publié, ou ce que l’on ne veut pas rendre public. Mais qui, pour des esprits aigus, n’est pas sans importance ! On peut donc se poser cette question : pourquoi des milliardaires font-ils de la philanthropie ? Car, on le sait, il existe chez eux une étroite liaison entre leur morale et leur compte en banque.

Bill Gates, préoccupé par le « coronavirus » finance, largement, l’OMS. Sans oublier ses largesses pour bien le faire savoir. Ainsi en France, ce journal « de référence » qu’est Le Monde qui, oubliant sa légendaire déontologie, accepte, contre espèces sonnantes et trébuchantes, que le magnat en question publie un article pour expliquer ses généreuses préoccupations concernant le covid-19.

Un tel fait est loin d’être isolé. Ceux qui détiennent le pouvoir économique, politique, journalistique sentant, pour reprendre le titre de Georg Orwell leur « 1984 » menacé , tentent dans leur nowlangue habituelle, de faire oublier que leur préoccupation est, tout simplement, le maintien du nouvel ordre mondial dont ils sont les protagonistes essentiels. Et pour ce faire, ils surjouent, jusqu’à plus soif, la « panique » d’une pandémie galopante. Pour reprendre un terme de Heidegger (« Machenschaft ») ils pratiquent la manigance, la manipulation de la peur.

Mais il est certain que les hypothèses, analyses, pronostics etc. sur « le monde d’après » signifient bien que ce qui est en cours est un véritable changement de paradigme que l’aveuglement des élites au pouvoir n’arrive pas à occulter.

Michel Maffesoli 

FEATPEURCLOWNS1.jpg

Faire peur pour sauver un monde en décadence

Il y avait, en effet, deux stratégies possibles : celle du confinement a pour objectif la protection de chacun, en évitant le trop plein de contaminations entraînant une surcharge des services de réanimation accueillant les cas graves. Protection organisée par un Etat autoritaire et à l’aide de sanctions, une sorte de sécurité sanitaire obligatoire. Stratégie fondée sur les calculs statistiques et probabilistes des épidémiologistes. Selon l’adage moderne, n’est scientifique que ce qui est mesurable. Autre stratégie, médicale celle-ci (la médecine est un savoir empirique, un art, pas une Science, en tout cas est fondée sur la clinique (expérience) et pas uniquement sur la mesure) : dépister, traiter, mettre en quarantaine les personnes contaminantes pour protéger les autres. Stratégie altruiste.

Certes l’impéritie d’un pouvoir technocratique et économiciste a privé sans doute la France des instruments nécessaires à cette stratégie médicale (tests, masques), certes l’organisation centralisée et étatique ne permet pas de telles stratégies essentiellement locales et diversifiées. Mais une telle stratégie traduit aussi la défiance généralisée du pouvoir, politiques et hauts fonctionnaires, envers le « peuple ». Protéger les gens fût-ce contre leur gré, au mépris des grandes valeurs fondant la socialité : l’accompagnement des mourants ; l’hommage aux morts ; les rassemblements religieux de divers ordres ; l’expression quotidienne de l’amitié, de l’affection. Le confinement est fondé sur la peur de chacun par rapport à chacun et la sortie du confinement va être encadrée par des règles de « distanciation sociale » fondées sur le soupçon et la peur.

Faire peur pour sauver un monde en décadence ! Faire peur afin d’éviter les soulèvements, dont on peut dire, sans jouer au prophète, qu’ils ne manquent pas (et surtout ne manqueront pas) de se multiplier un peu partout de par le monde. N’oublions pas qu’en France, le confinement a succédé à deux ans de révolte des gilets jaunes suivies par les manifestions contre la technocratique et libérale réforme des retraites. On imagine la haine du « populo » qui anime nos élites ! Mais l’esprit de révolte est dans l’air du temps. Ortega y Gasset, dans La Révolte des masses parlait à ce propos d’un « impératif atmosphérique ». Cet impératif, de nos jours, c’est celui de la révolution, si on la comprend en son sens premier : revolvere, faire revenir ce que l’idéologie progressiste s’était employée à dépasser. Revenir à un « être-ensemble » traditionnel et enraciné.

peur_4_-_illustration_de_Tim.dc30cfd3.fill-1000x500-c100.jpg

Ce que cache la maladie saisonnière appelée « coronavirus »

C’est contre un tel impératif : le retour à un ordre des choses bien plus naturel, que les diverses élites s’emploient à attiser la peur, et ce pour faire faire perdurer les valeurs sociales qui furent celles des « temps modernes ». Pour le dire succintement, émergence d’un individualisme épistémologique et ce grâce à un rationalisme généralisé au motif d’un progressisme salvateur.

Ce sont, en effet ces valeurs qui engendrèrent ce que mon regretté ami Jean Baudrillard a appelé la « société de consommation », cause et effet de l’universalisme propre à la philosophie des Lumières (XVIIIe siècle) dont la « mondialisation » est la résultante achevée. Le tout culminant dans une société parfaite, on pourrait dire « trans-humaniste », où le mal, la maladie, la mort et autres « dysfonctionnements » auraient été dépassés.

Voilà bien ce qu’une maladie saisonnière érigée en pandémie mondiale s’emploie à masquer. Mais il est certain que les hypothèses, analyses, pronostics etc. sur « le monde d’après » signifient bien que ce qui est en cours est un véritable changement de paradigme que l’aveuglement des élites au pouvoir n’arrive pas à occulter. En effet, les mensonges, vains discours et sophismes ont de moins en moins de prise. « Le roi est nu », et cela commence, de plus en plus à se dire. Devant ce qui est évident : la faillite d’un monde désuet, les évidences théoriques des élites ne font plus recette.

Cette « pasteurisation » est, à bien des égards, tout à fait louable. C’est quand elle devient une idéologie technocratique qu’elle ne manque pas d’être elle-même pathogène.

Michel Maffesoli 

113016368_o.jpg

Au temps de la novlangue scientiste façon Orwell

Devant cette méfiance grandissante, ce « on » indéfini caractérisant la Caste au pouvoir agite le paravent scientifique, peut-être vaudrait-il mieux dire, pour reprendre le terme d’Orwell, elle va utiliser la nowlangue  scientiste.

Revêtant l’habit de la science, et mimant les scientifiques, le « scientisme » est en fait la forme contemporaine de la croyance béate propre au dogmatisme religieux. Les esprits fumeux ayant le monopole du discours public sont, en effet, les croyants dogmatiques du mythe du Progrès, de la nécessité de la mondialisation, de la prévalence de l’économie et autres incantations de la même eau.

Il s’agit là d’un positivisme étriqué qui, comme le rappelle Charles Péguy n’est qu’une réduction médiocre du grand « positivisme mystique » d’Auguste Comte. La conséquence de ce positivisme étriqué est le matérialisme sans horizon qui fut la marque par excellence de la modernité. Matérialisme brutal que n’arrivent pas à masquer les discours grandiloquents, doucereux, empathiques ou tout simplement frivoles propres au pouvoir politique et aux « média main-stream » (véritable Ministère de la Propagande) lui servant la soupe.

C’est parce qu’il n’est pas enraciné dans l’expérience collective que le « scientiste » se reconnaît à la succession de mensonges proférés à tout venant. L’exemple des sincérités successives à propos des masques ou des test, est, à cet égard, exemplaire. Mais ces mensonges soit disant scientifiques sont aux antipodes de ce qu’est une science authentique.

Souvenons-nous, ici, de la conception d’Aristote. Avoir la science d’une chose, c’est en avoir une connaissance assurée. C’est-à-dire qui consiste à montrer en quoi cette chose est ainsi et pas autrement. C’est bien ce qu’oublie le « scientisme » dont se parent les élites politiques et divers experts médiatiques qui transforment la crise sanitaire en véritable fantasme. Et ce afin de « tenir » le peuple et de conforter sa soumission.

maxresdefaultpopuo.jpg

Ce que cache la populophobie des élites

Ce faisant ce « on » anonyme qu’est le Big Brother étatique, ne sert pas la science. Il se sert de la science pour des objectifs politiques ou économiques : maintien du consumérisme, adoration du « veau d’or du matérialisme », perdurance de l’économicisme propre à la modernité. C’est cela que profèrent, ad nauseam, ceux que L. F. Céline nommait, bellement, les « rabâcheurs d’étronimes sottises » ; chargés de reformater n’importe quel « quidam » en lui servant, à tout propos, la soupe de la bien pensance. Et ce afin de le maintenir dans une « réification » objectale qui est l’enjeu de la crise sanitaire devenue un fantasme de plus en plus envahissant. Car pour reprendre l’image du Big Brother et du psitacisme dominant, il s’agit bien d’infantiliser le peuple. Répéter, mécaniquement, des mots vides de sens, que même ceux qui les emploient ne comprennent pas, ou de travers.

Considérer le peuple comme un enfant incapable de prendre les bonnes décisions, incapable de juger ou de discerner ce qui est bon pour lui et pour la collectivité, voilà bien l’essence même de la « populophobie » caractérisant les élites en faillite.

En faillite, car une élite est légitime lorsqu’elle est greffée sur la sagesse populaire. C’est ce qu’exprime l’adage : «omnis auctoritas ad populo ». Et parler, à tire larigot, de « populisme » est le signe que la greffe n’a pas pris, ou n’existe plus. En oubliant ce que j’ai, en son temps, nommé la « centralité souterraine », propre à la puissance du peuple, on ne peut plus saisir la poussée intérieure de la sève vitale. Ce qui est l’authentique science : avoir une connaissance essentielle de la substantielle réalité, celle de la vie quotidienne.

Voilà ce que sont incapables de faire les faux savants et les vrais sophistes qui dénaturent la raison authentique, celle s’appuyant sur le sensible, c’est-à-dire sur ce qui est Réel. Parler de populisme, c’est ne rien saisir de la bonhomie du peuple, ne rien comprendre à sa « popularité ».

C’est cela même qui est le fondement de la bonhomie populaire : solidarité, entraide, partage, que la suradministration propre à la technocratie est incapable de comprendre.

Michel Maffesoli 

Macron, voix du bourgeoisisme moderne, du libéral mondialisme

Le signe le plus évident de cette déconnexion c’est lorsqu’on entend l’actuel locataire de l’Élysée parler avec condescendance des manifestations, par exemple celles du Premier Mai, comme étant le fait de « chamailleurs » qu’il faut bien tolérer. Étant entendu, sous-entendu, que ces chamailleries ne doivent en rien perturber le travail sérieux et rationnel de la technocratie au pouvoir. Technocratie incapable d’être attentive à la voix de l’instinct. Voix de la mémoire collective, amoncelée depuis on ne sait plus quand, ni pourquoi. Mais mémoire immémoriale, celle de la société officieuse devant servir de fondement à l’éphémère société officielle, celle des pouvoirs.

rBVaWV1TtR-AGVxEAAGmbKY4fzk992.jpg

Cette voix de l’instinct avait, de longue tradition, guidé la recherche de l’Absolu. Et ce de quelque nom que l’on pare celui-ci. L’incarnation de l’absolu étant ce que l’on peut appeler, après mon maître Gilbert Durand, une « structure anthropologique » essentielle. Et c’est cette recherche que la modernité s’est employée à dénier en la vulgarisant, la « profanisant » en un mythe du Progrès au rationalisme morbide et au matérialisme on ne peut plus étroit. D’où sont sortis le consumérisme et le mondialisme libéral.

Auguste Comte, pour caractériser l’état de la société propre aux Temps modernes disait judicieusement, reductio ad unum. L’un de l’Universalisme, l’un du Progressisme, l’un du Rationalisme, de l’Économicisme, du Consumérisme etc. C’est bien contre cette unité abstraite que la colère gronde, que la méfiance s’accroit. Et c’est bien parce qu’elle pressent que des soulèvements ne vont pas tarder à se manifester que la Caste au pouvoir, celle des politiques et de leurs perroquets médiatiques, s’emploie à susciter la peur, le refus du risque, la dénégation de la finitude humaine dont la mort est la forme achevée.

C’est pour essayer de freiner, voire de briser cette méfiance diffuse que l’élite en déshérence utilise jusqu’à la caricature les valeurs qui firent le succès de ce que j’appellerais le « bourgeoisisme moderne ». Autre manière de dire le libéral mondialisme.

Individidualisme du confinement contre humanisme intégral

Ce que le Big Brother nomme le « confinement » n’est rien d’autre que l’individualisme épistémologique qui depuis la Réforme protestante fit le succès de « l’esprit du capitalisme »(Max Weber). « Gestes barrières », « distanciation sociale » et autres expressions de la même eau, ne sont rien d’autre que ce que l’étroit moralisme du XIXème siècle nommait « le mur de la vie privée ». Ou encore chacun chez soi, chacun pour soi.

Pour le dire d’une manière plus soutenue, en empruntant ce terme à Stendhal, il s’agit là d’un pur « égotisme », forme exacerbée d’un égoïsme oubliant que ce qui fonde la vie sociale est un « être-ensemble » structurel. Socialité de base que la symbolique des balcons, en Italie, France ou Brésil, rappelle on ne peut mieux.

cri_femme.jpg

L’effervescence en gestation va rappeler, à bon escient, qu’un humanisme bien compris, c’est-à-dire un humanisme intégral repose sur un lien fait de solidarité, de générosité et de partage. Voilà ce qui est l’incarnation de l’absolu dans la vie courante. On ne peut plus être, simplement, enfermé dans la forteresse de son « chez soi ». On n’existe qu’avec l’autre, que par l’autre. Altérité que l’injonction du confinement ne manque pas d’oublier.

Mascarade des masques et théâtrocratie

Amusons-nous avec une autre caricature : la mascarade des masques.

Souvenons-nous que tout comme la Réforme protestante fut un des fondements de la modernité sous l’aspect religieux, Descartes le fut sous la dimension philosophique. Qu’ils en soient ou non conscients, c’est bien sous son égide que les tenants du progressisme développent leurs théories de l’émancipation, leurs diverses transgressions des limites et autres thématiques de la libération.

Descartes donc, par prudence, annonçait qu’il avançait masqué (« larvato prodeo »). Mais ce qui n’était qu’une élégante boutade devient une impérative injonction grâce à laquelle l’élite pense conforter son pouvoir. Resucée de l’antique, et souvent délétère, theatrum mundi  !

On ne dira jamais assez que la dégénérescence de la cité est corrélative de la « théâtrocratie ». Qui est le propre de ceux que Platon nomme dans le mythe de la Caverne, « les montreurs de marionnettes » (République, VII). Ce sont les maîtres de la parole, faisant voir des merveilles aux prisonniers enchaînés au fond d’une caverne. La merveille de nos jours ce sera la fin d’une épidémie si l’on sait respecter la pantomime généralisée : avancer masqué. Le spectaculaire généralisé. N’est-ce point cela que Guy Debord annonçait lorsqu’après la « Société du spectacle » (1967) dans un commentaire ultérieur, il parlait du « spectacle intégré ». Sa thèse, connue ? comprise ? c’est l’aliénation, c’est-à-dire devenir étranger à soi-même à partir du consumérisme et ce grâce au spectacle généralisé. Ce qui aboutit à la généralisation du mensonge : le vrai est un moment du faux.

rBVaEVmX4d6AReYmAANL_GGNV1s455.jpg

Le simulacre de la Caste, le divertissement du masque

Dans la théâtralité de la Caste politique, cela ne vous rappelle-t-il rien ? Le faux se présente masqué, comme étant un bien. Ce que Jean Baudrillard nommait le « simulacre » (1981) : masque du réel, ce qui masque la profonde réalité du Réel. Ce que Joseph de Maistre nommait la « réité » !

Comme ce que fut la série américaine « Holocauste », le masque consiste à susciter des frissons dissuasifs, (de nos jours la peur de l’épidémie, voire de la pandémie) comme « bonne conscience de la catastrophe ». En la matière implosion de l’économicisme dominant où la valeur d’usage telle qu’Aristote l’analyse, (Le Politique ch. III, par 11) est remplacée par la valeur d’échange.

C’est ce que les montreurs de marionnettes, inconsciemment (ils sont tellement incultes) promeuvent. Le masque, symbole d’une apparence, ici de la protection, ne renvoyant à aucune « réité », mais se présentant comme la réalité elle-même.

Pour donner une référence entre Platon et Baudrillard, n’est-ce pas cela le « divertissement » de Pascal ? Cette recherche des biens matériels, l’appétence pour les activités futiles, le faire savoir plutôt qu’un savoir authentique, toutes choses qui, éléments de langage aidant, constituent l’essentiel du discours politique et des rabacheries médiatiques. Toutes choses puant le mensonge à plein nez, et essayant de masquer que ce qui fait la grandeur de l’espèce humaine, c’est la reconnaissance et l’acceptation de la mort.

L’idéologie de la pasteurisation sociale triomphe pour préserver les élites

Car pour le Big Brother, le « crime-pensée » par excellence est bien la reconnaissance de la finitude humaine. De ce point de vue, le confinement et la mascarade généralisée sont, dans la droite ligne du véritable danger de toute société humaine : l’aseptie de la vie sociale. Protection généralisée, évacuation totale des maladies transmissibles, lutte constante contre les germes pathogènes.

Cette « pasteurisation » est, à bien des égards, tout à fait louable. C’est quand elle devient une idéologie technocratique qu’elle ne manque pas d’être elle-même pathogène. Très précisément en ce qu’elle nie ou dénie cette structure essentielle de l’existence humaine, la finitude. Ce que résume Heidegger en rappelant que « l’être est vers la mort » (Sein zum Tode). À l’opposé de la mort écartée, la mort doit être assumée, ritualisée, voire homéopathisée. Ce que dans sa sagesse la tradition catholique avait fort bien cristallisé en rendant un culte à « Notre Dame de la bonne Mort ».

61k4HrB77BL._AC_SX425_.jpg

Si l’on comprend bien que dans les cas de soins donnés à des personnes contagieuses, les soignants observent toutes les règles d’hygiène, masque, distanciation et protections diverses, ces mêmes règles appliquées urbi et orbi, à des personnes soupçonnées a priori d’être contaminantes ne peuvent qu’être vécues comme un déni de l’animalité de l’espèce humaine. Réduire tous les contacts, tous les échanges aux seules paroles, voire aux paroles étouffées par un masque, c’est en quelque sorte renoncer à l’usage des sens, au partage des sens, à la socialité reposant sur le fait d’être en contact, de toucher l’autre : embrassades, calins et autres formes de tactilité . Et refuser l’animalité expose au risque de bestialité : les diverses violences intra-familiales ponctuant le confinement comme les délations diverses en sont un témoignage probant.

Le confinement comme négation de l’être-ensemble, la mascarade comme forme paroxystique de la théâtralité, tout cela tente, pour assurer la perdurance du pouvoir économiciste et politique, de faire oublier le sens de la limite et de l’indépassable fragilité de l’humain. En bref l’acceptation de ce que Miguel de Unanumo nommait le « sentiment tragique de l’existence ».

Face au triomphe final de la bonhomie populaire : la sagesse écosophique

C’est ce sentiment qui assure, sur la longue durée la perdurance du lien social. C’est cela même qui est le fondement de la bonhomie populaire : solidarité, entraide, partage, que la suradministration propre à la technocratie est incapable de comprendre. C’est ce sentiment, également, qui au-delà de l’idéologie progressiste, dont l’aspect dévastateur est de plus en plus évident tend à privilégier une démarche « progressive ». Celle de l’enracinement, du localisme, de l’espace que l’on partage avec d’autres. Sagesse écosophique. Sagesse attentive à l’importance des limites acceptées et sereinement vécues. C’est tout cela qui permet de comprendre la mystérieuse communion issue des épreuves non pas déniées, mais partagées. Elle traduit la fécondité spirituelle, l’exigence spirituelle propres aux jeunes générations. Ce qu’exprime cette image de Huysmans : « coalition de cervelles, d’une fonte d’âmes » !

C’est bien cette communion, qui, parfois s’exprime sous forme paroxystique. Les soulèvements passés ou à venir en sont l’expression achevée. À ces moments là le mensonge ne fait plus recette. Qui plus est, il se retourne contre ceux qui le profèrent. N’est-ce point cela que relève Boccace dans le Decameron : « Le trompeur est bien souvent à la merci de celui qu’il a trompé. » Acceptons-en l’augure.

jeudi, 14 mai 2020

Michel Maffesoli: « La stratégie de la peur »

Par Michel Maffesoli

Ex: https://liguedumidi.com

Depuis des mois, nous vivons dans la peur. Mais la crise sanitaire justifiait-elle que les contacts sociaux soient à ce point étouffés entre les individus ? Et quel bilan pouvons-nous tirer de cette période de confinement, du point de vue des relations humaines ? Michel Maffesoli nous livre son verdict.

MAFFESOLI_LMSI-f499c.jpgIl n’est pas question de dire que la crise sanitaire n’existe pas, nous sommes nombreux à avoir des amis qui s’en sont en allés, ou des proches qui sont atteints ! Mais nos regrets et notre tristesse ne doivent pas nous faire oublier qu’il est une crise de plus grande ampleur : crise civilisationnelle s’il en est !

On ne le redira jamais assez : « tout est symbole ». Il faut avoir la lucidité et le courage de dire, pour employer un vieux mot français, ce que « monstre » ce symbole. Fût-ce dans ses aspects monstrueux. En la matière et en paraphrasant ce que disaient en leur temps nos amis situationnistes, il convient donc d’établir un « véridique rapport » sur le libéral mondialisme !

Pourquoi les milliardaires sont-ils philanthropes ?

Puis-je le faire, tout d’abord, d’une manière anecdotique. Mais en rappelant qu’en son sens étymologique : « an-ekdotos », c’est ce qui n’est pas publié, ou ce que l’on ne veut pas rendre public. Mais qui, pour des esprits aigus, n’est pas sans importance ! On peut donc se poser cette question : pourquoi des milliardaires font-ils de la philanthropie ? Car, on le sait, il existe chez eux une étroite liaison entre leur morale et leur compte en banque.

Bill Gates, préoccupé par le « coronavirus », finance largement l’OMS. Sans oublier ses largesses pour bien le faire savoir. Ainsi en France, ce journal « de référence » qu’est Le Monde qui, oubliant sa légendaire déontologie, accepte, contre espèces sonnantes et trébuchantes, que le magnat en question publie un article pour expliquer ses généreuses préoccupations concernant le Covid-19.

Un tel fait est loin d’être isolé. Ceux qui détiennent le pouvoir économique, politique, journalistique sentant, pour reprendre le titre de George Orwell, leur « 1984 » menacé, tentent dans leur novlangue habituelle, de faire oublier que leur préoccupation est, tout simplement, le maintien du nouvel ordre mondial dont ils sont les protagonistes essentiels. Et, pour ce faire, ils surjouent, jusqu’à plus soif, la « panique » d’une pandémie galopante. Pour reprendre un terme de Heidegger (« Machenschaft »), ils pratiquent la manigance, la manipulation de la peur.

L’impéritie du pouvoir technocratique.

Il y avait, en effet, deux stratégies possibles :

  • celle du confinement a pour objectif la protection de chacun, en évitant le trop plein de contaminations entraînant une surcharge des services de réanimation accueillant les cas graves. Protection organisée par un État autoritaire et à l’aide de sanctions, une sorte de sécurité sanitaire obligatoire. Stratégie fondée sur les calculs statistiques et probabilistes des épidémiologistes. Selon l’adage moderne, n’est scientifique que ce qui est mesurable.
  • Autre stratégie, médicale celle-ci (la médecine est un savoir empirique, un art, pas une Science, en tout cas est fondée sur la clinique [expérience] et pas uniquement sur la mesure) : dépister, traiter, mettre en quarantaine les personnes contaminantes pour protéger les autres. Stratégie altruiste.

Une telle stratégie traduit la défiance généralisée du pouvoir, politiques et hauts fonctionnaires, envers le « peuple ».

Certes, l’impéritie d’un pouvoir technocratique et économiciste a privé sans doute la France des instruments nécessaires à cette stratégie médicale (tests, masques), certes l’organisation centralisée et étatique ne permet pas de telles stratégies essentiellement locales et diversifiées. Mais une telle stratégie traduit aussi la défiance généralisée du pouvoir, politiques et hauts fonctionnaires, envers le « peuple ». Protéger les gens fût-ce contre leur gré, au mépris des grandes valeurs fondant la socialité : l’accompagnement des mourants ; l’hommage aux morts ; les rassemblements religieux de divers ordres ; l’expression quotidienne de l’amitié, de l’affection. Le confinement est fondé sur la peur de chacun par rapport à chacun et la sortie du confinement va être encadrée par des règles de « distanciation sociale » fondées sur le soupçon et la peur.

homme-qui-a-peur.jpg

La stratégie de la peur.

Faire peur pour sauver un monde en décadence ! Faire peur afin d’éviter les soulèvements, dont on peut dire, sans jouer au prophète, qu’ils ne manquent pas (et surtout ne manqueront pas) de se multiplier un peu partout de par le monde. N’oublions pas qu’en France, le confinement a succédé à deux ans de révolte des Gilets jaunes suivies par les manifestions contre la technocratique et libérale réforme des retraites. On imagine la haine du « populo » qui anime nos élites ! Mais l’esprit de révolte est dans l’air du temps. Ortega y Gasset, dans La Révolte des masses parlait à ce propos d’un « impératif atmosphérique ». Cet impératif, de nos jours, c’est celui de la révolution, si on la comprend en son sens premier : revolvere, faire revenir ce que l’idéologie progressiste s’était employée à dépasser. Revenir à un « être-ensemble » traditionnel et enraciné.

C’est contre un tel impératif : le retour à un ordre des choses bien plus naturel, que les diverses élites s’emploient à attiser la peur, et ce pour faire faire perdurer les valeurs sociales qui furent celles des « temps modernes ». Pour le dire succinctement, émergence d’un individualisme épistémologique et ce grâce à un rationalisme généralisé au motif d’un progressisme salvateur.

Ce sont, en effet, ces valeurs qui engendrèrent ce que mon regretté ami Jean Baudrillard a appelé la « société de consommation », cause et effet de l’universalisme propre à la philosophie des Lumières (XVIIIe siècle) dont la « mondialisation » est la résultante achevée. Le tout culminant dans une société parfaite, on pourrait dire « trans-humaniste », où le mal, la maladie, la mort et autres « dysfonctionnements » auraient été dépassés.

Le scientisme.

Voilà bien ce qu’une maladie saisonnière érigée en pandémie mondiale s’emploie à masquer. Mais il est certain que les hypothèses, analyses, pronostics, etc., sur le « monde d’après » signifient bien que ce qui est en cours est un véritable changement de paradigme que l’aveuglement des élites au pouvoir n’arrive pas à occulter. En effet, les mensonges, vains discours et sophismes ont de moins en moins de prise. « Le roi est nu », et cela commence de plus en plus à se dire. Devant ce qui est évident : la faillite d’un monde désuet, les évidences théoriques des élites ne font plus recette.

Devant cette méfiance grandissante, ce « on » indéfini caractérisant la Caste au pouvoir agite le paravent scientifique, peut-être vaudrait-il mieux dire, pour reprendre le terme d’Orwell, elle va utiliser la novlangue scientiste.

Revêtant l’habit de la science, et mimant les scientifiques, le « scientisme » est en fait la forme contemporaine de la croyance béate propre au dogmatisme religieux. Les esprits fumeux ayant le monopole du discours public sont, en effet, les croyants dogmatiques du mythe du Progrès, de la nécessité de la mondialisation, de la prévalence de l’économie et autres incantations de la même eau.

Devant cette méfiance grandissante, ce « on » indéfini caractérisant la Caste au pouvoir agite le paravent scientifique. Il s’agit là d’un positivisme étriqué qui, comme le rappelle Charles Péguy, n’est qu’une réduction médiocre du grand « positivisme mystique » d’Auguste Comte. La conséquence de ce positivisme étriqué est le matérialisme sans horizon qui fut la marque par excellence de la modernité. Matérialisme brutal que n’arrivent pas à masquer les discours grandiloquents, doucereux, empathiques ou tout simplement frivoles propres au pouvoir politique et aux « médias mainstream » (véritable Ministère de la Propagande) lui servant la soupe.

C’est parce qu’il n’est pas enraciné dans l’expérience collective que le « scientiste » se reconnaît à la succession de mensonges proférés à tout venant. L’exemple des sincérités successives à propos des masques ou des tests, est, à cet égard, exemplaire. Mais ces mensonges soi-disant scientifiques sont aux antipodes de ce qu’est une science authentique.

Souvenons-nous, ici, de la conception d’Aristote. Avoir la science d’une chose, c’est en avoir une connaissance assurée. C’est-à-dire qui consiste à montrer en quoi cette chose est ainsi et pas autrement. C’est bien ce qu’oublie le « scientisme » dont se parent les élites politiques et divers experts médiatiques qui transforment la crise sanitaire en véritable fantasme. Et ce afin de « tenir » le peuple et de conforter sa soumission.

Le peuple-enfant.

Ce faisant, ce « on » anonyme qu’est le Big Brother étatique ne sert pas la science. Il se sert de la science pour des objectifs politiques ou économiques : maintien du consumérisme, adoration du « veau d’or du matérialisme », perdurance de l’économicisme propre à la modernité. C’est cela que profèrent, ad nauseam, ceux que L. F. Céline nommait, bellement, les « rabâcheurs d’étronimes sottises » ; chargés de reformater n’importe quel « quidam » en lui servant, à tout propos, la soupe de la bien-pensance[1]. Et ce afin de le maintenir dans une « réification » objectale qui est l’enjeu de la crise sanitaire devenue un fantasme de plus en plus envahissant. Car pour reprendre l’image du Big Brother et du psittacisme dominant, il s’agit bien d’infantiliser le peuple. Répéter, mécaniquement, des mots vides de sens, que même ceux qui les emploient ne comprennent pas, ou de travers.

Big-Brother.jpg

Considérer le peuple comme un enfant incapable de prendre les bonnes décisions, incapable de juger ou de discerner ce qui est bon pour lui et pour la collectivité, voilà bien l’essence même de la « populophobie » caractérisant les élites en faillite.

En faillite, car une élite est légitime lorsqu’elle est greffée sur la sagesse populaire. C’est ce qu’exprime l’adage : « omnis auctoritas ad populo ». Et parler, à tire larigot, de « populisme » est le signe que la greffe n’a pas pris, ou n’existe plus. En oubliant ce que j’ai, en son temps, nommé la « centralité souterraine », propre à la puissance du peuple, on ne peut plus saisir la poussée intérieure de la sève vitale. Ce qui est l’authentique science : avoir une connaissance essentielle de la substantielle réalité, celle de la vie quotidienne.

Les technocrates.

Voilà ce que sont incapables de faire les faux savants et les vrais sophistes qui dénaturent la raison authentique, celle s’appuyant sur le sensible, c’est-à-dire sur ce qui est Réel. Parler de populisme, c’est ne rien saisir de la bonhomie du peuple, ne rien comprendre à sa « popularité ».

Le signe le plus évident de cette déconnexion, c’est lorsqu’on entend l’actuel locataire de l’Élysée parler avec condescendance des manifestations, par exemple celles du Premier Mai, comme étant le fait de « chamailleurs » qu’il faut bien tolérer. Étant entendu, sous-entendu, que ces chamailleries ne doivent en rien perturber le travail sérieux et rationnel de la technocratie au pouvoir. Voilà ce que sont incapables de faire les faux savants et les vrais sophistes qui dénaturent la raison authentique, celle s’appuyant sur le sensible.

Technocratie incapable d’être attentive à la voix de l’instinct. Voix de la mémoire collective, amoncelée depuis on ne sait plus quand, ni pourquoi. Mais mémoire immémoriale, celle de la société officieuse devant servir de fondement à l’éphémère société officielle, celle des pouvoirs.

Cette voix de l’instinct avait, de longue tradition, guidé la recherche de l’Absolu. Et ce de quelque nom que l’on pare celui-ci. L’incarnation de l’absolu étant ce que l’on peut appeler, après mon maître Gilbert Durand, une « structure anthropologique » essentielle. Et c’est cette recherche que la modernité s’est employée à dénier en la vulgarisant, la « profanisant » en un mythe du Progrès au rationalisme morbide et au matérialisme on ne peut plus étroit. D’où sont sortis le consumérisme et le mondialisme libéral.

La socialité ordinaire.

71iVgJ7Hy+L._AC_SX522_.jpgAuguste Comte, pour caractériser l’état de la société propre aux Temps modernes disait judicieusement reductio ad unum. L’un de l’Universalisme, l’un du Progressisme, l’un du Rationalisme, de l’Économicisme, du Consumérisme etc. C’est bien contre cette unité abstraite que la colère gronde, que la méfiance s’accroit. Et c’est bien parce qu’elle pressent que des soulèvements ne vont pas tarder à se manifester que la Caste au pouvoir, celle des politiques et de leurs perroquets médiatiques, s’emploie à susciter la peur, le refus du risque, la dénégation de la finitude humaine dont la mort est la forme achevée.

C’est pour essayer de freiner, voire de briser cette méfiance diffuse que l’élite en déshérence utilise jusqu’à la caricature les valeurs qui firent le succès de ce que j’appellerais le « bourgeoisisme moderne ». Autre manière de dire le libéral mondialisme.

Ce que le Big Brother nomme le « confinement » n’est rien d’autre que l’individualisme épistémologique qui, depuis la Réforme protestante fit le succès de l’« esprit du capitalisme » (Max Weber). « Gestes barrières », « distanciation sociale » et autres expressions de la même eau ne sont rien d’autre que ce que l’étroit moralisme du XIXe siècle nommait « le mur de la vie privée ». Ou encore chacun chez soi, chacun pour soi.

Pour le dire d’une manière plus soutenue, en empruntant ce terme à Stendhal, il s’agit là d’un pur « égotisme », forme exacerbée d’un égoïsme oubliant que ce qui fonde la vie sociale est un « être-ensemble » structurel. Socialité de base que la symbolique des balcons, en Italie, France ou Brésil, rappelle on ne peut mieux.

L’effervescence en gestation va rappeler, à bon escient, qu’un humanisme bien compris, c’est-à-dire un humanisme intégral, repose sur un lien fait de solidarité, de générosité et de partage. Voilà ce qui est l’incarnation de l’absolu dans la vie courante. On ne peut plus être, simplement, enfermé dans la forteresse de son « chez soi ». On n’existe qu’avec l’autre, que par l’autre. Altérité que l’injonction du confinement ne manque pas d’oublier.

La mascarade des masques.

Amusons-nous avec une autre caricature : la mascarade des masques. Souvenons-nous que tout comme la Réforme protestante fut un des fondements de la modernité sous l’aspect religieux, Descartes le fut sous la dimension philosophique. Qu’ils en soient ou non conscients, c’est bien sous son égide que les tenants du progressisme développent leurs théories de l’émancipation, leurs diverses transgressions des limites et autres thématiques de la libération.

Descartes donc, par prudence, annonçait qu’il avançait masqué (« larvato prodeo »). Mais ce qui n’était qu’une élégante boutade devient une impérative injonction grâce à laquelle l’élite pense conforter son pouvoir. Resucée de l’antique, et souvent délétère, theatrum mundi !

On ne dira jamais assez que la dégénérescence de la cité est corrélative de la « théâtrocratie ». Qui est le propre de ceux que Platon nomme dans le mythe de la Caverne, « les montreurs de marionnettes » (République, VII). Ce sont les maîtres de la parole, faisant voir des merveilles aux prisonniers enchaînés au fond d’une caverne. La merveille de nos jours ce sera la fin d’une épidémie si l’on sait respecter la pantomime généralisée : avancer masqué. Le spectaculaire généralisé.

1843223-beautiful-masques-de-carnaval-venise-italie-affiché-sur-fond-noir-.jpg

N’est-ce point cela que Guy Debord annonçait lorsqu’après la « Société du spectacle » (1967) dans un commentaire ultérieur, il parlait du « spectacle intégré ». Sa thèse, connue ? comprise ? c’est l’aliénation, c’est-à-dire devenir étranger à soi-même à partir du consumérisme et ce grâce au spectacle généralisé. Ce qui aboutit à la généralisation du mensonge : le vrai est un moment du faux.

Dans la théâtralité de la Caste politique, cela ne vous rappelle-t-il rien ? Le faux se présente masqué, comme étant un bien. Ce que Jean Baudrillard nommait le « simulacre » (1981) : masque du réel, ce qui masque la profonde réalité du Réel. Ce que Joseph de Maistre nommait la « réité » !

Comme ce que fut la série américaine « Holocauste », le masque consiste à susciter des frissons dissuasifs (de nos jours, la peur de l’épidémie, voire de la pandémie) comme « bonne conscience de la catastrophe ». En la matière, implosion de l’économicisme dominant où la valeur d’usage telle qu’Aristote l’analyse (Le Politique ch. III, par 11) est remplacée par la valeur d’échange.

C’est ce que les montreurs de marionnettes, inconsciemment (ils sont tellement incultes) promeuvent. Le masque, symbole d’une apparence, ici de la protection, ne renvoyant à aucune « réité », mais se présentant comme la réalité elle-même.

La finitude humaine.

Pour donner une référence entre Platon et Baudrillard, n’est-ce pas cela le « divertissement » de Pascal ? Cette recherche des biens matériels, l’appétence pour les activités futiles, le faire savoir plutôt qu’un savoir authentique, toutes choses qui, éléments de langage aidant, constituent l’essentiel du discours politique et des rabacheries médiatiques. Toutes choses puant le mensonge à plein nez, et essayant de masquer que ce qui fait la grandeur de l’espèce humaine, c’est la reconnaissance et l’acceptation de la mort.

Car pour le Big Brother le « crime-pensée » par excellence est bien la reconnaissance de la finitude humaine. De ce point de vue, le confinement et la mascarade généralisée sont, dans la droite ligne du véritable danger de toute société humaine : l’aseptie de la vie sociale. Protection généralisée, évacuation totale des maladies transmissibles, lutte constante contre les germes pathogènes.

Cette « pasteurisation » est, à bien des égards, tout à fait louable. C’est quand elle devient une idéologie technocratique qu’elle ne manque pas d’être elle-même pathogène. Très précisément en ce qu’elle nie ou dénie cette structure essentielle de l’existence humaine, la finitude. Ce que résume Heidegger en rappelant que « l’être est vers la mort » (Sein zum Tode). À l’opposé de la mort écartée, la mort doit être assumée, ritualisée, voire homéopathisée. Ce que dans sa sagesse la tradition catholique avait fort bien cristallisé en rendant un culte à « Notre Dame de la bonne Mort ».

Une communion nécessaire.

Si l’on comprend bien que, dans les cas de soins donnés à des personnes contagieuses, les soignants observent toutes les règles d’hygiène, masque, distanciation et protections diverses, ces mêmes règles appliquées urbi et orbi à des personnes soupçonnées a priori d’être contaminantes ne peuvent qu’être vécues comme un déni de l’animalité de l’espèce humaine. Réduire tous les contacts, tous les échanges aux seules paroles, voire aux paroles étouffées par un masque, c’est en quelque sorte renoncer à l’usage des sens, au partage des sens, à la socialité reposant sur le fait d’être en contact, de toucher l’autre : embrassades, câlins et autres formes de tactilité. Et refuser l’animalité expose au risque de bestialité : les diverses violences intra-familiales ponctuant le confinement comme les délations diverses en sont un témoignage probant.

Le confinement comme négation de l’être-ensemble, la mascarade comme forme paroxystique de la théâtralité, tout cela tente, pour assurer la perdurance du pouvoir économiciste et politique, de faire oublier le sens de la limite et de l’indépassable fragilité de l’humain. En bref l’acceptation de ce que Miguel de Unamuno nommait le « sentiment tragique de l’existence ».

C’est ce sentiment qui assure, sur la longue durée, la perdurance du lien social. C’est cela même qui est le fondement de la bonhomie populaire : solidarité, entraide, partage, que la suradministration propre à la technocratie est incapable de comprendre. C’est ce sentiment, également, qui au-delà de l’idéologie progressiste, dont l’aspect dévastateur est de plus en plus évident, tend à privilégier une démarche « progressive ». Celle de l’enracinement, du localisme, de l’espace que l’on partage avec d’autres. Sagesse écosophique. Sagesse attentive à l’importance des limites acceptées et sereinement vécues. C’est tout cela qui permet de comprendre la mystérieuse communion issue des épreuves non pas déniées, mais partagées. Elle traduit la fécondité spirituelle, l’exigence spirituelle propres aux jeunes générations. Ce qu’exprime cette image de Huysmans : « coalition de cervelles, d’une fonte d’âmes » !

C’est bien cette communion, qui, parfois s’exprime sous forme paroxystique. Les soulèvements passés ou à venir en sont l’expression achevée. À ces moments-là, le mensonge ne fait plus recette. Qui plus est, il se retourne contre ceux qui le profèrent. N’est-ce point cela que relève Boccace dans le Decameron : « Le trompeur est bien souvent à la merci de celui qu’il a trompé. » Acceptons-en l’augure.

A paraître le 20 mai :

Michel-MAFFESOLI-La-nostalgie-du-sacré.jpg

dimanche, 10 mai 2020

Michel Maffesoli: Le confinement est négation de l’être-ensemble

France-1.jpg

Le confinement est négation de l’être-ensemble

par le Prof. Michel Maffesoli
Ex: https://www.bvoltaire.fr

AVT_Michel-Maffesoli_334.gifPour le Big Brother, le « crime-pensée » par excellence est bien la reconnaissance de la finitude humaine. De ce point de vue, le confinement et la mascarade généralisée sont dans la droite ligne du véritable danger de toute société humaine : l’asepsie de la vie sociale. Protection généralisée, évacuation totale des maladies transmissibles, lutte constante contre les germes pathogènes.

Cette « pasteurisation » est, à bien des égards, tout à fait louable. C’est quand elle devient une idéologie technocratique qu’elle ne manque pas d’être elle-même pathogène. Très précisément en ce qu’elle nie ou dénie cette structure essentielle de l’existence humaine, la finitude. Ce que résume Heidegger en rappelant que « l’être est vers la mort » (Sein zum Tode). À l’opposé de la mort écartée, la mort doit être assumée, ritualisée, voire homéopathisée. Ce que, dans sa sagesse, la tradition catholique avait fort bien cristallisé en rendant un culte à « Notre Dame de la bonne Mort ».

Si l’on comprend bien que dans les cas de soins donnés à des personnes contagieuses, les soignants observent toutes les règles d’hygiène, masque, distanciation et protections diverses, ces mêmes règles appliquées urbi et orbi, à des personnes soupçonnées a priori d’être contaminantes, ne peuvent qu’être vécues comme un déni de l’animalité de l’espèce humaine. Réduire tous les contacts, tous les échanges aux seules paroles, voire aux paroles étouffées par un masque, c’est en quelque sorte renoncer à l’usage des sens, au partage des sens, à la socialité reposant sur le fait d’être en contact, de toucher l’autre : embrassades, câlins et autres formes de tactilité. Et refuser l’animalité expose au risque de bestialité : les diverses violences intrafamiliales ponctuant le confinement comme les délations diverses en sont un témoignage probant.

md30514063162.jpgLe confinement comme négation de l’être-ensemble, la mascarade comme forme paroxystique de la théâtralité, tout cela tente, pour assurer la perdurance du pouvoir économiciste et politique, de faire oublier le sens de la limite et de l’indépassable fragilité de l’humain. En bref, l’acceptation de ce que Miguel de Unanumo nommait le « sentiment tragique de l’existence ».

C’est ce sentiment qui assure, sur la longue durée, la perdurance du lien social. C’est cela même qui est le fondement de la bonhomie populaire : solidarité, entraide, partage, que la suradministration propre à la technocratie est incapable de comprendre. C’est ce sentiment, également, qui au-delà de l’idéologie progressiste, dont l’aspect dévastateur est de plus en plus évident, tend à privilégier une démarche « progressive ». Celle de l’enracinement, du localisme, de l’espace que l’on partage avec d’autres. Sagesse écosophique. Sagesse attentive à l’importance des limites acceptées et sereinement vécues. C’est tout cela qui permet de comprendre la mystérieuse communion issue des épreuves non pas déniées mais partagées. Elle traduit la fécondité spirituelle, l’exigence spirituelle propres aux jeunes générations. Ce qu’exprime cette image de Huysmans : « coalition de cervelles, d’une fonte d’âmes » !

C’est bien cette communion qui, parfois, s’exprime sous forme paroxystique. Les soulèvements passés ou à venir en sont l’expression achevée. À ces moments-là, le mensonge ne fait plus recette. Qui plus est, il se retourne contre ceux qui le profèrent. N’est-ce point cela que relève Boccace dans le Décaméron : « Le trompeur est bien souvent à la merci de celui qu’il a trompé. » Acceptons-en l’augure.

lundi, 16 décembre 2019

Michel Maffesoli : La « faillite des élites » ou bien plutôt « les tribus contre le peuple » ?

MM-portraitfe.jpg

Pierre Le Vigan:

Michel Maffesoli : La « faillite des élites » ou bien plutôt « les tribus contre le peuple »?

Politologue et sociologue, Michel Maffesoli décrypte depuis des décennies les mouvements profonds de notre société. Ses livres ne laissent pas indifférent.  La violence totalitaire, L’ombre de Dionysos, La contemplation du monde, Le temps des tribus (1988), … tous ont marqué une étape et un approfondissement de ses thèmes. Ses constats n’échappent pas à la subjectivité dans laquelle est pris tout sociologue. Les conclusions qu’il en tire sont elles-mêmes tributaires de ses jugements de valeur. Son dernier livre, la faillite des élites, devrait une fois de plus faire l’objet de polémique. Il le mérite. Exploration de ses thèmes, et analyse critique.

Le thème principal de Michel Maffesoli est, depuis des années, le déclin de la modernité. C’est ce thème qu’il reprend avec Hélène Strohl dans La faillite des élites, sous-titré La puissance de l’idéal communautaire (Cerf, 2019). Le thème, c’est l’agonie de la modernité. C’en est fini de la démocratie parlementaire, du républicanisme civique, des syndicats, qui « se contentent de défendre des privilèges on ne peut plus dépassés » – privilèges qui, en passant, me paraissent une goutte d’eau par rapport aux privilèges des hommes du Capital, mais qui retiennent, sans originalité excessive, l’attention de Michel Maffesoli.

MM-faillite.jpg

Selon le sociologue, ce sont toutes les catégories de la modernité qui s’effondrent : l’égalité, la raison, le progrès, les procédures formelles de validation du vrai.  Et on devrait ajouter : la vérité elle-même, et la justice sociale, tout ce qui n’est pas vérifiable à hauteur d’une communauté forcément restreinte, puisque c’est celle d’affinités choisies, les affinités électives. On remarque que les catégories qui disparaissent ne se superposent pas toutes ; certaines sont même antagoniques.  Les vertus civiques de la République, ce n’est pas tout à fait la même chose que la démocratie parlementaire, même si, sous la IIIe République, les deux choses se sont accommodées.

La technologie, nous dit Maffesoli,  devient une technomagie, favorisant la cristallisation des émotions. A la vie de l’esprit succède « la vie de tout le corps » (Miguel de Unanumo). A une élite déconnectée du peuple succède la mise en cause de l’élite par le peuple – et on arrive ici au sens du titre du livre. Le peuple se rappelle soudain qu’il est l’instituant, et que l’Etat n’est que l’institué. Il est temps, pense le peuple, de remettre les choses à l’endroit. Bien sûr. Mais précisément, ce que furent les Gilets jaunes, c’est une demande de politique, et ce qu’ils mirent en pratique, c’est le dépassement des petites communautés (les artisans, les femmes seules au RSA, les autoentrepreneurs, etc) au profit d’un mouvement fédérateur des différences, et largement d’accord sur  un point essentiel, et ce point est politique, qui est le référendum d’initiative populaire, qui est la revendication même d’un pouvoir populaire, c’est-à-dire d’un pouvoir arraché à l’oligarchie.

Résumons le constat de Michel Maffesoli, et d’Hélène Strohl : c’est la primauté de la vie sur le concept. La fin de la modernité, c’est de constater que la vie se débarrasse du concept, Le quod (le réel, la vie, le ‘’comment c’est’’) se débarrasse du quid (le concept, le ‘’ce que c’est’’). La modernité a dénié le sentiment d’appartenance. Elle a abouti à des « phénomènes communautaires paroxystiques et donc immaitrisables ». Il s’agit donc de montrer que « les communautés sont là », et que des élites aveugles ont tort de nier cette réalité ou de s’en inquiéter, ou de combattre ce phénomène. Tel est le thème du livre, et telle est sa thèse.

Qu’en penser ? Tout d’abord, le livre pose plusieurs problèmes de lecture. Ce ne sont pas des problèmes de style : il est  souple, léger, et parfois précieux : « La socialité est la caractéristique de l’entièreté de l’être en commun » peut se dire plus simplement « l’être humain est un animal social ». Inutile d’être précieux quand la langue vulgaire permet d’exprimer une idée, un concept. Comme disait Diderot : « hâtons-nous de rendre la philosophie populaire ». Ce n’est pas brader la philosophie que de la rendre la plus accessible possible.   

Un problème de lecture réside dans le choix de caractères d’imprimerie gris clairs, trop pâlichons.  Mais le problème principal réside – on s’en doute – dans la construction même du livre. Les auteurs passent de jugements de fait à des jugements de valeur. Les jugements de fait sont censés être neutres (telle pomme est rouge). Les jugements de valeur ne le sont pas (telle pomme est meilleure qu’une autre). En outre, nous savons que les jugements de fait peuvent être présentés d’une manière non neutre. Exemple : un verre dit à moitié vide est le même que celui dit à moitié plein, mais la tonalité de l’expression n’est pas la même. Le passage d’un registre à l’autre est donc une difficulté du livre. Ce n’est pas la seule.

mm-violence.jpg

Il y a dans le livre plusieurs thèmes de niveaux différents. Il y a (1) une anthropologie. C’est celle qui affirme, à juste titre, que l’homme est un animal social, et même communautaire.

Il y a (2) une éthique, qui est qu’il faut s’accorder avec ce qui est. Cette éthique est ambigüe : il faut faire avec ce qui est, nous dit-on, certes, mais doit-on approuver pour autant tout ce qui est ? C’est aussi une éthique qui se veut une éthique de l’esthétique.  On peut se demander si elle n’est pas plutôt une éthique de la jouissance (pourquoi pas ? Mais cela pose la question de la disparition du juste et du bien du domaine de l’éthique. Dany-Robert dufour a écrit des choses très pertinentes sur le lien entre capitalisme et idéologie de la jouissance gratuite).

Il y a (3) une vision du monde contemporain : le paradigme  postmoderne (la communauté) aurait succédé au paradigme moderne (l’individu). Mais cette vision est-elle exacte ? Prend-t-elle en compte tout le réel ? Gilles Lipovetsky, qui n’est pas non plus un sociologue mineur, et Hervé Juvin, et bien d’autres observateurs ne souscrivent pas à cette analyse : ils estiment que notre société reste individualiste, sous des formes évidemment renouvelées depuis plusieurs décennies. Enfin (c’est le 4e point), les auteurs avancent une philosophie : « Les idées ne sont que la transcription des perceptions sensibles, des affects ressentis (…) » (p. 71). C’est la reprise des conceptions de David Hume. Nos auteurs auraient pu en dire plus sur cette épistémologie qu’ils font leur. Et qui est très aventurée et difficilement soutenable.

Les auteurs voient le monde contemporain  comme un grand tournant et une grande libération : libération des concepts, libération de la raison, libération du cogito individuel. C’est la grande braderie des concepts. C’est aussi l’adieu à Kant. Le phénomène se débarrasse du noumène. La vie se débarrasse des théories sur la vie.  Le réel se débarrasse des essences. Le sensualisme succède au rationalisme. Les catégories de la liberté et de l’égalité s’épuisent, au profit de liens choisis, et de valeurs choisies, ce qui pose un  problème : nous reste-t-il, en tant que Français, quelque chose en commun ?

Point crucial : le peuple se débarrasse des élites. Ou il essaie. Il s’en débarrasse mentalement. Il les laisse tourner à vide. [Mais nos auteurs ne voient pas que l’on ne débarrasse pas si facilement des élites. Elles continuent de mettre en place leur société postnationale et liquide]. La réalité sociale foisonnante reprend  conscience d’elle-même, et veut en finir avec les catégories d’ordre, de raison, de justice, qui descendent de l’Etat et des élites rationnelles vers le peuple. Un peuple assujetti devient enfin rebelle.  Les instincts reprennent le pas sur la raison. La nature et la surnature (les mythes, l’imaginaire…) prennent le pas sur le culturel et le social normé (les lois, le respect des normes, la convenance…). Ce qui est archétypal (les résidus de Pareto) prendrait le pas sur ce qui rationnel (les dérivations de Pareto), sur ce qui s’objectivise, s’explique, se justifie, y compris les idéologies se piquant de logique. Les dérivations, qui sont les idéologies modernes, sont en train de mourir. L’anthropologie profonde de l’homme, communautaire, aventureuse, jouisseuse, prend sa revanche sur la raison, triste, mécanique, prévisible, travailleuse (trop travailleuse), sérieuse (trop sérieuse).

Le plaisir de l’être-ensemble prime sur le devoir-être du vivre-ensemble. Les liens choisis priment sur les liens imposés, sur les cohabitations forcées, sur les relations transactionnelles, celles qui reposent sur un contrat juridique. Au contrat social entre individus, succède le holisme. La socialité précède l’individu. Le feeling supplante le rationnel, et le calculé. L’homme retrouve sa dimension animale, trop oubliée. L’être humain se rappelle qu’il est un être-avec-autrui, un être en compagnie. Le contrat social explicite cède la place à un pacte implicite, qui est celui des affects.

Le pacte (postmoderne) est fondé sur le consensus, tandis que le contrat (moderne) est fondé sur le compromis. L’écrit cède la place à l’oral. Le contrat était tendu vers le long terme, le pacte concerne le court terme, le présent. Et il concerne la tribu, ici et maintenant. Le présent remplace le projet tout comme il remplace le progrès. Même la sexualité change : on s’accouple moins, on se lèche davantage.

Il serait toutefois raisonnable de ne pas en faire trop. Que les tribus libertines et clubs échangistes « participent à la cohésion sociale », comme l’affirment nos auteurs (p. 144), c’est tout de même beaucoup leur prêter. Par principe, il est très bien que chacun puisse vivre ce qu’il a envie de vivre entre adultes consentants. Mais de là à en faire une opération de salut public de la cohésion sociale, c’est certainement excessif.  On aurait plutôt vu, dans ce rôle de facteur de cohésion sociale les retraités, souvent de milieu populaire, qui donnent gratuitement leur temps à des associations de soutien scolaire de quartiers HLM.

mm-ordre.jpg

Le bonheur postmoderne continue d’être décliné par les auteurs : le commerce des biens, le commerce des idées et le commerce amoureux se rejoignent et se fondent en un seul ensemble. A son petit Moi, l’homme préfère le bain dans une communauté, le « Moi commun », le « moi transcendant » dont parle Novalis, c’est-à-dire le moi qui nous porte au-delà du moi, la communauté comme immersion entre pairs. « La perfection n’est pas dans un ‘’moi’’  tout puissant, mais dans un ‘’nous’’ ouvert, en constante évolution ». C’est la communauté comme élargissement du soi.

L’individu n’étant plus seul, il n’est plus assujetti à un principe unique, incarné par l’Etat. C’est ce qu’Alain Bihr a appelé « le crépuscule des Etats-nations ». A l’Etat providence, vertical, succède une solidarité horizontale : co-location, co-working, co-voiturage, etc. Tout cela réjouit Maffesoli. Ce sont bel et bien le retour à des partages horizontaux, choisis, parfois fraternels. Parfois. Car il y a des exclus de cet Eden communautaire.  Le jardin des délices des uns peut être le jardin des supplices des autres. Et la jouissance des uns peut être cruelle, comme le rappelle Dany-Robert Dufour.

Les très pauvres, et en particulier les démunis en bagage culturel, ne bénéficient pas de tels outils, les co-ceci et autres uberisations plus ou moins marchandes, qui supposent maitrise de l’informatique, d’internet, de l’anglais basique. Ces coopérations horizontales entre pairs excluent, par principe, les non pairs, les isolés, et l’isolé n’est pas le cadre célibataire de centre-ville, c’est le retraité dans un village sans commerces, c’est le banlieusard d’un quartier difficile, c’est l’habitant de la cité Charles Hermitte à Paris, porte de la Chapelle, dans un quartier que tout le monde évite du fait de la présence de camps de migrants et de l’insécurité. La réduction de plus en plus nette des moyens de la politique sociale, et de l’Etat providence, qu’il serait plus juste d’appeler Etat protecteur (qui protège matériellement des accidents de la vie) laisse toute une part de la population, surtout française, sans aides, sans soutien, car, justement, tous n’ont pas accès aux solidarités horizontales, organiques. Les Français sont souvent plus désocialisés que les immigrés, dont la culture  traditionnelle inclut une fratrie élargie, des solidarités de village, etc. Nous sommes plus désocialisés car plus modernes. Déclin de l’Etat protecteur : pourquoi ? Bien sûr parce que la priorité de nos sociétés est le profit de grands groupes. Mais pas uniquement. Cette réduction des moyens de la politique sociale, surtout par rapport à l’explosion de la précarité, vient de l’immigration, car c’est elle qui rend inépuisables les besoins sociaux. La poursuite de l’immigration, c’est forcément plus d’insécurité sociale pour les Français, et pour les immigrés  les plus intégrés, c’est-à-dire ceux qui travaillent.

En ce sens l’Etat social, l’Etat protecteur a bien des défauts mais son principal défaut serait de ne pas exister, c’est-à-dire de laisser la place à la loi de la jungle de la société de marché. Et ce n’est qu’en recentrant cet Etat protecteur sur la base d’une préférence nationale, dissuasive de l’immigration, qu’il peut être sauvé, ainsi qu’en édictant des contreparties entre droits et devoirs. 

mm-tribus.jpg

Les auteurs de La faillite des élites, croyant faire un constat, disent des vérités, mais des vérités partielles, Ils avancent masqués. Ils ont un projet idéologique. C’est leur droit. Mais ce projet n’est pas affiché. Ils nous disent : à l’unité ontologique succède un pluralisme ontologique. « Tout coule. Rien n’est jamais à la même place. Mais le flot est incessant ». Pour être très concret, un pluralisme des valeurs succède à une unicité des valeurs, celles incarnées par la société et par l’Etat, garant de celle-ci. Une sorte de polythéisme vécu, pratique,  reviendrait, sans doute dans le prolongement inconscient du christianisme médiéval et du culte pluriel des saints, tant il est vrai, comme disait Joseph de Maitre, que le christianisme – on comprend qu’il s’agit ici du catholicisme – est un « polythéisme raisonné ».

Pour Maffesoli, l’Etat français est fondamentalement unitaire. Il est « monothéiste ». Mais l’auteur se trompe. L’Etat est devenu communautariste. Il n’est plus une unité. Ne croyant plus en la France, l’Etat n’est plus que le garant d’une « société inclusive », c’est-à-dire une société dans laquelle chacun vient avec sa culture, ses croyances, sa foi  mais n’envisage pas d’aller avec empathie vers le pays d’accueil, de marquer son affection (oui, il faut ici employer ce terme) envers la France et envers les Français. Ce pas vers la France, certains étrangers le font quand même encore, par exemple en donnant à leurs enfants un prénom français, mais ce pas est de moins en moins fréquent dans la mesure même où l’Etat, an nom du « respect des différences », ne fait rien pour l’encourager. D’où la panne de l’assimilation, devenue impossible quand la masse des étrangers est supérieure, dans beaucoup de quartiers, à la présence des Français de longue filiation, ceux qui constituaient encore, dans les années 1950, 95 % de la population, la France n’ayant jamais été depuis 1500 ans un pays de grande immigration. 

La France devient ainsi une superposition hasardeuse de « tribus », un collage maladroit entre différentes communautés, qui s’ignorent, dans le meilleur des cas, ou s’agressent, dans le pire des cas. Finkielkraut a parlé de « balkanisation » de la France. Comment lui donner tort ? D’où une question : cette France rêvée par Michel Maffesoli, la France des tribus, n’est-ce pas une France déjà là ? Celle dans laquelle nous vivons ? N’est-ce pas la France actuelle ?

Maffesoli voit cette France qu’il dit « heureuse » et qui celle de « petite poussette » de Michel Serres, autre optimiste de principe. Dans cette France « débarrassée » des idéologies, des récits, des systèmes d’explication du monde, voire de transformation des sociétés, on aborde sans « préjugés », et plus encore sans recul, les faits du présent sans les hiérarchiser. On se laisse balloter par les émotions, et terrorisé par la marche du progrès. Car la postmodernité n’échappe pas au culte du progrès. Ceux qui pensent que « c’était mieux avant », au moins dans certains domaines, sont toujours ringardisés. « On n’est plus au Moyen-Age… »

Il y a ceux qui sont « en retard », « arriérés » et ceux qui sont « dans la vague », dans le mouvement. « Il faut avancer » : c’est la phrase qui réconcilie les modernes et les postmodernes. Les modernes voulaient avancer vers une société du travail, ou vers une société plus juste, les postmodernes veulent avancer dans la décontraction, l’esprit « cool ».

mm-crise.jpg

« Pas de prise de tête » est leur slogan. On passe du « dogmatisme doctrinal » à un pluralisme des opinions, nous dit Maffesoli. Ici, on s’interroge. Pluralisme ? Depuis plus de 50 ans, la liberté d’opinion n’a cessé d’être réduite par des lois, et tout autant par un journalisme-flic, dénonciateur, inquisiteur, qui somme untel de « s’expliquer », et de faire repentance pour une phrase trop spontanée, qui accuse un tel de n’être « pas clair » parce qu’il tient des propos nuancés sur des sujets où l’outrance est obligatoire, etc. Un trait d’humour à propos de l’obsession des violences sexistes amène Finkielkraut à devoir s’expliquer, lui aussi, à bien préciser que c’était de l’humour, un pas de côté pour parler avec un peu de distance de sujets « chauds ». Liberté d’opinion et d’expression à l’époque actuelle, en France ? C’est une plaisanterie que de croire cela.

L’homme et l’œuvre sont liés désormais dans une même réprobation. Doit-on interdire le visionnage des films de Polanski parce qu’il aurait abusé d’une jeune fille il y a quelques décennies ? Faut-il rééditer tout Céline ? Telles sont les questions qui sont « débattues ». Absurdité : car il n’est nul besoin de trouver l’homme Céline sympathique, pas plus que l’homme Matzneff, pour trouver leurs œuvres de qualité. Oui, le Taureau de Phalaris est un bon livre. Oui, en même temps, la complaisance vis-à-vis de la pédophilie est déplorable. Oui, lire Céline est nécessaire pour comprendre notre époque, oui, Céline était geignard, parfois odieux, et pas trés digne. Le talent n’excuse rien, c’est entendu, mais il faut toujours distinguer l’homme et l’œuvre.

Nous en sommes là, à l’heure de « l’envie de pénal » de tous contre tous, notre époque n’ayant pas peur du ridicule. On passe de la pensée qui descend des hauteurs universitaires au « gazouillement » des blogs et de twitter. Seulement, twitter, ce n’est tout de même pas du niveau des articles de  Chateaubriand, ou de Maurras (qui détestait le premier du reste).

Bien entendu, il n’est pas interdit de relever quelques aspects positifs aux relations telles qu’elles se mettent en place dans le monde postmoderne. La notion d’empathie, ou d’intropathie (connaissance de moi-même en tant que je suis affecté par autrui), supplante celle d’intérêt. Un exemple particulièrement intéressant est celui des groupes de pairs. Ce sont des groupes d’entraide dans lesquels une ou plusieurs  personnes étant passés par une problématique (alcool, drogue, autisme, dépression,…) et ayant trouvé des solutions aident les autres à cheminer dans le même sens de diminution d’une souffrance et/ou d’une dépendance pathologique. Ce peut être par exemple, des anciens alcooliques, des usagers de drogues engagés dans des pratiques de réduction des risques (de transmission de virus notamment), des anciens anorexiques, etc. C’est un exemple probant du passage de solidarités mécaniques (comme la redistribution sociale effectuée par l’Etat et les pouvoirs publics) à une solidarité organique (venant des gens eux-mêmes). Qu’il y ait chez l’homme des ressources émotionnelles (un « ordo amoris » dit Max Scheler) qui puissent à la fois l’ouvrir aux autres, et le mettre en correspondance avec un ordre divin, c’est une réalité. Mais elle ne peut suffire à assurer une solidarité entre tous, et à protéger les plus faibles, qui sont les plus désocialisés.

mm-france.jpg

Maffesoli en conclut que le « prétendu individualisme » est un fake (un trucage). C’est un « fake à l’usage d’histrions déphasés ». A l’individualisme aurait succédé une autre époque, celle des identifications multiples. Les identifications multiples, plurielles ne sont pourtant pas une nouveauté. Chacun est célibataire ou en couple, a une fonction professionnelle (on ne dit plus « un métier », ni une profession), a tel engagement, a telle passion, tel passe-temps. Bref, un ingénieur n’est jamais qu’un ingénieur, ce peut être aussi un homme à femmes, ou un homosexuel, un communiste, ou un identitaire, un chasseur, un grand voyageur, un amateur de bons vins, un calme, un nerveux, un sanguin, tout ce que l’on voudra. En même temps. C’est une banalité : chacun a différentes facettes de sa personnalité.  

Le constat de Michel  Maffesoli, c’est la grande migration des us et coutumes. Il  s’en réjoui. Nous avons quitté les eaux de la modernité pour entrer dans celles de la  postmodernité. En tout cas d’une certaine postmodernité, solidaire dans l’entre-soi, communautaire entre gens du même monde,  décontractée, « tranquille » (chacun connait l’échange « Ca va ? Oui, Tranquille »), apaisée. C’est le temps des bobos [mais on sait qu’il y a une autre postmodernité, qui est celle des Gilets jaunes, qui est celle de la colère spontanée du peuple].

« Non, ce n’est plus l’individualisme qui prévaut » est le titre d’un chapitre du livre. Si c’est le principe qui fait l’histoire, comme le pensait Karl Marx, c’est donc, avec la postmodernité, le principe postmoderne, celui des liens horizontaux,  qui fait une histoire postmoderne. C’est du reste l’unique point sur lequel  Maffesoli donne raison à Marx.

De fait, la fin de l’efficacité d’un principe marque son déclin. Et une époque est effectivement toujours déterminée par un principe, ou, mieux encore, un paradigme. De même, la fin d’une époque, c’est toujours la fin du principe qui l’a générée. Dans le monde postmoderne, ce qui est donné à la communauté est pris à l’individu. C’est la communauté qui devient la référence, l’individu, lui, est éclaté entre diverses identités. « Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même, c’est une morale d’Etat Civil, elle régit nos papiers »,  disait Michel Foucault (L’archéologie du savoir). Les identités sont de plus en plus multiples, elles deviennent floues et de plus en plus changeantes. Au-delà des identités, il y a des identifications, et il y a des « sincérités successives ». La conséquence de cela, c’est l’éclatement du moi. On passe du « je pense » cartésien au « je suis pensé » nietzschéen. C’est le motif de la pensée postmoderne connue aux Etats Unis sous le nom de French theory (qui était d’ailleurs moins une théorie qu’une mode intellectuelle).

mm-dionysos.jpg

Le bricolage des mythes remplace le mythe du progrès. L’idéologie du progrès, le scientisme, le positivisme avaient amené à l’éclipse des images mythiques au profit des croyances en la science, amenant à des connaissances claires, précises, chiffrées des phénomènes. Jacob Taubes, dans ses deux livres qui évoquent Carl Schmitt (En divergent accord et La théologie politique de Paul), a noté que le mythe, qui parle au corps a été remplacé par la croyance en la science, qui parle à la raison. Selon Maffesoli, un mouvement de balancier nous ramène vers le corps, nous reconduit vers les sens, vers ce qui est incarné, plus que vers ce qui est prouvé (scientifiquement). Le même mouvement qui nous éloigne des progressismes nous éloigne des messianismes (juif, chrétien, musulman). Aux messianismes qui nous font miroiter une vie future parfaite, succède une sagesse qui renoue avec l’antique, avec Epicure et Lucrèce, et avec la Stoia (le Portique, l’école des stoïciens), et qui consiste à faire avec ce qui est, et à s’accorder aux autres tels qu’ils sont, et avec soi-même tel que l’on est (ce qui est sans doute plus difficile).

Il s’agit non seulement d’accepter, mais d’avoir plaisir de vivre dans la « fédération bruissante » (Maurice Barrès) de la communauté des hommes. Il s’agit de réévaluer le quotidien. Les tribus urbaines remplacent l’homme seul dans la foule. Les techniques qui avaient désenchanté le monde le réenchantent, en créant des lieux symboliques via internet. Et des liens à la suite des lieux. Les cybertribus « développent des pratiques communautaires qui peuvent être rangées sous la rubrique de l’immoralisme éthique » (morale et éthique étant le même mot dans des langues différentes, l’expression de Maffesoli est tautologique).

« Le néo-tribalisme postmoderne pourrait permettre une coexistence des appartenances au sein d’un même individu […] », écrit Hélène Strohl. Il permettrait que l’individu ne soit pas assigné à une seule identité. Ce n’est pas douteux, mais ce n’est pas du tout nouveau. L’identité professionnelle, par exemple, s’est toujours superposée à d’autres identités, ou identifications, religieuse, sexuelles, artistiques, etc. Toute la théorie de Ricoeur sur l’identité idem et l’identité ipsé, réunies dans l’identité narrative, explique cela. Ce qui est frappant avec Maffesoli, c’est que les communautés sont toujours là pour permettre à l’individu de s’épanouir. Qu’un individu soit un faisceau d’identités (culturelles, professionnelles, sportives, amoureuses, etc), cela n’est pas douteux. Personne n’y voit d’inconvénient, à une condition toutefois : il y a aussi des conditions politiques à l’épanouissement de l’individu. Et c’est là le grand impensé de Maffesoli. Or, ce n’est pas simple d’éviter la question du politique. Le court terme, qui est le plaisir de l’individu, peut être en contradiction avec le long terme, qui est la préservation d’un cadre de civilisation, et de repères culturels commun à toute une société, à toute une nation, qui, par définition, est une construction à long terme. Et c’est bien là le problème auquel se heurte Maffesoli. Du moins auquel il devrait se heurter, en toute logique. Mais il ne s'y heurte pas car il l’esquive. Il l’esquive car il n’aime pas la logique, et parce qu’il n’est pas frontal, en bon postmoderne qu’il est.

La condition d’existence des communautés choisies, affectionnées par Maffesoli, c’est la pérennité d’un certain cadre civilisationnel. La juxtaposition des communautés, cela ne marche qu’un temps. Cela ne marche plus quand la communauté nationale cesse d’exister. Nos auteurs nous disent qu’il faut accepter la coexistence de plusieurs appartenances. On peut évidemment être un bon Français et être attaché à son village natal, qu’il soit européen ou extra-européen. Mais que se passe-t-il quand les appartenances se disputent un même individu ? Ou quand ces appartenances se hiérarchisent de la façon suivante : la France pour les droits sociaux et les avantages, la patrie d’origine pour les affections ? Que se passe-t-il quand l’appartenance à la France n’est mise en avant que pour les avantages sociaux, matériels, le droit au logement, la gratuité des soins, etc, et que le moindre événement sportif dit que les attachements ne vont jamais à la France, voire sont dressés contre elle ? Chacun sait que ces cas ne sont pas rares. Et ils sont tout le problème de l’immigration.

Maffesoli explique que le postmoderne est le retour du prémoderne. C’est effectivement vrai. C’est le retour à une situation anténationale, avant les Etats-nations. Or, être Français, c’est, qu’on le veuille ou non, appartenir à une nation. A une nation politique. Que celle-ci ait vocation à intégrer une « Europe indépendante », comme disait le général de Gaulle, par la création d’une confédération préservant un certain art de vivre, ce que l’on appelle une civilisation, cela ne fait, pour moi, pas de doute. Encore faut-il ne pas revenir au temps des tribus et des allégeances féodales. Si elles préparent un Empire, c’est toujours l’Empire des autres. C’est la domination de notre pays par un Empire étranger qu’elles préparent. Une domination pas forcément physique, mais qui pourrait bien être mentale. Et qui peut être celle dont il est le plus difficile de se libérer.  

mm-diable.jpg

Le pluralisme ontologique, ou tout simplement ce que Max Weber appelait le « polythéisme des valeurs » amène à ce qu’il ne soit plus possible de croire au Progrès – qui est par définition unique, comme un train lancé sur une seule voie. Le contraire du progrès n’est évidemment pas la régression, ou la réaction, bien qu’il soit nécessaire et sain de réagir : la réaction à un médicament veut dire qu’il fait de l’effet. Reste à savoir si c’est le bon effet.   Qu’est-ce que le Progrès ? Avec un grand P cela veut dire l’idéologie du progrès, et même la religion du progrès. Le contraire du Progrès, ce n’est donc pas la régression, c’est le sens des limites. Le contraire de l’idéologie du progrès, c’est de penser aussi aux dégâts du progrès, c’est de refuser la démesure (hubris). C’est le sentiment que le progrès ne peut être sans fin, qu’il ne peut être un mouvement vers toujours plus d’arraisonnement du monde, c’est préférer Alain Finkielkraut à Philippe Forget (et Alain de Benoist à Guillaume Faye). C’est se retrouver dans les idées de Jean-Paul Dollé plus que dans celles de Luc Ferry (au demeurant excellent pédagogue). C’est préférer  Robert Redeker à Michel Serres (d’un optimisme déprimant), et Sylviane Agacinski à Frédéric Worms (que l’on préfère en spécialiste de Bergson plus qu’en spécialiste de la bioéthique). Or, ce qui est très caractéristique de Michel Maffesoli, c’est que, se réjouissant de ce qu’il croit être un abandon de l’idée de progrès, il n’entre pas dans les débats évoqués ci-dessus. Ce qu’il refuse de penser, c’est que c’était mieux avant, en tout cas dans certains domaines : l’éducation, la civilité, la sécurité, le prix des logements par rapport aux salaires, la qualité de vie sociale, même et surtout dans les quartiers populaires, le contrôle plus léger dans tous les actes de la vie, auquel a succédé un flicage généralisé, l’élitisme républicain qui vaut mieux que l’ascension sociale parce que l’on est issu « de la diversité » [ce qui veut dire en clair que l’on n’est pas d’origine française]. C’était mieux avant dans tout ce qui compte pour les classes populaires, celles qui ne peuvent se protéger de l’ensauvagement des quartiers de banlieues.

Renversant la charge des responsabilités, Maffesoli estime que « l’islamisme est relié à l’absence de bienveillance [des pouvoirs publics] envers les religions de communautés immigrés ». Etonnante remarque. N’a-t-il pas vu les affichages « bon ramadan », pour la rupture du jeune,  sur les panneaux de Paris et d’autres grandes villes (et même une vidéo des joueurs du PSG !), ces grandes villes fiefs des « bobos », bastions du politiquement correct et de la pensée unique « diversitaire », et vivier de l’électoral Macron ? Ces grandes villes dont la plupart ne souhaitent à personne de « joyeuses Pâques ? Selon Maffesoli, il faut répondre à l’islamisme et aux autres extrémismes par… le relativisme, par exemple en leur laissant la possibilité de défiler. On croit rêver. Car s’il y a une différence entre l’islam et l’islamisme (je le crois, au sens où l’islamisme est un djihadisme), c’est bien que l’Islam est une religion et une civilisation (il faut alors mettre une majuscule : Islam), et si l’islamisme est autre chose, il est une volonté conquérante d’islamisation forcée. Nous savons cela. Il fut un temps où le christianisme aussi était expansionniste. Faut-il donc autoriser de telles manifestations islamistes ? Croit-on que cela ne nous mènerait pas tout droit à la guerre civile ? Nos sociétés ne sont-elles pas déjà excessivement relativistes ?

Exemple. Le respect de la possibilité de pratiquer sa religion est assuré en France, alors que ce respect n’a pas son équivalent dans les pays musulmans (être chrétien en pays musulman est souvent impossible), c’est déjà beaucoup, et c’est très bien comme cela. Nous acceptons une non réciprocité. C’est énorme. Et il faudrait aller encore plus loin, nous dit Maffesoli ? On rêve, ou on fait un cauchemar, car on sait comment se terminent les capitulations, par des capitulations encore plus grandes. Il serait encore mieux que notre tolérance  soit comprise comme un acte de générosité, et non de faiblesse. Ce serait folie que d’aller au-delà. La générosité deviendrait asservissement et masochisme.

Maffesoli cite justement, en l’approuvant, Goethe (Le second Faust) « la frisson sacré est la meilleur part de l’humanité ». Il faut donc proposer du sacré, de la mystique, de l’engagement passionné, qui est tout le contraire du relativisme, de l’extrême tolérance que propose Maffesoli. On ne répond à un plein – et l’islamisme est un plein, et l’islam tout court aussi – que par un autre plein. Certainement pas par le vide des valeurs d’un laïcisme pitoyable, certainement pas par un patriotisme mou, certainement pas par des incantations à une République en oubliant de dire que la république est admirable quand c’est la République française, et que n’avons que faire d’une république de nulle part.

mm-ecosophie.jpg

La fin de l’idée de progrès, c’est la fin de la Raison surplombante, et c’est la fin de la verticalité. Il s’agit désormais non pas de contracter avec l’autre (le contrat social), mais de le renifler, car si l’homme n’est pas qu’un animal, il est aussi un animal, affirment  les auteurs. Bien sûr,  personne de sensé ne dit le contraire. Du reste, c’est l’évacuation de l’animalité de l’homme qui a abouti à la bestialité (dans les camps de concentration), dit Maffesoli. Le point de vue est unilatéral. L’animalité est du côté du bien, la culture du côté du mal.  Mais la nature de l’homme, c’est sa culture. Quant à l’animalité, elle est non pas du côté du bien, mais au-delà du bien et du mal.

La modernité était selon Maffesoli marquée par la verticalité, la postmodernité est marquée par l’horizontalité. La modernité connaissait les religions, la postmodernité connait le sacral. Ou le reconnait à nouveau, comme avec les prémodernes Mais que dit Maffesoli de la place croissante de l’islam en France ? Ce n’est pourtant du sacral, c’est une religion au sens classique, avec ses rites. Silence de l’auteur sur cette contradiction entre sa théorie et ce que nous voyons.

« L’assomption de l’individualisme était l’essentielle spécificité de l’époque moderne », et la montée des communautés serait le signe de l’entrée en  postmodernité.  Mais de quelles communautés parle-t-on ? M. Maffesoli et Mme Strohl ne les voient pas comme une façon de rétablir des continuités, des permanences. Ce sont des appartenances éphémères, et ce ne sont pas toujours des appartenances. « Les communautés soulignent l’importance du nomadisme comme structure anthropologique indépassable ». Le nomadisme « est une structure anthropologique retrouvant une vigueur nouvelle » dans les moments de décadence (p. 167). En haut, le nomadisme des traders, d’un hôtel international à un autre, en bas, le nomadisme des migrants, des « réfugiés », vrais ou faux, des « mineurs isolés » dont on conviendra qu’ils sont rarement isolés, et souvent moins mineurs qu’ils le disent.

Que le nomadisme soit le principal vecteur d’une communauté retrouvée laisse pour le moins dubitatif. Ce fut certes le cas au Sahara, avec les bédouins, ou dans les tribus mongoles. Cela fait tout de même un certain temps que, en Europe, les communautés se forment sur d’autres bases.

Dans le même temps, Maffesoli manifeste sa sympathie pour les Gilets Jaunes. Ceux-ci représentent une forme de retour du lien social. Des gens qui étaient isolés (mais comme nous vivons dans une époque postmoderne, nous avions cru comprendre à la lecture de Maffesoli que les isolés n’étaient que des faux isolés ?) retrouvent le plaisir du lien social. Les  auteurs ont raison de saluer ce phénomène. Toutefois, on ne voit pas le lien entre ces nouvelles communautés que furent les Gilets Jaunes et le goût du nomadisme. Tout au contraire, les Gilets Jaunes témoignent du besoin de retrouver des repères, de ne plus se sentir étranger chez soi, de retrouver des stabilités et des ancrages. C’est tout le contraire du nomadisme qui caractérise les « bobos » urbains de centre-ville. Les communautés de Maffesoli sont des communions de circonstances. Les auteurs l’écrivent : « L’idéal communautaire est présentéiste ». Les solitaires « ne sont jamais isolés », croient savoir les auteurs (p. 154), car ils sont toujours en lien avec les autres, devant leur ordinateur, leur tablette, ou leur smartphone. Singulier optimisme. Combien de nos compatriotes vivent tristement de contacts virtuels déréalisants ? Ou d’une solitude complète. Combien de personnes agées que leurs enfants ne visitent jamais ? Au lieu de se pencher sur cette hypothèse comme quoi l’individu isolé serait toujours une réalité très répandue de nos sociétés, nos auteurs renvoient la critique de la vacuité de certains tribus à du ressentiment et à de la jalousie devant la « chaleur » du groupe. Eh bien oui, rollers, trottinettes et autres véhicules bizarres, aussi vite apparus que démodés, et encombrant les trottoirs, me paraissent participer du crétinisme à roulettes, dont la panoplie comporte généralement un casque, pour écouter sinon de la musique, du moins du « son ». De même, airbnb, blablacar et autres réseaux sociaux sont approuvés sans réserve par Maffesoli. Ils seraient une reliance. Ils « constituent la communion des saints postmoderne ». Rien que cela. On  n’est pas obligé d’être convaincu par cette formule dont l’inattendu n’implique pas une quelconque justesse.

mm-silence.jpgCertes, ces outils de partage de véhicules, ou de chambres, rendent à coup sûr bien des services, alliant l’intérêt financier à des contacts humains qui peuvent être sympathiques, bien que la plupart du temps, très superficiels. Mais nos auteurs oublient une caractéristique de tous ces réseaux. C’est la notation, ce sont les « étoiles » à affecter à chaque « partenaire », c’est la mise en ligne des « avis », ce sont les commentaires qui sont publics, etc. C’est la tyrannie de la transparence. Et alors que les auteurs critiquent les concours, ils font l’éloge des réseaux, qui impliquent un système de notation beaucoup plus inquisitorial que n’importe quel concours, une dictature de la transparence, intrusive, et plus injuste  que n’importe quel concours. Les réseaux sociaux ? C’est le grand panoptique. Faire leur apologie ? C’est tuer l’intimité, la pudeur, le quant à soi. Au profit des ego, du tank à soi.  

Les communautés postmodernes ne sont  pas non plus en tension vers quelque chose qui nous dépasse. Les auteurs voient les communautés comme résolument immanentes. Ils ont certainement raison de voir la condition postmoderne définitivement au-delà de tout péché originel. Reste que la fin du péché originel n’est pas la fin de toute verticalité. Elle ne devrait, en tout cas, pas l’être car aucun monde humain ne peut se passer de verticalité.   

Nous serions passés de la raison au corps, du calcul à l’instinct. Du devoir-être rigide à l’invention libre de soi.  De l’universalisme des droits de l’homme  au particularisme des droits des tribus. De la raison normée au bricolage des justifications, de la Morale unique à des morales par tribus, voire à des morales par situations, validées par des groupes d’appartenance restreints, et non par la société toute entière.  

Il nous faudrait nous réjouir de l’affaiblissement de la culture des « concours ».  Fort bien. Mais si les concours ne sont pas toujours la solution idéale, que mettre à la place ? Le copinage, les relations ? Nous savons que celles-ci jouent un rôle, mais n’est-il pas justement utile de limiter ce rôle par des concours ? On en arrive au thème de l’élitisme républicain, et on comprend ici que c’est justement ce qui n’est pas du goût de nos auteurs « postmodernes ». Et pourtant, qu’obtient-on quand on abandonne l’élitisme républicain ? M. Benalla et M. Castaner. A la place de M. Chevènement, ou de M. Peyrefitte. Ils ne sont pas dépourvus d’entregent. Est-ce le seul critère qui doit prévaloir ? Est-ce préférable à un vieux serviteur de l’Etat, qui aurait un peu plus de crédibilité ?  Quand Maffesoli oppose le katholon, c’est-à-dire tout simplement la totalité de ce que nous partageons à l’universalisme, en quoi cela nous fournit-il une solution ? La  mise sur le marché des idées d’un terme peu usité ne peut tenir lieu de solution. Car le bien commun à tous renvoie toujours à ce qu’est ce « tous ». S’agit-il d’une simple communauté d’affinités sportives, sexuelles, éducatives, etc ? S’agit-il d’une communauté de « gamers » ? De « traders » ? De LGBT ? Que ces communautés existent ne pose aucun problème. La socialité passe partout et cela donne des communautés, plus ou moins conflictuelles du reste, et cela est très bien ainsi. Mais ces communautés restreintes ne remplacent pas des communautés plus vastes. Dans les communautés postmodernes, il ne s’agit jamais de la nation, de notre patrie, puisqu’elle transcenderait toutes les communautés, et que nulle transcendance n’est admise dans le paradis postmoderne, le « seul et vrai paradis », celui de l’horizontalité infinie. 

mm-iconologies.jpgMais alors, qu’est-ce qui fait sens pour nous tous ? La réponse est que nous sommes devant un pur néant. Celui-ci ne peut que légitimer la déconstruction de tout Etat. Si rien ne nous rassemble en peuple, pourquoi un garant de ce rassemblement ? Mais si l’Etat n’est pas à lui tout seul le garant du bien commun, ni même l’unique élément d’un ordre public, il en est l’un des piliers. L’Etat ne doit pas être tout, mais il couronne le tout.  Déconstruire tout Etat, c’est sortir de l’histoire, en d’autres termes, c’est devenir colonisés, c’est devenir sujet de l’histoire des autres. « L’anarchie, c’est l’ordre sans l’Etat », disaient Elisée Reclus et P-J Proudhon. Mais quand règne, dans de nombreux quartiers, une forme d’ensauvagement, ce n’est le moment de supprimer l’Etat, dont l’une des fonctions essentielles est la sécurité du peuple, aussi bien la sécurité intérieure que la sécurité extérieure (on peut certes imaginer des « tribus » de sociétés privées de sécurité, et de gardes du corps, et d’ailleurs, elles existent déjà, mais la sécurité est alors proportionnelle aux moyens financiers).

Dans une optique purement communautaire, et en fait communautariste, ce que « nous » partageons ne renvoie qu’à de petites communautés qui ne font pas l’histoire. C’est-à-dire qu’elles subissent l’histoire. Il n’y a pas, ici, de troisième voie : l’histoire, on la fait, ou on la subit. La postmodernité que défend Michel Maffesoli, c’est encore la loi des frêres qui succède à la loi des pères. Les pairs plutôt que les pères. Mais c’est justement de cette mise à égalité que notre société meurt. Les pairs sont nécessaires. Mais les pères demeurent indispensables. Les pairs ne peuvent suppléer aux pères. Les apprenants sont mis sur le même plan que les professeurs, les conseils d’élèves doublonnent les structures d’adultes.  Au final, tout le monde étant responsable de tout, plus personne n’est responsable de rien.

Enfin, les pairs ne sont pas une invention de la postmodernité. Qu’était un syndicat ? Sinon un regroupement entre pairs. Que sont les Gilets Jaunes ? Sinon des pairs. Les Gilets Jaunes sont plus proches des mouvements de la modernité militante que de la postmodernité « cool » et sage et ludique. Par le simple fait qu’ils ont le sentiment clair des mensonges du pouvoir, les Gilets Jaunes ne sont pas postmodernes. Dans ce cas, ils ne croiraient à aucune vérité, donc à aucun mensonge. Dans le monde postmoderne, il n’y a plus de distinction entre honnêteté et malhonnêteté. C’est exactement cela qui créait le désespoir de Wittgenstein, le sentiment que l’honnêteté n’est plus possible intellectuellement dans un monde postmoderne redevenu antésocratique, tandis que, anthropologiquement, Wittgenstein se sentait hanté par la question de l’honnêteté.  

Les temps postmodernes ne sont plus à la croyance en la vérité. Ce qui amène la fin de la croyance en une justice, et en un bien commun. Le commun n’est plus que partiel : les usagers de trottinettes, la « communauté » blablacar, etc. Les tribus sont un moyen de développer du collectif sans politique. C’est-à-dire de laisser le pouvoir aux puissances d’argent. C’est pour cela que les fondés de pouvoir du Capital, qu’ils s’appellent Macron un jour ou Tartempion le lendemain les aiment tant.

Pierre Le Vigan                                

Michel Maffesoli et Hélène Strohl, La faillite des élites, 228 p., Lexio, 2019.

 

vendredi, 17 mai 2019

Michel Maffesoli: “L’entre-soi médiatico-politique”

Michel-Maffesoli.jpg

Michel Maffesoli: “L’entre-soi médiatico-politique”

 

Michel Maffesoli, professeur émérite à la Sorbonne et membre de l’Institut, analyse les raisons du fossé qui s’est établi entre le peuple et les élites. La classe médiatico-politique semble s’être repliée sur elle-même et vit dans l’entre-soi. Pourquoi n’est-elle pas capable d’entrer en empathie avec le peuple ? Comment cette rupture a-t-elle été consommée ?

N’est-ce point le mépris vis-à-vis du peuple, spécificité d’une élite en déshérence, qui conduit à ce que celle-ci nomme abusivement « populisme » ? L’entre-soi, particulièrement repérable dans ce que Joseph de Maistre nommait la « canaille mondaine » – de nos jours on pourrait dire la « canaille médiatique » –, cet entre-soi est la négation même de l’idée de représentation sur laquelle, ne l’oublions pas, s’est fondé l’idéal démocratique moderne. En effet, chose frappante, lorsque par faiblesse on cède aux divertissements médiatiques, ça bavarde d’une manière continue dans ces étranges lucarnes de plus en plus désertées. Ça jacasse dans ces bulletins paroissiaux dont l’essentiel des abonnés se recrute chez les retraités. Ça gazouille même dans les tweets, à usage interne, que les décideurs de tous poils s’envoient mutuellement.

file-20180319-31624-qiv95v.jpg

La verticalité du pouvoir.

L’automimétisme caractérise le débat, national ou pas, que propose le pouvoir – automimétisme que l’on retrouve dans les ébats indécents, quasiment pornographiques, dans lesquels ce pouvoir se donne en spectacle. Pour utiliser un terme de Platon, on est en pleine théâtrocratie, marque des périodes de décadence. Moment où l’authentique démocratie, la puissance du peuple, est en faillite.

Automimétisme de l’entre-soi ou auto-représentation, voilà ce qui constitue la négation ou la dénégation du processus de représentation. On ne représente plus rien, sinon à courte vue, soi-même. Cette Caste on ne peut plus isolée, en ses diverses modulations – politique, journalistique, intellectuelle –, reste fidèle à son idéal « avant-gardiste », qui consiste, verticalité oblige, à penser et à agir pour un prétendu bien du peuple.

Cette Caste on ne peut plus isolée, en ses diverses modulations – politique, journalistique, intellectuelle –, reste fidèle à son idéal « avant-gardiste », qui consiste, verticalité oblige, à penser et à agir pour un prétendu bien du peuple.

Une telle verticalité orgueilleuse s’enracine dans un fantasme toujours et à nouveau actuel : « Le peuple ignore ce qu’il veut, seul le Prince le sait » (Hegel). Le « Prince » peut revêtir bien des formes, de nos jours celle d’une intelligentsia qui, d’une manière prétentieuse, entend construire le bien commun en fonction d’une raison abstraite et quelque peu totalitaire, raison morbide on ne peut plus étrangère à la vie courante.

Ceux qui ont le pouvoir de dire vitupèrent à loisir les violences ponctuant les soulèvements populaires. Mais la vraie « violence totalitaire » n’est-elle pas celle de cette bureaucratie céleste qui, d’une manière abstruse, édicte mesures économiques, consignes sociales et autres incantations de la même eau en une série de « discours appris » n’étant plus en prise avec le réel propre à la socialité quotidienne ? N’est-ce pas une telle attitude qui fait dire aux protagonistes des ronds-points que ceux qui détiennent le pouvoir sont instruits, mais non intelligents ?

ns100326a2.jpg

Le monopole de la parole.

Ceux-là même qui vitupèrent et parlent, quelle arrogance !, de la « vermine paradant chaque samedi », ceux-là peuvent-ils comprendre la musique profonde à l’œuvre dans la sagesse populaire ? Certainement pas. Ce sont, tout simplement, des pleureuses pressentant, confusément, qu’un monde s’achève. Ce sont des notables dans l’incapacité de comprendre la fin du monde qui est le leur. Et pourtant cette Caste s’éteint inexorablement.

Au mépris vis-à-vis du peuple correspond logiquement le mépris du peuple n’ayant plus rien à faire avec une élite qu’il ne reconnaît plus comme son maître d’école. Peut-être est-ce pour cela que cette élite, par ressentiment, utilise, ad nauseam, le mot de « populisme » pour stigmatiser une énergie dont elle ne comprend pas les ressorts cachés.

Le bienfait des soulèvements, des insurrections, des révoltes, c’est de rappeler, avec force, qu’à certains moments « l’hubris », l’orgueil d’antique mémoire des sachants, ne fait plus recette. Par là se manifeste l’important de ce qui n’est pas apparent. Il y a, là aussi, une théâtralisation de l’indicible et de l’invisible. Le « roi clandestin » de l’époque retrouve alors une force et une vigueur que l’on ne peut plus nier.

L’effervescence sociétale, bruyamment (manifestations) ou en silence (abstention) est une manière de dire qu’il est lassant d’entendre des étourdis-instruits ayant le monopole légitime de la parole officielle, pousser des cris d’orfraie au moindre mot, à la moindre attitude qui dépasse leur savoir appris.

Ecrit-scenariste-Ken-Loach-LOlivier-flirtela-fableevoquer-notre-monde-prive_0_730_484.jpg

Le lieu fait lien.

Manière de rappeler, pour reprendre encore une formule de Joseph de Maistre, « les hommes qui ont le droit de parler en France ne sont point la Nation ».

Qu’est-ce que la Nation ? En son sens étymologique, Natio, c’est ce qui fait que l’on nait (nascere) ensemble, que l’on partage une âme commune, que l’on existe en fonction et grâce à un principe spirituel. Toutes choses échappant aux Jacobins dogmatiques, qui, en fonction d’une conception abstraite du peuple, ne comprennent en rien ce qu’est un peuple réel, un peuple vivant, un peuple concret. C’est-à-dire un peuple privilégiant le lieu étant le sien.

Les Jacobins dogmatiques, en fonction d’une conception abstraite du peuple, ne comprennent en rien ce qu’est un peuple réel, un peuple vivant, un peuple concret.

Le lieu fait lien. C’est bien ce localisme qui est un cœur battant, animant en profondeur les vrais débats, ceux faisant l’objet de rassemblements, ponctuant les manifestations ou les regroupements sur les ronds-points. Ceux-ci sont semblables à ces trous noirs dont nous parlent les astrophysiciens. Ils condensent, récupèrent, gardent une énergie diffuse dans l’univers.

C’est bien cela qui est en jeu dans ces rassemblements propres au printemps des peuples. Au-delà de cette obsession spécifique de la politique moderne, le projet lointain fondé sur une philosophie de l’Histoire assurée d’elle-même, ces rassemblements mettent l’accent sur le lieu que l’on partage, sur les us et coutumes  qui nous communs.

solidarite.jpg

L’émotion et la solidarité.

C’est cela le localisme, une spatialisation du temps en espace. Ou encore, en laissant filer la métaphore scientifique, une « einsteinisation » du temps. Etre-ensemble pour être-ensemble sans finalité ni emploi. D’où l’importance des affects, des émotions partagées, des vibrations communes. En bref, l’émotionnel.

Pour reprendre une figure mythologique, « l’Ombre de Dionysos » s’étend à nouveau sur nos sociétés. Chez les Grecs, l’orgie (orgè) désignait le partage des passions, proche de ce que l’on nomme de nos jours, sans trop savoir ce que l’on met derrière ce mot : l’émotionnel. Emotionnel, ne se verbalisant pas aisément, mais rappelant une irréfragable énergie, d’essence un peu mystique et exprimant que la solidarité humaine prime toutes choses, et en particulier l’économie, qui est l’alpha et l’oméga de la bien-pensance moderne. Que celle-ci d’ailleurs se situe à la droite, à la gauche, ou au centre de l’échiquier politique dominant.

L’émotionnel et la solidarité de base sont là pour rappeler que le génie des peuples est avant tout spirituel. C’est cela que, paradoxalement, soulignent les révoltes en cours. Et ce un peu partout de par le monde. Ces révoltes actualisent ce qui est substantiel. Ce qui est caché au plus profond des consciences. Qu’il s’agisse de la conscience collective (Durkheim) ou de l’inconscient collectif (Jung). Voilà bien ce que l’individualisme ou le progressisme natif des élites ne veut pas voir. C’est par peur du Nous collectif qu’elles brandissent le spectre du populisme.

article-neuroplanete-jpg_3821574_660x281.jpg

L’organique contre le mécanique.

Paul Valéry le rappelait : « Ce n’est pas sur ce qu’ils voient, mais sur ce qu’ils ne voient pas qu’il faut juger les hommes ». C’est bien sur ce qu’ils ne voient pas qu’il faut juger la Caste agonisante des notables établis : incapacité de repérer l’invisible à l’œuvre dans le corps social, incapacité à apprécier l’instinct naturel qui meut, sur la longue durée, la puissance populaire.

On est, dès lors, dans la métapolitique. Une métapolitique faisant fond comme je l’ai indiqué sur les affects partagés, sur les instincts premiers, sur une puissance au-delà ou en-deçà du pouvoir et qui parfois refait surface. Et ce d’une manière irrésistible. Comme une impulsion quelque peu erratique, ce qui n’est pas sans inquiéter ceux qui parmi les observateurs sociaux restent obnubilés par les Lumière (XVIIIe siècle) ou par les théories de l’émancipation, d’obédience socialisante ou marxisante propres au XIXe siècle et largement répandues d’une manière plus ou moins consciente chez tous les « instruits » des pouvoirs et des savoirs établis.

C’est bien sur ce qu’ils ne voient pas qu’il faut juger la Caste agonisante des notables établis : incapacité de repérer l’invisible à l’œuvre dans le corps social, incapacité à apprécier l’instinct naturel qui meut, sur la longue durée, la puissance populaire.

En son temps, contre la violence totalitaire des bureaucraties politiques[1], j’avais montré, en inversant les expressions de Durkheim, que la solidarité mécanique était la caractéristique de la modernité et que la solidarité organique était le propre des sociétés primitives. C’est celle-ci qui renaît de nos jours dans les multiples insurrections populaires. Solidarités organiques qui, au-delà de l’individualisme, privilégient le « Nous » de l’organisme collectif. Celui de la tribu, celui de l’idéal communautaire en gestation. Organicité traditionnelle, ne pouvant qu’offusquer le rationalisme du progressisme benêt dont se targuent toutes les élites contemporaines.

silhouette-groupe-amis_1048-5978.jpg

Vers une tradition dynamique !

Oui, contre ce progressisme dominant, on voit renaître les « instincts ancestraux » tendant à privilégier la progressivité de la tradition. La philosophie progressive, c’est l’enracinement dynamique. La tradition, ce sont les racines d’hier toujours porteuses de vitalité. L’authentique intelligence « progressive », spécificité de la sagesse populaire, c’est cela même comprenant que l’avenir est un présent offert par le passé.

C’est cette conjonction propre à la triade temporelle (passé, présent, avenir) que, pour reprendre les termes de Platon, ces « montreurs de marionnettes » que sont les élites obnubilées par la théâtrocratie sont incapables de comprendre. La vanité creuse de leur savoir technocratique fait que les mots qu’ils emploient, les faux débats et les vrais spectacles dont ils sont les acteurs attitrés sont devenus de simples mécanismes langagiers, voire des incantations qui dissèquent et règlementent, mais qui n’apparaissent au plus grand nombre que comme de futiles divertissements. Les révoltes des peuples tentent de sortir de la grisaille des mots vides de sens, de ces coquilles vides et inintelligibles. En rappelant les formes élémentaires de la solidarité, le phénomène multiforme des soulèvements est une tentative de réaménager le monde spirituel qu’est tout être-ensemble. Et ce à partir d’une souveraineté populaire n’entendant plus être dépossédée de ses droits.

Les révoltes des peuples rappellent que ne vaut que ce qui est raciné dans une tradition qui, sur la longue durée, sert de nappe phréatique à toute vie en société. Ces révoltes actualisent l’instinct ancestral de la puissance instituante, qui, de temps en temps, se rappelle au bon souvenir du pouvoir institué.

Bon sens populaire.jpg

Le bon sens populaire.

Voilà ce qui, en son sens fort, constitue le génie du peuple, génie n’étant, ne l’oublions pas, que l’expression du gens, de la gente, c’est-à-dire de ce qui assure l’éthos de toute vie collective. Cet être-ensemble que l’individualisme moderne avait cru dépassé ressurgit de nos jours avec une force inégalée.

Mais voilà, à l’encontre de l’a-priorisme des sachants, a-priorisme dogmatique qui est le fourrier de tous les totalitarismes, ce génie s’exprime maladroitement, parfois même d’une manière incohérente ou se laissant dominer par les passions violentes. L’effervescence fort souvent bégaie. Et, comme le rappelle Ernest Renan : « Ce sont les bégaiements des gens du peuple qui sont devenus la deuxième bible du genre humain ».

Cet être-ensemble que l’individualisme moderne avait cru dépassé ressurgit de nos jours avec une force inégalée.

Remarque judicieuse, soulignant qu’à l’encontre du rationalisme morbide, à l’encontre de l’esprit appris des instruits, le bon sens prend toujours sa source dans l’intuition. Celle-ci est une vision de l’intérieur. L’intuition est une connaissance immédiate, n’ayant que faire des médias. C’est-à-dire n’ayant que faire de la médiation propre aux interprétations des divers observateurs ou commentateurs sociaux. C’est cette vision de l’intérieur qui permet de reconnaître ce qui est vrai, ce qui est bon dans ce qui est, et, du coup, n’accordant plus créance au moralisme reposant sur la rigide logique du devoir-être.

Du bien-être individuel au plus-être collectif.

C’est ainsi que le bon sens intuitif saisit le réel à partir de l’expérience, à partir du corps social, qui, dès lors, n’est plus une simple métaphore, mais une incontournable évidence. Ce que Descartes nommait l’« intuition évidente » comprend ainsi, inéluctablement, ce qui est évident.

Dès lors ce n’est plus le simple bien-être individualiste d’obédience économiciste qui prévaut, mais bien un plus être collectif. Et ce changement de polarité, que l’intelligentsia ne peut pas, ne veut pas voir, est conforté par la connaissance collective actualisant la « noosphère » analysée par Teilhard de Chardin, celle des réseaux sociaux, des blogs et autres Tweeters. Toutes choses confortant un « Netactivisme » dont on n’a pas fini de mesurer les effets.

Voilà le changement de paradigme en cours dont les soulèvements actuels sont les signes avant-coureurs. On comprendra que les zombies au pouvoir, véritables morts-vivants, ne peuvent en rien apprécier la vitalité quasi-enfantine à l’œuvre dans tous ces rassemblements. Car cette vitalité est celle du « puer aeternus » que les pisse-froids nomment avec dégoût « jeunisme ». Mais ce vitalisme juvénile[2], où prédomine l’aspect festif, ludique, voire onirique, est certainement la marque la plus évidente de la postmodernité naissante.

Michel Maffesoli

[1] Michel Maffesoli, La Violence totalitaire (1979), réédité in Après la Modernité, CNRS Éditions, 2008, p.539.

[2] La jeunesse n’étant bien sûr pas un problème d’âge, mais de ressenti, ce que traduit bien le mythe fédérateur de la postmodernité qu’est le Puer aeternus

lundi, 01 avril 2019

Insurrection contre la canaille mondaine

mondains2222.jpg

Insurrection contre la canaille mondaine

par Michel Maffesoli

Ex: https://echelledejacob.blogspot.com

 
Michel Maffesoli ne manque pas de préciser que l’expression de « canaille mondaine » est de Joseph de Maistre. Signe sympathique et profondément significatif pour nous qui considérons depuis longtemps Maistre comme une de nos grandes références, le nom de cet immense métaphysicien revient très souvent dans les écrits de Maffesoli. Ici, dans le texte que nous présentons, il (Maistre) est donc présent bien que, – ou parce que le sujet est d’une intense actualité : il s’agit des insurrections en cours dont les Gilets-Jaunes est le plus brûlant exemple, bien entendu insurrection contre la « canaille mondaine » (“les élites” dans le langage facile et ambigu de la postmodernité).

Maffesoli est professeur émérite à la Sorbonne, directeur du Centre d’études sur l’actuel et le quotidien, fondateur des revues Sociétés et Les cahiers européens de l’imaginaire, et aussi auteur de nombreux livres dont le dernier, de février 2019 (éditions Liber), La Force de l’imagination – contre les bien-pensants. Cela dit, Maffesoli sent le souffre et il est régulièrement dénoncé par les susdits bien-pensants et autres chiens de garde du Système.

... Il sent le soufre parce que, parmi les plus de 200 thèses qu’il a fait soutenir au début des années 1980, trois concernent l’astrologie, dont une de la vedette médiatique d’alors du domaine, Elisabeth Tessier. « S’ensuivit, écrit-il dans ‘La force de l’imaginaire’, une levée de boucliers d’une rare intensité (ce qui a fait bien sourire mes collègues étrangers, n’ayant pas, eux, ces pudeurs de jeunes filles !), m’accusant d’avoir fait “entrer l’astrologie à la Sorbonne”. Rien de moins ! »

Maffesoli fut donc l’objet d’une attaque en règle de la bienpensance du domaine, dont on retrouve des traces indélébiles dans les références auxquelles nous renvoie notre moteur de recherche universel et bien-pensant. (Une note dans son livre dit qu’en 1984, parce qu’il avait créé dans son centre une section de recherche sur l’homosexualité, Maffesoli avait été l’objet d’une semblable réprobation, et selon un collègue d’alors : « Michel, vous faites rentrer l’homosexualité à la Sorbonne ! » Tous les espoirs lui sont perelmis pour l'astrologie.) Finalement, on conclura l’épisode par cette citation : « Dans ce tintamarre médiatique, j’ai encore à l’esprit l’intervention de Jean Baudrillard qui, avec l’acuité qu’on lui connaît, teintée de malice, soulignait que, si les sociologues de base et leurs associations “professionnelles” (sic) protestaient avec tant de vigueur contre cette thèse [d’Elisabeth Tessier], n’était-ce pas parce qu’elle leur faisait concurrence en leur ôtant le monopole de la prédiction ? »

Cette mauvaise réputation dans les milieux de surveillance, quoiqu’on pense de l’astrologie, est une bonne introduction pour le texte ci-dessous qui traite des Gilets-Jaunes et des nouvelles conditions d’insurrection contre le Système (selon notre terminologie). Maffesoli juge que ces insurrections sont de caractère tribal à cause de l’éclatement des références permettant le reductio ad unum, notamment l’État-nation, sous la poussée de l’individualisme et du capitalisme-globaliste totalement déstructurant. Dans ce cas, le caractère “tribal” n’a aucun aspect péjoratif, il peut être le pire comme le meilleur et ce n’est qu’un moyen, en l’absence d’autres structures, par lequel se fait l’insurrection. Au reste, Maffesoli définit l’insurrection “tribale” des GJ de cette façon d’où la hauteur n’est certainement pas absente : « Nous assistons à un soulèvement quasi-mystique qui, dans l'absolu, reflète la fin d'une époque. »

Cette approche mystique d’une crise (celle des GJ) qui n’est, qui ne peut être qu’un signe parmi cent et mille de l’immense Grande Crise d’Effondrement du Système en cours nous convient parfaitement, comme nos lecteurs s’en doutent évidemment à la lecture de tant et tant de textes de ce site. Nulle timidité ni faux-fuyant dans cette appréciation générale, parce que la cause fondamentale ainsi décrite ne supporte pas de ces mégottages. La violence, par exemple... S’il le faut, et souvent il le faut pour contrebattre l’enfermement concentrationnaire et les garde-chiourmes efficaces et zélés du Système, qui entretiennent une violence constante faite de pression et d’oppression de l’esprit et des psychologies, – et, ces derniers temps, un peu plus directement, de la part des flics et d’une magistrature couchée, la même magistrature française qui successivement et à six ans de distance délégua ses mêmes juges condamner à mort, même élan de justice adaptée aux circonstances et variations atmosphériques, de Gaulle et Pétain.

« Il s’agit d’un ‘impératif atmosphérique’ auquel personne ne peut échapper. N’est-ce point cela que rappelle Victor Hugo : “et l’oiseau le plus libre a pour cage un climat”. Le climat est à l’effervescence. À la révolte des masses. Et rien ni personne n’en sera indemne. Tout au plus faut-il savoir l’accompagner, savoir la dire, le plus justement possible afin qu’elle ne s’aigrisse pas en une forme perverse, immaîtrisable et sanguinaire à souhait ! On retrouve cette idée dans le chemin de pensée de Martin Heidegger :“c’est le refus de l’animalité qui conduit à la bestialité” »

Et certes : « J’ai dit quête mystique. C’est à partir de la destruction qu’il y a une inéluctable renaissance. Contre tous les pouvoirs établis, seule la puissance populaire est le vecteur des métamorphoses. »

Dans cette longue liste des responsabilités et des culpabilités des sous-fifres, le commentateur met en bonne place pour notre plus grande approbation ceci que nous appelons presseSystème, qui ne cesse de déchoir à des profondeurs qu’on aurait pu penser impossible à atteindre tant la puanteur qui y règne est insupportable... Puisqu’il est question de puanteur, effectivement : « En la matière d’incompréhension, le summum est atteint par la Caste des journalistes. On se souvient de la formule assassine que Nietzsche prononçait en 1882 : “Encore un siècle de journalisme et les mots pueront”. Les mots puent quand, oubliant la soumission aux faits, fondement de la sagesse populaire, on se contente de s’inféoder à cette logique d’un “devoir être” dogmatique... »

Ce qui nous conduit au constat que nous-mêmes ne cessons de proclamer, bien entendu puisque nous sommes partie prenante, avec une conscience aigüe de ce qu’il nous est assigné de faire. C’est une idée qui traîne depuis 1999 pour notre compte, et cela réchauffe le cœur de voir que chaque événement d’importance la conforte, et qu’il se trouve d’aussi fortes phrases pour le confirmer :

« C’est sur les réseaux sociaux, les forums de discussion, les sites et autres plateformes du ‘Netactivisme’ qu’il faut suivre l’émergence de la socialité en cours de gestation. C’est cette presse alternative qui rend mieux compte des échanges, partages, entraides faisant des ronds-points un véritable Aventin postmoderne. »

Le texte de Maffesoli ci-dessous a été publié le 25 mars 2019 sur le site Atlantico.fr, auquel nous l’empruntons. On peut le compléter utilement par un entretien de Maffesoli avec Edouard Chanot, sur Spoutnik-français, le même 25 mars 2019.
dedefensa.org
_________________________


bandit.jpg

Bandits de grand chemin
L’ère médiatique de la canaille mondaine

Une intelligentsia déphasée se partage les débats médiatiques en croyant que le réel se pliera à ses apriori théoriques que telles des incantations d’un autre âge elle serine ad nauseam : valeurs républicaines, démocratie, citoyenneté, laïcité et autres fariboles du même acabit, n’intéressant plus personne, sinon les divers privilégiés se partageant les pouvoirs.

Les esprits libres le savent, tout comme, les amateurs de bonne chère : il faut de l’impertinence dans les analyses comme du poivre dans les ragoûts. Et ce, dans le souci de surprendre et non de choquer. C’est ainsi que l’on peut dire que l’anarchie n’a rien d’anarchique. N’est-ce point la définition proposée par Élisée Reclus : « l’anarchie, c’est l’ordre sans l’État ».

Voilà qui nous conduit fort loin de tous ces “a-priorismes” étant le fourriers des divers totalitarismes et attitudes dogmatiques qui ponctuèrent le siècle précédent. Totalitarismes , plus ou moins doux, contre lesquels les peuples, contemporainement, se révoltent.

Soulèvement qui n’est pas sans inquiéter ce que Joseph de Maistre nommait : la « canaille mondaine ». De nos jours c’est cette intelligentsia déphasée qui outre les chaines tv en continu se partage les débats de ces divers bulletins paroissiaux que sont les organes de presse “mainstream” : Le Monde, Le Figaro, Libération. Chaînes et journaux n’étant plus qualifiés de “référence” que dans les EPHAD et divers clubs du 4ème âge où l’on papote , entre soi, de l’avenir du monde. C’est dire !

Un avenir que les divers experts consultés par les politiques ont du mal à saisir, obnubilés qu’ils sont par ce que j’ai nommé “a-priorisme ”. C’est-à-dire une idéosophie on ne peut plus crédule, croyant, car c’est bien de croyance qu’il s’agit, que le réel doit se plier à ces a-priori théoriques que telles des incantations d’un autre âge on serine ad nauseam : valeurs républicaines, démocratie, citoyenneté, laïcité et autres fariboles du même acabit, n’intéressant plus personne, sinon les divers privilégiés se partageant les pouvoirs institutionnels d’une technocratie en déshérence.

En la matière d’incompréhension, le summum est atteint par la Caste des journalistes. On se souvient de la formule assassine que Nietzsche prononçait en 1882 : « encore un siècle de journalisme et les mots pueront ». Prophétie on ne peut plus d’actualité.

Les mots puent quand, oubliant la soumission aux faits, fondement de la sagesse populaire, on se contente de s’inféoder à cette logique d’un “devoir être” dogmatique on ne peut plus désuet.

C’est le dogmatisme d’un rationalisme abstrait, d’un utilitarisme à courte vue et d’un soi-disant individualisme dominant. Le tout confortant l’ économicisme dans la société officielle. Toutes choses ne faisant plus recette dans les rassemblements populaires. Ce peuple que les élites, toutes tendances confondues méprisent, ce peuple que l’on affuble du qualificatif de populisme, n’a que faire des aumônes que le pouvoir condescendant consent à lui jeter à la figure.

La perdurance de ces rassemblements, les multiples fortes des révoltes des peuples, la méfiance forcenée vis-à-vis de ces élites ayant le pouvoir de faire et de dire, tout cela est l’expression d’un réel souci du qualitatif. « L’homme du désir » qu’ont prophétisé certains philosophes retrouve une indéniable force et vigueur. L’ère d’un Je” égotiste est en train de céder la place à l’ère d’un Nous bien plus généreux. Voilà ce que le “vomitus matutinus” de la presse dominante ne veut pas, ne peut pas surtout admettre.

Restons dans le poivre du ragoût dont il a été question. C’est bien d’une quête mystique dont il est question dans les insurrections populaires. Mais comme toute réalité trouve son fondement dans l’ordre des choses sensibles, il faut bien passer, pour dire et vivre ce désir fondamental, par les expériences irréfragables de la vie de tous les jours : taxes, retraites, impôts divers.

Mais ce qui est essentiel, c’est bien cette “ère du Nous”. Créer un monde harmonieux, à partir du monde tel qu’il est, et non plus à partir de ce que des théories abstraites auraient aimé qu’il soit. Au-delà de ceux qui, avec une mentalité de vieillard, continuent de faire la leçon, de ceux qui enfermés dans les étroites limites d’un savoir appris dans les grandes écoles, de ceux qui se complaisent dans les “Grands Débats”, où sans écouter les questions on a déjà les réponses, en bref, au-delà des lieux communs dogmatiques, la révolte gronde et elle continuera à gronder.

C’est dans les plateformes libertaires qu’il faut chercher la reviviscence de la vie. C’est dans la hardiesse de vues qui est y est proposée que s’élabore en son sens fort une éthique nouvelle. “Ethos” étant tout simplement, le ciment confortant la vie de toute société. Ce ciment consistant à conforter les cœurs et les esprits dans un être-ensemble où ce qui est primordial, c’est être-avec. Réalisation effective d’un centre de l’union, préoccupation essentielle d’une dynamique sociétale digne de ce nom.

Ce ciment, quand il y a une rénovation culturelle, ce qui est en cours actuellement, ne peut pas faire l’économie de la force. La puissance populaire rappelle, régulièrement, que la force prime le droit. Voilà qui est difficile à dire. Voilà pourtant ce dont on ne peut pas faire l’économie. Dans le long déroulé des histoires humaines l’insurrection reste un élément essentiel.

N’est-ce pas cela que résume l’adage de Goethe : « Meurs et deviens » ? J’ai dit quête mystique. C’est à partir de la destruction qu’il y a une inéluctable renaissance. Contre tous les pouvoirs établis, seule la puissance populaire est le vecteur des métamorphoses. Fluidité de la vie, se vivant certes dans la crainte et le tremblement, mais n’en étant pas moins nécessaire.

Cela nous force à nous souvenir que tout homme est poussière. L’humanisme intégral nous forçant à admettre que l’humain est fait aussi d’humus. C’est dans une telle optique qu’il faut reconnaître que la violence peut être tout à la fois banale et fondatrice. Elle est au fondement de toute vie individuelle et sociale. C’est même le cœur battant de ce que le philosophe Max Scheler nommait : « Ordo amoris ». L’ordre de l’amour n’étant en rien celui des “bénis oui oui”, mais bien celui de l’effervescence.

Voilà ce que la canaille mondaine n’ose pas dire. L’esprit du temps est à l’effervescence. Les diverses élections, un peu partout de par le monde en sont les expressions on ne peut plus éloquentes. Il s’agit d’un “impératif atmosphérique” auquel personne ne peut échapper. N’est-ce point cela que rappelle Victor Hugo : « et l’oiseau le plus libre a pour cage un climat ». Le climat est à l’effervescence. À la révolte des masses. Et rien ni personne n’en sera indemne. Tout au plus faut-il savoir l’accompagner, savoir la dire, le plus justement possible afin qu’elle ne s’aigrisse pas en une forme perverse, immaîtrisable et sanguinaire à souhait ! On retrouve cette idée dans le chemin de pensée de Martin Heidegger : « c’est le refus de l’animalité qui conduit à la bestialité » et le 20ème siècle n’est pas avare d’expressions en ce sens. Ainsi plutôt que la dénier, ainsi qu’il est convenu de le faire, il faut savoir la ritualiser, l’homéopathiser, sans pour autant en méconnaître la redoutable efficacité.

En effet dans notre monde aseptisé, on ne le dit pas assez, la violence, en son sens étymologique, c’est le vouloir (volere ). C’est le vouloir essentiel, et c’est aussi la force en action (Vis). Pour les Grecs même, elle se rattachait à la force vitale (Bia) qui était l’apanage des dieux.

Mais d’une telle compréhension on est fort loin, lorsqu’on lit les articles publiés dans la presse officielle ou que l’on entend les débats propres au conformisme dominant. À côté de ceux-ci les discussions du café du commerce paraissent être de l’Académie Française. Et ce tant l’ennui prévaut, tant les lieux communs sont tirés en rafales. Pensée convenue édictée, comme il convient pour les “sachants” avec l’arrogance, la suffisance et la jactance que l’on sait. Toutes choses ne faisant plus grande illusion. Mais, dès lors, s’affichant avec une assurance redoublée.

C’est sur les réseaux sociaux, les forums de discussion, les sites et autres plateformes du Netactivismequ’il faut suivre l’émergence de la socialité en cours de gestation. C’est cette presse alternative qui rend mieux compte des échanges, partages, entraides faisant des ronds-points un véritable Aventin postmoderne.

Voilà ce que les bien-pensants ne comprennent pas. Mais ne peut-on pas les comparer à ceux que Platon nommait les « montreurs de marionnettes ». C’est-à-dire des sophistes qui, au nom d’une rhétorique éculée et d’un prétendu savoir scientifique ( les “experts”), s’emploient à manipuler le tout-venant n’en pouvant mais. C’est ainsi, d’ailleurs, que le philosophe conclut : « La perversion de la cité commence par la fraude aux mots ». Voilà qui est on ne peut plus d’actualité.

Michel Maffesoli

07:48 Publié dans Actualité, Sociologie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, michel maffesoli, sociologie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

samedi, 10 février 2018

Réponses de Michel Maffesoli au questionnaire de la Nietzsche Académie

Michel-Maffesolié2222.jpg

Réponses de Michel Maffesoli au questionnaire de la Nietzsche Académie

Ex: http://nietzscheacademie.over-blog.com

Réponses de Michel Maffesoli au questionnaire de la Nietzsche Académie. Michel Maffesoli, sociologue, professeur émérite à la Sorbonne, est l'auteur notamment de "L'Ombre de Dionysos".

Nietzsche Académie - Quelle importance a Nietzsche pour vous ?

Michel Maffesoli - L’œuvre de Nietzsche a pour moi été d’une très grande importance. J’en ai fait pendant longtemps une lecture quasi-quotidienne, si bien que l’ensemble de mes livres est imprégné par cette pensée, même si comme c’est le cas pour toute œuvre qui vous marque et avec laquelle vous êtes en complète congruence, je ne le cite pas souvent. Tout ce que j’ai pu dire sur la figure emblématique de Dionysos, sur le retour du tragique, sur la critique du moralisme s’inscrit en droite ligne dans la pensée nietzschéenne. On peut dire, sans faire un anachronisme par trop poussé, qu’il y a dans cette œuvre une préfiguration de la postmodernité en cours.

Nietzsche-Portrait-Alessandro-Lonati-1500x-56b36c4d5f9b58def9c99c61.jpg

N.A. - Etre nietzschéen qu'est-ce que cela veut dire ?


M.M. - Le nietzschéisme ne se présente en rien comme étant une pensée dogmatique. Mais au contraire, comme un perpétuel questionnement, ce qui est, véritablement, le cœur battant de tout chemin de pensée digne de ce nom. D’une certaine manière, dit métaphoriquement, à l’opposé du « Lycée » aristotélicien, procédant par système, la démarche nietzschéenne est plutôt une « académie » où prévalent le dialogue et l’échange perpétuel. Ce qui explique les fructueuses évolutions de la pensée et de l’homme Nietzsche.

N.A. - Quel livre de Nietzsche recommanderiez-vous ?

M.M. - Il est bien délicat, tant cette œuvre est complexe, plurielle, de choisir un livre particulier. Mais s’il faut le faire, je proposerais La Naissance de la tragédie où sont exposées les caractéristiques essentielles du dionysiaque et l’importance du vitalisme qui est une des spécificités de l’œuvre nietzschéenne, en congruence essentielle avec le temps présent.

N.A. - Le nietzschéisme est-il de droite ou de gauche ?


M.M. - À l’encontre des diverses récupérations qui ont pu être faites de cette œuvre (bien évidemment celle induite par la sœur de Nietzsche), on peut dire que celle-ci est essentiellement « métapolitique » et ne peut en rien être récupérée par un parti quel qu’il soit ou être qualifiée de gauche ou de droite. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que les multiples commentateurs de cette philosophie appartiennent à des bords politiques on ne peut plus divers, ce qui est en soi significatif.

N.A. - Quels auteurs sont à vos yeux nietzschéens ?


M.M. - Comme je l’ai indiqué, il s’agit d’une œuvre adogmatique et « métapolitique », il me semble délicat de parler « d’un auteur nietzschéen ». On peut dire que nombre d’esprits aigus s’en sont inspirés. En France, je pense en particulier à Gilles Deleuze, sans que pour autant on puisse plaquer cette étiquette sur leur œuvre. Sans vouloir être par trop paradoxal, il me semble que Heidegger, dans la critique même qu’il fait de Nietzsche est traversé, de part en part, par le questionnement de ce philosophe.

N.A. - Pourriez-vous donner une définition du surhomme ?

M.M. - Le « surhomme » a donné lieu à de multiples interprétations et même certaines, on le sait, d’inspiration totalitaire. Pour ma part, je dirais qu’il s’agit là de cette belle thématique, tout à la fois pré-moderne (celle de la philosophie antique) et postmoderne, ce qui est actuellement en gestation : à savoir le dépassement d’un individualisme étroit et du subjectivisme philosophique qui en est l’expression, à partir de Descartes dans la philosophie moderne. Le « surhomme » est ce qui me met en étroite relation avec l’Altérité, que celle-ci soit le fait de la communauté, de la nature ou de la déité.


N.A. - Votre citation favorite de Nietzsche ?

M.M. - Citation de Nietzsche que j’ai faite dans mon premier livre et reprise par la suite régulièrement : « Il faut avoir un chaos en soi-même pour accoucher d’une étoile qui danse. »

vendredi, 12 décembre 2014

ESSAIS SUR LA VIOLENCE DE MICHEL MAFFESOLI

Michel-Maffesoli.jpg

ESSAIS SUR LA VIOLENCE DE MICHEL MAFFESOLI
 
Une réédition opportune
 
Gustin Sintaud.
Ex: http://metamag.fr

Une bien heureuse initiative que cette réédition le 2 octobre 2014 des « Essais sur la violence » de Michel Maffesoli. Ni son travail originel, ni sa préface postérieure ne semble, à l’auteur, nécessiter une quelconque actualisation tant la violence, telle qu’il l’expose, la détaille et l’analyse, est invariante. 

Qu’aurait-il pu ajouter ou retrancher ?


Par son originalité, sa remarquable rigueur scientifique, cette étude ne souffre aucune critique ; surtout pas celle des idées primaires sur la violence du genre « café du commerce » ou « fin de repas familial », régurgitations de celles généralement véhiculées péremptoirement par la suffisance des médias ; encore moins celle du conformisme intellectuel soumis à la dictature du moralisme convenu comme convenable, pleine d’un fade « bon garçonnisme », bourrée d’une bien triste irénologie. Cette intelligente approche s’affirme rebelle sans ambages, tant elle répète qu’elle ignore volontairement le politiquement ou philosophiquement correct.


La totale liberté revendiquée permet d’appréhender la violence dans une acceptation particulièrement ouverte. Elle fait découvrir l’ambivalence de ses profonds aspects institutionnels comme sa dimension socialement fondatrice.


maf9782271082565.jpgSans jamais sombrer dans quelque facile solution unique réductrice, Michel Maffesoli expose la violence, tant sous ses expressions de simple opposition, d’affrontement plus ou moins évident, plus ou moins marqué, voire de débridement passionnel ou autre, individuel ou social. Il l’embrasse sous sa forme de dissidence, prise en son acceptation générale, comme sous celle de résistance dans toutes ses manifestations : politique ou tout simplement banale de la vie quotidienne.


La magistrale analyse du phénomène de la violence utilise en prémisses, les travaux de Georg Simmel, Gilbert Durant, Julien Freund ou Max Wéber. Elle n’hésite jamais, parfois même abusivement, à s’étayer en citant ces géniaux précurseurs. Elle se réfère tout aussi complaisamment, ici à Montaigne pour son « hommerie » tant il est « vain et naïf de réduire à l’angéologie » l’humaine nature, là au « neikos » d’Empédocle, nécessaire pendant de la conciliante « philià » ; ou encore sollicite-t-elle Spinoza pour qui la violence est un incontournable structurant collectif. Machiavel, lui aussi est plusieurs fois référencé, tout comme J. Duvignaud qui nomme : « dialectique vivante de l’imaginaire et de l’institué » la duplicité de la dissidence. La notion d’ « hypercivilisation » chère à Durkeim, lui sert aussi pour illustrer la très étroite relation entre productivisme et détestable atomisation.


Tout le long de cette précieuse et productive démarche, se révèle, avec récurrence, la riche bipolarité de la violence. La complémentarité de contraires s’y exprimant, lui reconnaît partout une fonction d’équilibre. La bivalence lui permet de générer une bien réelle harmonie malgré son apparence de paradoxe. Le rôle de la violence dans la réalité de la société ne peut se contester : elle participe à sa fondation, elle l’aide à se bâtir, elle l’anime, lui donne vie et valeur, et s’y impose même en raison sine qua non.


A tant s’intéresser, de cette manière, à la violence, se gomme l’idée réflexe de mal absolu dont tout monde conditionné, aseptisé charge la violence. Aucune manifestation violente, prise parmi les plus outrancières, les plus détestables, ne peut totalement la diaboliser : elle n’est pas le grand Satan. Et même, qu’elle engendre la destruction, elle ne se réduit pas à ce seul effet. Elle semble alors tout autant porteuse d’utilité, tout du moins intégrée « dans un mécanisme productif dont elle est apparemment la négation ». Ainsi son aspect généralement angoissant se dissout puisque, sans cette destruction, point de reproduction sociale, tout comme en biologie. La violence fonde bien, sur cette ambigüité, son utilité d’agent d’équilibre structural, mais aussi sa destructivité. Toujours oppositions et antagonismes concourent à l’équilibre global.


Si à la forme violence, est intégrée la fête, dans son rituel de régénération sociale et individuelle se fait grand usage du langage non contenu ; alors la parole peut s’avérer dangereuse pour l’institué, plus d’ailleurs par l’échange qu’elle implique que dans son contenu : voilà la parole violence, révolte ; car la parole, souvent anodine, est difficilement contrôlable. Elle est néanmoins un élément important de la socialité même si le vrai rôle de la parole est subversif. La violence s’insère partout, même et surtout, à priori, elle semble étrangère, en totale incongruité. Ne peut-on la dénicher même dans rire ou sourire, dans la dérision, pleine d’humour, comme une forme de subversion en contestation travestie ? Certes, le rire parce que irrépressible est subversif ; il marque réaction et résistance ; le voilà contagieux, agrégatif.


Le rôle corrosif du rire, comme pour la parole, lui octroie d’être un important élément dans la dynamique de la violence. Tout cela s’exprime dans l’orgiasme de la tradition dionysiaque : le cocktail de parole libérée, de consumation outrancière, avec une forte dose de rire gras, explosif, résume techniquement les phénomènes d’effervescence sociale ; il canalise, exprime et limite le sacré, la part d’ombre qui pétrit tant l’individu que le social. « L’orgie joue donc de manière paroxystique le rapport à la dépense, à la déperdition, à la dissolution. ». Elle lie mort et vie dans une relation organique, vécue rituellement, parfois cruellement ou bien alors sereinement. L’orgiasme exige d’accepter le vertige et l’angoisse de la mort ou de l’altérité. Cela entraîne, par l’intégration à une globalité organique, à participer de l’éternité du monde.


Par cette pointilleuse investigation de la violence, traquée jusqu’en ses germes les plus diffus, insolites, improbables, Michel Maffesoli s’insurge que ne se retiennent trop souvent que ses aspects inquiétants, négatifs : alors, il s’efforce véhémentement de les compenser en détaillant tout ce que telles évidences occultent de positif, paradoxalement constructif et réformateur socialement. Il s’acharne à affirmer l’intérêt induit de chaque avènement du moindre soupçon d’expression violente. Celui-ci génère quasi systématiquement de notables transformations profitables, comme améliorations de comportements individuels, ou ajustements judicieux des structures sociales.


Au-delà de cette longue démarche captivante, profondément optimiste, par-delà l’intérêt stimulant de trouvailles clairement expliquées, se construit patiemment une grande leçon de sagesse intransigeante : elle ne se prive pas de fustiger, plus ou moins directement, toutes les indignités des pseudo-maîtres à penser, toutes les veuleries des suiveurs ou « metuentes », toutes les infamies des débats sémantiques, philosophiques, sociologiques, … toutes les vérités prétendues véhiculées par les traditions…


A l’unicité, l’uniformité, en général, il semble avoir un faible pour le polymorphisme et même le « polythéisme » qui disent l’aspect pluriel des choses, des êtres et des étants sociaux. Son goût pour la globalité, quand elle se conforte d’une complémentarité de contraires ajustés, ne doit pas faire oublier qu’en violence, l’auteur entend, sans le dire ouvertement : volonté de puissance.


« Essais sur la violence » de Michel Maffesoli (CNRS Editions, collection Biblis n°93) , 9.50€

lundi, 31 mars 2014

Le respect chez les jeunes

Le respect chez les jeunes: «la loi des frères supplante celle des pères» 

Entretien avec Michel Maffesoli

Ex: http://www.forumlibre2011.rennes.fr

Michel-Maffesoli-seno.jpgEntretien. Le sociologue Michel Maffesoli est venu à Rennes pour débattre de la question du respect chez les jeunes générations avec le philosophe Vincent Cespedes. Défendant une approche compréhensive et postmoderne des rapports sociaux, il nous a expliqué sa théorie sur la place du respect dans le «contrat social».

•Le respect est au cœur du Forum libé. Qu’est-ce que le respect?

Michel Maffesoli: C’est une notion un peu vieillotte. (Il sourit) Dans mon livre Le temps des tribus, je montre qu’il y a en quelque sorte un retour des valeurs traditionnelles, le respect en est une.


•Aujourd’hui, les différentes générations n’ont donc pas la même définition du terme de respect ?

Non, la société n’est pas homogène, c’est une mosaïque. Suivant la tribu, nous aurons telle ou telle conception du respect. Le sentiment d’appartenance conforte la tribu, et c’est un des éléments du respect. Ainsi, la sensibilité écologique se conçoit comme la nature que je respecte, et non pas la nature que je domine. L’homme n’est plus maître et possesseur de la nature, mais, pour moi qui suis un post-moderniste,  il y a un autre rapport à la nature. Chez les jeunes, on ressent bien ce respect de la nature.


•Peut-on dire que les jeunes détournent la notion de respect?


Non je ne crois pas à ça. Les jeunes n’ont plus le culte du pouvoir, mais ils aiment les autorités. Ils réinvestissent une vieille valeur. Il y a bien un retour des valeurs traditionnelles, comme le respect, mais pas au même niveau. L’image de la spirale caractérise ce phénomène.



•Pensez-vous que le respect entre les générations perdure?


Bien sûr. La grande perspective du pouvoir de l’éducateur s’étiole mais ces jeunes générations ont une appétence pour l’autorité et pour quelqu’un de bien. Je pense que la loi des frères supplante la loi des pères. Ainsi, quand on voit  une émission de télévision avec Charles Aznavour, les jeunes animateurs vont parler de Monsieur Aznavour. Ils acceptent son autorité car, en fait, il le mérite. Le respect n’est plus automatique : on ne respecte pas quelqu’un en fonction de sa qualité mais d’après ce qu’il est.



•Certaines grandes stars sportives ou musicales sont adulées par les jeunes malgré certains gestes malencontreux, comme par exemple le coup de boule de Zinedine Zidane. Ces jeunes seraient-ils tous irrespectueux ?


Ce qui caractérise la post-modernité est un oxymore et Zidane en est une bonne figure. Il est beau, généreux, sympa et il est capable de donner un coup de boule. Pourtant, on ne lui en veut pas. C’est ça le clair-obscur de l’existence, l’expression de ce que l’on est. On n’est pas tout blanc ou tout noir.



•Vous parlez d’une société hétérogène, faite de tribus. Est-il possible de réunir ces «tribus» autour d’un même contrat social, dont le respect serait une des valeurs?


Non, le contrat social est une idée des Lumières. C’est quelque chose de très rationnel. A la place, s’élabore un pacte social. Il est émotionnel. Les politiques, les journalistes, les sociologues, toute cette intelligentsia parlent de contrat. Mais c’est un concept dépassé ! Les jeunes générations ne s’y reconnaissent pas. Le contrat est sur la longue durée alors que le pacte est momentané. Et nous avons du mal à le penser. L’intelligentsia est encore trop ringarde !



Propos recueillis par Pauline Baumer (étudiante en master de journalisme, Sciences Po Rennes)

vendredi, 28 mars 2014

Municipales : le coup de gueule de Michel Maffesoli contre les bien-pensants

Michel-Maffesoli.jpg

Municipales : le coup de gueule de Michel Maffesoli contre les bien-pensants

Ex: http://synthesenationale.hautetfort.com

Chateaubriand nous l'a appris: vu le nombre de nécessiteux, il faut être économe de son mépris! Et pourtant, les réactions aux résultats des dernières élections sont tellement affligeantes, qu'elles ne peuvent que susciter un tel mépris. La classe médiatico-politique est tellement déphasée, l'entre-soi est à tel point développé que ses commentaires harassent l'âme et laissent l'esprit pantois. Si bien que les discussions du café du commerce, à côté, apparaissent comme des sommets de subtilité théorique!

Pour ma part, voilà longtemps que j'ai parlé d'une «transfiguration du politique». Celle faisant glisser la chose publique d'un contrat rationnel à un pacte émotionnel. Et faute de repérer une telle mutation, disais-je, on verrait se développer l'abstention ou, autre cas sur lequel les commentateurs font silence, la non-inscription sur les listes électorales. (Les jeunes de 18 à 24 ans, inscrits automatiquement sur les listes électorales, se sont abstenus à 64% ; un ouvrier sur deux n'est pas allé voter! )

Il ne faut bien sûr pas juger les abstentionnistes ou les «non-inscrits», comme on l'entend trop souvent, à partir de critères moraux: refus d'engagement, égoïsme individualiste et autres jugements convenus. Il s'agit bien au contraire de cette secessio plebis d'antique mémoire qui s'exprime lorsque le pouvoir politique ne représente plus en rien la puissance populaire. Pour le dire en termes plus familiers: le ras-le-bol est une autre manière de dire: «cause toujours, tu m'intéresses».

Saturation qui certes concerne le pouvoir en place, mais qui, d'une manière transversale, touche tous les partis «établis». Très précisément en ce qu'ils ne savent plus dire ce qui est vécu par le plus grand nombre. Ils n'expriment plus les préoccupations réelles des peuples, qui au contraire de ce qui est dit vont bien au-delà d'une seule inquiétude pour le pouvoir d'achat et le chômage, mais s'intéressent aussi à l'imaginaire, au rêve, à ce qui enchante ou réenchante le vivre-ensemble. Dès lors, ils ne peuvent plus les représenter. Les éléments de langage et autres langues de bois ne sont plus du tout en pertinence avec l'esprit du temps. Il n'est donc pas étonnant qu'ils soient considérés comme, tout simplement, impertinents!

Impertinence particulièrement évidente pour les affidés de la «normalité normopathe» au gouvernement. Rappelons à cet égard la formule du vieux Marx, qui sur ce sujet en savait, d'expérience, un bon bout: «Les petits bourgeois n'ont pas de morale, ils se servent de la morale.»

Mais cette instrumentalisation de la morale (ils préfèrent dire «éthique», ça fait plus moderne) ne fait plus recette. Et très rapidement, on se rend compte que leur fameux «sociétal» (loi sur le mariage pour tous, pseudo-lutte contre les discriminations, fausse protection contre leur propre volonté des personnes se livrant à la prostitution, développement des leçons de morale à l'école et propagande sur la parité et autres égalitarismes de genre), tout cela est pure diversion, forfanterie sophistiquée ou simple hypocrisie.

Le vrai sociétal consisterait à prendre acte du fait que le libéralisme au sens d'un anti-étatisme et d'une relativité des valeurs n'est pas une monstruosité, ce qui implique que l'Etat providence et la morale publique ont fait leur temps: la laïcité au sens d'une neutralité rationaliste, la fraternité au sens d'un assistanat généralisé, le républicanisme au sens d'un refus des liens communautaires, toutes ces «évidences de la modernité» ne font plus sens . Ce qui ne signifie pas la fin des valeurs communes, bien au contraire. Mais un bien commun défini situation par situation, dans lequel le lieu fait lien, le terroir fonde l'appartenance. Il faut penser ce localisme (qui n'est pas l'imitation de l'ancien, mais une nouvelle forme d'attachement à la proximité et à la communauté) et agir en conséquence.

 C'est faute de prendre en compte le changement de cycle qui s'annonce, c'est quand on refuse de voir qu'un paradigme postmoderne est en gestation que l'on assiste au repliement sur soi et sur un passé nostalgique, dont le FN mais également les divers groupuscules d'extrême gauche (ex-trotskystes ou staliniens) sont l'expression. Mais de grâce ne voyons pas dans le vote FN la simple manifestation d'une crise économique ou d'un chômage récurrent. Le problème est bien plus profond qu'une mauvaise conjoncture. L'abstention, le phénomène de non-inscription, la non-participation aux procédures démocratiques, tout cela peut être compris aussi comme un nouveau «devoir civique».

 Ecoutons bien ce que disent les électeurs: «on veut essayer autre chose». Sans dire quoi, sans vouloir savoir quoi, sans programme sérieux, on le leur reproche assez du haut de la sphère technocratico-politique qui se gausse de ce populisme.

C'est pourtant une manière de dire, en creux, que le vivre-ensemble ne repose plus sur le contrat social, comme une simple expression rationnelle de l'addition d'un individu rationnel à un autre individu rationnel, au travers de l'institution étatique! La République ne permet plus cette communion, cette expression des émotions collectives, ce sentiment que je ne suis pas seul face au destin, mais que nous affrontons ensemble un destin commun. On le voit bien, les grandes institutions de la République qui permettaient que s'éprouve ce contrat social, qu'il ne soit pas que des mots, mais aussi un sentiment, ne fonctionnent plus: école, partis politiques, syndicats, paroisses, œuvres sociales, autant d'institutions qui ne font plus sens commun.

Être relié aux autres requiert un lien immédiat en un lieu qui devient lien. Peut-être est-ce là la nouvelle expression de la démocratie. Mais justement, les partis «traditionnels» qui n'ont pas d'expression locale particulière, pour qui souvent les élections locales sont un simple tremplin à une onction nationale, trahissent en quelque sorte cette démocratie de proximité.

Dès lors, les électeurs s'en désintéressent ou sont prêts à essayer «n'importe quoi d'autre».

Il y a bien une vraie passion pour les affaires de la cité: à condition qu'elle ne soit pas accaparée par une caste politique accompagnée de ses commentateurs journalistiques et pseudo-experts intellectuels. Elle s'exprime de multiples façons, hors des cadres connus. C'est là le terreau d'une revivification d'un politique transfiguré, attentif à la cité dans son entièreté.

 Michel Maffesoli, in Le Figaro 26/03/2014

Michel Maffesoli, professeur à la Sorbonne, vient de publier, en collaboration avec Hélène Strohl, Les Nouveaux Bien-pensants (Éditions du Moment).

mardi, 04 juin 2013

Aux origines de la théorie du «gender»

 

gender.jpg

Aux origines de la théorie du «gender»

Il n’y a rien de nouveau sous le soleil!


Michel Maffesoli
Ex: http://metamag.fr/

Tout cela a un côté hystérique. Un petit grain de folie qui traverse la France. Mais, au fond, si « cette loi » suscite tant de passion, n’est-ce point parce qu’elle est insensée, en ce qu’elle croit au sens de l’Histoire ? Croyance largement partagée, il faut en convenir. Croyance qui est au fondement même du mythe du Progrès. Mais ce que l’on oublie par trop souvent, c’est que ce dernier n’est que la forme profane du messianisme d’origine sémite. L’homme ayant été chassé du Paradis par la faute originelle, il s’agit de réintégrer celui-ci. Qu’il soit céleste ou terrestre.
 
Et ce péché originel, qu’était-il, sinon que les yeux d’Adam et d’Eve « s’ouvrirent et connurent qu’ils étaient nus ; ils cousirent des feuilles de figuiers et se firent des pagnes », (Genèse, 3, 7). En bref, ils découvraient la différence, et donc la complémentarité. Ils quittaient le vert paradis d’une enfance indifférenciée pour accéder à la rude et dure loi naturelle de l’altérité sexuelle. Et le désir profond de la « Cité de Dieu », tout comme celui d’une société parfaite, est de revenir à une androgynie originelle, où le sexe n’ait plus, véritablement droit de cité. Les querelles byzantines sur le « sexe des anges » en témoignent.
 

                                                                             Michel Maffesoli 
 
Les théorie du « genre » actuelles n’en sont que le lointain reflet. On le sait, d’antique mémoire, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Et même si cela doit chagriner les sectateurs d’un Progrès indéfini, il faut leur rappeler ce qu’ils doivent à leur cerveau reptilien judéo-chrétien : la nostalgie d’un paradis indifférencié, où, « vêtus de probité candide et de lin blanc », on aura réussi à réduire l’autre au même. Reductio ad unum, c’est bien ainsi qu’au XIXe siècle, Auguste Comte résumait le but que s’était fixé la religion de l’humanité, celle du Progrès. Le Progrès est l’idéologie du « bourgeoisisme » moderne. Le « mariage pour tous » en est son abatardissement petit-bourgeois.
 
Ainsi, est-ce faire injure aux progressistes de tous poils que de leur rappeler qu’ils sont en pleinerégression : retourner à l’état embryonnaire de l’indifférenciation sexuelle. Mais contre toute orthodoxie (ce penser droit lénifiant), il faut savoir penser le paradoxe. En la matière, le progressisme régressif repose, essentiellement, sur la prétention, quelque peu paranoïaque qui veut construire le monde tel que l’on aimerait qu’il soit, et non s’adapter, tant bien que mal, à ce qu’il est. Tout simplement, rien n’est donné, tout est construit.
 
Construire le monde, c’est-à-dire construire son monde, ou construire son sexe, c’est tout un ! La nature doit être gommée par la culture. Le « don » d’une richesse plurielle effacé au profit d’un égalitarisme sans horizon. Qui a dit que l’ennui naquit de l’uniformité ? Ce qui est certain, c’est qu’en plus de l’ennui, ce qui va résulter du prurit du nivellement, de la dénégation du naturel est immanquablement ce que M. Heidegger nommait la « dévastation du monde ». A quoi l’on peut ajouter la dévastation des esprits dont la folie actuelle est une cruelle illustration.
Souvenons nous du mythe du « Golem » légué par la mystique juive. Ce robot construit, sans discernement, détruit la construction et son constructeur
.
C’est au nom d’un monde à venir, lointain et parfait, le « meilleur des mondes » en quelque sorte, que, en un même mouvement, l’on construit /détruit la féconde diversité de ce qui est. Tout cela reposant sur le vieux fantasme « robespierrien », postulant la liaison du Progrès et du bonheur. Entre l’égalité pour tous et le nivellement, la différence est ténue, qui aboutit, de fait, à la négation de la vie, reposant elle, sur le choc des différences.
 
Comme le rappelait, avec justesse Albert Camus, « la vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent ». Et le présent, c’est précisément de ne pas être obnubilé par un « paradis à venir », mais à s’ajuster, au mieux, à ce est, ce qui est là, donné. Certains ont nommé cela, avec sagesse, la « pensée progressive » ; alternative au progressisme/régressif. Progressivité s’enracinant dans la nature, s’accordant à l’ordre des choses, affirmant qu’on ne commande bien à la nature qu’en lui obéissant. On ne peut faire fi de la tradition, elle est gage de la continuité de la vie. C’est bien ce que la sagesse antique savait bien : « Nous n’héritons pas la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants ».
 
Dès lors, pourquoi « faire » des lois fallacieuses, qui ont pour conséquence d’abstraire du terreau culturel et anthropologique à partir duquel, sur la longue durée s’est élaboré l’être ensemble ? La vraie radicalité, celle attentive aux racines, est autrement plus concrète. Elle a le sentiment, issu de l’expérience ancestrale, de la limité. Cette « nécessité » dont la philosophie grecque nous a rappelé la fécondité. En la matière, il y a une constante anthropologique, celle de la différence sexuelle. C’est un « donné ». Inutile de la dénier, il suffit de ruser avec. Il s’agit là d’une duplicité structurelle : être double et duple. Le bon père de famille s’épanouissant avec ses « petits amis », l’épouse fidèle organisant des « des cinq à sept » avec des partenaires de son choix. Sur la longue durée, la création culturelle, film, roman, peinture, trouve là son moteur principal.
 
Contre le fantasme « légalitaire » par essence mortifère, la concrétude de la vie se contente de rappeler que seul le paradoxe est créateur. Contre l’unidimensionalité du nivellement, elle souligne que c’est la multiplicité antagoniste qui est féconde. Enfin, souchée sur la tradition, elle ne peut que répéter l’ambiguïté paradigmatique de l’humain. Il s’agit là de banalités qui méritent d’être rappelées. L’inflation de lois st le signe irréfragable de la faiblesse du pouvoir. De la déconnexion aussi d’un réel, autrement plus complexe que la rachitique réalité que la politique veut imposer. La vraie sagesse consistant à laisser être ce qui est, à s’accrocher à la nature des choses et, ainsi, à tirer profit de la riche expérience qui s’est sédimentée sur la longue durée.
 
Dans la foultitude des lois, cause et effet d’une civilisation décadente, celle qui est en cours d’examen, et les théories du genre lui servant de fondement, sont insensées, parce que, ainsi que je l’ai rappelé, elles croient au sens de l’histoire. À l’opposé d’un tel sens finalisé, la sagesse populaire sait, de savoir incorporé, qu’il faut suffit de s’ajuster à ce que le destin a fait de nous, et savoir ruser avec. Voilà qui est autrement plus ambitieux. Face à la persistance obsessionnelle du mythe du progrès, enfant de Prométhée, la souplesse de Dionysos est tout à la fois plus pertinente et plus prospective. Critiquant l’utopie, dont ce rationaliste quelque peu irrationnel de Rabelais, rappelait que « la plus grande rêverie du monde est de vouloir gouverner avec une cloche ». En la matière, la « cloche de la loi ». Est-ce cela que nous voulons, un pensionnat pour enfants attardés ?
 
article publié dans NDF ( Nouvelles de France).