samedi, 23 mai 2020
Entretien avec Juan Asensio : « Je demande à la littérature ce que tout lecteur conséquent devrait lui demander : je lui demande de nous dessiller le regard »
Entretien avec Juan Asensio :
« Je demande à la littérature ce que tout lecteur conséquent devrait lui demander : je lui demande de nous dessiller le regard »
Juan Asensio est critique littéraire et essayiste. Contributeur pour de nombreuses revues, il est le créateur du blog « Stalker » qui entreprend la « dissection du cadavre de la littérature ».
R/ Quelles furent les lectures qui vous ont accompagné durant le confinement ?
Juan Asensio/ Les mêmes que celles qui m’accompagnent, et je prends au pied de la lettre cette image à laquelle on ne prête pas suffisamment attention à force de l’employer, depuis des mois voire des années, car l’expérience du confinement n’a rien d’une parenthèse enchantée – maudite pour d’autres on s’en doute – ouverte dans une riante étendue temporelle nous conduisant vers de radieux lendemains.
Vous aurez peut-être remarqué que tous les idiots de France et de Navarre, et Dieu sait comme ils sont nombreux, nous répètent en boucle que, demain, rien ne sera plus jamais comme avant, alors bien évidemment que, demain, ce sera encore pire qu’hier : plus de pollution, plus de consommation, plus de saccage, puisqu’il faudra en somme reprendre, en mettant les bouchées doubles, là où cette regrettable pandémie nous a stoppés net. Au rebours de ces pseudo-analyses, c’est la société occidentale techno-marchande dans son ensemble qui depuis bien des lustres est passée en mode de confinement, et même qu’elle est résolument, de plus en plus implacablement confinée. Pour le dire sur les brisées de Carl Schmitt commenté par Giorgio Agamben, l’état d’exception est devenu la norme : flicage à tous les niveaux, dans les rues et sur les autoroutes virtuelles, prépondérance des discours des « sachants » au détriment des « apprenants » voire des ignorants que nous sommes tous plus ou moins devenus, démonstration quotidienne bien que décomplexée et même parfaitement méprisante de l’incompétence criminelle de nos gouvernements et relais étatiques, individus infantilisés par l’obligation de respecter protocoles sanitaires et gestes barrières, dématérialisation accentuée, triomphe de la novlangue managériale étendue à toutes les sphères de la société et, d’abord, au monde de la santé au sens le plus large, pandémie de la non-parole journalistique s’alimentant de ses propres discours bien davantage que de la réalité, etc..
Non, la période dite de confinement n’a rien de vraiment très original, avouons-le même si, comme je l’ai dit, elle a pu faire figure, aussi étrange que fragile, d’un courte, trop courte parenthèse ayant ralenti l’avancée inexorable de la Machine, et permettre à la nature, durant un battement de sa paupière en plexiglass, de se rappeler à notre bon souvenir, sans l’aspect tragique et vengeur qu’illustre Arthur Machen dans une remarquable nouvelle intitulée La Terreur.
Ces lectures, pour en revenir à votre question, sont donc graves, comme elles l’ont été avant l’explosion de la pandémie et comme elles le furent depuis que je découvris le visage de l’horreur, celui de l’injustice avec un Bloy, un Bernanos, un Conrad ou un Dostoïevski : récits post-apocalyptiques, témoignages romanesques ou directs d’effondrements plus ou moins rapides mais tous certains de la société mais aussi, donc, bien sûr, retour aux textes des auteurs que j’ai nommés et d’une petite poignée d’autres grands qui n’ont jamais estimé qu’il fallait écrire pour rire ou plutôt ricaner mais, bien au contraire, pour servir l’idée qu’ils se faisaient de la littérature et avertir leurs lecteurs de l’irrévocable destruction du monde et de l’humain. Banalité supplémentaire : il apparaît que toute grande œuvre littéraire a une indiscutable portée morale et même dans certains cas que j’ai tenté d’évoquer sur mon blog, Stalker, une portée apocalyptique voire eschatologique certaine.
R/ Quelle place a l’œuvre de George Steiner, décédé en février 2020, dans votre réflexion ? Pensez-vous, comme lui, que la seule certitude humaine est que l’homme sera toujours obligé d’affronter le Mal ?
La découverte de l’œuvre de George Steiner a été une bouffée d’air, comme le fut, bien des années plus tard, celle de Maurice G. Dantec, bien sûr avec des différences flagrantes d’approche entre le romancier et l’essayiste qui, cependant, n’auront cessé de tourner autour de la question du Mal. Je les ai lus l’un comme l’autre, à fond je crois et j’ai même consacré un livre aux textes du premier, qui aura eu pour première vertu de me faire découvrir ou redécouvrir bien des auteurs desquels il s’est inspiré, sans forcément exprimer clairement sa ou ses dettes. George Steiner n’a finalement d’intérêt que parce qu’il est un excellent passeur, une sorte de facteur comme lui-même le reconnaissait, entre le véritable écrivain ou philosophe et le lecteur. Lire Steiner, c’est donc bien lire ou relire Celan ou Benjamin, bien d’autres encore puisque son œuvre, si œuvre il y a, n’aura été que de commentaires, à l’exception de telle ou telle rare incursion dans le domaine romanesque, par exemple avec Le Transport de A. H.
Ce n’est du reste pas à moi de penser comme George Steiner car, en fait, penser que l’homme sera toujours obligé d’affronter le Mal est une banalité parfaitement intégrée par n’importe quel adolescent point trop paresseux pour, dès son jeune âge, s’être plongé dans les textes d’un Georges Bataille par exemple, ou s’être jeté corps et âme, comme le font toujours les jeunes personnes lorsqu’elles lisent (et comme elles devraient continuer de le faire une fois devenues adultes) dans les plus puissants textes romanesques, d’un Dostoïevski ou d’un Conrad déjà cités, mais aussi d’un Faulkner ou d’un Lowry. Tous les grands ont été confrontés à cette question et la qualité de leur œuvre se jauge, principalement je crois, à leur façon de la figurer dans leurs œuvres, tout au long d’une vie harassante d’écriture.
R/ George Steiner a longtemps échangé avec Pierre Boutang. Comment ce dialogue a enrichi les deux œuvres ?
Pour répondre à cette question pour le moins complexe, il faut se reporter à leur volume de passionnants dialogues sur la figure d’Antigone et la question, justement, du Mal. Pour résumer, je pense que Boutang a éveillé Steiner à une forme de « coruscance », si je puis dire, de la pensée s’enfonçant dans d’infinis dédales d’érudition et de fulgurances dépassant cette dernière, alors que l’auteur de Réelles présences a sans aucun doute éloigné l’auteur de l’Ontologie du secret du vieil antisémitisme d’État cultivé par le maurrassisme, du moins sa frange la plus dure, et même si, bien sûr, Pierre Boutang n’a à vrai dire eu besoin de personne pour assez vite comprendre l’importance eschatologique que revêtit la création d’Israël. Cependant, il ne faut pas se tromper je crois sur le sens de cette amitié car je pense que c’est bien davantage Steiner qui admirait Boutang que l’inverse ; ce n’est là qu’une intuition qui aurait probablement été contredite si l’auteur du Purgatoire avait vécu plus longtemps.
R/ La critique littéraire est aussi un exercice philosophique. Lors de « l’affaire Matzneff » vous avez justement fait remarquer que la littérature ne pouvait pas être un absolu au-dessus du Bien et du Mal. Pour vous, elle n’est donc pas supérieure à tout jugement moral?
Roberto Bolaño n’a eu de cesse de s’interroger sur cette question aussi fameuse que délicate, répondant de multiples façons dans presque chacune de ses œuvres, jusqu’à l’œuvre au noir que fut 2666. Résumons l’ensemble de ces réponses apportées par le biais d’ingénieuses figurations littéraires du Mal en affirmant que, pour le grand écrivain chilien comme pour d’autres romanciers, la plus grande œuvre d’art jamais ne saurait se bâtir sur des pleurs et des grincements de dents, encore moins sur du sang.
Vous m’objecterez les exemples rebattus d’un Sade ou d’un Céline mais avouez alors que nous sommes là, avec ces œuvres réellement torrentielles et prodigieuses dans leur violence et l’exacerbation d’une esthétique foncièrement grimaçante et pessimiste, à quelques années-lumière des mignonnes petites confessions satisfaites que Gabriel Matzneff aura réussi à faire passer pour des œuvres littéraires dignes de ce nom auprès d’un public assez hétéroclite pour avoir donné l’impression d’une unanimité quant à son talent supposé. Relisant ces derniers jours Les Grands Cimetières sous la lune de Bernanos, je suis tombé sur ce jugement implacable qui pourrait tomber sur les épaules fragiles et les reins débordant de vigueur de Gabriel Matzneff : « Que nous importe le vieux Tibère pataugeant dans sa baignoire et tendant à la bouche des nouveau-nés le lambeau par quoi, jadis, il fut un homme ? ». Tout est dit je crois, sur Matzneff et ses semblables, ainsi, plus largement, que sur tant de poseurs se prenant pour des écrivains alors, qu’au mieux, ils n’auront été que de passables portraitistes de la seule personne qui aura eu à leurs yeux le moindre intérêt : la leur bien sûr.
R/ Que demander à la littérature aujourd’hui ? Du rêve ou du sérieux ?
Je crois que le rêve, y compris dans sa version la plus dégradée qui est le divertissement, est amplement figuré par la production dite littéraire actuelle : vous aurez ainsi infiniment plus de chance de trouver la collection complète des nullités d’une Pancol, d’un Beigbeder, d’une Angot, d’une Coulon, d’une Slimani ou d’un Moix et d’une multitude criarde de nains et mégères, en entrant dans une librairie, que de trouver dans ses rayons Ernst Jünger, Günther Anders ou Jaime Semprun !
Je demande à la littérature ce que tout lecteur conséquent devrait lui demander : je lui demande de nous dessiller le regard, une tâche qui répugne de plus en plus à la navrante production française actuelle devenue divertissement insipide et, si nous ne voulons décidément pas ouvrir nos yeux, de nous forcer à le faire. Je doute fort qu’elle en soit encore capable, car tout ou presque lui manque : le sang, une colonne vertébrale, la volonté, le goût du risque, l’attirance pour l’exploration des gouffres, la main en visière sur un horizon qui ne soit pas seulement celui de son nombril.
A lire :
Le site le Stalker : http://www.juanasensio.com/about.html
Juan Asensio, La Critique meurt jeune, Le Rocher, 2006. (Essais sur Scholem, Steiner, Dantec, Bernanos, Bloy, Dick, Broch, Faulkner, Tarkovski, Boutang, Conrad, Dostoïevski, etc.).
Le temps des livres est passé, Ovadia, 2019.
08:51 Publié dans Entretiens, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : entretien, juan asensio, lettres, littérature, théorie littéraire | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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