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lundi, 15 février 2021

Hommage à Pierre-Guillaume de Roux

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Hommage à Pierre-Guillaume de Roux

par Juan Asensio

Pierre-Guillaume de Roux n'est plus.

Le 26 janvier dernier, il m'écrivait pourtant être en convalescence, se remettant d'une péritonite opérée en urgence. Il me disait aussi qu'il espérait que cette nouvelle année n'allait pas nous entraîner dans les derniers précipices.

Il fut le premier éditeur (il travaillait alors au Rocher, place Saint-Sulpice) digne de ce nom, courageux en diable et indépendant, qui me fit confiance, m'accueillant dans un bureau (évidemment !) intégralement occupé par des livres, et publia ma Critique meurt jeune, à une époque où, déjà, plus aucun éditeur ne voulait entendre parler de critique littéraire. Auparavant, je l'avais rencontré alors qu'il dirigeait les éditions des Syrtes, où il fit paraître les monumentales Approximations du grand critique Charles Du Bos.

Je n'oublie pas qu'il me conseilla de lire, bien des années plus tard, Les Fous du Roi de Robert Penn Warren, accomplissant ainsi l'office de tout véritable lecteur : transmettre, servir avant que de se servir. Je lui devais, dès lors, une reconnaissance éternelle comme on dit !

Je pleure un ami grand lecteur qui m'aura toujours été fidèle, malgré de vives oppositions sur le talent de tel ou tel (comme Richard Millet, pour n'en citer qu'un), car jamais il ne lui serait venu à l'idée de me reprocher les chroniques assassines que j'ai consacrées à ce prétendu dernier écrivain de langue française autoproclamé. Peu importe. J'aurais aussi fait ce que j'ai pu pour lui conseiller de publier tel ou tel; il m'écouta au moins une fois.

Pierre-Guillaume a rejoint son père Dominique, qui jamais ne s'en laissa compter, fit découvrir de grands noms à une époque où les prudents s'en tenaient très prudemment éloignés avant, bien sûr, de se bousculer aux portillons pour être les premiers à prétendre les consacrer en colloques et volumes de La Pléiade.

Ainsi, Pierre-Guillaume de Roux honorait de la plus belle des manières, la seule qui vaille, celle de la ténacité et de la constance, la très vive mémoire de son père, avec lequel, maintenant, il doit contempler cette triste époque de saccage de la littérature, de massacre de la langue, de destruction du Verbe, tout simplement.

À la mémoire de Pierre-Guillaume de Roux, donc, cette étude sur un roman immense qu'il me fit découvrir en 2008 ou 2009, amusé que je n'en sache rien (vous, le Stalker !).

Je l'avais déjà remercié, je le refais, dans cette longue note publiée en 2010.

Adieu, cher Pierre-Guillaume.

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Tous les Hommes du Roi de Robert Penn Warren

À Pierre-Guillaume de Roux, qui le premier me parla de Tous les Hommes du Roi.

Ex: https://www.juanasensio.com

Robert Penn Warren dans la Zone.

 
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«Sous les yeux au regard aigu, les mâchoires pétrissaient une chique d’un mouvement lent, méticuleux, implacable comme l’évolution historique. Le Temps n’est rien pour un cochon et pour l’Histoire.»
Robert Penn Warren, Tous les Hommes du Roi.

«La vérité est une chose terrible. On commence par y poser le bout du pied, sans rien éprouver. Quelques pas de plus, et on s’aperçoit qu’elle vous entraîne comme le ressac, vous aspire comme un remous. D’abord, la vérité vous attire à elle d’un mouvement si lent, si régulier, si mesuré, qu’on s’en rend à peine compte; et puis le mouvement s’accélère, et puis c’est le tourbillon vertigineux, le plongeon dans la nuit. Car la vérité a ses ténèbres. On assure qu’il est terrible d’être saisi par la grâce divine.»
Ibid.


Je remets en une la note que j'ai consacrée en 2010 aux Fous du roi ou plutôt, à Tous les Hommes du Roi, titre plus fidèle à l'original sous lequel ce roman génial vient de paraître chez Monsieur Toussaint Louverture. Cette parution, tout autre chose que la photocopie de mauvaise qualité de l'édition originale que Les Belles Lettres ont donnée dans la collection fourre-tout de Jean-Claude Zilberstein, constituera à coup sûr l'un des seuls, sans doute le seul, des événements médiatiquement gonflés, voire fabriqués de toutes pièces, de cette rentrée dite littéraire, et qui l'est à peu près autant que toutes celles qui l'ont précédée et qui le sera autant que toutes celles qui la suivront.
Je suis aussi vraiment ravi que mon sombre constat sur l'édition et (que dire de) la réception, en France, des romans de Robert Penn Warren, soit en partie atténué (1) par ce geste éditorial d'importance, même s'il faut encore hélas constater que Robert Penn Warren, et cela probablement pour de longues années encore, n'est absolument pas connu en France comme il le mériterait. Pour que le lecteur ne soit pas trop désorienté, j'ai systématique remplacé dans mon article l'ancien titre du roman par le nouveau.


Note
(1) Signalons la toute récente réédition de La grande forêt traduite par Jean-Gérard Chauffeteau et préfacée par Laurent Mauvignier chez Point. La préface n'a aucun intérêt et le texte est truffé de fautes.

Nul besoin de lire la très belle préface (devenue, depuis, postface) de Michel Mohrt, intitulée Robert Penn Warren et le mythe du hors-la-loi, dans l'édition épuisée depuis plusieurs années que donna Le Livre de poche (1), pour nous convaincre que Tous les Hommes du Roi constitue un authentique chef-d'œuvre littéraire, d'une ampleur que l'on doit comparer aux romans les plus puissants de William Faulkner, duquel le romancier n'a pas manqué d'être rapproché, et qu'il admirait, du reste.
 
Grand œuvre s'il en est par son ambition à connaître la réalité dans ses plus infimes détails comme dans sa magnifique ampleur historique, Tous les Hommes du Roi pourrait bien être un de ces romans faustiens comme le sont La mort de Virgile, Absalon, Absalon !, 2666, Moby Dick, Au-dessous du volcan ou encore Nostromo.
 
Roman total, selon l'expression consacrée qui est ici de mise, Tous les Hommes du Roi peut être considéré comme une quête de la connaissance, que l'homme est chargé de poursuivre de toutes ses forces. Illustrant par son propre exemple sa thématique, le roman de Penn Warren se conclura-t-il par quelque avancée sur le chemin de cette connaissance ? Leçon ambiguë, nous le verrons. Pour le moment, la voie tortueuse est tracée, implacablement : «Le but de l’homme est la connaissance, mais il est une chose qu’il ne peut pas savoir. Il ne peut pas savoir si la connaissance le sauvera ou le tuera. Il mourra, bien sûr, mais il ne sait pas s'il meurt à cause de la connaissance qu’il acquiert, ou à cause de celle qui lui manque et qui le sauverait s’il la possédait. La griffe glacée est plantée dans votre estomac, mais vous ouvrez l’enveloppe, vous devez ouvrir l’enveloppe, puisque le but de l’homme est la connaissance» (p. 43).
 
Qu'est-ce que la connaissance selon Robert Penn Warren ? «C'est la vie, tout simplement, ou plutôt, la vie n'est tout entière qu'un Mouvement en direction de la Connaissance» (cf. p. 248, je respecte la graphie de l'auteur). L'impression, naïve, d'être embarqués lorsque commence la lecture de ce roman prodigieux n'est donc pas simplement un argument de vente. Mouvement, en effet, longue dérive, comme si l'auteur lui-même semblait perdre de vue, durant des pages voire des chapitres tout entiers de son roman, l'amer qu'il a fixé, se jurant qu'il l'atteindra quoi qu'il arrive. Un grand roman nous échappe. Tout autant, il échappe à son propre auteur, qui s'avance lui aussi réellement sur le chemin de la connaissance, dont son livre est chargé de fixer la perpétuelle fuite. Le livre fixant la révélation de la connaissance est par essence impossible : ou alors, sa dernière ligne lue, nous serions condamnés à devoir mourir.
Robert Penn Warren ajoute, à cette métaphore du mouvement, ces phrases évoquant l'histoire et admettant implicitement que sa fin coïncidera avec la fin de l'homme, filant ainsi la métaphore de la connaissance : «la Vie est un feu qui brûle un morceau de ficelle, à moins que ce ne soit la mèche d’un baril de poudre que nous nommons Dieu ? – Et cette ficelle représente ce que nous ne connaissons pas, notre Ignorance; le filet de cendres qu’elle laisse s’il ne souffle pas de rafale, et qui permet de suivre la forme de la ficelle, c’est l’Histoire, la Connaissance de l’Homme, mais elle est dépourvue de vie, et, quand le feu aura consumé toute la ficelle, alors la Connaissance de l’Homme sera égale à la Connaissance de Dieu, et il n’y aura plus de feu, c’est-à-dire de vie» (p. 249).

201767.jpgIl serait bon que les écrivants français contemporains (je leur refuse le terme d'écrivain, pas même celui de romancier) puissent déployer, à l'instar d'un William H. Gass ou d'un Robert Penn Warren, de pareilles considérations sur l'histoire, plutôt que de se borner à de petites mises en scène romanesques pas franchement dépourvues d'arrière-pensées, comme nous pouvons le constater avec Haenel et Binet.
 
Mais il est vrai que Laurent Binet et Yannick Haenel n'ont probablement jamais entendu parler de Robert Penn Warren car, de honte, la plume leur fût tombée des mains. Ne rêvons pas. N'accordons point, à ces deux vendeurs de livres, des angoisses morales dont la simple lecture de leur plus récent ouvrage suffit à dissiper l'inconcevable existence.
 
Jack Burden, narrateur et héros de cette magnifique histoire que nous conte le grand Penn Warren, est l'étrange ordonnateur, frère lointain du narrateur du génial Maître de Ballantrae de Stevenson, des éléments éparpillés de sa vie et de celle de celui que l'auteur se contente le plus souvent d'appeler le patron, Willie Stark, dont la carrière qui à bon droit peut être considérée comme foudroyante, est typiquement nord-américaine en ce sens que son enseignement est celui d'une parabole biblique : l'homme n'est rien, quelle que soit la puissance que lui confèrent sa volonté et son intelligence et ce rien, il ferait bien de toujours le garder à l'esprit car la ruine, comme un lion cherchant qui dévorer, le guette. Comme tout grand roman aussi, celui de Penn Warren longe sans cesse une faille qui menace de l'engloutir, comme le néant menace à tout instant d'engloutir la vie. Ainsi un grand roman est-il celui qui de la vie donne son image la plus juste et poignante : la fragilité.
 
Tous les Hommes du Roi, s'ils n'étaient que la relation de la grandeur et décadence d'un homme politique qui, après tout, est semblable à bien d'autres de ces traînées de bolide fendant la nuit, n'auraient que bien peu de différences avec une de ces très longues sagas dont la littérature nord-américaine a été (et est encore) friande. Le roman de Robert Pen Warren est majestueux parce qu'il mine cette inlassable exigence de tout connaître : c'est en effet le triste sort de l'homme moderne que d'être creux, donc incapable de faire preuve d'une volonté très tenace. Inconstance de l'homme, son extraordinaire fragilité. Grandeur et misère de l'écriture qui prend la fragilité de l'homme, au sens où les péchés sont repris par Celui qui sauve.
 
Littéralement, tous les personnages ou presque que nous décrit le romancier, exception faite de ceux de magnifiques femmes, qui dans ce roman jamais ne cèdent un pouce de terrain, sont des hommes sans qualité et pourraient faire leur cette amère constatation de Jack Burden, qui nous donne un premier exemple des longues périodes de Penn Warren : «Ce n’est pas possible, ils ne sont pas vivants, pensai-je en traversant le hall, «pas vivants du tout»… Mais je savais qu’ils l’étaient. Voilà, on arrive dans un endroit inconnu, une ville comme Mason City, on prend des êtres pour des illusions, mais ils sont vivants; vous savez qu’ils ont été enfants, qu’ils ont pataugé dans les rivières, et qu’un peu plus grands ils sortaient s’accouder à la clôture pour contempler la campagne et le ciel au soleil couchant, et ils ne comprenaient pas leurs propres sentiments, se demandant s’ils étaient heureux ou tristes. Puis, devenus adultes, ils couchaient avec leur femme, chatouillaient leurs bébés pour les faire rire, s’en allaient travailler le matin, tout cela sans savoir ce qu’ils voulaient, ce qui ne les empêchait pas d’agir en connaissance de cause et de chercher à bien faire, en tout cas ils fournissaient toujours de bonnes raisons pour expliquer leurs actes; et, devenus vieux, ils perdaient tous motifs d’agir et s’installaient sur le banc du bourrelier et critiquaient les motifs d’autrui, mais ils en avaient oublié le sens» (pp. 113-4).
 
Plus loin, c'est l'homme lui-même qui incarne le plus grossièrement le perpétuel débordement d'énergie ainsi qu'une volonté extrême appliquée à des fins de conquête politique, Willie Stark, qui est décrit comme un pantin : «Il montait sur l’estrade avec une expression purifiée, élevée, sereine comme un homme qui relève d’une grande maladie; il me faisait penser à un somnambule. Il n’était certainement pas encore guéri de la maladie qui le tenait : l’anémie politique galopante. Il ne pouvait comprendre ce qui clochait, semblable à un type enrhumé qui croit sentir un changement dans la température et se demande pourquoi il est le seul à frissonner» (p. 134). Penn Warren ne prend même pas la peine de définir ce qu'il entend par cette anémie politique galopante qui paraît avoir gagné le continent nord-américain tout entier. Pourtant, le gouverneur Stark n'en finit pas de se dépenser, et son fidèle lieutenant, Jack Burden, de se dépenser à son service. Anémie ? Somnambulisme ?
 
Robert-Penn-Warren-Tous-les-hommes-du-roi-image-1.jpgJeune adolescent ou homme de poigne ayant patiemment appris à conquérir, par ses discours, les foules, le gouverneur, qui sera tué par Adam Stanton, le frère d'Anne Stanton que le narrateur aime depuis sa propre enfance (2), est décrit comme un homme creux, qu'importe qu'il semble devenir, dès son enfance, le réceptacle du vent symbolisant, dans ce roman lyrique, la puissance du temps qui est histoire familière et majestueuse, long écoulement qui n'a que faire des hommes, qui ne semblent même pas constituer des galets polis par l'usure : «En hiver, tandis que le feu baissait dans le poêle rouillé, le vent battait le mur du nord, couvrant ses milliers de kilomètres à travers la nuit pour venir secouer la maison où Willie se courbait sur ses bouquins» (p. 127).
 
Autre très long passage, magnifique, dont le lyrisme n'est point sans évoquer celui de certaines des plus belles pages de Nouvelle histoire de Mouchette et de Monsieur Ouine de Georges Bernanos : «Et le feu dans le brûle-tout baissait, et le vent frappait le côté nord de la maison, descendait des plaines du Dakota à des milliers de kilomètres de là après avoir traversé les vallées fluviales et les collines où autrefois se dressaient les pins qu’il faisait gémir, mais où à présent rien ne l’arrêtait. Les bois de la fenêtre, au nord, grinçaient sou le vent; la flamme de la lampe se courbait et frémissait dans les courants d’air, mais le gosse ne levait pas la tête. Il rongeait son crayon et arrondissait l’échine. Au bout d’un certain temps, il soufflait la lampe, se déshabillait et se couchait sans enlever son linge de jour. Les draps étaient froids et raides sur sa peau, et il restait étendu, frissonnant dans le noir. Le vent descendait des milliers de kilomètres pour tambouriner à la fenêtre et en faire trembler les bois, et le gosse sentait en lui quelque chose d’énorme qui grossissait, s’enroulait et se coagulait; et il retenait son souffle, le sang lui battait dans la tête à coups sourds comme si sa tête était une caverne aussi profonde que l’obscurité du dehors. Il ne trouvait pas de mot pour décrire ce qu’il portait en lui. Peut-être n’existe-t-il pas de mots !...» (p. 71).
 
En effet, peut-être n'existe-t-il point de mots pour conjurer les puissances du temps. L'impuissance du langage, fragilité essentielle des hommes, est d'ailleurs une des dimensions centrales de ce roman qui est pourtant d'un très beau volume (3) et qui jamais ne paraît douter de son effarante capacité à tout dire, tout capturer dans ses rets : «Car les noms ne signifient rien, et tous les mots habituels ne signifient rien, et tout se réduit à un afflux de sang au cœur, à la crispation du système nerveux, telle la contraction expérimentale d’une patte de grenouille morte que traverse le courant électrique» (p. 504).
 
Que reste-t-il, alors, à faire, si ce n'est convoquer le néant pour s'endormir d'un sommeil bien ivre, sur la grève ? Le somnambulisme, le sommeil (4), l'inaction, l'ennui devant le long passage du temps (5), la mort enfin, autant de déclinaisons d'une même réalité que nous pourrions nommer, après Emmanuel Levinas, l'il y a : «Il lui arrivait [à Jack Burden] de rentrer chez lui, le soir, en sachant qu’il serait incapable de travailler, et il se couchait aussitôt. Il dormait douze heures, quatorze heures, quinze heures. Tout en dormant, il se sentait descendre de plus en plus profondément dans le sommeil, comme un plongeur cherchant au fond des ténèbres océanes quelque chose qui pourrait s’y trouver et y scintillerait si la lumière pouvait atteindre cette profondeur; mais il n’y a pas de lumière ! Le matin, il demeurait au lit, sans aucun désir, sans appétit même, tendant l’oreille aux bruits sourds du monde, qui se glissaient furtivement et s’infiltraient dans la chambre sous la porte, à travers les vitres, par les fentes du mur, à travers les pores mêmes du bois et du plâtre» (309).
 
Est-ce tout ? Bien sûr que non, car même le roman le plus résolument pessimiste fait triompher cette évidence : il n'existe que parce que celui qui l'a écrit s'est dressé contre l'universel engloutissement des paroles et des gestes. N'oublions pas, aussi, que la vie est cheminement vers la connaissance. Comme l'écriture.
 
À dire vrai, l'extraordinaire roman de Penn Warren qui, comme tous les grands romans, pourrait offrir, aux yeux d'un critique pressé, bien des passages qu'un de nos écrivants eût résumés en quelques mots, bien des descriptions d'une profonde acédie de l'âme et, pour le dire simplement, bien des longueurs, est en fait animé par une énergie profonde, comme si des flots de lave tourbillonnante constituaient, en réalité, le sous-sol d'une terre en apparence seulement parfaitement paisible.
 
D'abord, Robert Penn Warren affirme, par la bouche de son démiurge Willie Stark, que l'homme peut accomplir le Bien, même si, pour y parvenir, les voies qu'il doit emprunter sont pour le moins torves : «Il [le patron] avait dit que le bien devait forcément être issu du mal, puisqu’il n’existait rien d’autre dont on pût le faire naître» (p. 423). Jack Burden lui-même n'en finira pas de s'interroger sur la pertinence de cette étrange morale, quitte à l'illustrer lui-même par ses propres actions.
 

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Ensuite, il serait faux de croire que l'homme des foules, l'homme sans qualité, celui dont les «femmes ont perdu leurs dents et leurs formes, [qui] ne peuvent plus supporter l’alcool, [qui] ne croient plus en Dieu» (p. 135), bref, l'homme contemporain, notre frère jumeau, agit, si tant est qu'il agisse réellement, dans le vide. Bien au contraire, le geste le plus infime a des conséquences incalculables et surprenantes. Raison de plus, nous nous en serions doutés, pour ne strictement rien faire !
 
«Cass Mastern, écrit ainsi Robert Penn Warren, ne vécut pas longtemps mais il eut le temps de concevoir que le monde est d’une seule pièce. Il découvrit qu’on pouvait le comparer à une gigantesque toile d’araignée; dès qu’on l’effleure en un point quelconque, les vibrations se propagent comme des ondes jusqu’aux points les plus éloignés; l’araignée assoupie se réveille au choc de l’onde, et s’élance; elle ligote de ses fils l’intrus qui a touché sa toile et lui injecte le venin noir qui le paralysera. Peu importe si vous avez frôlé la toile intentionnellement ou par accident, si c’est d’un pied joyeux ou d’une main effrontée que vous l’avez touchée légèrement : ce qui doit arriver arrive toujours. L’araignée velue est là, avec ses crochets instillants, ses grands yeux à facettes qui étincellent comme des miroirs au soleil, ou comme l’œil de Dieu» (p. 308).
 
Il n'y a pas que Cass Mastern qui se retrouvera comme pris au piège d'une toile d'araignée. Chacun des principaux personnages dépeints par Penn Warren, au premier rang desquels le narrateur, Jack Burden, a le sentiment qu'il ne peut rien faire contre la puissance mystérieuse qui mène nos destinées : «Le juge Irwin avait tué Mortimer L. Littlepaugh. Et Mortimer, en fin de compte, avait tué le juge. Mais était-ce bien Mortimer ? Peut-être était-ce moi le coupable ! C’est un point de vue. Je retournais cette pensée dans ma tête et faisais des conjectures sur ma responsabilité. Il serait très possible d’affirmer que je n’en avais aucune, pas plus que Mortimer. Mortimer avait tué le juge parce que le juge était responsable de la mort de Mortimer, et le juge était mort pour m’avoir donné la vie, et, à considérer les choses sous ce jour, l’on pourrait dire que Mortimer et moi étions simplement les instruments conjugués de l’inéluctable et tardif suicide du juge Irwin. Donner la vie ou la mort peut en effet être crime passible de la peine capitale, et la mort est toujours imputable au criminel même, et tout homme est un suicidé. Si un homme savait conduire sa vie, il ne mourrait jamais» (p. 573). Réversibilité des mérites mais aussi, bien sûr, des actions mauvaises. Nul n'est une île, nous répète inlassablement Penn Warren.
 
Il ne mourrait jamais, cet homme unique et monstrueux qui saurait conduire sa vie. Devenu pleinement maître de ses faits et gestes et de leurs conséquences innombrables, il parviendrait à cette connaissance supérieure qui est la marque des démons et de Dieu plutôt que des grands hommes. Ceux-ci ne sont, à leur tour, que des pantins aux gestes prévisibles dont pourtant nul, en ce monde, ne saurait prétendre pouvoir démêler l'écheveau des intentions et des actes (6), quand bien même, nous l'avons vu, nous pourrions affirmer que du Bien le Bien découle, et du Mal, le Mal (7), ce qui est faux puisque l'homme, quoi qu'il fasse, est boue et pestilence et retourne à la boue et à la pestilence (8).
 
Atroce ironie que celle de Robert Penn Warren : nous nous agitons comme des marionnettes sur le théâtre d'une Histoire qui, au mieux, consentira à porter quelque instant nos actes et nos paroles ou donnera à celui qui se pique de passion historique l'impression qu'il parvient à reconstituer, pièce après pièce, le puzzle infini (9). Est-ce donc cela, marcher vers cette connaissance que le romancier majuscule, hurler de rire et de désespoir devant les tragiques pièges d'un temps qui n'a que faire de nous ?
Quel espoir reste-t-il, alors, pour les hommes de ce monde cassé ? Parler d'espoir, au sujet des Tous les Hommes du Roi n'est-il pas, même, un contresens ? Non. Minuscule assurément est cet espoir, mais il demeure bien réel, peut-être parce qu'il provient de la puissance même qui condamne les hommes à une insignifiance prétentieuse et outrée, le temps qui, parfois, fort rarement, devient épiphanie véritable : «C’était comme si le temps enduisait de son onguent rafraîchissant la pustule maligne et le prurit de l’âme» (p. 658).
D'où la volonté, absolument poignante, que manifeste le narrateur, Jack Burden pour retrouver la saveur des jours perdus, afin que ceux-ci n'oblitèrent pas les jours à venir : «J’essayai de démontrer que, si le passé et sa substance deviennent un fardeau inacceptable, il ne reste plus pour l’avenir que désespérance, car l’un dépend de l’autre, et, dès qu’on peut accueillir le passé, l’avenir s’illumine aussitôt d’un rayon d’espoir, car c’est uniquement avec le passé qu’on peut forger l’avenir» (p. 701).
 

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Cette volonté porte mal son nom puisqu'il ne s'agit, en fin de compte, que des effets, bien souvent douloureux, de cette curieuse complexion des hommes qui les pousse à vouloir, coûte que coûte, retrouver une innocence et une pureté perdues (que symbolise la belle figure d'Adam Stanton, voir note 10), moins que celles-ci même, leurs seules images qui, à mesure que nous approchons de la mort, n'en finissent pas de nous hanter : «Nous gardons très peu de véritables images du genre de celle dont je parle : celles qui deviennent de plus en plus vivantes, comme si les années qui s’écoulent n’estompaient pas leur réalité, mais découvraient au contraire, petit à petit, tels des voiles tombant un à un, des significations cachées, invisibles, au premier abord. Le dernier voile ne tombera probablement jamais, car nous ne disposons pas d’un nombre suffisant d’années, mais la netteté de l’image augmente et aussi notre certitude que la clarté a un sens, ou est la légende de ce sens, et, sans l’image, la vie ne serait plus rien qu’un vieux rouleau de film jeté dans un tiroir parmi les lettres restées sans réponse» (pp. 201-2).
 
Cette quête éperdue est signe de renaissance, jamais mieux matérialisée, depuis la nuit des temps, que par le voyage ou plutôt l'errance vers l'Ouest (11), qui constituent un des plus somptueux chapitres du roman de Penn Warren : «Les yeux éblouis, j’abaissai donc le pare-soleil et appuyai sur le champignon; je continuai vers l’ouest. Car l’Ouest est la région où nous projetons tous d’aller un jour. C’est là où l’on va quand la terre ne rend plus et lorsque les pins de Virginie gagnent du terrain. C’est là où l’on va quand arrive la lettre disant : Sauve-toi, tout est découvert. C’est là où l’on va, lorsque abaissant son regard sur la lame entre ses mains on y voit du sang; lorsqu’on vous déclare que vous n’êtes qu’une goutte d’eau dans l’océan. C’est là où l’on va quand on vous raconte qu’il y a «bien sûr de l’or là-bas dans c’te montagne». C’est là où l’on va pour s’élever au rythme du pays. C’est là où l’on va pour y finir ses jours. Ou bien est-ce tout bonnement là où l’on va» (p. 438).
 
Et encore, quelques pages plus loin : «Voilà pourquoi j’avais échoué sur le lit d’un hôtel de Long Beach, Californie, sur le dernier rivage, parmi les splendeurs de la nature. Car c’est là qu’on aborde après avoir traversé les océans, mangé du biscuit de mer, après avoir été emprisonné pendant quarante jours et quarante nuits dans une ratière ballottée par la tempête, après avoir sué dans la forêt vierge et entendu le cri sauvage, après avoir bâti des cabanes et des villes, jeté des ponts sur les rivières; après avoir dormi avec des femmes, semé des enfants à la volée, comme du blé noir dans le grand vent; après avoir composé des œuvres impérissables, prononcé des discours sublimes, trempé ses bras dans le sang, jusqu’aux coudes; après avoir grelotté de malaria dans les marais et dans le vent glacé qui balaye les hauts plateaux» (p. 502).
 
Penn Warren sait parfaitement que son personnage ne parviendra jamais à atteindre cet Ouest imaginaire, tout comme les cavaliers que Lord Dunsany lance à la conquête de la ville mythique qu'est Carcassonne ne parviennent jamais à fouler son sol, tout comme il n'existe aucune ultime jetée sur l'océan déchaîné.
 
Du moins a-t-il réussi le coup de force romanesque de parvenir à placer son héros principal devant un abandon qui est le gage ultime de la liberté humaine : s'en remettre à plus grand que soi, comme Jack Burden nous le confiera (12), humble et génial abandon qui en fin de compte, puisqu'il révèle notre véritable visage au moment où s'enchaînent la plus haute faiblesse à la plus grande force (13), ne fait que traduire religieusement un autre abandon, celui de l'artiste au courant des mots qui l'entraîne, espérons-le le plus loin de la sordide banalité d'un monde devenu plat, vers quelque ailleurs du langage inaccessible que poursuivent inlassablement les plus grands : «Un mois plus tard, dans les premiers jours d’avril, à l’époque où, très loin, hors de la ville, les lis d’eau feraient disparaître tous les bayous, toutes les lagunes, les criques, les marais, sous leur avalanche suffocante, vulgaire, épaisse et répandraient sur l’eau noire toutes les nuances de leur floraison qui vont du mauve élégiaque au pourpre lascif; où la première pousse vert pâle des vieux cyprès, tendre comme un rêve de jeune fille, se déciderait à rester feuillage et n’en démordrait pas; où des «mocassins» [serpents venimeux] gros comme le bras, couleur de boue, luisants de vase, émergeant des marais pour traverser la route, heurteraient votre roue avant d’un choc imperceptible en faisant entendre un kerwush suivi d’un léger tintement métallique en butant contre le pare-chocs; où les insectes, sortant en bouillonnant du marais, rempliraient jour et nuit l’espace de leur vrombissement de ventilateur électrique; où, dans la nuit, les hiboux retournant au marécage, chuinteraient et gémiraient comme l’amour, la mort, la damnation, à moins que l’un d’eux, emprisonné dans le faisceau de vos phares, ne pique sur votre radiateur pour s’y écraser dans une explosion de plumes, comme un traversin; où les champs abonderaient de cette herbe touffue, rugueuse ou lisse, gorgée de sève, dont le bétail se régale sans jamais engraisser, car elle pousse dans cette terre noire, et, même si ces racines pouvaient s’enfoncer Dieu sait jusqu’où, elles ne rencontreraient que ce sol noir et collant sans une pierre pour le calcifier; – eh bien, un mois plus tard, au début d’avril, quand toutes ces choses surviendraient par delà les faubourgs, la coque des vieilles masures, dans la rue où nous nous promenions, Anne Stanton et moi, éclaterait dès la nuit pour vomir toute cette vie blottie aujourd’hui dans les maisons» (pp. 395-6).

Notes
(1) Mohrt qui écrit : «C’est l’œuvre de Bernanos, peut-être, que m’évoquerait le plus celle de Penn Warren, par son ampleur lyrique et son souci métaphysique», in Robert Penn Warren, Les fous du Roi [1945] (traduit de l’anglais par Pierre Singer, Le Livre de Poche, 1968), p. 13. Toutes les pages entre parenthèses font référence à cette édition. Les citations placées en exergue se trouvent respectivement aux pages 169 et 557 de notre roman. Cette traduction a été reprise telle quelle par le volume des éditions Phébus, apparemment lui aussi épuisé.

(2) Il faut lire et relire l'admirable chapitre 7, qui mériterait une publication sous forme de nouvelle, qui évoque la longue, banale et somptueuse histoire d'amour entre Jack Burden et Anne Stanton.

(3) «Ce n’était à ses yeux que des mots, car il ne voyait le monde que comme un amalgame de faits, de bribes pareilles à un bric-à-brac maltraité, brisé, enseveli dans la poussière, abandonné dans un grenier» (p. 309). Et encore : «Car les noms ne signifient rien, et tous les mots habituels ne signifient rien, et tout se réduit à un afflux de sang au cœur, à la crispation du système nerveux, telle la contraction expérimentale d’une patte de grenouille morte que traverse le courant électrique» (p. 504).

(4) «Vous ne rêvez pas dans cette sorte de sommeil, mais vous êtes conscient à chaque minute que vous êtes endormi; comme si vous faisiez un long rêve de sommeil, et dans ce sommeil rêviez de sommeil aussi; et ainsi de suite jusqu’au cœur de votre sommeil, sommeil et rêve se succèdent en cercles concentriques» (p. 176).

(5) «C’est un endroit où on s’assied pour attendre le soir et l’artériosclérose. C’est un endroit que l’entrepreneur de pompes funèbres regarde avec confiance et qui lui fait penser qu’il ne mourra pas de faim tant que ce travail-là lui restera. Mais, si vous êtes assis sur le banc, en compagnie des vieux, par un après-midi de fin d’août, il vous semble que rien n’arrivera jamais, pas même votre propre enterrement, et le soleil tape et les ombres ne bougent pas dans la poussière brillante qui, si on la fixe assez longtemps, paraît remplie de scintillantes parcelles de quartz» (p. 106).

(6) «Il est nécessaire que je croie que Willie Stark était un grand homme. Ce qu’il advint de sa grandeur, là n’est pas la question. Peut-être s’était-elle répandue sur le sol comme se répand un liquide dont la bouteille se brise. Sa grandeur, peut-être l’a-t-il thésaurisée et offerte en holocauste, éclairant la nuit d’un intense flamboiement, tel un feu de joie, dont aujourd’hui il ne reste plus rien, hormis les ténèbres et le scintillement vacillant des cendres ardentes. Peut-être ne pouvait-il établir une distinction entre sa grandeur et la «non grandeur», et les avait-il si bien confondues que le mal s’était trouvé absorbé dans le mélange. Mais la grandeur, il l’avait. Je suis forcé de le croire» (pp. 688-9).

(7) Je cite longuement ce passage : «Ce qu’il en coûte pour écrire l’histoire, c’est le titre qu’on pourrait donner à cette théorie. Tout changement se paye. Il faut passer les faux-frais par profits et pertes. Peut-être le climat dans lequel se produisait le changement dans notre État était-il le seul dans lequel il pût s’épanouir, et, à coup sûr, la nécessité d’un changement se faisait sentir. On pourrait appeler ça : théorie de la neutralité morale de l’histoire. Une méthode, en tant que méthode, n’est ni moralement bonne, ni moralement mauvaise. Nous pouvons juger les résultats, non la méthode. L’individu moralement bon est susceptible de commettre une action qui est mauvaise. Il se peut qu’un homme doive vendre son âme pour acquérir le pouvoir de faire le bien. La théorie du coût de l’histoire, la théorie de la neutralité morale de l’histoire : tout ceci est une vue de l’histoire, à vol d’oiseau, observée du haut d’une cime glacée. Peut-être fallait-il un génie pour la concevoir. Pour la concevoir réellement. Peut-être, avant d’être à même de l’apercevoir, était-il impératif d’avoir été enchaîné sur cette cime altière, tandis que les busards nous percent le foie et les yeux. Peut-être fallait-il un génie pour la concevoir. Peut-être un héros seul pouvait-il agir sur ces données» (pp. 637-8).

(8) «Et il [le patron] avait dit : «L’homme est conçu dans le péché : il vient au monde dans la corruption et passe de la puanteur des langes à la pestilence du linceul. Il y a toujours quelque chose» (p. 311).

(9) «Rien ne se perd, rien n’est définitivement perdu. Il y a toujours l’indice, le chèque annulé, la marque du bâton de rouge à lèvres, l’empreinte du pied dans la cannaie, le préservatif dans le sentier du parc, les souliers de bébé teints en mordoré, la tare dans le torrent sanguin. Et tous les temps n’en sont qu’un seul, et tous ces morts du passé n’ont jamais vécu avant que nos définitions ne leur aient donné la vie, et leurs yeux, hors de l’ombre, nous implorent» (p. 371).

(10) «Pour dire les choses brutalement, répondis-je, c’est parce qu’il se nomme Adam Stanton, fils du gouverneur Stanton et petit-fils du juge Peyton Stanton, et arrière-petit-fils du général Morgan Stanton, et que toute sa vie il a été obsédé par l’idée d’une très lointaine époque où les affaires étaient gérée par des hommes aux sentiments nobles, des hommes de grande allure, portant culottes courtes et boucle d’argent, uniformes bleus ou redingotes, ou même des toques de daim ou de raton, selon les cas […] des hommes qui, assis autour d’une table, travaillaient avec désintéressement pour le bien public» (p. 401). Autre belle image, cette fois-ci à propos du visage d'Adam Stanton : «Jack Burden effleura Adam de son regard, comme un pêcheur effleure de sa mouche l’eau cascadante d’un ruisseau à truite qui dévale parmi les saules» (p. 417).

(11) «Si, dans l’imaginaire mythique, le voyage en Orient se confond souvent avec la quête des origines, aller à l’Ouest, c’est aller au-devant d’une solitude hyperbolique, courir le risque d’une perte définitive de ses repères : tout récit occidental est un récit d’exil», En haine de l'Occident. Quelques réflexions sur l'imaginaire anti-occidental, in Les Sens de l'Occident (études réunies par Jean-Paul Rosaye et Charles Coutel, Artois Presses Université, coll. Lettres et Civilisations étrangères, 2006), p. 58.

(12) «[…] j’avais atteint dans la recherche de mon problème, ce point où l’on n’a plus rien d’autre à faire qu’à s’en remettre au ciel. Il faut toujours en passer par là. On commence par tenter l’impossible, ensuite on implore le Ciel; toutes les prières y passent, après quoi l’on s’endort avec l’espérance que la Grâce divine vous enverra un rêve qui éclaircira tout» (p. 359).

(13) «On eût dit que [le visage du patron] se fût soudain figé dans sa décision, comme le visage d’un homme enseveli et mort dans la neige il y a des millénaires – pendant la période glaciaire peut-être – que le glacier charrie depuis des siècles, mètre par mètre, et qui tout à coup, dans sa pureté originelle et sa céleste innocence, réapparaît intact à travers l’ultime couche de glace» (p. 679).

samedi, 12 décembre 2020

Écrits d'exil, 1927-1928 de Léon Daudet

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Écrits d'exil, 1927-1928 de Léon Daudet

par Juan Asensio

Ex: http://www.juanasensio.com

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Mâles lectures.

 
Écrivains et artistes de Léon Daudet.

La Préface de Sébastien Lapaque aux Écrits d'exil de Léon Daudet (1), si elle ne pipe mot sur les qualités littéraires évidentes et l'originalité incontestable de l'écriture toute faite de parallèles aussi vifs qu'une décharge d'adrénaline et de notations intimes ou de confidences sur des auteurs (Hugo, Baudelaire) aussi touchantes que surprenantes, que se remémore, pour notre plus grand plaisir, ce tonitruant continuateur de Rabelais et de Bloy que fut Léon Daudet, nous renseigne suffisamment sur la période personnelle, atroce, qu'il traverse, puisque son deuxième fils, Philippe, est mort, s'étant suicidé ou bien ayant été éliminé par les sbires de l'ombre du pouvoir en place, comme le père ravagé n'aura cessé de le penser jusqu'à sa mort. Il trouve, alors, la force d'écrire un ouvrage intitulé Courrier des Pays-Bas dont sont extraits les différents textes composant ce recueil.

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Il ne faut chercher aucune cohérence directe entre les textes ainsi colligés, fort courts ou de belle ampleur, qu'il s'agisse de portraits ou de méditations littéraires, mais aussi d'épigrammes, sinon, bien sûr, la constante tension stylistique d'une écriture qui n'éclate jamais mieux que dans les séries de courtes notations, longues parfois de deux phrases, dans lesquelles Léon Daudet non seulement ramasse ses forces et bande ses muscles, mais jamais n'hésite à décocher telle flèche qui à coup sûr se plantera dans l'ennemi qu'il s'est choisi, Paul Valéry ou Ernest Renan par exemple, qu'il déteste visiblement par-dessus tout, le second davantage encore que le premier. Parfois, cette force contenue permet au fauve de sauter directement à la gorge de sa proie, et nous assistons, d'un claquement sec de mâchoire, à l'égorgement de la gazelle ou du pourceau : ainsi, l'auteur de Monsieur Teste est-il surnommé «Léonard de Vichy» (p. 206) ou, petite facilité que nous excuserons sans peine à notre atrabilaire qui ne peut pas toujours saigner proprement, si je puis dire, sa victime mais la larde de coups de canif inoffensifs, «Paul Valait-rien» (p. 217), facilité de potache disais-je, comme si Léon Daudet nous montrait par avance le maximum auquel atteindrait, quelques années après sa sanglante carrière d'imprécateur, un Jean Cau, pire encore, je veux dire, bien plus petit, un Denis Tillinac, si nous nous souvenons que, comme Georges Bernanos, Daudet fils «déchire comme l'aigle», mais «un aigle qui saurait l'anatomie» (p. 124). Parfois également, cette fois-ci à l'exemple de Léon Bloy, l'auteur des Morticoles, pourtant mieux nourri et sustenté que le Mendiant ingrat, a pu accrocher aux mesquineries (cf. p. 118), travers qui est celui de tous les prodigues et prodiges verbaux. Du second, Renan donc, tout est sale et abject et là, le trait est aussi juste qu'assassin, donc définitif : «Quand je lis Renan, j'entends, derrière la toile peinte en couleurs tendres, des blasphèmes furieux, des jurons de charretier ivre» puisque «son style lui servait à masquer son âme» qu'il avait vile (Aphorismes sur la polémique et l'invective, p. 127). Je retiens cette autre magnifique méchanceté, d'une brièveté lardant la masse des dix mille pages inutiles et fausses écrites par l'auteur de La vie de Jésus : «Renan, ou le bidet de Ponce Pilate. Il s'y lavait, non les mains, mais le cul» (Réflexions sur la connaissance, p. 301). Si la polémique, telle que la définit Léon Daudet, est ainsi «un combat mené par la plume en faveur de certaines idées» et «la réaction de défense contre les enlisements et endormements philosophiques, artistiques et littéraires» (Le plus grand de nos polémistes, François Rabelais, p. 66), nul doute qu'il soit, lui, tandis que d'autres dorment, constamment en éveil ! Nous verrons pourtant que l'un des effets bénéfiques de cette hargne à ne jamais fermer l’œil est une étonnante capacité d'accommodement, au sens optique du terme, de la vision, susceptible tout autant de replacer le plus fin détail dans un plan d'ensemble ordonnateur, qu'il sera cependant le seul capable de parvenir à discerner avec autant de justesse, nous en précisant le moindre dentelé. Léon Daudet nous le dit avec humour lorsqu'il prétend que le polémiste est réactionnaire, donc réaliste : «il est pour ce qui est, contre ce qu'on lui dit qui sera, mais dont il n'est pas du tout sûr que ce sera; en d'autres termes, le polémiste est avant tout un réaliste» (ibid., p. 68), à condition de préciser que ce réaliste-là sera doué d'une finesse de jugement et d'une sensibilité inouïes, ce qui n'est en fin de compte pas très étonnant puisqu'il est celui qui, «aux périodes critiques de notre histoire», venge «la justice et la morale bafouées en montrant les choses et les gens sous leur véritable aspect, en dehors des conventions d'écoles, d'assemblée et d'instituts» (ibid., p. 103). En somme, le polémiste, loin d'être un aigri et un raté, communes insultes dont les bonnes âmes l'accablent avec leurs petits crachats, est bien au contraire celui qui, derrière les apparences du luxe et de la volupté, flaire la pourriture de la charogne maquillée pour la fête démocratique et, non content d'incommoder l'odorat de nos vertueux, expose la pourriture en plein défilé républicain. Pas étonnant que la vieille démocratie française, que Léon Daudet qualifie de «Révolution couchée, et qui fait ses besoins dans ses draps» (Les atmosphères politiques et l'histoire de la Révolution, p. 193) ne lui ait jamais pardonné un tel outrage, et l'ait enfermé à quintuple tour dans le cabanon capitonné où elle a relégué ses plus fiers contempteurs, qu'il s'agisse de Barbey, de Bloy, de Darien, de Céline, de Marc-Édouard Nabe et, donc, de Léon Daudet.

9782221123157ORI.jpgD'autres ressemblances entre les divers textes appartenant qui plus est à des genres eux-mêmes différents, plus évanescentes et subtiles, composent la toile de fond sur laquelle Léon Daudet projette au premier plan des motifs grossiers, comme un peintre qui n'hésiterait pas à accorder un soin maniaque à l'arrière-plan de la scène qu'il représente, mais se contenterait, pour peindre le devant de la scène, de larges traits de gouache, tout pressé en somme de signifier une mystérieuse transparence aux yeux de ceux qui se tiendront devant sa toile. Il est d'ailleurs difficile de préciser la nature de cette musicalité diffuse, de cette colle qui unit apparemment tous les textes sans les confondre, qu'il s'agisse de notations ou d'aphorismes fulgurants de justesse et d'alacrité ou de passages plus amples, élégiaques, chantant la beauté des grands écrivains et des textes qui tous se répondent les uns les autres, si ce n'est par ce que nous pourrions appeler une espèce d'atmosphère de sympathie, équivalent moderne des correspondances baudelairiennes que Léon Daudet place au-dessus de la faculté épaisse, bornée, répétitive, kilométrique même d'un Victor Hugo à dérouler des images poétiques, remarquables ou, inversement, d'une sottise républicaine consommée (voir le beau texte intitulé Hugo grandi par l'exil et la douleur).

Si, écrit Daudet, «dans le pamphlétaire de bon aloi, il y a du chien, dressé à sauter à la gorge du faux (Aphorismes sur la polémique et l'invective, p. 127), raison pour laquelle il goûte la puissance d'un Léon Bloy (2) tout en n'oubliant pas d'indiquer certaine petitesse on l'a dit, il y a aussi chez ce diable d'écrivain qui est, avant tout, un critique littéraire puissant, ce que nous pourrions affirmer être une constante instabilité : je ne veux pas parler de l'incapacité, pour Daudet, de planter le dard d'un jugement dans une bajoue ou une fesse molle, cette arme dont jamais les cochons de la critique journalistique contemporaine n'ont imaginé le pouvoir de trancher de fines lamelles de lard, mais d'une espèce de perpétuelle, à vrai dire dévorante curiosité, un appétit formidablement rabelaisien de tout lire, de tout connaître, de tout vanter ou, dans certains cas, de tout exécrer, avec une même étonnante capacité d'ingestion et, reconnaissons-le dans le cas de cet exécrateur surdoué, de digestion et d'expulsion.

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Rien de moins figé en effet que la pensée sans cesse mouvante de Léon Daudet ou, pour le dire autrement, rien de moins compassé que certaines de ses vues ondoyantes, perpétuellement souples mais non point labiles ou fragiles, que l'on aura quelque mal à penser avoir été celles d'un prétendu réactionnaire engoncé dans son corset de certitudes ripolinées plutôt qu'émises par un zélé moderniste s'extasiant, comme un nouveau-né, du moindre bilboquet qu'on lui mettra sous le nez. Lisons-le prétendre, à juste titre puisque la hauteur de vue, l'empan intellectuel véritable toujours s'entent sur une très solide culture, sur la connaissance du tuf où l'art a germé au long des siècles et jamais sur une voracité instantanée, devant être perpétuellement comblée par de nouveaux aliments qui exténueront la volonté et tortureront l'estomac, que «toute œuvre d'art de forme nouvelle provoque un véritable choc, et celui-ci est douloureux à ceux qui ne font pas partie des élites, intellectuelles ou artistiques, de ce temps. Ces élites savent bien que l'art aussi doit changer, que ses formes sont éternellement mouvantes, qu'il en est d'elles comme des reflets du soleil, ou de la lune, sur les flots incessamment agités; mais les autres, les gens de peu d'esprit, d’œil, d'oreille, de sensibilité, les «verts» d'académie et d'institut, les professeurs de facultés, les mandarins à douze boutons, se figurent qu'il y a des formes de beauté immuables et que quiconque s'en écarte et apporte un étincellement inédit en littérature, une configuration inédite en sculpture, une couleur inédite en peinture, etc., ou bien est fou, ou bien veut se moquer du monde» (Baudelaire, le malaise et «l'aura», p. 271). Quelques pages plus loin, il affirmera qu'il semble, à propos d'un poème de Baudelaire, que «tous les mots soient employés là pour la première fois», comme s'ils étaient «décrassés de l'accoutumance, de la même façon syntaxique que dans les Pensées de Pascal» ou que «leurs coordonnées mentales sont changées (ibid., p. 285) : encore faut-il, n'est-ce pas, pouvoir non seulement supporter ce changement des repères, accepter un nouveau mètre étalon par quoi, le plus souvent, un génie établit sa souveraineté, mais en qualifier la pertinence, l'originalité et la beauté.

imagesldslitt.jpgNous savons plus d'un écrivain qui aura dû son lancement de carrière, si je puis dire, à ce superbe facilitateur que fut le fils d'Alphonse Daudet, car Léon a une remarquable capacité non seulement d'accueillir le talent, où qu'il se trouve (en cela, la critique littéraire d'un Pierre Boutang peut à bon droit être considérée comme sa plus riche héritière), mais à s'enthousiasmer sans feinte ni cynisme pour la grandeur, en vertu, peut-être, de l'universelle communication des livres entre eux, la beauté nourrissant et même : faisant naître la beauté, dans une atmosphère ténue que Léon Daudet définit en la qualifiant d'ambiance, et qui pourrait en peu de mots être décrite comme l'«étincellement général de l'intelligence» (Le plus grand de nos polémistes, François Rabelais, p. 64) : «L'ambiance est voisine du frisson et de l'aura, et c'est par là que s'expliquent les grandes frénésies et terreurs en commun, les pressentiments en nappe, et non plus seulement individuels, et les épidémies prétendues mentales, en réalité cutanées» (Les atmosphères politiques et l'histoire de la Révolution, p. 191). Notons, ici, la prévalence du vocabulaire clinique, médical, que Léon Daudet n'hésite jamais à utiliser, avec l'avidité d'un glouton, se servant d'images, de métaphores ou de comparaisons aussi précises que les gestes d'un découpeur de cadavres, non seulement parce qu'il a retenu la leçon du spiritualisme charnel que Huysmans invoquait dans l'entame de Là-bas mais surtout parce qu'il a, d'abord, été médecin, comme un autre pestiféré des lettres, cette fois-ci d'outre-Rhin, Gottfried Benn : la Révolution, qualifiée de bloc, «est plutôt un énorme caillot de sang et de sanie, et comparable à la soudaineté d'un cancer rongeur et dévastateur, qui envoya ensuite des métastases, de formes très diverses, à travers l'Europe» (Les atmosphères politiques et l'histoire de la Révolution, p. 195).

C'est sans doute, avec bien sûr les fulgurances de jugement dont nous avons parlé (3) et ce qu'il a appelé l'aura ou l'ambiance d'une époque, avec la délicieuse accumulation de souvenirs bien souvent directs (4) d'écrivains reçus par son fameux père ou encore une sensibilité étonnante à la musicalité de la langue (5), la dimension la plus intéressante du génie de Léon Daudet que cette délicate et exquise intrication entre le charnel, voire le corporel le plus humble et même misérable, et le spirituel, le corps et l'esprit ou même l'âme mais, surtout, plus profondément encore, cet entremêlement de la matière et de ce qui n'en est pas, ou bien est une matière ténue, toute pleine, toute grosse de ce qui la dépasse, l'essentialise, la subtilise. Ainsi du génie, que Léon Daudet explique très bellement dans son Hérédo, lequel naît d'une lutte, «d'un combat victorieux de la personnalité souveraine, et donc saine, contre la pression héréditaire et neurochimique, contre les troubles de ce [qu'il a] appelé la gravitation intérieure» (Baudelaire, le malaise et «l'aura», p. 260, je souligne). Nous pourrions croire Léon Daudet, comme Émile Zola, dans le matérialisme le plus fangeux, et trempant sa plume dans le bidet où Renan, donc, lavait son cul, que nous ferions entièrement fausse route puisque plus d'une fois l'auteur vitupère contre «les sombres crétins du matérialisme médical» définissant la pensée comme une «sécrétion du cerveau» alors qu'elle est bien davantage, et la formule est superbe, «un rythme de rythmes» : «En effet, un écrivain, comme un savant, n'est pas seulement parcouru par des ondes rythmiques, quantitatives ou qualitatives, normales et classées, et glissant dans le sens unilinéaire du temps, ou polylinéaire de l'espace. Il est le point de rencontre et la jonction de ces rythmes, accourus de l'avenir, que l'on ne pourrait pas plus nier que le mirage, ou le pressentiment. Tout orateur, ayant l'habitude de la parole en public, sait qu'il est commandé par trois séries d'ondes intellectuelles : celles venues du passé, c'est-à-dire du thème qu'il s'est donné; celles venues du public; celles venues, plus subrepticement et plus mystérieusement, d'un résultat moral ou actif, à obtenir, qu'il n'entrevoir pas mais qui, à son insu, le guide. J'en ai fait personnellement l'expérience vingt fois; et ce qui est vrai de l'orateur est vrai de l'écrivain, et aussi du savant» (Rythmes et cadences de la prose française, p. 51). Ces rythmes, ce réseau de fines cordes qui semblent ne jamais s'arrêter de résonner, toutes parcourues de frissons qu'il importera au lecteur immense de capter et d'ordonner, prouvent donc que «les sommets de l'esprit se relient à des attaches organiques», Baudelaire, d'autres aussi, étant de fait «de connivence avec les secrets permanents de la vie animale» (Baudelaire, le malaise et «l'aura», p. 283).

250px-Qui010809.jpgCette conception que nous ne pouvons absolument pas prétendre mécaniciste de l'univers, puisque les forces de l'esprit infusent la secrète architecture, puisque l'ambiance, ou l'aura, ou encore l'influence, l'atmosphère dira l'auteur (cf. p. 193), imprègnent l'histoire humaine, conception que nous pourrions sans doute, au prix d'une excessive simplification, nommer organique ou organiciste, apparaît très nettement lorsque Léon Daudet évoque les lettres françaises, qualifiées comme étant «une sorte de corps, qui a une continuité, des ramifications et une direction générale en dehors des corps des citoyens français qui se succèdent de famille en famille suivant les lois et des dérivations héréditaires» (Montaigne et l'ambiance du savoir, p. 163), le mouvement que réalise le critique littéraire pouvant en fin de compte être comparé à l'exploration méthodique d'un corps immense dont aucune des parties ne serait ignorée ni considérée comme ne faisant pas partie d'un tout dont il importe, avant tout, de bien comprendre la fondamentale complexité, si la visée du grand lecteur, comme la pensée de Montaigne selon Daudet, «se met à décrire des cercles successifs et subintrants, auxquels sont tangents d'autres livres et d'autres réflexions» (ibid., p. 164).

Ainsi pouvons-nous dire que, tout comme Léon Daudet resta émerveillé devant la pénétration de Charles Baudelaire, sa logique et ce «je ne sais quoi de divinatoire qui est au-delà de l'analyse et de l'exposé et qui fait les synthétistes et rassembleurs de premier plan» (Baudelaire, le malaise et «l'aura», p. 358), nous restons émerveillés devant la puissance synthétique de cet auteur, laquelle, il faut bien le noter, jamais ne se départit d'une formidable capacité de concentration de la vue, comme si ce pénétrant critique disposait non seulement d'une foreuse lui permettant de carotter tel terrain qu'il escompte aurifère, mais aussi d'un laser lui assurant d'extraire, avec une précision chirurgicale, sans rien toucher de ce qui l'entoure, sans même briser la gangue qui l'emprisonne, telle miraculeuse goutte de diamant qu'il fera ensuite scintiller sous notre regard.

Notes

(1) Les textes composant cet ouvrage sont tirés de Courrier des Pays-Bas, publié en 1928 chez Grasset. Il fait intelligemment suite au précédent recueil de textes publiés chez Séguier, Écrivains et artistes, préfacé par Jérôme Leroy (grand ami de Lapaque, au passage) dont j'avais rendu compte dans cette note. Quelques fautes sans gravité sont à signaler : un tiret semi-cadratin manque après «Paul Olagnier», p. 29; «Vénus» et non «Venus», p. 52; la virgule est fautive dans la phrase «la cure de Meudon et celle près du Mans», p. 102; pas de trait d'union dans «allez vous reposer», p. 154; «si petit qu'il fût» et non «tût», p. 180; «fût fait» et non «fut fait», p. 184; il manque un «s» à «de» dans la phrase commençant par «Au point de vue des pertes individuelles», p. 197; il manque un «t» au verbe dans la phrase «La guerre et la fatigue qui suivit», p. 204.

(2) Superbe description de la puissance de la langue bloyenne : «Sa phrase a souvent l'ampleur et le nombre de celle de Flaubert, bien que plus aisée et plus libre. Flaubert, c'est l'école du renfermé. Bloy, c'est l'embarquement, au petit jour, dans la barque du pêcheur breton, qui fleure la rogue, la sueur refroidie et le sel» (Rythme et cadence de la prose française, p. 50). Notons que Léon Daudet fait remonter au même père, François Rabelais, qualifié de plus grand de nos polémistes, et même non seulement de «prince des polémistes français», mais «encore comme le premier de tous les polémistes, avec Aristophane» (Le plus grand de nos polémistes, François Rabelais, p. 83), le génie de l'invective : «Il dépasse la mesure et, par là, il est bien de son époque, qui a poussé l'intensité, verbale et évocatoire, jusqu'à ses dernières limites» (p. 94). Notons, pour clore ces remarques sur le génie de l'imprécation, que Léon Daudet n'hésite pas à évoquer Ernest Hello, qui «avait de très grandes parties de polémiste, et plus d'envergure en dedans que Veuillot». Malheureusement conclut Daudet, «il était de ceux qui, selon le mot de Chateaubriand, «n'arrachent pas leur rive»» (Aphorismes sur la polémique et l'invective, p. 128).

(3) Fulgurances qui lui laissent même penser qu'il risque de n'être pas compris du lecteur, comme si l'intuition court-circuitait le raisonnement par concaténations, en réalisant des bonds qui, d'un coup, nous permettent de saisir le mystère, en tout cas de nous retrouver tout proches de lui. Ainsi, dans le merveilleux portrait de Charles Baudelaire que nous avons mentionné, écrit-il : «Mais Baudelaire n'est pas un auteur malsain, loin de là. C'est un auteur sain, un remordeur, un monsieur à repentirs et pénitences, qui lutte contre ses suffusions morbides, nées de son désir désolé de jouir, une bonne fois, pour de bon. Je ne sais si je me fais bien comprendre» (p. 261). De la même manière, quelle justesse de vue lorsque, toujours à propos du grand poète, d'un «personnage de cette taille», il affirme qu'il «arrive toujours un moment où la critique doit céder la place à la théologie» (p. 267), et c'est tout à la fois de la pénétration d'esprit et une sonde jetée loin dans les profondeurs théologiques que de dire que «la plus grande agonie connue, après celle du Calvaire, et la plus atroce, apparaît avoir été celle de Jeanne d'Arc. Comme solitude totale, on ne connaît pas mieux» (Le combat de l'homme contre lui-même, p. 112).

(4) Lisons-le évoquer Nadar : «Entre un excellent poulet aux cèpes, très abondants aux lendemains de pluie dans la forêt, une gigantesque omelette baveuse, et un vin blanc fameux, Nadar et ses copains racontaient des souvenirs merveilleux et gais de cette période si originale de la littérature et de l'art français, située entre le romantisme et le réalisme, entre les «Barbizon aux barbes de bison» et les impressionnistes. Le centre attractif était alors, comme il l'est redevenu, Baudelaire, avec ses airs mystérieux, son grand frac et ses manières de dandy purotin» (p. 267).

(5) Musicalité jamais mieux exposée que dans les textes de Rabelais, dont le langage est «farci d'argot; mais d'un argot spécial, peut-être le plus savoureux de la langue française, connu de nous depuis le XIVe siècle et qui est le langage des pérégrins, des gens qui se promènent sur les routes ou, comme on dit vulgairement, le parler du trimard. Ce parler du trimard, abondant en locutions de toutes sortes, tel un terrain géologique, porte, dans ses couches successives, de mots, ou coquillages, venus des diverses invasions, venus des périodes de famine, venus des périodes de guerres civiles, venus des périodes de révolution, d'insurrections générales» (Le plus grand de nos polémistes, François Rabelais, p. 86).

samedi, 23 mai 2020

Entretien avec Juan Asensio : « Je demande à la littérature ce que tout lecteur conséquent devrait lui demander : je lui demande de nous dessiller le regard »

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Entretien avec Juan Asensio :

« Je demande à la littérature ce que tout lecteur conséquent devrait lui demander : je lui demande de nous dessiller le regard »

Ex: https://rebellion-sre.fr

Juan Asensio est critique littéraire et essayiste. Contributeur pour de nombreuses revues, il est le créateur du blog « Stalker » qui entreprend la « dissection du cadavre de la littérature ».

R/ Quelles furent les lectures qui vous ont accompagné durant le confinement ?

Juan Asensio/ Les mêmes que celles qui m’accompagnent, et je prends au pied de la lettre cette image à laquelle on ne prête pas suffisamment attention à force de l’employer, depuis des mois voire des années, car l’expérience du confinement n’a rien d’une parenthèse enchantée – maudite pour d’autres on s’en doute – ouverte dans une riante étendue temporelle nous conduisant vers de radieux lendemains.

9698621.jpgVous aurez peut-être remarqué que tous les idiots de France et de Navarre, et Dieu sait comme ils sont nombreux, nous répètent en boucle que, demain, rien ne sera plus jamais comme avant, alors bien évidemment que, demain, ce sera encore pire qu’hier : plus de pollution, plus de consommation, plus de saccage, puisqu’il faudra en somme reprendre, en mettant les bouchées doubles, là où cette regrettable pandémie nous a stoppés net. Au rebours de ces pseudo-analyses, c’est la société occidentale techno-marchande dans son ensemble qui depuis bien des lustres est passée en mode de confinement, et même qu’elle est résolument, de plus en plus implacablement confinée. Pour le dire sur les brisées de Carl Schmitt commenté par Giorgio Agamben, l’état d’exception est devenu la norme : flicage à tous les niveaux, dans les rues et sur les autoroutes virtuelles, prépondérance des discours des « sachants » au détriment des « apprenants » voire des ignorants que nous sommes tous plus ou moins devenus, démonstration quotidienne bien que décomplexée et même parfaitement méprisante de l’incompétence criminelle de nos gouvernements et relais étatiques, individus infantilisés par l’obligation de respecter protocoles sanitaires et gestes barrières, dématérialisation accentuée, triomphe de la novlangue managériale étendue à toutes les sphères de la société et, d’abord, au monde de la santé au sens le plus large, pandémie de la non-parole journalistique s’alimentant de ses propres discours bien davantage que de la réalité, etc..

130372.jpgNon, la période dite de confinement n’a rien de vraiment très original, avouons-le même si, comme je l’ai dit, elle a pu faire figure, aussi étrange que fragile, d’un courte, trop courte parenthèse ayant ralenti l’avancée inexorable de la Machine, et permettre à la nature, durant un battement de sa paupière en plexiglass, de se rappeler à notre bon souvenir, sans l’aspect tragique et vengeur qu’illustre Arthur Machen dans une remarquable nouvelle intitulée La Terreur.

Ces lectures, pour en revenir à votre question, sont donc graves, comme elles l’ont été avant l’explosion de la pandémie et comme elles le furent depuis que je découvris le visage de l’horreur, celui de l’injustice avec un Bloy, un Bernanos, un Conrad ou un Dostoïevski : récits post-apocalyptiques, témoignages romanesques ou directs d’effondrements plus ou moins rapides mais tous certains de la société mais aussi, donc, bien sûr, retour aux textes des auteurs que j’ai nommés et d’une petite poignée d’autres grands qui n’ont jamais estimé qu’il fallait écrire pour rire ou plutôt ricaner mais, bien au contraire, pour servir l’idée qu’ils se faisaient de la littérature et avertir leurs lecteurs de l’irrévocable destruction du monde et de l’humain. Banalité supplémentaire : il apparaît que toute grande œuvre littéraire a une indiscutable portée morale et même dans certains cas que j’ai tenté d’évoquer sur mon blog, Stalker, une portée apocalyptique voire eschatologique certaine.

R/ Quelle place a l’œuvre de George Steiner, décédé en février 2020, dans votre réflexion ? Pensez-vous, comme lui, que la seule certitude humaine est que l’homme sera toujours obligé d’affronter le Mal ?

La découverte de l’œuvre de George Steiner a été une bouffée d’air, comme le fut, bien des années plus tard, celle de Maurice G. Dantec, bien sûr avec des différences flagrantes d’approche entre le romancier et l’essayiste qui, cependant, n’auront cessé de tourner autour de la question du Mal. Je les ai lus l’un comme l’autre, à fond je crois et j’ai même consacré un livre aux textes du premier, qui aura eu pour première vertu de me faire découvrir ou redécouvrir bien des auteurs desquels il s’est inspiré, sans forcément exprimer clairement sa ou ses dettes. George Steiner n’a finalement d’intérêt que parce qu’il est un excellent passeur, une sorte de facteur comme lui-même le reconnaissait, entre le véritable écrivain ou philosophe et le lecteur. Lire Steiner, c’est donc bien lire ou relire Celan ou Benjamin, bien d’autres encore puisque son œuvre, si œuvre il y a, n’aura été que de commentaires, à l’exception de telle ou telle rare incursion dans le domaine romanesque, par exemple avec Le Transport de A. H.

Ce n’est du reste pas à moi de penser comme George Steiner car, en fait, penser que l’homme sera toujours obligé d’affronter le Mal est une banalité parfaitement intégrée par n’importe quel adolescent point trop paresseux pour, dès son jeune âge, s’être plongé dans les textes d’un Georges Bataille par exemple, ou s’être jeté corps et âme, comme le font toujours les jeunes personnes lorsqu’elles lisent (et comme elles devraient continuer de le faire une fois devenues adultes) dans les plus puissants textes romanesques, d’un Dostoïevski ou d’un Conrad déjà cités, mais aussi d’un Faulkner ou d’un Lowry. Tous les grands ont été confrontés à cette question et la qualité de leur œuvre se jauge, principalement je crois, à leur façon de la figurer dans leurs œuvres, tout au long d’une vie harassante d’écriture.

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R/ George Steiner a longtemps échangé avec Pierre Boutang. Comment ce dialogue a enrichi les deux œuvres ?

Pour répondre à cette question pour le moins complexe, il faut se reporter à leur volume de passionnants dialogues sur la figure d’Antigone et la question, justement, du Mal. Pour résumer, je pense que Boutang a éveillé Steiner à une forme de « coruscance », si je puis dire, de la pensée s’enfonçant dans d’infinis dédales d’érudition et de fulgurances dépassant cette dernière, alors que l’auteur de Réelles présences a sans aucun doute éloigné l’auteur de l’Ontologie du secret du vieil antisémitisme d’État cultivé par le maurrassisme, du moins sa frange la plus dure, et même si, bien sûr, Pierre Boutang n’a à vrai dire eu besoin de personne pour assez vite comprendre l’importance eschatologique que revêtit la création d’Israël. Cependant, il ne faut pas se tromper je crois sur le sens de cette amitié car je pense que c’est bien davantage Steiner qui admirait Boutang que l’inverse ; ce n’est là qu’une intuition qui aurait probablement été contredite si l’auteur du Purgatoire avait vécu plus longtemps.

R/ La critique littéraire est aussi un exercice philosophique. Lors de « l’affaire Matzneff » vous avez justement fait remarquer que la littérature ne pouvait pas être un absolu au-dessus du Bien et du Mal. Pour vous, elle n’est donc pas supérieure à tout jugement moral?

51ZqJ1yiMBL.jpgRoberto Bolaño n’a eu de cesse de s’interroger sur cette question aussi fameuse que délicate, répondant de multiples façons dans presque chacune de ses œuvres, jusqu’à l’œuvre au noir que fut 2666. Résumons l’ensemble de ces réponses apportées par le biais d’ingénieuses figurations littéraires du Mal en affirmant que, pour le grand écrivain chilien comme pour d’autres romanciers, la plus grande œuvre d’art jamais ne saurait se bâtir sur des pleurs et des grincements de dents, encore moins sur du sang.

Vous m’objecterez les exemples rebattus d’un Sade ou d’un Céline mais avouez alors que nous sommes là, avec ces œuvres réellement torrentielles et prodigieuses dans leur violence et l’exacerbation d’une esthétique foncièrement grimaçante et pessimiste, à quelques années-lumière des mignonnes petites confessions satisfaites que Gabriel Matzneff aura réussi à faire passer pour des œuvres littéraires dignes de ce nom auprès d’un public assez hétéroclite pour avoir donné l’impression d’une unanimité quant à son talent supposé. Relisant ces derniers jours Les Grands Cimetières sous la lune de Bernanos, je suis tombé sur ce jugement implacable qui pourrait tomber sur les épaules fragiles et les reins débordant de vigueur de Gabriel Matzneff : « Que nous importe le vieux Tibère pataugeant dans sa baignoire et tendant à la bouche des nouveau-nés le lambeau par quoi, jadis, il fut un homme ? ». Tout est dit je crois, sur Matzneff et ses semblables, ainsi, plus largement, que sur tant de poseurs se prenant pour des écrivains alors, qu’au mieux, ils n’auront été que de passables portraitistes de la seule personne qui aura eu à leurs yeux le moindre intérêt : la leur bien sûr.

R/ Que demander à la littérature aujourd’hui ? Du rêve ou du sérieux ?

Je crois que le rêve, y compris dans sa version la plus dégradée qui est le divertissement, est amplement figuré par la production dite littéraire actuelle : vous aurez ainsi infiniment plus de chance de trouver la collection complète des nullités d’une Pancol, d’un Beigbeder, d’une Angot, d’une Coulon, d’une Slimani ou d’un Moix et d’une multitude criarde de nains et mégères, en entrant dans une librairie, que de trouver dans ses rayons Ernst Jünger, Günther Anders ou Jaime Semprun !

Je demande à la littérature ce que tout lecteur conséquent devrait lui demander : je lui demande de nous dessiller le regard, une tâche qui répugne de plus en plus à la navrante production française actuelle devenue divertissement insipide et, si nous ne voulons décidément pas ouvrir nos yeux, de nous forcer à le faire. Je doute fort qu’elle en soit encore capable, car tout ou presque lui manque : le sang, une colonne vertébrale, la volonté, le goût du risque, l’attirance pour l’exploration des gouffres, la main en visière sur un horizon qui ne soit pas seulement celui de son nombril.

A lire :

Le site le Stalker : http://www.juanasensio.com/about.html

Juan Asensio, La Critique meurt jeune, Le Rocher, 2006. (Essais sur Scholem, Steiner, Dantec, Bernanos, Bloy, Dick, Broch, Faulkner, Tarkovski, Boutang, Conrad, Dostoïevski, etc.).

Le temps des livres est passé, Ovadia, 2019.

 

jeudi, 02 janvier 2020

Les moins de seize ans ou les solitudes pédérastiques de Tonton Gabriel

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Les moins de seize ans ou les solitudes pédérastiques de Tonton Gabriel

par Juan Asensio

(texte de 2013)

Ex: https://www.juanasensio.com

Autres textes sur le sujet: Gabriel Matzneff dans la Zone.

Nous pouvons lire, à l'entrée Robert Brasillach du truculent Dictionnaire des injures littéraires de Pierre Chalmin (1), une méchanceté écrite par Gabriel Matzneff pour Le Figaro littéraire : «Brasillach que plus personne ne lirait aujourd'hui si, au lieu d'avoir été fusillé, il était mort écrasé par un autobus en juin 1944».

Nous pourrions retourner cette saillie du reste assez stupide car Brasillach continue d'être lu, à Gabriel Matzneff, en lui faisant remarquer que plus personne ne le lirait aujourd'hui si, à la place des orifices de jeunes enfants des deux sexes, il évoquait dans ses livres si paresseux, comme tout un chacun ou presque, ceux de ses seules épouse (notre Lovelace des bacs à sable a été marié, brièvement) et (innombrables) maîtresses. Lire Gabriel Matzneff, ce n'est en effet pas être sensible à sa prétendue petite musique, ce n'est pas manifester sa dilection pour les auteurs antiques, ce n'est pas soutenir, plus ou moins silencieusement, un de ces hérauts, de plus en plus fatigué à vrai dire et qui a besoin pour se déplacer de sa canne à pommeau doré, de la droite buissonnière qui fut très souvent garçonnière, ce n'est pas s'intéresser au subtil mélange entre envolées métaphysiques et cabrioles priapistiques, ce n'est certainement pas défendre la liberté de l'esprit contre ce qu'il appelle les quakers et les quakeresses de la pruderie.

Lire Gabriel Matzneff, ce n'est même pas s'offrir un de ces petits plaisirs secrets que, bien jeune, nous nous accordions en lisant en cachette les textes de Sade et de Casanova alors même que, selon l'auteur, nous ne saurions lire la description détaillée de fines parties de plaisir entre un adulte et un jeune enfant sans éprouver nous-même un désir trouble. Or, si l'imagination d'un jeune adolescent (et même celle d'un adulte) peut être ravie, au sens premier du terme, par les pages où Sade déploie ses infernales machines de souffrances et de plaisir ou par la truculence arsouille et irrévérencieuse du Vénitien, les passages où Gabriel Matzneff évoque ses parties de jambes en l'air, eux, sont absolument tout ce que l'on voudra, libidineux, pornographiques donc cliniques, ridicules ou drôles, mais jamais érotiques.

Lire Gabriel Matzneff, c'est donc très sûrement perdre son temps. Lire Gabriel Matzneff, c'est assez vite tout de même (sauf lorsque l'on ne sait pas lire, cette cécité est fort répandue) découvrir que le maître que nous cherchions, jeune, que tout jeune enfant passant sa vie à dévorer des livres cherche plus ou moins sans le savoir, est un petit professeur bagué, cravaté et dégénéré, que l'esprit libre tant vanté dans notre société soumise à des milliers de diktats aussi invisibles que sournois n'est qu'un pleurnicheur vouant aux gémonies celles (les renégates, dit-il) qui l'ont plaqué et renié, que l'homme fort ne craignant aucune polémique est un pauvre type esseulé et qui, devenant vieux, sera non seulement toujours esseulé, de plus en plus seul à vrai dire mais surtout de plus en plus pathétique, un vit bientôt flaccide condamné à subir les gestes du personnel soignant d'une maison de retraite en guise de fier étendard affichant son mépris des «vieux culs nécrophages de la rue Sébastien-Bottin» (2), que le théologien à la mode de Vladivostok est un mécréant à la petite semaine affirmant que le Christ semble s'être «fait chair, flesh, que pour nous permettre de tringler les premières communiantes et de tailler des pipes aux petits chanteurs à la queue de bois» (pp. 12-3, l'auteur souligne), que le pécheur impénitent, Gilles de Rais saupoudré de talc ayant sa place à toutes les bonnes tables de Saint-Germain-des-Prés, écrit chacun de ses textes ou presque sans jamais parvenir à masquer son cri («Pardonnez-moi ! Pardonnez-moi !»), rêvant de «confession publique» comme au temps où le sacrement de pénitence représentait quelque chose «chez les chrétiens primitifs», et saisissant l'occasion inespérée que lui offre Jacques Chancel en réintroduisant ladite «confession publique dans nos mœurs» (p. 13) par le biais de sa collection, tout en hurlant de trouille et de sainte horreur au moment de monter sur le bûcher, alors que Gilles de Rais, lui, comme oublie de le rappeler notre hagiographe gaminophile, est devenu grand parce que ses crimes immondes sont indissociables du pardon qu'il a demandé, à genoux, aux mères et aux pères des enfants qu'il a dilacérés, violés et tués, avant de finir rôti, pour la plus grande gloire des cieux et la purification nécessaire d'un monstre trahi par le diable qu'il n'est jamais parvenu à conjurer.

Petit auteur, auteur mineur si l'on veut, Gabriel Matzneff n'est pas un homme mineur mais un petit homme ridicule et exécrable.
 

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Je ne perdrai toutefois pas mon temps à ferrailler avec ce pédéraste comme lui-même aime à se décrire, qu'il s'agisse de l'affubler de cet épithète de nature plutôt que de celui de paidophile ou pédophile qui lui convient du reste admirablement, ou de rejoindre ce vieux rétiaire cacochyme et larmoyant, autrefois éphèbe impertinent pressé de vivre et de jouir, sur le terrain boueux où il a livré l'un de ses combats les plus minables et truqués (3), insultant ceux qu'il appelle les sycophantes de persister à ne pas comprendre que son art littéraire, dont il se fait une si haute opinion, ne saurait être jugé à l'aune sordide et lilliputienne de la morale.

Je me contenterai donc de frapper au point censé être le plus douloureux pour un cacographe, étant donné que ces hongres sont toujours persuadés que non seulement ils savent écrire, mais que leur œuvre, rare ou abondante, possède quelque qualité indéniable dans la sphère esthétique. Ce point, c'est justement le livre et lui seul, sa qualité littéraire supposée donc, qui devrait le hisser hors de la tourbe puante des minables considérations moralisatrices ou sentant le vieux slip de l'ordre prétendûment conservateur voire réactionnaire qui serait la mort de notre écrivain réputé libre et affranchi de tout, et qui se laisserait pourtant mourir s'il devait passer plus d'une journée sans pouvoir bénéficier du bienfait immarcescible d'une salutaire pédicure.

Les moins de seize ans ne constituent même pas un livre scabreux, et il est infiniment drôle de relire les stupidités qui furent écrites lorsqu'il parut, sous la plume de Roland Jaccard pour Le Monde qui évoque un «livre provocant et salutaire, courageux et spirituel» ou de Thierry Garcin pour Le Quotidien de Paris qui parle d'un ouvrage ayant créé de «salutaires remous, pour avoir mis les professionnels du progressisme au pied du mur».

Ce livre, s'il constitue, en effet, une confession non point douloureuse ou choquante mais ridicule, s'il évoque la plus grande idée fixe ou obsession, le mot est de Matzneff lui-même, de l'auteur, qui avoue que ses «obsessions sont pareilles à ces baudruches qu'on attache sous les aisselles des petits enfants qui apprennent à nager : qu'elles crèvent [et il] coule à pic» (p. 14), s'il détruit donc définitivement le rempart lilliputien pitoyable que les imbéciles et les vicieux (l'un et l'autre pouvant aller de concert bien sûr) dressent comme une muraille de Chine autour de l'écrivain qui n'écrirait qu'une fiction, soit une réalité purement esthétique, forcément et férocement artistique, parfaitement éloignée de la réalité (4), ce livre est la confession, navrante bien davantage que terrible, d'une solitude.

Solitude d'un écrivant qui se croit écrivain, parce qu'il a beaucoup lu les auteurs antiques, ce qui lui permet de saupoudrer son livre de latin non pas de cuisine mais d'alcôve («Mille puellarum, puerorum mille furores», repris aux Mémoires de Casanova) et de nous rappeler que l'Antiquité consommait les très jeunes enfants de façon immodérée, et solitude parce que, comme tous ceux de son espèce, Gabriel Matzneff est un écrivain mineur qui se croit grand. Il suffit, pour se convaincre de cette nullité bienheureuse, de relire les lettres de la petite fille au vilain monsieur qui ponctuent Les moins de seize ans, et qui sont censées, nous précise l'auteur en note, avoir «été écrites par une adolescente de quinze ans». «Il n'y a pas une ligne qui ne soit d'elle», termine, on s'en doute fièrement, Matzneff (p. 19) et, ma foi, je ne sais s'il s'agit de lettres bien réelles ou d'un jeu de l'écrivain s'étant mis à la place d'une jeune fille mais, dans les deux cas, leur nullité purement littéraire est patente, tout comme est ridicule, mais j'avais déjà souligné cette étonnante dimension à propos des larmoyants Carnets noirs, leur bêtise et fadeur érotiques : «X, mon amant pain d'épice, sucre d'orge, sucre d'or, je t'aime, tu sais, je t'aime» (p. 51). Gabriel Matzneff, aussi sordide qu'un phallus gonflé à l'hélium au beau milieu d'une aventure de Maya l'abeille.

J'ose donc affirmer, contre l'évidence même semblerait-il, que la solitude est le sujet réel, profond, évident même des Moins de seize ans, et non pas les goûts sexuels de Gabriel Matzneff qui écrit pourtant qu'il n'a «jamais eu de rapports sexuels avec une personne de [s]on sexe qui soit âgée de plus de dix-sept ans, sauf une fois avec un garçon de vingt-deux, mais ce soir-là [ils avaient] fumé force sebsi de hasch, [ils étaient] complètement défoncés» (p. 22, l'auteur souligne).

Ce sujet réel, profond, évident, est la solitude et non pas la différence entre l'homosexualité, comiquement moquée, avec un don de prescience qu'il convient de saluer si nous songeons à l'épisode grotesque du mariage homosexuel («ils veulent l'honorabilité et la sécurité, le sourire de leur concierge et les palmes académiques, le certificat de bonnes mœurs et le contrat de mariage», p. 82) et la pédérastie ou plutôt, nous dit l'auteur qui pourtant prend grand soin de distinguer ces deux dernières réalités, la pédophilie (5).

Ce sujet réel, profond, évident, le seul à vrai dire, n'est pas ce que nous pourrions nommer la perversité de Gabriel Matzneff qui sait parfaitement que «la dissemblance psychique entre un adulte et un enfant est, elle aussi, une évidence» (p. 23) et qui jouit donc, mais en cachette, de l'étalage de cette dissemblance, comme tout pervers qui se respecte. Deux façons et deux façons seulement existent de pervertir l'innocence : la force brutale de la bête, et le coupable termine derrière des barreaux emmailloté dans une camisole de force et la ruse de l'esprit, qui est la marque des prédateurs supérieurs dont Gabriel Matzneff, qui se vante de n'avoir jamais rien arraché qui ne lui eût été par avance donné, fait évidemment partie. Je ne me prononce pas sur le type de peine que j'imagine pouvoir convenir à ce type de salopard amateur de «marginalité, [de] bohème, [de] solitude» (p. 81) et, surtout, qui n'est attiré que par une seule chose, moins les très jeunes filles et garçons qui, comme il le confesse, forment une espèce de troisième sexe (cf. pp. 24-5), que l'innocence (cf. p. 72).
 

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Ce sujet unique est la solitude, pas même le caractère clandestin des amours de Gabriel Matzneff, qui affirme qu'il se «tamponne le coquillard» de l'approbation de la société, la «transgression» étant son équilibre, sa santé, sa joie (p. 84), qui écrit que «la chasse aux gosses [doit] demeure[r] un sport périlleux, et défendu !» (p. 85), qui avoue grivoisement qu'il s'est rapproché des scouts, un temps, pour disposer plus facilement de jeunes proies (cf. p. 93, Matzneff se décrivant même comme un «membre actif, il va sans dire» des scouts, sa carte de membre certifiant donc sa qualité de «pédagogue professionnel», bonne ruse pour qu'un père sourcilleux surprenant l'auteur en train de «sodomiser» son rejeton ne puisse donc que croire qu'il s'agissait «d'un de ces «grands jeux» éducatifs dont les scouts ont le secret», p. 94), Gabriel Matzneff qui ne cesse de nous rappeler qu'il est contraint de cacher ce qu'il appelle poétiquement ses «aventures de traverse» (p. 63), de se cacher, surtout avec les garçons, pour étancher ses passions non point secrètes, puisque l’œuvre de Gabriel Matzneff est tout entière une apologie lucide, revendiquée, décomplexée (6), passionnée de la pédérastie, mais condamnable moralement et, surtout, pénalement : «Pour les garçons, c'est une autre paire de manches. Si je ne cache pas trop mon amante de quinze ans, mes aventures avec les petits garçons se déroulent dans une stricte clandestinité» (p. 29).

Je discutais, il y a quelques jours à peine, avec une matznévienne hystérique (pléonasme) qui me soutenait par A + B que Gabriel Matzneff n'avait jamais commis ses larcins pédérastes mais qu'il les avait imaginés dans ses textes, donc sublimés. En somme, nul n'avait le droit de reprocher à un écrivain ce qu'il écrivait, et de citer bien évidemment d'autres salauds des lettres comme Céline : il me fut facile de lui opposer une bonne centaine des propres textes de l'auteur pour lui rappeler que Gabriel Matzneff ne s'est jamais caché d'aimer les «très jeunes [qui] sont tentants», surtout lorsqu'ils résident dans certains pays pauvres, Maroc ou Égypte, «où les gosses attendent souvent quelque profit de leurs complaisances amoureuses» (p. 44), l'auteur confessant très clairement qu'il a donc payé des gamins bien que, s'empresse-t-il d'ajouter, «si violence il y a, la violence du billet de banque qu'on glisse dans la poche d'un jean ou d'une culotte (courte) est malgré tout une douce violence. Il ne faut pas charrier. On a vu pire» (p. 45). En effet, nous avons par exemple vu un pédéraste écrire des livres pédérastiques depuis des dizaines d'années sans que personne ou presque n'y trouve à redire, alors, de quoi nous plaindrions-nous, sycophantes envieux que nous sommes ?

Le sujet évident, profond, unique de notre livre n'est pas la concaténation de sophismes qui tous n'ont qu'un seul but : décomplexer, légitimer, ancrer au passé le plus ancien et illustre des pratiques que la société contemporaine réprouve, y compris pénalement, à tort ou à raison, ce n'est pas du tout l'objet de cette note modeste : «La pédérastie, seule forme possible de la paternité pour celui qui répugne à fonder une famille» (pp. 73-4) ou bien encore : «Les adultes qui n'aiment pas les enfants ne supportent pas que les enfants soient aimés par ceux qui les aiment» (p. 41), sophismes d'autant plus vite enchaînés que, comme le sait parfaitement Gabriel Matzneff qui s'en vante (même s'il ne parle pas, dans ce cas, de lui-même), jamais aucun de ses jeunes amants «n'a trahi le secret, jamais aucun des enfants n'a porté plainte». L'auteur évoque l'affaire, à l'automne 1973, d'un «quinquagénaire, gros, moche, borgne, qui dans un village de l'Est, proche de Forbach, organisait chez lui des ballets roses» (pp. 42-3), mais il est évident que sous le masque du repoussant «Tonton Lucien» se cache le visage si lisse et beau (comme me le confia, le regard chaviré, l'une de ses récentes maîtresses) de Gabriel Matzneff. Il en évoque d'autres, de ces affaires scabreuses, comme celle liée à Mlle Hindley et M. Brady, «accusés d'avoir séduit, torturé et assassiné deux enfants et un adolescent» en 1964, l'auteur ayant d'ailleurs pris le soin d'écrire un article de défense, une «chronique, non recueillie en volume pour l'instant», pour ces «ogres» pour lesquels il avoue avoir «un faible» (p. 46). On a vu pire.

Le sujet évident, unique, profond, inavouable des Moins de seize ans n'est même pas ce jeu malsain avec le vocabulaire religieux, le pervertissement de l'amour, la parodie sacrilège consistant à affirmer que l'amour du pédéraste pour sa proie doit «être un amour qui féconde, libère, «donne le vie», tel l'Esprit-Saint dans la prière byzantine» (p. 65), puisque Matzneff claironne qu'il a donné, avant que du plaisir, de l'amour à ses amants et maîtresses, le sujet véritable de ce livre et de chacun des livres de l'auteur n'est pas cet appel constant, répété, troublant, au Jugement, à «l'heure adorable et terrible où nous nous présenterons devant l'autel nuptial du Christ» et où «nous serons jugés sur l'amour» (p. 33).

L'unique sujet, profond, véritable, incontournable des Moins de seize ans n'est pas le sacrilège et l'évocation de la souillure physique mais surtout spirituelle que cet homme indigne inflige à l'une de ses jeunes maîtresses : «Profitant de l'absence de ses parents, nous faisons pour la première fois l'amour dans sa chambre d'enfant, dans son petit lit, parmi ses poupées» (pp. 72-3).

L'unique sujet profond, véritable, évident, scandaleux, n'est pas le détournement parodique du sacré qui peut faire écrire à Gabriel Matzneff, minable chanoine Docre, des horreurs qui devraient le conduire à macérer durant les dernières années de sa vie dans une trappe oubliée où il passera ses journées à demander le pardon de Dieu sans oser ne serait-ce que chuchoter ses prières : «Coucher avec un/une enfant, c'est une expérience hiérophanique, une épreuve baptismale, une aventure sacrée» ou bien : «Pour un esprit religieux, faire l'amour avec un/une enfant, c'est célébrer la divine liturgie, épiclèse, communion au corps et au sang, dithyrambe du seigneur Dionysos» (p. 75).

Le sujet évident, unique, profond des Moins de seize ans et en fait de tous les livres de Gabriel Matzneff n'est pas sa peur, son immense peur de voir l'une de ses chères maîtresses ou cher amant prendre la poudre d'escampette (l'auteur maîtrise la rupture, à laquelle il a consacré un livre, tout comme il nous rappelle ici, plusieurs fois, l'insensibilité amoureuse de certains de ses jeunes compagnons de jeux, cf. p. 60), mais sa peur de s'entendre dire qu'il n'y a pas eu d'amour, mais du sexe et du vice, pas de beauté, mais de la baise sordide face à la «nécessaire clandestinité» (p. 67), grande peur du mal-pensant que celui-ci exorcise comme il peut, par exemple en faisant tenir à sa maîtresse de 15 ans ce discours qui exsude la peur, sous une apparente bonhomie, le bonheur ridicule d'une gamine confondant un vieux pervers avec l'homme de sa future vie de femme : «Mais même si un jour tu devais me faire souffrir, beaucoup souffrir, jamais l'idée ne pourrait seulement m'effleurer de regretter t'avoir connu. Je suis par avance payée au centuple de mon bonheur présent» (p. 51).

L'unique sujet, profond, visible, indéniable, de Gabriel Matzneff n'est pas le seul argument qu'il juge recevable pour interdire la pédérastie, du moins, soyons prudents, la réfréner : «Une femme, à la rigueur, on la prend, puis on la jette; mais c'est un jeu qu'à moins d'être un salaud ont doit s'interdire avec les très jeunes. Quinze ans est l'âge où l'on se tue par désespoir d'amour, ne l'oublions pas» (p. 57). Ne l'oublions pas en effet, et rappelons que des femmes ou des hommes de tout âge peuvent, par amour, tenter de se suicider ou réussir à le faire, et n'oublions pas les innombrables passages des Carnets noirs où Gabriel Matzneff traite comme une chienne l'une de ses maîtresses, surnommé Gilda, jeune femme qu'il sait pourtant fragile psychologiquement, et qu'il n'hésite pas à virer chaque fois qu'il a terminé de la baiser, oh, pardon, ce terme est grossier, choisissons celui, utilisé par l'auteur, de «gamahucher». Mais Gabriel Matzneff n'était sans doute pas, nous pouvons rêver (7), à l'époque où il a écrit ses Moins de seize ans, le Monsieur Ouine d'opérette et dolent qu'il est devenu quelques années plus tard, puisque, dans les années 70, il affirmait et écrivait que le fait d'aimer «un gosse n'a de sens que si cet amour l'aide à s'épanouir, à s'accomplir, à devenir pleinement soi-même, à faire voler en éclats les barreaux de la cage familiale, à repousser d'une main légère les faux devoirs auxquels le société prétend l'assujettir» (p. 65) comme celui, sans doute, d'honorer, par sa piété, une vertu antique que Matzneff devrait connaître, sa mère et son père.

La solitude de Gabriel Matzneff est le sujet de chacun de ses livres, exprimée en termes pathétiques (au sens premier de l'adjectif qui évoque la souffrance) lorsqu'il évoque, et il a raison, le fait que «la société occidentale moderne [...] rejette le pédéraste dans le non-être, royaume des ombres, Katobasiléia» (p. 30), le pédéraste étant «réduit à la fuite, au néant, au royaume de la mort» (p. 31).

La solitude de Gabriel Matzneff est le sujet de ce livre et de tous ses autres livres, lui qui se décrit comme «l'homme du discontinu», «l'homme de l'instant» qui «n'aime pas l'avenir», seul le présent le captivant (p. 63). Il est troublant de constater que c'est justement Gabriel Matzneff qui, il y a quelques années, me conseilla de lire un livre tout à fait remarquable, L'Homme du néant, dont je rendis d'ailleurs compte dans ma série intitulée Langages viciés, ouvrage surprenant dans lequel Max Picard analyse Hitler comme surgeon historique le plus accompli de l'homme creux, c'est-à-dire gonflé de néant, réduit à vivre dans un monde et une époque caractérisés par leur discontinuité radicale.

La solitude de Gabriel Matzneff, sa meilleure compagne, ne cesse-t-il de nous rappeler, et bien évidemment sa pire ennemie, qu'il s'agit de vaincre en multipliant, au long d'une journée, les amours décomposés, en multipliant les maîtresses car non seulement avoir «tenu dans vos bras, baisé, caressé, possédé un garçon de treize ans, une fille de quinze ans» fait paraître «fade, lourd, insipide» tout le reste (p. 69), mais aussi parce que même ces petits plaisirs peuvent, à la longue, surtout lorsqu'ils sont monodiquement répétés et enchaînés depuis des années tout de même, devenir ennuyeux.

La solitude de Gabriel Matzneff non pas tant, comme Richard Millet, dernier écrivain de langue française autoproclamé, que faiseur tout à fait conscient de n'être qu'un faiseur, la petite ritournelle de cet auteur n'étant confondue, après tout, avec une littérature digne de ce nom que par les imbéciles, à savoir toute une partie de la droite blogosphérique branchée qui aime Causeur et les raouts du Cercle cosaque (quoi, vous me dites que c'est la même chose ? En effet, Leroy ou Guillebon ont déjà colonisé ces petites officines de la contestation murrayienne branchée), ainsi que la gauche léoscheerienne, qui n'a pas encore, je crois, été suffisamment caractérisée, bien qu'il s'agisse d'un épiphénomène, comme l'est du reste toute mode. Plus curieux est le soutien du Point où Matzneff signe ses chroniques ridicules, mais il est vrai que Yann Moix, l'un des plus navrants barbouilleurs de la décennie, officie au Figaro pour le bonheur de ses lecteurs, alors...

Solitude du faiseur qui écrit comme il baise, en rigolant et en passant à la suivante ou au suivant : «C'est un trip super-débandant» (p. 70) pour sûr, tout comme l'est aussi, d'un seul point de vue stylistique, la platitude avec laquelle Matzneff évoque la nullité érotique de l'une de ses maîtresses : «Tout ce qu'elle savait faire, c'était écarter les cuisses et attendre que ça se passe. Jamais une initiative, jamais une caresse un peu sensuelle, d'évidence un corps d'homme ça ne l'intéressait ni ne l'excitait, ça la gênait plutôt. Une vraie bûche» (p. 71).

La solitude de Gabriel Matzneff, pur narcissisme et même «fixation autoérotique survenue à l'époque ambiguë de l'adolescence» (8) est l'unique sujet qu'il importe de lire et de critiquer : solitude de celui qui se croit écrivain et n'est qu'écrivant, parfois même cacographe poussif qui, à force de jouer de la flûte comme un moderne Joueur de Hamelin, finit quand même par connaître son unique petit air, grâce auquel il charmera les gosses, les vieilles salopes et les vieux porcs, solitude existentielle du prédateur contraint de se cacher, en France du moins, pour assouvir sa passion pédérastique et même pédophilique, solitude amoureuse de celui qui, à mesure qu'il se transforme en momie coquette, voit ses anciennes proies se transformer en ce qu'il appelle des renégates, solitude intellectuelle de ce Casanova des cours d'école, solitude spirituelle de celui qui, après la publication d'Isaïe réjouis-toi, perdit son «père spirituel» et qui, du moins à l'époque, se déclarait «éloigné de toute vie liturgique et sacramentelle», solitude eschatologique de ce Monsieur Du Paur qui, en baisant des gamins, déclare éprouver la «nostalgie du Christ, né de la Femme et de l'Esprit, adolescent vierge qui transfigure les contraires, sexe divinisé, intégrité retrouvée, plénitude, androgyne primordial, descendu au plus profond de l'enfer pour [le] ressusciter d'entre les morts, tel l'enfant bénie qui un soir d'août a posé sa main fraîche sur [son] front ardent» (p. 115).

Finalement, notre fier entrepreneur de démolitions n'est qu'un pervers lacrymal, qui planque sa trouille et son vice sous des paletots stylistiques et des prétentions littéraires censées frapper de nullité la morale petite-bourgeoise, à laquelle il aspire pourtant tout entier, que chacune de ses jérémiades invoque pour qu'elle daigne le reprendre et lui accorder un pardon mérité.

Finalement, notre Lovelace aux mille et une maîtresses et amants n'est qu'un vieil homme, désormais, qui réclame le jugement et le pardon et fait absolument tout ce qu'il peut pour procrastiner avec ce qu'il sait constituer son unique salut, intime, visible, évident, à savoir : une solitude rédimée qui ne permettra sans doute pas à son œuvre surestimée de survivre, mais qui conférera, peut-être, un semblant d'honneur à un homme qui, par chacun de ses actes et ses écrits, a bafoué cet honneur.

Finalement, notre libre penseur, notre hérésiarque, notre impénitent mécréant n'est qu'un cathare mal dans sa peau, un jouisseur affamé de chasteté et même de continence, un pervertisseur de l'esprit d'enfance qui confond le respect de la pureté et de l'innocence enfantines avec sa fringale comique et pathétique de baiser un Christ à l'image d'un angelot, un Origène qui attire les badauds en levant bien haut une paire de ciseaux avec laquelle il menace de se châtrer, et qu'il range aussitôt dans la poche de son veston jusqu'à son prochain numéro une fois qu'il a reçu un peu d'attention.

Pauvre Gabriel Matzneff, si pressé de jouir comme un bouc en éternelle érection, pauvre diable affamé de grandeur et de cohérence rimbaldienne, spirituelle donc, qui ne tirera même pas le dernier enseignement de celui qui fut son maître, Henry de Montherlant, qui eut l'élégance de ne pas imposer à ses semblables la vision d'un homme se transformant en pourriture libidineuse.

Notes

(1) Le Livre de poche, 2012, p. 96.

(2) Les moins de seize ans (Julliard, coll. Idée fixe, 1974), p. 12. Les pages entre parenthèses renvoient à cette édition.

(3) Truqué car enfin, sauf erreur de ma part, Franz-Olivier Giesbert, un de ces cumulards des honneurs factices à la française (puisqu'il est membre du Siècle, membre de l'Association Universelle des Cultures, membre du jury du Prix P. J. Redouté, du Prix Aujourd'hui, du Prix de la Fondation Mumm, du Prix Louis Pauwels, Président du Prix de la Fondation Alexandre Varenne et membre du Conseil d'Administration de l'Établissement public du Musée du Louvre depuis octobre 2000) qui lui a ouvert les colonnes du Point est aussi membre du jury du Prix Renaudot qui a récompensé son dernier ouvrage paru, Séraphin c'est la fin !.

(4) Lisons l'auteur : «Ces idées fixes, ces passions, ces obsessions, ces expériences nourrissent ma vie, qui elle-même nourrit mes livres, car je n'ai aucune imagination, et je ne puis exprimer sur la page blanche que ce que j'ai vécu, connu, éprouvé» (p. 16). À ce titre, le passage qui suit, et qui développe le fait que des auteurs comme Dostoïevski ou Thomas Mann ont été contraints de passer par la fiction pour mettre en scène leur goût immodéré des enfants, est exemplaire et sans la moindre ambiguïté, Gabriel Matzneff soulignant le fait que, lui au contraire, va ôter son masque à Dionysos, lequel peut «manger le morceau» (p. 17).

(5) «[...] à dix-huit ans passés on n'est plus un enfant; le règne de la pédophilie s'achève, commence celui de l'homosexualité» (p. 25).

(6) «J'ai horreur de Socrate, de Platon, de toute la mélasse sublime dont ils enrobent le désir et le plaisir, j'ai horreur de la pédérastie à prétentions pédagogiques. On peut caresser un jeune garçon sans se croire obligé de lui donner une leçon de maths ou d'histoire-géo dans la demi-heure qui suit. Et qu'on ne nous casse pas les pieds avec l'amour des âmes. L'âme, ça n'existe pas, et si ça existe, ça n'existe qu'incarnée, chair dorée, duveteuse [...]» (p. 32).

(7) Nous pouvons en effet rêver, car Matzneff semble avoir toujours été ce monstre propret et impeccablement vêtu que nous montrent ses plus récentes photographies : «Le plus important service que je puisse rendre à un adolescent, après lui avoir transmis tout ce que je suis capable de lui transmettre, c'est de lui enseigner à se passer de moi» (p. 66).

(8) Gabriel Matzneff cite à la page 81 le professeur Albeaux-Fernet, dans un article du Monde daté du 7 mai 1974.

dimanche, 15 décembre 2019

La mort de L.-F. Céline de Dominique de Roux

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La mort de L.-F. Céline de Dominique de Roux

par Juan Asensio

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Je ne suis pas suffisamment versé dans la célinologie pour savoir quel accueil a été réservé au court texte que Dominique de Roux a consacré au grand écrivain en 1966, cinq années après la mort de ce dernier, mais je doute qu'il ait été goûté exagérément, si nous considérons, par exemple, les réserves qu'exprime le préfacier de ce texte, Jean-Marc Parisis, notamment sur la question juive, cette pierre d'achoppement, ce scandale des scandales sur lequel butent tous les lecteurs, sots ou érudits, de bonne ou de mauvaise foi, de Céline, mais pas vraiment Dominique de Roux, qui compare explicitement la situation de l'auteur du Voyage au bout de la nuit à celles des Juifs lorsqu'il écrit ainsi que : «Sur la ligne de passage du dernier mot, au moment où il ne lui restait plus qu'à choisir le risque du suicide, dans cette fatalité du voisinage de la mort, où il rejoignait ainsi les limites de la condition juive dans le monde, son état absolument décharné l'amena au Sundby Hospital» (1). Absolument pas honteux d'avoir utilisé une telle image, Dominique de Roux, à la toute dernière page de son texte, écrira même de Céline qu'il sera porté en terre «dans l'horreur de ce jour sans ombre, comme le Juif au visage de supplicié sur le chemin de sa libération» (p. 192).

Il me semble somme toute assez vain et peut-être même sot, comme le fait Jean-Marc Parisis encore, de reprocher à Dominique de Roux le fait qu'il aurait écarté l'antisémitisme de Céline, ou même que son propos aurait valu absolution, même s'il est vrai qu'à la parution de l'ouvrage, tout un tas de belles âmes (ainsi de Jean-Pierre Faye) ont automatiquement rangé l'auteur dans le rang assez fourni tout de même des fascistes, avec Léon Daudet, ce qui est une prodigieuse stupidité, et Lucien Rebatet, ce qui l'est certes moins. Figurant Céline en Juif immémorial, «une fois entendu qu'il porterait les fautes de la multitude» (p. 43), Dominique de Roux, d'une certaine façon, prend le difficile point de vue surplombant que lui autorise, du moins à ses yeux, la littérature ou plutôt : l'état de la littérature au moment où il écrit son livre, état qui n'a cessé, depuis cette époque, d'empirer car il est désormais parfaitement clair que la «parole littéraire n'a plus de sens» puisque «écrire, et plus encore écrire en français, semble être la projection de quelque déchéance, d'un total échec de soi-même (p. 29). L'apparition cataclysmique de Céline, dans une société où «règnent le notariat le plus sec et le style littéraire de la petite mesure» (p. 33) peut, dès lors, être interrogée à bon droit, Dominique de Roux allant même jusqu'à se demander s'il a réellement existé car, «en notre époque déjà de transhistoire, tout apparaît sans date et sans généalogie dans le cours de la médiocrité au pouvoir, et toute interrogation apporte avec elle une fatigue de mort» (p. 30).

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Quelle est l'évidence souveraine que rappelle Louis-Ferdinand Céline, et que nous faisons absolument tout ce qu'il faut pour l'oublier ? Qu'écrire, «ce n'est ni faire carrière ni prolonger ses humanités» puisqu'il faut avoir la force de «ne servir que sa vision» (p. 39) ou, en tout cas, le courage de quitter un pays fini, en émigrant à «Stromp-River, à New Brighton, comme quartier-maître à bord de l'Œdipus-Tyrannus, loin des slogans sur les volailles de France», puisque «ceux qui veulent écrire dans l'indépendance y trouveront un langage au-delà de toute frontière» (p. 38).

Malcolm Lowry n'est pas le seul grand écrivain, véritable possédé du langage capable, «torche au front», de «soulever le monde» (p. 41) en s'appuyant sur les mots, que cite Dominique de Roux. Si l'ambition de Céline a consisté à «s'insurger, défendre une cause au moyen d'un langage dru et violent» et, l'idée reviendra souvent tout au long de ces pages elles-mêmes fiévreuses, de «dépasser la littérature» (p. 59), nul doute que d'autres horribles travailleurs ne l'ont précédé, comme Rimbaud, le voyant prodigieux, celui qui sait et qui «ne revint jamais parler de son voyage» (p. 78) même s'il faut remarquer que Céline, contrairement au poète tutélaire, abandonne la vie pour la littérature (cf. p. 90). Quoi qu'il en soit, Céline, comme les poètes d'avant-guerre selon Dominique de Roux, doit se brûler, tous sordides et extatiques à la fois, guéris de la raison (cf. p. 123), obéissant à l'impératif catégorique selon lequel les «écrivains doivent se perdre» vu que «la réussite tend à avilir» (p. 129). C'est ainsi que Céline, «sous sa cape mauve, avec son grand nez, son apparence massive», ne poursuit en fait que «son propre anéantissement» (p. 131).

«Messager de l'intégral» (p. 140), Céline est «un homme à signaux, c'est tout, aussi seul qu'une veuve en marche, vers la vallée de Josaphat» (p. 133), appartenant à la communauté des maudits, autrement dit des poètes (des vrais poètes) qui «ont justement pour rôle de prophétiser, et de rappeler le souvenir du paradis et de l'enfer». Suit ce beau passage valant définition : «Leur mission est de vivre le mythe, de rejoindre au moyen de symboles la perception d'un ordre superhistorique, d'un ordre invisible qu'eux-mêmes n'ont peut-être pas vu» (p. 147).

Nous comprenons mieux pour quelle raison, sordide aux yeux des prudents et des lecteurs pressés ou mal dégrossis, Dominique de Roux a pu faire de Louis-Ferdinand Céline non seulement un Juif mais LE Juif, s'il est vrai que, dans une Europe sortie dévastée par deux conflits mondiaux, les écrivains, du moins ceux auxquels l'auteur accorde ce titre princier (Joyce, Artaud, Pound, Rimbaud nous l'avons vu mais aussi Faulkner), ont payé le tribut le plus lourd : «l'étrange animal qu'est un poète livré au regard des femmes (2), aux rires enfantins, à ces couples, à cette populace, à ce racisme, aux railleries que provoque sa souffrance !» (p. 167).
 

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Si le Juif est l'ostracisé, le maudit absolu marqué du sceau de l'infamie depuis des siècles, nul doute que l'écrivain réel, celui qui jamais ne craindra de plonger dans les eaux profondes du langage pour en ramener du nouveau, sera celui qui scandalisera et qui scandalisera, d'abord, parce qu'il n'aura pas craint de toucher au langage, de lui insuffler sa propre irrépressible panique, le faisant lever comme une pâte, le gorgeant de visions qui, sans rire, seraient bien capables de le faire craquer, exploser : c'est ainsi que Céline au Danemark, selon son exégète fiévreux, souffre de la prison, de l'exil mais, surtout, de son «grave regret du langage, obligé qu'il était de se taire ou de murmurer ce français subtil, fragile, emporté avec lui dans sa panique» (p. 158), et laissé, peut-être, sur un rivage inconnu qui n'est plus tout à fait la littérature mais quelque chose d'autre, quelque chose d'autre «dont la conception souterraine avait régi l’œuvre en marche de Joyce, d'Artaud, d'Ezra Pound» (p. 169).

Dans ce lieu que peu ont vu de loin et que si peu ont foulé, «tout l'appareil de la presse, tout le poids de l'édition, la malveillance des libraires, une telle inquisition» (p. 171) n'ont plus la moindre portée contre les voyants qui se sont volontairement écartés de la «carrière de l'homme de lettres [qui] ne demande ni audace ni supériorité» puisqu'elle «tient à tant de ruses infimes, que le premier venu peut se hisser et mystifier le public avec la complicité de la mode» (p. 184), dans ce lieu-là, Céline, et une poignée de ses frères suppliciés se tiennent le plus loin possible de «la race des esprits prostrés» car ils travaillent «pour l'au-delà de la Révolution» et organisent «la stratégie de l'Apocalypse» (p. 194) dont nous ne savons que peu de choses, si ce n'est qu'elle sera, aussi, d'abord peut-être, le grand chambardement du langage avachi.

Notes
(1) Dominique de Roux, La mort de L.-F. Céline (avant-propos de Jean-Marc Parisis, La Table Ronde, coll. La petite vermillon, 2008), p. 164.

(2) Dominique de Roux n'oublie jamais de mentionner les compagnes de Céline. Si les poètes ont pour rôle de «prophétiser, et de rappeler le souvenir du paradis et de l'enfer» (p. 147), les femmes, elles, possèdent «la gloire sereine» qui consiste à «apporter au monde des morts d'une nudité absolue, sans trêve, le combat d'un cœur vivant» (p. 146).

samedi, 14 décembre 2019

La Terreur d'Arthur Machen

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La Terreur d'Arthur Machen

par Juan Asensio

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Autres textes: Arthur Machen dans la Zone.


La nouvelle intitulée La Terreur, écrite par Arthur Machen en 1917, peut être rapprochée de l'un des textes les plus fameux de l'auteur, Les Archers, publié, lui, le 29 septembre 1914 dans l'Evening Standard et qui fut l'une des sources les plus probables de la légende des Anges de Mons, sur laquelle cette page Wikipédia rédigée en anglais, fournit les principales caractéristiques.

La traduction française par Jacques Parsons de ce texte aussi célèbre qu'a priori anodin s'étend sur moins de cinq pages de notre édition (1) mais la brièveté de cette nouvelle est sans commune mesure avec la légende (et ses prolongements jusqu'à notre époque) qu'elle a fait naître selon toute vraisemblance.

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C'est peut-être même cette brièveté, cette efficacité, qui sont à l'origine de la légende évoquant une légion d'anges venus prêter main-forte aux soldats anglais en mauvaise passe face aux troupes allemandes durant la Première Guerre mondiale.

Quoi qu'il en soit des phénomènes complexes qui ont conduit un texte littéraire à devenir ce que les sociologues et les experts en sciences criminelles appellent depuis quelques années une légende urbaine, un autre texte de Machen, une longue et splendide nouvelle intitulée La Terreur, semble n'être qu'un long commentaire des Archers, examinant les raisons du basculement d'un texte littéraire dans la légende et ce corpus de récits essentiellement oraux qu'Albert Dauzat, dans un beau livre aujourd'hui complètement oublié intitulé Légendes, prophéties et superstitions de la guerre publié en 1919 aux Éditions La Renaissance du Livre, a étudiés.

Je doute que La Terreur ait été enseignée en guise de modèle, remarquable, de propagande réussie en période de conflit. Elle devrait l'être en tout cas, et par toutes les officines de contre-espionnage. Arthur Machen décrit dans sa longue nouvelle une série de faits étranges qui surviennent dans une Angleterre en guerre contre l'Allemagne, un pays ennemi accusé d'avoir installé, sous la terre anglaise, des bases secrètes depuis lesquelles il distille une terreur implacable dans l'esprit des habitants de l'île réputée imprenable.

La vérité bien sûr, aussi surprenante qu'apocalyptique, n'aura strictement rien à voir avec les capacités allemandes à mettre sur pied un plan de guerre psychique sans faille mais ce point nous importe peu, de même que l'analyse que nous pourrions tirer des présupposés théologiques de Machen qui le font parvenir à une conclusion dont l'effet a été savamment distillé par notre grand maître du crescendo.

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En quelques mots présentée, cette conclusion évoque une fin du monde possible traitée sous un angle pour le moins original puisqu'elle imagine une révolte des animaux contre l'homme déchu de sa grandeur, lui qui a quitté depuis «des siècles [...] sa robe royale et a essuyé sur sa poitrine le chrême qui l'a consacré» (p. 271).

Cet aspect-là de notre texte nous semble quoi qu'il en soit bien moins important que l'étude consacrée à la thématique du secret (l'un des mots les plus employés par Machen dans ce texte, avec ceux d'énigme et de mystère) et, aussi, mais ce point découle du précédent, les façons de le transmettre puis de le percer à jour.

L'oralité, à ce titre, est une des dimensions essentielles de la nouvelle de Machen, comme elle l'était dans Le Grand Dieu Pan, le titre le plus connu de l'auteur qui fut traduit par Paul-Jean Toulet, non sans que ce dernier n'en subisse le charme sulfureux.

Dans La Terreur, nous nous trouvons en temps de guerre : l'auteur cite lui-même (cf. p. 190) la légende de Mons qu'il a contribué à créer ou même créée de toutes pièces et il s'attarde longuement sur les vecteurs de la terreur, qui sont les conversations des habitants, puisque la censure du gouvernement veille pour que rien ne filtre de ce qui se produit dans plusieurs régions reculées de l'Angleterre. À vrai dire, les dirigeants anglais, selon toute vraisemblance, ne comprennent pas ce qui survient dans leur propre pays et l'imposition de la censure la plus stricte peut dès lors être comprise comme un paravent masquant une criante incompétence, aussi bien scientifique que militaire.

Quoi qu'il en soit, cette oralité est tellement puissante, nous dit Arthur Machen, que le récit des événements survenus «en sera secrètement transmis de père en fils, deviendra plus insensé à chaque génération, sans jamais réussir cependant à dépasser la vérité» (p. 268), cette vérité qui nous sera dévoilée à la fin du texte, à condition que nous ne nous laissions pas abuser par l'ambivalence, nous le verrons, de ce qui sera révélé, au sens apocalyptique du terme.


La suite de cet article figure dans Le temps des livres est passé.
Ce livre peut être commandé directement chez l'éditeur, ici.

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dimanche, 01 décembre 2019

La Droite buissonnière de François Bousquet

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La Droite buissonnière de François Bousquet

par Juan Asensio

Ex: http://www.juanasensio.com

 
Nous avouerons sans peine que l'essai que François Bousquet a consacré à Patrick Buisson, un auteur à réputation médiatiquement sulfureuse que j'avais évoqué dans cette note, se lit non seulement sans peine mais avec un assez vif plaisir : nous sommes là, tout de même, avec La Droite buissonnière, face à un commentateur qui possède ses lettres et sait, à l'occasion, en jouer, à l'inverse des arrivistes incultes que sont Eugénie Bastié et Alexandre Devecchio pour n'en citer que deux parmi tant d'autres, que Jean-François Colosimo n'hésite pourtant pas à publier au Cerf, sans doute parce qu'il estime que leur surface médiatique est inversement proportionnelle à la qualité de leur prose insipide, et que dire de ce qui leur tient lieu de culture et de pensée. N'oublions pas que cette même Eugénie Bastié a pu être présentée, dans le numéro du mois de juin 2017 de la revue Éléments dont François Bousquet est le rédacteur en chef, comme une authentique insoumise, et que ce dernier a assuré la promotion, à l'occasion d'une conférence au cercle bruxellois Pol Vandromme, du dernier ouvrage d'Alexandre Devecchio, que j'ai surnommé Monsieur Euh... (un Euh... bien appuyé, vous suçant la semelle comme une plaque de gadoue) tant il est incapable d'aligner plus d'un mot sans prononcer celui de son fier patronyme, et qui, habitué du Figaro, n'a pas exactement besoin, euh..., de publicité. Autant de petites raisons, que les nobles âmes jugeront évidemment mesquines et même lamentables ce dont je me contrefous comme il se doit, qui pourraient me faire prendre en grippe une revue qui incarne à peu près tout ce que je déteste : le copinage idéologique à voilure plus ou moins ample, et qui n'épargne à l'évidence aucun organe de la Presse, y compris (surtout sans doute) tel ou tel qui se présente comme absolument pur de toute contamination consanguine.
 
Ajoutons, histoire d'enfoncer le clou ou d'aggraver mon cas ce sera selon, qu'Éléments n'a jamais cru devoir évoquer mon travail si ce n'est il y a fort longtemps, par le biais d'un Ludovic Maubreuil ou d'un Christopher Gérard. Cela ne m'empêche certes pas de dormir, pas plus que mon sommeil n'en a été troublé depuis que j'explore la Zone, mais enfin, quand je vois la place accordée à tant de nullités dont la moindre dégoulinade est tournée en bouche comme un nectar d'intelligence, quand je vois la haute considération entourant le ridicule Renaud Camus, je me dis que cette revue, puisque, à tout le moins, elle ne cesse de se dire indépendante de toute chapelle et de toute alcôve, s'honorerait d'évoquer le colossal travail d'anarque que j'abats depuis des années, et cela sans bénéficier des petites aides et renvois d'ascenseur si communs à droite, à gauche, au centre et aux bords (pour ne pas dire extrêmes). Ces plaisantes saillies, nous le verrons plus loin, ne traduisent pas que mon bannissement de ce type de revue, mais un mal plus profond, en lien direct avec le sujet du livre de François Bousquet : non seulement l'éparpillement des clans, à droite, pouvant peser sur une réflexion politique mais l'absence de véritable socle intellectuel sur lequel en bâtir une, ce qui est infiniment plus grave on me l'accordera.
 
Ce n'est en tous les cas que tardivement que j'ai lu le livre de François Bousquet, alors que je l'avais reçu au mois de mars 2017 en ma qualité de membre du jury de feu le Prix du livre incorrect, qu'André Bonet a récemment sabordé, sans doute pour laisser place nette aux batraciens de L'Incorrect, tout contents de pouvoir ainsi récupérer à moindres frais un intitulé qui leur permettra eux aussi de récompenser les productions de leurs petits copains et seulement elles, voire de les inviter à partager la flache dans laquelle ils barbotent et croassent lorsqu'ils voient passer une blonde à regard vide prénommée Marion, espérant qu'elle daignera leur accorder un chaste baiser qui les transformera aussitôt en Princes de la Chrétienté écrasant de sa superbe germanopratine et de son marteau dialectique le rusé donc fourbe Sarrazin.

FB-drbuiss.jpgMe relisant, je me dis que j'ai finalement du mérite à m'être en fin de compte plongé dans la lecture de l'ouvrage de François Bousquet dont on ne pourra guère m'accuser, du coup, de vanter louchement les mérites qui, sans être absolument admirables ni même originaux, n'en sont pas moins bien réels : mes préventions, toujours, tombent devant ma curiosité, ma faim ogresque de lectures, et ce n'est que fort normal.

J'affirmais que ce gros ouvrage de quelque 400 pages pour une fois à peu près correctement revu (1) se lisait très agréablement, peut-être parce qu'il se place sous les auspice du titre d'un des textes les plus connus de l'excellent critique que fut le regretté Pol Vandromme, sans doute encore parce qu'il évoque bellement des auteurs tels que Georges Bernanos (cf. p. 62) ou encore Pier Paolo Pasolini (cf. p. 36) et Léon Daudet, le gros Léon dont le verbe si extraordinairement pugilesque fut tout sauf rond et bonhomme (cf. p. 64), surtout enfin parce qu'il ne dédaigne pas appeler un chat un chat et une nullité journalistique une nullité journalistique (2) tout en filant, ici ou là, la métaphore, sans trop d'exagération pour que la pratique ne nous paraisse pas une coquetterie censée masquer de véritables lacunes ou faiblesses : «pour le Buisson ardent, le bûcher est toujours allumé» (p. 143) ou bien à propos de l'influent Alain Bauer, dont «l'entregent est transversal et transpartisan» et qui «graisse les gonds des portes du pouvoir ou les grippe au nom des solidarités d'appartenance», les siennes allant «préférentiellement à la franc-maçonnerie et à la police» (p. 348). D'autres font les frais, et c'est heureux, de l'alacrité de François Bousquet, excellent porte-flingue de Patrick Buisson puisque, au rebours des plus basiques règles de la défense rapprochée, il tire avant de désarmer l'adversaire ou plutôt, avec ces guignols malfaisants, l'ennemi. Enfin, un peu d'acidité distillée dans une écriture point aussi insipide que la camomille sirupeuse des sous-pigistes du Figaro et des maréchalistes à jabot transparent, incorrection germanopratine, petits poings roses fermés sous des gants de soie et langue effiloché et filandreuse !

On jugera ces traits de l'esprit des facilités, ce qu'elles ne manquent pas d'être bien sûr, même si elles restent, à une époque où l'essayiste le plus accompli écrit comme un notaire constipé, plus que jamais nécessaires à notre plaisir de lecteur, surtout aussi lorsqu'il s'agit de défendre et d'illustrer l'action d'un conseiller de l'ombre encore vivant sur lequel est tombé à bras raccourci et langue pendue «un syndic d'ambitions médiocres qui ne donnent leur mesure que coagulées contre l'homme seul, qu'il s'appelle le colonel Chabert, le cousin Pons, Vautrin ou Patrick Buisson» (p. 352). C'est sans doute en faire un peu trop dans la paternité d'un homme débarrassé des «affiliations partisanes» et appartenant selon notre commentateur aux irréguliers, aux anarques (tiens !) et aux mauvais esprits (p. 371) pour le coup même si, dans cette défense truculente, François Bousquet est infiniment plus convainquant qu'une Muriel de Rengervé endossant son armure de sainte Pucelle pour porter secours à Renaud Camus emprisonné dans la plus haute tour de son petit château.

Si la forme est agréable, le fond ne démérite pas, puisqu'il se propose d'examiner à l'air libre quelques-unes des racines intellectuelles ayant façonné la pensée politique de Patrick Buisson, que nous pourrions, en collant plusieurs citations de François Bousquet, résumer en peu de mot : une droite, buissonnière donc, autrement dit qui n'a pas eu peur de frôler les pires interdits structurant l'idéologie française et, plus largement, une politique qui «reposera sur l'imitation des pères, par l'émancipation des fils, et proclamera une loi entre toutes supérieure» consistant pour l'homme à s'acquitter, «noblesse oblige» (p. 65), de la charge qu'il a contractée dès sa naissance. Il s'agit donc de sortir, pourquoi pas par l'action du Prince ou plutôt du conseiller du Prince qui est aussi, selon Bousquet, le Prince des conseillers, de l'âge de la «moyennisation» tel qu'elle fut diagnostiquée par le sociologue Henri Mendras, à savoir un «effondrement de la qualité humaine» (p. 91) qui sera ainsi commodément rangée dans les petits tiroirs des pions déconstructeurs maîtres du nouveau monde dans lequel nous sommes d'ores et déjà entrés, où «toutes les identités subsidiaires, voire parodiques», sont recevables, «sauf l'identité nationale» selon les mots mêmes de Patrick Buisson que cite François Bousquet (p. 254).

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Quoi qu'il en soit, le rôle de Patrick Buisson n'est absolument pas à minimiser, malgré l'évidente nullité intellectuelle et la versatilité opportuniste du Président Nabot qu'il a conseillé car, selon François Bousquet, nous avons assisté à un véritable changement «dans l'ordre du discours» et même, n'hésite pas à affirmer l'essayiste, à «une révolution conservatrice», du moins à ses «premières lueurs», Sarkozy en ayant été «l'instrument», «inconscient, somnambulique ou contrarié, comme on voudra» et Buisson le «ventriloque» (p. 364). En fait, tout l'intérêt du livre de François Bousquet, outre celui consistant à reprendre, pour les contrer point par point, les allégations et fantasmes d'une Presse devenue totalement consensuelle et la gardienne du Camp du Bien, aura été de démontrer que «la ligne Buisson», moins que le politique on l'a vu si piètrement incarné par l'époux de Carla Bruni que moque allègrement François Bousquet, se sera efforcée d'agir sur l'ordre symbolique (cf. p. 366), osant de nouveau prononcer, après tant d'années d'une honte si intimement assimilée par les habitants de notre pays démoli qu'elle semble surgir immédiatement prête toutes les fois que naît un Français ne sachant quasiment plus rien de l'histoire grandiose de ce qu'il hésitera à reconnaître comme étant son propre pays, quelques mots chargés de dynamite (autorité, nation, etc.), même si nous avons pour le moins beaucoup de mal à imaginer de quelle façon nous pourrions faire revenir l'assise française, et cela dans ses composantes socio-intellectuelles, dans une «matrice chrétienne» (p. 370) qui ma foi, si elle n'est pas surnaturelle, aura au moins en toute logique théologienne force raison de disparaître, engloutie dans sa médiocrité et sa faiblesse.

Nous touchons-là le centre de l'essai de François Bousquet, que nous pourrions rapprocher des petites remarques ironiques mais pas moins vraies émises en début d'article, et qui n'étaient que faussement superficielles puisque, après tout, le livre de François Bousquet peut se lire, aussi, comme l'analyse spectrale de la droite française ou de ce qu'il en reste : aujourd'hui, le camp de la Réaction que nous opposerons au camp perclus du soi-disant progressisme qui ne fait que du surplace et du rabâchage depuis des lustres, est difficilement tenu par une poignée de petits cercles plus ou moins de droite ou d'extrême droite, mais qui en aucun cas n'accepteront de se fondre en une puissante force capable de porter vers la présidence de la République une personne censée porter et même mettre en pratique ses idées. Nous nous trouvons bien au contraire face à une multitude d'intérêts, parfois profondément contradictoires (la droite royaliste méprise la droite lepéniste qui le lui rend bien, la droite catholique se pince le nez et murmure des oraisons devant la droite païenne qui la trouve fossilisée, la droite anarchiste les regarde toutes de haut), mais qui pourtant ne se privent pas de s'entraider, ou, plus sordidement, de s'entrelécher à l'occasion et suivant les intérêts, petits ou grands. Patrick Buisson a cru ou semblé croire, un temps du moins, que Nicolas Sarkozy, en dépit de sa médiocrité politique et intellectuelle patente, pouvait traduire ces idées de droite, jamais vraiment appliquées, en actes, comme si un homme mille fois plus constant, courageux et intelligent qu'il ne l'aura jamais été pouvait, à lui tout seul, replanter l'arbre français catholique déraciné, conférer une nouvelle harmonie à un organisme privé de vertèbres, de cœur et même de cerveau, pour ne rien dire de l'âme !

BdC-île.jpgReste une autre solution, plus fictionnelle, donc métapolitique, que réellement, modestement politique, sur le papier en tout cas ne souffrant point l'endogamie propre à l'élite française, de droite comme de gauche, solution purement romanesque qu'explore Bruno de Cessole dans son dernier livre, L'Île du dernier homme, et que nous pourrions du reste je crois sans trop de mal rapprocher de la vision de l'Islam développée depuis quelques années par Marc-Édouard Nabe, consistant à trouver, dans la vitalité incontestable des nouveaux Barbares, le sang nécessaire pour irriguer la vieille pompe à bout de force d'un Occident en déclin, d'une France complètement vidée de sa substance, d'un arbre, si cher au Barrès des Déracinés, qui a perdu toutes ses feuilles et ne fait plus de bourgeons. Je doute que cette vision que l'on pourrait à bon droit qualifier de facilement esthétisante ou de dangereusement nihiliste et que je me bornerais pour ma part à prétendre strictement réaliste, ainsi qu'une voie géopolitique méritant, comme une autre, d'être explorée du moins intellectuellement, comme le montre par exemple le propos d'un Michel Houellebecq dans Soumission, je doute donc qu'une telle ligne, fictionnelle au mauvais sens du terme, fictive, puisse être facilement acceptée par Patrick Buisson ou même par son excellent interprète, François Bousquet. Pour ma part, la plus grande des fictions, la plus ridicule des fables serait assurément de croire que la France va être rebâtie autour du sabre et du goupillon : les épées sont de mousse et les curés michetonnent le surnaturel.

Notes

(1) François Bousquet, La Droite buissonnière (Éditions du Rocher, 2017). Je n'ai relevé qu'une seule coquille, outre un détail d'ordre typographique (cf. p. 229) à la page 228, revenue et non pas «revenu» puisque l'auteur évoque la gauche, couvertures de magazines plutôt que «magazine» (p. 356). Notons aussi quelques répétitions malencontreuses de termes à quelques lignes d'écart (comme «jamais» p. 270 ou «également» p. 323).
(2) Mention spéciale à Ariane Chemin, objet, avec sa collègue Vanessa Schneider du Monde du mépris viscéral de l'auteur, en raison de la pseudo-enquête qu'elles ont publiée sur Patrick Buisson en 2015, intitulé Le mauvais génie.

jeudi, 16 mai 2019

À quoi sert la littérature ? Conférence de Juan Asensio et Patrice Jean

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À quoi sert la littérature ?

Conférence de Juan Asensio et Patrice Jean

Romancier et professeur de français à Saint-Nazaire, Patrice Jean vient de publier L’Homme surnuméraire (2017) aux éditions rue fromentin. Juan Asensio est critique littéraire. Contributeur pour de nombreuses revues, il est le créateur du blog « Stalker » qui entreprend la « dissection du cadavre de la littérature ».
 

lundi, 19 février 2018

L'Homme en son temps et en son lieu de Bernard Charbonneau

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L'Homme en son temps et en son lieu de Bernard Charbonneau

par Juan Asensio

Ex: http://www.juanasensio.com


Quel merveilleux petit texte que cet Homme en son temps et en son lieu dont bien des fulgurances pourraient être rapprochées des pensées d'un Max Picard sur le délitement de notre monde, la fuite de Dieu et la déréliction de l'homme contemporain, celui des foules !

Aussi court soit-il, le texte de Bernard Charbonneau, écrit en 1960 alors qu'approchant de la cinquantaine, il n'a pas encore publié un seul ouvrage comme Jean Bernard-Maugiron l'explique dans sa Préface, est remarquable d'intuitions et de profondeurs, mais aussi de paradoxes. C'est sans doute d'ailleurs la nature essentiellement paradoxale des propositions que Charbonneau ne prend guère le temps d'expliciter en concaténations de pesants concepts qui risque de dérouter le lecteur, non seulement de plus en plus paresseux mais, et c'est plus grave, de moins en moins capable de comprendre une intelligence et une écriture qui avancent par bonds et intuitions plutôt que par démonstrations.

41B64ffrThL._SX292_BO1,204,203,200_.jpgL'homme est au centre de l'univers selon Charbonneau, qui ouvre son texte de bien belle façon en affirmant qu'avant «l'acte divin, avant la pensée, il n'y a ni temps, ni espace : comme ils disparaîtront quand l'homme aura disparu dans le néant, ou en Dieu» (1). Si l'homme se trouve au centre d'une dramaturgie unissant l'espace et le temps, c'est qu'il a donc le pouvoir non seulement d'organiser ces derniers mais aussi, bien évidemment, de les déstructurer, comme l'illustre l'accélération du temps et le rapetissement de l'espace dont est victime notre époque car, «si nous savons faire silence en nous, nous pouvons sentir le sol qui nous a jusqu'ici portés vibrer sous le galop accéléré d'un temps qui se précipite», et comprendre que nous nous condamnons à vivre entassés dans un «univers concentrationnaire surpeuplé et surorganisé» (le terme concentrationnaire est de nouveau employé à la page 31, puis à la page 50), où l'espace à l'évidence mais aussi le temps nous manqueront, alors que nous nous disperserons «dans un vide illimité, dépourvu de bornes matérielles, autant que spirituelles».

Ainsi ni l'espace ni le temps ne sont a priori hostiles à l'homme, pourvu bien sûr que celui-ci, en s'obstinant à «remonter sa pente», finisse «un jour ou l'autre par dominer sa vie» (p. 20). Charbonneau a écrit son livre pour saluer l'unique beauté de l'homme : sa liberté, moins donnée que conquise. Cela signifie qu'il doit tenter de maîtriser l'espace et le temps, mais point tenter de les soumettre ni de les forcer, car la tentation totalitaire dont nous faisons montre ne peut que nous conduire à dépasser toutes les bornes, c'est le cas de le dire : «Notre faim d'espace nous conduira peut-être à la quitter [la Terre] en nous lançant dans le vide interstellaire, mais cette liberté n'appartiendra pas à un individu, tout au plus à un Empire. Il ne reste plus aux individus qu'un espace où se perdre : celui d'un vide intérieur où tourbillonnent des mondes imaginaires» (p. 25), car c'est à l'individu isolé que sont réservées «les errances du Bateau ivre, et aux ingénieurs et aux militaires disciplinés les fusées» (p. 26).

De la même façon, c'est son désir de maîtriser le temps qui confère à l'homme la volonté d'affronter le devenir qui est destruction, puisque c'est «le heurt de ce torrent du devenir sur sa conscience vacillante qu'il appelle le temps" (p. 28). Comme chez Max Picard, l'homme selon Charbonneau ne peut qu'exister dans la continuité, sauf à n'être qu'un démiurge dont le néant troue non seulement la conscience mais l'action, ainsi que l'est Adolf Hitler selon l'auteur de L'Homme du néant. Dès lors, écrit Charbonneau, si l'homme «renonçait à dominer la durée, son dernier éclair de conscience lui révélerait le visage d'un monstre, avant de s'éteindre dans l'informité du néant", car l'abandon à l'instant poursuit l'auteur, «la religion du devenir qualifiée de Progrès, ne sont que fantasme et fracas dansant sur l'abîme où le cours du temps engloutit l'épave de l'humanité» (p. 30).

9782021163025.jpgHélas, l'homme moderne ne semble avoir de goût, comme le pensait Max Picard, que pour la fuite et, fuyant sans cesse, il semble précipiter la création entière dans sa propre vitesse s'accroissant davantage, la fuite appelant la fuite, bien qu'il ne faille pas confondre cette accélération avec le «rythme d'une existence humaine [qui] est celui d'une tragédie dont le dénouement se précipite». Ainsi, la «nuit d'amour dont l'aube semblait ne jamais devoir se lever n'est plus qu'un bref instant de rêve entre le jour et le jour; du printemps au printemps, les saisons sont plus courtes que ne l'étaient les heures. Vient même un âge qui réalise la disparition du présent, qui ne peut plus dire : je vis, mais : j'ai vécu; où rien n'est sûr, sinon que tout est déjà fini» (p. 22).

C'est le caractère éphémère de la vie humaine, nous le savons bien, qui en fait tout le prix, et c'est aussi en affirmant sa liberté qu'il arrivera à faire du temps et de l'espace autre chose que des grilles où s'entrecroisent courbes et dates, de véritables dimensions où il pourra se risquer : «La liberté se risque, mais se situe. Devant elle, s'étendent les brumes du doute et de l'angoisse, les ténèbres de l'erreur. Mais elle taillera sa voie dans le vide si, partant d'un roc inébranlable, elle se fixe à l'étoile qui ne varie pas» (p. 32). Mais comment se fixer un cap si nous ne cessons de nous agiter et si nous détruisons l'espace qui nous a été donné, et le temps accordé pendant lequel gagner notre liberté ? Comment prétendre conquérir notre propre liberté en faisant de l'espace et du temps des territoires à explorer si le mouvement de l'histoire s'élargit comme la fissure d'une banquise (cf. p. 38) et que «le monde change trop pour que nous ne changions pas nous-mêmes», tandis que «le cours de ces changements est maintenant plus rapide que celui d'une vie» (p. 39) ?

Partant, «l'homme, aujourd'hui, sait qu'il meurt deux fois; les amarres qui l'ancraient dans le temps se sont rompues. Il le voit s'écouler sans fin au-delà de lui-même, comme une machine dont les freins auraient cédé sur la pente d'un abîme sans fond; tel un Styx qui tourbillonnerait éternellement tout autour de l’œil bleu de l'instant. D'autres civilisations, un autre homme... puis autre chose qui ne serait ni l'univers, ni le temps...» (p. 40), qui ne serait rien sans doute, qui serait le Néant, qui serait un temps et un espace privés d'homme pour en ordonner les royaumes, y promener son insatiable curiosité, en étudier les richesses prodigieuses.

De la même manière que le temps, l'espace est déformé, moins courbé que détruit, car nous «sommes tous là, les uns sur les autres, les Chinois de Taichen, les boutiquiers du Lot, les mineurs de la Ruhr, coincés entre Eisenhower et Khrouchtchev, dans ce globe qui tourne en rond dans le vide» (p. 41), et aussi car il n'y a plus «d'espace infini, d'au-delà sur terre; plus d'inconnu et de terreurs, mais aussi plus de terres libres dans un pays neuf pour le pauvre et le vaincu. Le désert où fuyait le prophète devient la zone interdite où César cache ses secrets d’État» (p. 42). C'est en somme dire que si tout nous maintient à notre place, «rien ne nous attache», puisque nous «n'avons ni feu ni lieu" et que «nous sommes perpétuellement en marche vers un ailleurs, que nous soyons le touriste individuel ou le numéro matricule de quelque division motorisée» (p. 43).

Le constat que pose Bernard Charbonneau est pour le moins amer, crépusculaire : que faire pour que la «tradition vivante» (p. 47) puisse résister à l'écoulement du temps ? Je ne suis pas certain que nous puissions lire le petit texte fulgurant de l'auteur comme un de ces manifestes faciles qui, aux idiots qui aiment se leurrer, fixent un cap commode agrémenté d'une multitude de repères clignotant comme autant de sémaphores dans la nuit ainsi balisée. Je n'en suis pas sûr car nous manquent les raisons de ne pas fuir l'atrocité de ce monde, mais de la combattre. En effet, «le monde actuel s'attaque à l'homme par deux voies apparemment contradictoires : d'une part, en l'attachant à une action et à des biens purement matériels; de l'autre, en privant ce corps sans âme de toute relation profonde avec la réalité». Dès lors, répudiant, selon l'auteur, «ce matérialisme et cet idéalisme, un homme réel, mais libre, cherchera d'abord à s'enraciner en un lieu», ce qui supposera qu'il accepte l'immobilité, qualifiée par l'auteur comme étant un «autre silence», et cela «afin de pénétrer ce lieu en profondeur plutôt que de se disperser en surface». Or, pour «accepter ainsi de rester à la même place», et, de la sorte, ne pas fuir, il faut que ce lieu en soit un, «et non pas quelque point abstrait» (p. 49). Il nous manque donc ce que George Steiner a appelé la réelle présence et d'autres, moins suspects de lorgner vers le vocabulaire de la théologie catholique, des raisons de ne pas désespérer.
Il faudrait dès lors tenter de faire renaître une société véritablement libre, et privilégier pour ce faire «la maison plutôt que l'immeuble, le bourg plutôt que la ville», solutions que nous sommes en droit de penser totalement inapplicables au monde actuel, comme s'en avise l'auteur qu'il serait ridicule de qualifier de doux naïf, qui affirme qu'elles «exigent évidemment une population moins dense et une autre économie» (p. 50) sur laquelle il ne souffle mot, alors que les dernières lignes de son texte semblent trahir la véritable nature de l'attente de l'auteur et, au fond, et même dans ses formes les plus bassement politicardes, de l'écologie, qui est proprement apocalyptique, messianique peut-être. De ce fait, toute écologie conséquente avec ses présupposés métaphysiques est parfaitement irréalisable dans le cadre d'une banale politique de la ville et même, plus largement, sauf à parier sur celui d'une organisation méta-politique de l'homme moderne dont, une fois de plus, Charbonneau ne nous dit rien, du moins dans ce petit texte, si ce n'est, magnifiquement, cela : «Puissions-nous accepter notre vie, soutenus par la nostalgie d'un autre règne, où l'espace et le temps, l'homme, ne seraient pas abolis mais accomplis», et aussi où «la moindre poussière et la plus humble seconde seraient recueillies dans le triomphe d'un amour infini» (p. 51).

Note
(1) Bernard Charbonneau, L'Homme en son temps et en son lieu (préface de Jean Bernard-Maugiron, RN Éditions, 2017), p. 19. Je salue une nouvelle fois ce jeune éditeur, aussi courageux qu'intéressant dans ses choix de publication.

Considérations sur la France de Joseph de Maistre

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Considérations sur la France de Joseph de Maistre

par Juan Asensio

Ex: http://www.juanasensio.com

Voir aussi: L'état de la parole depuis Joseph de Maistre (étude sur les rapports entre Les Soirées de Saint-Pétersbourg et Cœur des ténèbres de Joseph Conrad).


Les temps étant ce qu'ils sont puisqu'ils glissent à la facilité générale, nous ne nous étonnerons pas que les Éditions Bartillat dont nous avons évoqué plus d'un ouvrage se soient contentées de reproduire les Considérations sur la France telles qu'elles avaient été publiées à Bruxelles par les éditions Complexe, en 1988, agrémentées d'une préface de Pierre Manent qui a été reprise à l'identique. Il y a toutefois deux différences assez significatives entre ces éditions de poche successives : la première proposait au lecteur le texte mentionné suivi d'un intéressant Essai sur le principe générateur des constitutions politiques absent de la seconde, cette dernière ajoutant par ailleurs un nombre conséquent de fautes diverses et variées à la première (1).

Même une faute par phrase, et avouons que c'est une chance pour Bartillat, ne suffirait pas à nous gâcher l'intérêt de ces Considérations sur la France qui paraissent en 1797, l'Introduction que Pierre Glaudes donne à ce texte, dans une édition infiniment plus soignée, évoquant les différents modèles et contre-modèles dont Joseph de Maistre a pu s'inspirer, comme la Lettre à un ami de Louis-Claude de Saint-Martin ou encore De la force du gouvernement actuel et de la nécessité de s'y rallier de Benjamin Constant.

9782841006359.jpgPourtant, les Considérations sur la France sont bien autre chose, comme le souligne ce même Pierre Glaudes, qu'un simple pamphlet contre-révolutionnaire puisque ce texte «est aussi un essai de philosophie politique et une vaste méditation sur l'histoire, aux ambitions métaphysiques» assez évidentes, preuve que la grande et mystérieuse «illumination» (voir p. 185 de l'Introduction précédemment citée) qui au cours de l'été 1794 a modifié profondément la vision qu'avait Joseph de Maistre de la Révolution n'a pas été qu'une simple métaphore derrière laquelle, d'habitude, se cache un événement finalement banal mais qui aura pu être, pour l'intéressé, comme l'impureté autour de laquelle l'huître forme sa perle. Pierre Manent lui aussi est d'accord pour souligner l'importance du texte de Joseph de Maistre, dans lequel son célèbre providentialisme est mis à l'honneur, bien qu'il n'ait pas manqué d'opposants. Pourtant, comme Pierre Manent le remarque, «toute la pensée européenne, à la suite précisément et en conséquence de cette même révolution, allait devoir faire face à la même difficulté : si les événements ne sont pas intelligibles à partir des intentions et des actions des acteurs politiques placés dans des circonstances données, où est le principe d'intelligibilité ?» (p. 9).

Le providentialisme de Joseph de Maistre, Pierre Manent a d'ailleurs bien conscience d'énoncer un paradoxe, est un humanisme pour le moins étrange, bien qu'il s'oppose au constructivisme des modernes, car l'homme, pour l'auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, peut sembler n'être qu'un vassal très obéissant, qui de toute façon ne peut guère modifier le cours des événements : «L'homme ne peut faire advenir ce qui n'est pas; il peut tout au plus faire advenir ce qui est déjà, le rendre visible» (pp. 10-1). Pierre Manent résume l'aporie à laquelle la position providentialiste de Maistre nous confronte, lequel «veut restaurer la souveraineté royale dans sa splendeur, sise au-dessus des hommes qui ont voulu se l'approprier et au sens strict la faire. Mais puisque précisément les hommes ne peuvent pas faire la souveraineté, elle est toujours déjà là», seulement dormante, comme en attente d'être découverte, relevée, utilisée. Et le commentateur de poursuivre : «Dès lors qu'un corps politique dure, la souveraineté est présente. Le désir maistrien de restaurer la souveraineté ne peut être que désir de la voir restaurée par les circonstances. L'attitude politique de Maistre paraît extraordinairement agressive ou polémique; c'est qu'il s'agit de résister à la tentation quiétiste qui est consubstantielle à sa pensée; contempler la présence permanente de la souveraineté qui ne fait qu'un avec l'histoire de la nation» (pp. 15-6, l'auteur souligne).

De fait, et Pierre Glaudes a raison d'insister sur ce point, la pensée providentialiste de Joseph de Maistre est un paradoxisme «où le jeu des antinomies et, plus encore, leur ultime renversement suspendent l'esprit entre la terreur et l'admiration» (Introduction, op. cit., p. 189), paradoxisme tout entier contenu dans la première ligne de l'ouvrage («Nous sommes tous attachés au trône de l’Être suprême par une chaîne souple, qui nous retient sans nous asservir», p. 21) et la si célèbre dernière ligne du chapitre 10 («le rétablissement de la monarchie, qu'on appelle contre-révolution» qui fut le sujet d'un ouvrage de Thomas Molnar, «ne sera point une révolution contraire, mais le contraire de la Révolution, p. 157, l'auteur souligne) (2).

Il n'est pas étonnant que le texte de Joseph de Maistre, servi par une langue riche en images surprenantes, soit non seulement ambivalent mais paradoxal, puisque ses Considérations sur la France eussent pu s'intituler Considérations sur la Providence, qui est en fait le véritable moteur de l'Histoire humaine selon l'auteur, et comme«une main souveraine» (p. 149) : la Providence est l'ordre, et elle n'est jamais plus visible que «lorsque l'action supérieure se substitue à celle de l'homme et agit toute seule», la principale caractéristique de la Révolution française, outre son caractère parfaitement satanique (3), étant sa force surpuissante d'entraînement. Rien ne résiste en effet à «cette force entraînante qui courbe tous les obstacles», puisque son «tourbillon emporte comme une paille légère tout ce que la force humaine a su lui opposer», personne n'ayant «contrarié sa marche impunément» (p. 23). Joseph de Maistre insiste sur ce point : «Le torrent révolutionnaire a pris successivement différentes directions; et les hommes les plus marquants dans la révolution n'ont acquis l'espèce de puissance et de célébrité qui pouvait leur appartenir, qu'en suivant le cours du moment : dès qu'ils ont voulu le contrarier ou seulement s'en écarter en s'isolant, en travaillant trop pour eux, ils ont disparu de la scène» (p. 25). Nous sentons la justesse de la vue de Joseph de Maistre à la lecture du somptueux Siècle des Lumières d'Alejo Carpentier, l'écrivain ajoutant, à ce torrent qui emporte tout sur son passage, l'évidence de l'absurdité d'une histoire qui ne cesse de se redire.

C'est la violence même de l'événement révolutionnaire qui en signe l'appartenance à un ordre supérieur, invisible, qu'il convient de pouvoir discerner, comme seul peut le faire un voyant («mais quel œil peut apercevoir cette époque ?» se demande ainsi l'auteur, p. 142; le sien, bien sûr !) : «On dit fort bien, quand on dit qu'elle va toute seule. Cette phrase signifie que jamais la Divinité ne s'était montrée de manière si claire dans aucune événement humain». Dès lors, si la Divinité agissante au travers de la Révolution «emploie les instruments les plus vils, c'est qu'elle punit pour régénérer» (p. 26, l'auteur souligne).

9782919601912.jpgLe providentialisme de Joseph de Maistre ne saurait être séparé de la théorie d'une régénération de la France par l'épreuve et le sang. L'image suivante est saisissante à ce titre : «Chaque goutte du sang de Louis XVI en coûtera des torrents à la France; quatre millions de Français, peut-être, paieront de leurs têtes le grand crime national d'une insurrection anti-religieuse et anti-sociale, couronnée par un régicide» (p. 31). C'est la Providence, donc, qui punit. Certes, elle n'a pas besoin de punir «dans le temps pour justicier ses voies» mais, précise Joseph de Maistre, «à cette époque elle se met à notre portée, et punit comme un tribunal humain» (p. 33), étant donné que «tous les monstres que la révolution a enfantés n'ont travaillé, suivant les apparences, que pour la royauté» (p. 36).

Le châtiment qu'est la Révolution est donc juste selon Joseph de Maistre, et il convient de remarquer ainsi qu'elle a criblé les prêtres (cf. p. 39). En effet, si la Providence «efface, sans doute c'est pour écrire» (p. 40), car la «grande commotion» (p. 43), la «grande époque» qu'est la Révolution française, dont les suites «se feront sentir bien au-delà du temps de son explosion et des limites de son foyer» (p. 42), a provoqué une «horrible effusion du sang humain», ce «moyen terrible» étant en fait «un moyen autant qu'une punition» (p. 43).

Joseph de Maistre est dès lors beaucoup moins royaliste que le Roi, puisqu'il admet qu'il faut que la Révolution aille jusqu'au bout de ses terribles connaissances avant qu'une restauration de l'autorité royale non seulement soit envisageable, mais tout bonnement souhaitable.

Le paradoxisme de Joseph de Maistre n'est certes pas, à l'aune de nos frayeurs toutes modernes, un humanisme, car il n'hésite pas à se demander si la Révolution, aussi destructrice et fondamentalement perverse qu'on le voudra, (dés)ordonnée trompeusement sous «l'empire d'une souveraineté fausse» (p. 140), a cependant atteint «les limites pour l'arbre humain», façon toute imagée de nous faire comprendre qu'une «main invisible» ne doit pas craindre de le tailler «sans relâche» (p. 51). Joseph de Maistre, alors, considérant le fait que «nous sommes continuellement assaillis par le tableau si fatigant des innocents qui périssent par les coupables», introduit la grande idée d'une «réversibilité des douleurs de l'innocence au profit des coupables» qu'il qualifie de «dogme universel» (p. 53) qui sera repris par un Bloy et un Massignon, lequel s'insère je crois dans le grand principe cher à ces trois auteurs (mais aussi à Baudelaire qui n'hésita jamais à reconnaître sa dette à l'égard de Maistre) qui n'est autre que l'analogie (cf. p. 55), «l'inépuisable fonds de l'universelle analogie» comme l'a écrit le grand poète, fondée sur le fait que «l'éternelle nature s'enveloppe suivant les temps et les lieux» d'un «habit variable» que «tout œil exercé pénètre aisément» (p. 58). En l'occurrence, c'est dire que c'est par ce qu'il y a de plus faible que sera confondu ce qu'il y a de plus fort (cf. p. 124).

Tout de même, l'action de l'homme, si elle est relativisée d'une façon drastique et comme liée dans le réseau interprétatif que déploie Joseph de Maistre, n'y est pas complètement vaine car, «toutes les fois qu'un homme se met, suivant ses forces, en rapport avec le Créateur, et qu'il produit une institution quelconque au nom de la Divinité», et cela «quelle que soit d'ailleurs sa faiblesse individuelle, son ignorance et sa pauvreté, l'obscurité de sa naissance, en un mot, son dénûment absolu de tous les moyens humains, il participe en quelque manière à la toute-puissance dont il s'est fait l'instrument» (p. 72).

9782851979162.jpgDès lors, le châtiment doit être exemplaire, l’Église et le Roi mais aussi les croyants, eux, doivent être humiliés, tamisés et même, nous l'avons dit, émondés, avant que la contre-révolution qui, nous le savons aussi, est tout ce que l'on voudra, et d'abord le «Contraire de la Révolution», mais n'est en aucun cas une «révolution contraire» (p. 157), puisse apporter son baume sur les plaies ouvertes de la France et redonner, là encore paradoxalement, toute leur place aux hommes, qui ont été balayés par un esprit d'abstraction devenu fou (4).

C'est la question de la souveraineté, dont le prestige est «tout moral» (p. 147), qui est seule capable de créer autour du pouvoir humain une espèce d'«enceinte magique qui en est la véritable gardienne» (p. 140), enceinte cruciale pour Joseph de Maistre, et cette dernière ne peut exister dans un temps où «tout est factice, tout est violent» (p. 91); puisqu'elle ne peut qu'émaner de Dieu (cf. p. 122) (5), elle seule peut donner aux hommes le sens de l'honneur car «c'est d'elle, comme d'un vaste réservoir, qu'il est dérivé avec nombre, poids et mesure, sur les ordres et sur les individus» (p. 92).

C'est ainsi que «Sous un Roi citoyen, tout citoyen est Roi» selon le beau vers de «Racine le fils» (p. 101), ce qui signifie, d'abord, que le Roi seul peut garantir que l'esprit d'abstraction ne conduise pas des milliers de citoyens à voir leur tête rouler dans un panier en osier et, en somme, empêcher que les dirigeants d'un peuple pressuré de violences ne décident de «passer le pouvoir humain» (p. 107) en s'aventurant dans un royaume qui est celui du Père du mensonge. Joseph de Maistre, dès lors, ne cesse d'affirmer, et la suite des événements nous montrera la qualité de son analyse autant que de sa prescience, que l'ordre factice établi par la Révolution ne peut durer car il n'est pas construit sur des «bases sacrées, antiques, légitimes» (p. 144), car encore «l'invincible nature doit ramener la monarchie» (p. 117) en France, et aussi parce que toutes les factions de la Révolution française «ont voulu l'avilissement, la destruction même du christianisme universel et de la monarchie», d'où il suit, ajoute Joseph de Maistre comme s'il s'agissait d'une banale concaténation ne souffrant aucune objection, «que tous leurs efforts n'aboutiront qu'à l'exaltation du christianisme et de la monarchie» (p. 123), le retour à l'ordre excluant de toute façon la vengeance, que nécessite au contraire l'anarchie (cf. p. 153) pour asseoir son pouvoir meurtrier, labile et fallacieux.
Finalement, tout providentialiste qu'il est, Joseph de Maistre dresse ses considérations prophétiques contre l'horreur de ces régimes à venir qui, sur les brisées de la Révolution française, tiendront l'homme pour fort peu de chose voire rien du tout, ne le considérant que comme un matériel parfaitement sacrifiable, une pâte qu'il sera loisible et même nécessaire de pétrir, pour, avec ce ciment immonde composé du sang de millions de personnes, bâtir un royaume de fer.

Notes
(1) Joseph de Maistre, Considération sur la France (Préface de Pierre Manent, Bartillat, 2017). Je donne quelques exemples de ces fautes, dues très probablement aux modes de reproduction des textes désormais largement plébiscités par les éditeurs, consistant à scanner un livre mais sans bien sûr daigner le relire, puisqu'il est fait totalement confiance à la machine, pourtant bête par essence. Cette confiance aveugle donne un texte lardé de fautes qu'une toute simple relecture eût évitées : «Joseph de Maistre... matérialisme mystique» au lieu de matérialiste mystique en guise de titre d'un essai de Robert Triomphe (p. 17); «souvent ou s'est étonné» (p. 25); «telle qu'on l'entendant» (p. 32); «Si ou l'envisage» (p. 42); «qui disait-il n'y a pas longtemps" (p. 45); «le glaive et l'alcoran parcourut» (p. 47); «Mahomet Il» (p. 49); «sur une surface moins étendu» (p. 50); «Constantin devait, l'étouffer» (p. 76); «4 Brumaire au IV» (p. 88); «mais aujourd'hui ou est sûr qu'il le sait» (p. 114); «Comme ces fils, qu'un enfant romperait» (p. 115); «Jacques Il» (p. 139); «Le brigandage exercé à égard» (p. 141); etc. car, hélas, cette liste n'est sans doute pas exhaustive. Je cite donc cette édition qui m'a été envoyée en service de presse, mais le lecteur sérieux se reportera à celle donnée par Pierre Glaudes dans le fort volume paru en 2007 dans la collection Bouquins chez Robert Laffont, des pages 175 à 289, les divers textes réunis dans ce livre étant systématiquement précédés d'une introduction de l'auteur.
(2) Je rétablis la majuscule, manquante dans le texte donné par Bartillat, au dernier mot.
(3) Ainsi les événements révolutionnaires sont-ils qualifiés de «magie noire» qui «disparaîtrait comme un brouillard devant le soleil» (p. 37), «sort du cercle ordinaire des crimes, et semble appartenir à un autre monde» (p. 69). Point n'est besoin de relever toutes les occurrences où Joseph de Maistre évoque le caractère satanique de la Révolution française (cf. pp. 66-69) puisque, en fin de compte, cette dernière ressortit du Mal que l'auteur, en théologien chrétien orthodoxe, qualifie dans une image frappante comme étant «le schisme de l'être» (p. 64), donc par nature faux, car ce qui «distingue la révolution française, et qui en fait un événement unique dans l'histoire, c'est qu'elle est mauvaise radicalement» (pp. 64-5, l'auteur souligne). Dans tous les cas, le Mal se caractérise par son inaptitude à produire quoi que ce soit de durable, Joseph de Maistre écrivant une phrase que Georges Bernanos eût pu reprendre à son compte en disant qu'il ne croira «jamais à la fécondité du néant» (p. 71), et c'est à bon droit que l'auteur des Considération sur la France peut affirmer que la pourriture ne mène à rien (cf. p. 67).
(4) La citation est célèbre : «La constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l'homme. Or, il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc., je sais même, grâces à Montesquieu, qu'on peut être Persan : mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie; s'il existe, c'est bien à mon insu» (p. 85).
(5) Voir le beau passage lyrique de la page 130 qui se conclut, à la page suivante, par ces mots : «Ouvrez l'histoire, vous ne verrez pas une création politique; que dis-je ! vous ne verrez pas une institution quelconque, pour peu qu'elle ait de force et de durée, qui ne repose sur une idée divine, de quelque nature qu'elle soit, n'importe» (p. 130).

lundi, 31 octobre 2016

Entretien avec Juan Asensio

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Entretien avec Juan Asensio

Propos recueillis par Romain Bouvier, Président du Club Roger Nimier

Juan Asensio, pouvez-vous, s’il vous plaît, vous présenter à nos lecteurs en quelques mots?

Je suis né en 1971 à Lyon, où j’ai passé les 30 premières années de ma vie. J’y ai suivi une formation, très classique, de lettres modernes et de philosophie, d’abord à l’externat Sainte-Marie jusqu’en classe de khâgne que j’ai cubée, ensuite à l’université Jean Moulin Lyon 3, y poursuivant ma formation jusqu’en thèse que j’ai abandonnée très vite. Mon directeur de l’époque, Monique Gosselin-Noat, ponte des études bernanosiennes ayant participé à la nouvelle édition des romans de Bernanos dans la collection de la Pléiade, m’avait en effet donné à traiter un sujet dont je ne voulais absolument pas (la figuration du diable dans les romans de Julien Green, François Mauriac et Georges Bernanos) et qui… avait déjà fait l’objet d’une thèse vieille d’à peine deux ou trois ans au moment où j’entamais mes propres recherches ! C’était, au mot près, le sujet qu’elle m’avait d’office demandé de traiter qui avait été disséqué en quelque deux énormes volumes. J’ai piqué une sacrée colère contre tant d’incompétence crasse, et ai écrit puis téléphoné à notre mandarine. Lorsque je lui ai fait part de ma découverte, elle m’a tout stupidement répondu que je n’avais qu’à prendre le contrepied exact de ladite thèse ! J’ai donc gardé, comme vous vous en doutez, une très piètre opinion des universitaires, censément des universitaires bernanosiens qui d’ailleurs me le rendent bien, puisqu’ils ne citent pas mes travaux dans cette nouvelle édition des romans de Bernanos. Que voulez-vous, la petitesse se venge toujours petitement… J’ai aussi passé une année, fort oubliable, au Celsa, afin de voir de l’intérieur si je puis dire à quoi ressemblait l’enseignement délivré en matière de journalisme et, ma foi, je n’ai pas été déçu quant à la médiocrité abyssale, forcément partisane (de gauche bien sûr) de cet enseignement. J’ai créé en mars 2004 Stalker, alors que je travaillais dans une salle des marchés et que Maurice G. Dantec se faisait traîner dans la boue par les journaux à prétentions humanistes habituels. Il s’agissait de trouver une façon de répondre aux invectives à moraline lui reprochant d’avoir osé échanger quelques messages avec le Bloc identitaire d’une poignée de journalistes aussi prestigieux qu’un certain Philippe Nassif (de Technikart je crois), et un de mes collègues de bureau, informaticien, me suggéra ainsi de créer un blog. Très vite, Stalker a fait des émules dans ce qui ne s’appelait pas encore la blogosphère, mais aucun de ces blogs nés en deux minutes n’a survécu plus de quelques mois, voire années pour les meilleurs. Depuis cette époque presque préhistorique à l’échelle de la Toile, mon blog est devenu riche de quelque 1 500 notes, pas toutes écrites par moi d’ailleurs, et est très lu, puisqu’il engrange entre 30 et 40 000 visiteurs uniques par mois, pour 100 à 200 000 pages vues par mois. J’ai donné la possibilité à mes lecteurs de me verser des dons via Paypal, ce qui me permet d’acheter la plupart des ouvrages que j’évoque sur mon blog, même si j’en reçois quelques-uns en service de presse, à condition que je les demande toutefois. Il s’apparente désormais à un véritable labyrinthe et c’est ainsi très vite que je l’ai surnommé la Zone, référence évidente à l’un des chefs-d’œuvre de Tarkovski. J’ai aussi réussi à publier quelques ouvrages de critique littéraire et un bouquin étrange sur Judas Iscariote, en 2010, aux éditions du Cerf. J’emploie à dessein le terme « réussi », car désormais tout le monde se fiche de la critique littéraire, à commencer par les éditeurs, puis par les journalistes, les libraires et, en bout de chaîne, le public. Il m’arrive de collaborer à quelques revues, dont Études, alors que j’ai publié des articles dans La Revue des Deux Mondes ou bien encore L’Atelier du roman. Je ne supporte plus toutefois le principe, très lourd et donc si peu rapide et agile, de ces revues, qui ne vous paient que fort rarement, et des sommes ridicules, alors qu’il faut bien souvent essuyer un refus par quelque couillon illettré appartenant, Sésame, ouvre-toi !, au sacro-saint comité de lecture.


danteccig.pngA la création de votre blog, Stalker, vous avez donc pris la défense de Maurice G. Dantec ? Serait-il un des rares auteurs contemporains qui puisse trouver grâce à vos yeux de critique acerbe ?

J’ai pris sa défense, oui, car les imbéciles qui l’attaquaient, et qui n’avaient probablement pas lu une seule ligne d’un seul de ses romans, ont pour habitude de chasser en meute, comme tous les lâches. J’ai beaucoup lu Dantec, quoique tardivement, n’y étant venu qu’avec réticence car alors (nous étions en 2003), il était un auteur polémique qui faisait beaucoup parler de lui. C’est après avoir fait paraître dans La Revue des Deux Mondes un long article sur Villa Vortex, un roman monstrueux ridiculisé en deux lignes stupides (dans la rubrique Sifflets, je crois, du Nouvel Observateur) par Jean-Louis Ezine qui n’avait à l’évidence pas lu ce livre, que Dantec et moi avons commencé à échanger. L’avait en effet frappé, dans l’article en question pour lequel il me félicita très chaleureusement, le fait que j’y annonçais sa conversion au catholicisme, qui avait eu lieu quelques mois après la parution de ce texte. J’ai continué à lire Dantec, mais mon intérêt pour ses textes (les excès divers et variés du personnage m’ayant toujours laissé de marbre) a décru assez vite. Je l’ai même défendu contre la poignée de crétins mononeuronaux qui, alors, l’entouraient, et derrière le ridicule rempart de laquelle il vitupérait, assez grossièrement, contre le monde tel qu’il ne va pas. Maurice G. Dantec n’est pas un styliste de la langue française, c’est le moins que l’on puisse dire, mais il y avait toujours, même dans le plus mauvais de ses romans, des traits de fulgurance, des intuitions métaphysiques mélangées à des facilités indignes d’une rédaction d’écolier de 13 ans. M’avait alors surtout frappé son aptitude, dans les deux premiers tomes de son Journal, à évoquer des auteurs (Dominique De Roux, Ernest Hello, Léon Bloy, etc.) dont plus personne ou presque n’osait parler, et cela me frappa. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts comme on dit, et je n’ai plus de nouvelles, ni d’ailleurs ne cherche à en prendre, pour être tout à fait honnête, de Dantec, qui est du reste à ce que j’en sais assez mal en point, même si sa santé a toujours été vacillante. La dernière fois que je l’ai vu, à Paris, il était méconnaissable, et m’a serré la main en pleurant, peut-être parce qu’il avait fini par comprendre que je l’avais défendu contre vents et marée, y compris contre son propre comportement destructeur et paranoïaque. C’est du passé. Je ne suis même pas parvenu à lire plus de quelques pages de son dernier roman, Les Résidents, resté totalement inaperçu, alors que la moindre de ses déclarations, bien souvent infantiles, déclenchait des spasmes le plus souvent ridicules sur beaucoup de sites, de forums et sur les blogs au début des années 2000. En tout cas, nul ne pourra jamais me reprocher de ne pas avoir pris Maurice G. Dantec, en tant qu’écrivain, au sérieux.

Je réponds à la seconde de vos questions : beaucoup d’auteurs vivants trouvent grâce à mes yeux, qu’ils soient Français (Marien Defalvard, Pierre Mari, Christian Guillet, Guy Dupré, Jean Védrines, Serge Rivron) ou bien étrangers et là, force est de constater que la liste est tout de même plus conséquente : Roberto Calasso, Claudio Magris, Jaume Cabré ou Javier Cercas même si m’enquiquine leur côté « habiles techniciens du roman », Cormac McCarthy dont la lecture a été un choc, le très singulier László Krasznahorkai ou, disparu il y a quelques années, le génial Roberto Bolaño.


En tant que critique littéraire (et lyonnais d’origine de surcroît), que pensez-vous de cette formule que l’on prête à François Mitterrand à propos de l’œuvre romanesque de Rebatet : « Il y a deux sortes d’hommes : ceux qui ont lu Les Deux Étendards, et les autres » ?

scheveningen-35754.jpgAbsolument tous les reproches, et les plus durs, peuvent être faits à François Mitterrand, mais enfin, c’était un assez bon lettré, aimant comme vous le savez passionnément l’œuvre d’Ernst Jünger, qu’il connaissait personnellement. Je me souviens d’avoir lu qu’il reprocha un jour à un certain Alain Juppé qui joue aujourd’hui les revenants arrogants, de ne pas connaître Paul Gadenne. S’il n’y avait qu’Alain Juppé qui ignorât l’auteur de La plage de Scheveningen, l’un des plus beaux et grands romans du siècle passé ! Qui connaît encore, hélas, le profond et tourmenté Paul Gadenne ? Certainement pas le crétin hollandais, dont on se demande même s’il a jamais entendu parler d’un mot aussi bizarre et incongru que celui de « littérature » ! Quoi qu’il en soit, j’ai lu Rebatet jeune, trop jeune peut-être et, comme tant d’autres auteurs, il me faut à présent le relire, alors qu’il semble jouir d’une certaine actualité, du moins éditoriale, qui ne s’est pas encore vraiment étendue à des auteurs comme Brasillach (évoqué par Gadenne, qui fut son condisciple en khâgne, dans le roman que j’ai indiqué, sous les traits d’un personnage du nom d’Hersent), Brasillach dont il faut lire Notre avant-guerre, ou bien le pestiféré Abel Bonnard, dont Les Modérés sont une radiographie de la France politique encore pertinente. Je me souviens en tout cas d’avoir estimé, du haut de mes 14 ou 15 ans, que Les Deux Étendards, roman au titre génial, disséquait la France de l’entre-deux guerres avec une profondeur spirituelle absente des romans de Céline, et ce seul souvenir me donne envie de relire ce roman qui avait la réputation, il n’y a pas si longtemps que cela, d’être maudit. Par ailleurs, j’allais, quelques années plus tard, retrouver le nom de Rebatet sous la plume de George Steiner, qui n’a jamais cessé de clamer son admiration pour ce roman, tout en traitant son auteur de salopard. J’ai d’ailleurs commencé ma relecture des Décombres qui vient d’être réédité, après avoir aussi relu le Rebatet de Pol Vandromme et en faisant un crochet par Les Réprouvés d’Ernst von Salomon, décrivant la nécessité d’une refondation de l’Allemagne humiliée par les sanctions des alliés et rongée par la gangrène communiste que les corps francs tentent de contenir, voire d’éradiquer. Il n’est donc pas étonnant que Lucien Rebatet, de même que d’autres qui ont décrit la complexité d’une époque où la France cherchait une forme de renaissance politique tout autant que sociale, voire spirituelle, intéresse et même fascine de nouveau, y compris les jeunes si on leur apprend encore à lire, maintenant que notre pays traverse une crise qui sera mortelle si aucun sursaut, de réelle profondeur et pas cosmétique, ne le sauve. Et puis, à tout prendre, je préfère un jeune gars un peu borné nourri au petit lait de Charles Maurras, mais qui aura au moins lu, et avec passion, Bloy, Bernanos, Jünger, Von Salomon, Rebatet, Brasillach, Hansum ou Pasolini et quelques autres encore sur lesquels planent de vilains soupçons, plutôt qu’un crétin ripoliné fraîchement hypokhâgneux qui n’aura sucé que les mamelles desséchées de Gérard Genette et de Roland Barthes, l’esprit tout farci des fadaises naturalistes sans style de Maupassant et de Zola, et qui finira sous-pigiste à Télérama ou aux Inrockuptibles, à saluer le gras loukoum à orientalisme germanopratin goncourisé d’un Mathias Enard. La passion, l’excès, le courage, plutôt que ces sépulcres déjà blanchis rêvant carrière et petite épouse sage rencontrée à l’école et qui finira comme eux professeur dans le meilleur des cas, à l’âge où Jean-René Huguenin savait qu’il n’égalerait jamais Rimbaud et Carlo Michelstaedter se tirait une balle dans la tête après avoir écrit le dernier mot de sa Persuasion et la rhétorique !

Il n’en reste pas moins que François Mitterrand exagère quelque peu car enfin, il est tout autant possible d’affirmer qu’il y a deux sortes d’hommes : ceux qui ont lu La persuasion et la rhétorique justement, mais aussi ceux qui ont lu Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, Nostromo de Joseph Conrad, Absalon, Absalon ! de William Faulkner, ou encore Monsieur Ouine de Georges Bernanos ! Et je suis absolument certain que d’autres pourraient vous dire qu’ils ne sont plus les mêmes depuis qu’ils ont lu Shakespeare, Dostoïevski, Stevenson ou bien encore Melville, ce qui est par exemple mon cas ! Et, pour finir sur une méchanceté, je n’en suis pas moins sûr que de pauvres âmes seraient prêtes à jurer qu’elles ont été appelées à une nouvelle vie après avoir découvert les textes d’Amélie Nothomb, de Yannick Haenel ou de Virginie Despentes !


Quel regard portez-vous sur l’œuvre de Roger Nimier et plus généralement sur le courant dit des « Hussards », sur lesquels, pour reprendre vos mots, planent encore de vilains soupçons dans le petit monde germanopratin ? 

grandd'espa.jpgLes Hussards sont des auteurs que je connais finalement assez peu, n’ayant lu que quelques ouvrages de Chardonne, Laurent ou Nimier, bien sûr Les Épées mais aussi Le Grand d’Espagne, qui évoque Georges Bernanos. Comme bien d’autres (je songe ainsi à Péguy, transformé, par l’opération du Saint-Esprit sans doute, en auteur et même penseur de droite), ils ont été d’une certaine façon abâtardis, journalisés par tout un tas de leurs épigones plus ou moins inspirés, revendiqués ou pas. D’ici peu, Causeur leur consacrera un dossier, si ce n’est déjà fait, et c’est ainsi qu’ils seront happés et hachés menu, puis accrochés au plafond, au milieu d’autres andouilles d’appellation et d’origine contrôlées comme Philippe Muray, devenu le saint patron de la Réaction puérile à laquelle nous assistons. Très peu pour moi que cet eczéma purement journalistique, que quelques petits Mohicans attendant les Cosaques et une paire de jolies fesses, y compris celles du Saint-Esprit, gratteront en croyant découvrir des cavernes d’originalité. Il me semble, au cas où vous me poseriez cette question, que l’esprit des Hussards a survécu plus qu’il ne survit, car il semble désormais bien mort, le temps où une seule phrase, aiguisée comme le morfil d’une dague, pouvait d’un trait précis clouer une vieille chouette radoteuse. Le dernier rétiaire de ce genre, altier et redoutable, même s’il a parfois trop donné dans un hermétisme littéraire de pacotille, était Dominique de Roux, et un livre tel qu’Immédiatement, publié aujourd’hui, vaudrait à son auteur une bonne quinzaine de procès, et une chasse à l’homme en règle, qu’il eut d’ailleurs à subir de son vivant. Je songe aussi à l’exemple tragique et lumineux de Jean-René Huguenin, mort en 1962 comme Nimier, également dans un accident de voiture. Je songe encore à Guy Dupré, hélas si profondément méconnu voire ignoré par nos élites littéraires ou ce qui en tient lieu, lequel d’ailleurs a écrit un de ses textes si subtils et profondément littéraires sur Sunsiaré de Larcône (recueilli dans Les Manœuvres d’automne), une belle femme que tout Hussard a dû tour à tour envier et maudire au moins une fois !


Pourquoi vous êtes-vous intéressé à la figuration du démoniaque dans la littérature ?
Sous le soleil de Satan a-t-il été l’ouvrage amorçant votre intérêt pour ce thème et plus spécifiquement, pour l’œuvre complète de Georges Bernanos ?

J’ai découvert Georges Bernanos, comme beaucoup de lecteurs je suppose, via l’adaptation que Maurice Pialat avait réalisée du premier de ses romans. C’est dans mon cas assez étonnant car je ne savais jusqu’alors rien de celui que Nimier surnomma le Grand d’Espagne, alors même que je me trouvais dans un établissement catholique depuis ma classe de septième. Le film de Pialat fut un choc même si par la suite, lisant le roman en question, le relisant et lisant tout ce qu’avait écrit Bernanos et tout ce qui avait été écrit sur lui, je me rendis vite compte que cette adaptation était assez infidèle, à la lettre du roman bien sûr, mais, plus grave, à l’esprit même de l’écriture bernanosienne. Peu importe du reste, car Pialat s’est montré, pour le coup, authentiquement bernanosien en levant le poing, tout le monde se souvient de ce geste crâne, face aux connards qui le sifflaient.

ouine.jpgMon intérêt pour la figuration littéraire du démoniaque n’a pu être que conforté par la découverte de l’œuvre romanesque de Georges Bernanos, qui devait culminer par la lecture de Monsieur Ouine, réputé, à juste titre, comme étant le roman le plus difficile de l’auteur et qui, du diable et du démoniaque, donne une peinture absolument fascinante. J’ai tenté d’éclairer de plusieurs façons ce roman, par exemple en le rapprochant de l’hermétisme démoniaque tel que le développe Kierkegaard ou bien en en proposant une lecture comparée avec Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, par le biais de l’étude de la voix des personnages principaux, Kurtz et l’ancien professeur de langues, tous deux maîtres d’un langage dévoyé. Bien évidemment, aucune mention de ces travaux (et d’autres, comme l’influence plus ou moins souterraine d’Arthur Machen sur Sous le soleil de Satan, par le biais de la si belle traduction que Paul-Jean Toulet donna du Grand Dieu Pan) dans la nouvelle édition des œuvres romanesques de Bernanos en Pléiade mais, comme c’est Monique Gosselin-Noat qui a été chargée par Max Milner de l’édition de Monsieur Ouine, il ne fallait certes pas s’attendre à ce qu’elle mentionne autre chose que ses petites fadaises universitaires !

La découverte de l’œuvre de Bernanos puis, dans le foulée, de celles de Barbey, Bloy et Hello, mais aussi Huysmans et quelques autres décadents de moindre importance comme Jean Lorrain ou Remy de Gourmont, n’a pu que creuser mon questionnement sur le démoniaque en littérature, mais pas en être la source, qui doit plutôt remonter à ma découverte, assez jeune (en cinquième ou quatrième je pense) des romans de Dostoïevski, de Stevenson ou de Faulkner et, avant eux encore, de telle pièce indiciblement noire de Shakespeare, Macbeth, dont la dernière adaptation cinématographique m’a fait l’effet d’un joli clip aux lumières bien léchées. J’ajoute à ces quelques noms ceux de Rimbaud et de Baudelaire, que je n’ai jamais cessé de relire depuis que je les ai découverts.

C’est peu dire, en tout cas, que cette thématique m’a fasciné et me fascine encore, l’un des jalons de son approfondissement ayant été la lecture intensive et, je crois, intense, de Sören Kierkegaard en classe de terminale qui, vous le savez, a beaucoup médité et écrit, et puissamment comme il en va toujours avec cet horrible génie, sur le thème du démoniaque. Ensuite, puisqu’il me fallait remonter aux sources, j’ai lu tout ce que je pouvais lire concernant le démon, non seulement bien sûr les textes sacrés de la tradition judéo-chrétienne, écrits intertestamentaires et apocryphes inclus, mais tous les traités (du moins, ceux qui bénéficient d’une traduction française) de démonologie, comme le Malleus Maleficarum ou Marteau des sorcières d’Institoris et Sprenger ou encore le beau Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons de Pierre De Lancre. Je devais aussi rencontrer le Père Chossonnery, exorciste du diocèse de Lyon, avec lequel j’eus un long entretien.

C’est je crois cette plongée en eaux troubles qui m’a donné pour habitude d’établir des liens, que je crois la plupart du temps originaux, entre des romans qu’a priori rien ne rapproche et, en tout cas, qui me permet de lire des textes en comprenant, assez vite tout de même, leur profondeur, ou bien, a contrario, leur absence de profondeur. Un grand écrivain est d’abord un grand lecteur, certains cas, comme celui de Michel Houellebecq étant plus difficiles que d’autres à caractériser, car voici un grand lecteur qui n’est pas un grand écrivain, tout comme Dantec d’ailleurs, même si leurs styles respectifs sont fondamentalement différents. Quoi qu’il en soit, appelons cela mon péché mignon, je continue à lire tout ce qui paraît, à condition que les textes soient sérieux, sur le diable ou le démoniaque, et à relire les grandes œuvres romanesques d’un Dostoïevski ou d’un Melville, dont la grandeur même provient essentiellement du fait qu’elles proposent une vision du Mal.


Le grand lecteur que vous êtes a-t-il pour projet de devenir un jour écrivain, j’entends par là, en publiant un roman ?

Je n’ai aucun projet littéraire d’aucune sorte, surtout pas celui de devenir, comme tant d’ambitieux dont le talent est inversement proportionnel à la surface de léchage de leur langue, ceci ou cela. Publier un roman me dites-vous… Mais à quoi bon puisqu’il s’en publie plusieurs centaines lors de chaque rentrée dite littéraire et que, dans le meilleur des cas (c’est bien évidemment une hypothèse aussi loufoque qu’impossible !), je devrais accepter que mon roman soit lu, jugé même par une Virginie Despentes admise récemment au jury du Goncourt ? Je doute fort de jamais publier un roman en bonne et due forme, car je sais rester à ma place, et celle-ci est celle d’un critique littéraire. Or, la critique littéraire, naguère florissante, est un art aujourd’hui mourant, si ce n’est mort, du moins en France. Je ne parle certes pas de la critique universitaire, bien souvent totalement stérile et confidentielle, ou de la critique journalistique, résolument eunuque, consanguine et inculte, mais d’une critique d’auteur, passionnée, forcément partiale et qui, sans jamais copier les journalistes et les chercheurs, emprunte certaines de leurs techniques. Et, surtout, qui n’hésite jamais à appeler un chat un chat et une rinçure, selon le terme de Rimbaud, une rinçure, car, contrairement à nos amis journalistes, je ne dois rien à personne, je suis libre de chacun de mes propos, et je me moque des coteries qui font et défont les réputations, et même les carrières, du moins en matière d’édition et de journalisme.

patrice-trigano-l-oreille-de-lacan.jpgTenez, j’ai récemment pointé, dans un long article fouillé, les très étranges coïncidences, selon le terme pudique employé par ces temps de judiciarisation de la vie française, entre Soumission de Michel Houellebecq et le roman d’un auteur bien moins connu que ce dernier, L’Oreille de Lacan de Patrice Trigano. Pas un seul, je répète, pas un seul de nos si valeureux journalistes, pourtant si friands de polémiques parfois inventées de toutes pièces, n’a repris l’information, ne serait-ce que pour refaire à son compte ma petite enquête, l’infirmer ou la confirmer. Or, n’ai-je pas été, en l’occurrence, une espèce de lanceur d’alerte, expression à la mode écologiste, dans cette affaire ? Rien, silence total, typiquement journalistique. Puis j’ai bien trop de respect pour les romanciers, du moins les vrais romanciers, pour que je tente de les parodier, à une époque où n’importe qui, même ma boulangère et Raoul sur sa tire, Virginie Despentes et Yann Moix, peuvent être et même sont, paraît-il, des romanciers, célébrés comme tels, accueillis par tous les journalistes qui, même s’ils osent critiquer du bout de leur clavier tel ou tel aspect de leurs nullités, ne s’en tiennent pas moins à carreau. Virginie Despentes, comme je l’ai dit, vient même de rentrer dans le jury du Prix Goncourt qui, il est vrai, a récompensé sans le moindre sentiment de honte et même avec fierté je le suppose, cette année et l’année passée, deux nullités, Pas pleurer de Lydie Salvayre et Boussole de Mathias Enard. Il est vrai qu’il ne faut s’attendre à strictement rien, avec Bernard Pivot et Pierre Assouline, mais enfin, nous aurions pu estimer qu’il leur restait, à tout le moins, le sentiment du ridicule ! Moi, à mon niveau, modestement mas pas moins résolument, je remplis le rôle d’office de vigie dont parlait Sainte-Beuve, mais c’est aux romanciers, s’il en reste vraiment en France plus qu’une toute minuscule poignée, d’écrire de bons romans, pas à moi !


Parmi les auteurs vivants qui trouvent grâce à vos yeux, vous n’avez pas cité Marc-Édouard Nabe… Était-ce une omission volontaire de votre part ?

Bien sûr. Hormis Alain Zannini, aucun des textes de Nabe n’a trouvé grâce comme vous dites à mes yeux, et certainement pas celui par lequel les béjaunes ont parfois découvert Léon Bloy, Au Régal des vermines. Je ne lis plus Nabe, comme je ne lis plus Dantec, comme je ne lis plus Soral et comme je ne vais pas tarder à ne plus lire Houellebecq. J’ai en tout cas relu ce texte de gamin fort en thème ou plutôt, point trop mauvais en thème, il y a quelques années, et il m’a frappé par la remarquable platitude de ses harangues, de ses trouvailles, de ses envolées, de ses « analyses », de son commentaire de Léon Bloy. Tout pue la copie appliquée, écrite en tirant la langue, en plaçant au bon endroit les petites références incontournables de tout infréquentable qui se respecte. Nabe n’est pas grand-chose, sauf peut-être pour sa grouillante cohorte de lecteurs hystériques, qui veillent au ridicule de leur idole naine comme une vestale à la flamme d’allumette dont elle a reçu la garde mais, en tout cas, il n’est certainement pas comme il le prétend le plus fier sinon le seul continuateur de Léon Bloy, dont l’imprécation n’avait de sens que parce qu’elle indiquait une trame invisible sur laquelle elle se détachait comme un éclair de chaleur, vers laquelle elle faisait signe. Qui a poursuivi l’œuvre du Mendiant ingrat, en France ? Nabe clament en chœur les imbéciles, et même l’excellent Pierre Glaudes avec lequel je suis en désaccord total sur ce point. Le dernier continuateur de Bloy, qui a du moins compris les implications théologiques de son long cri de misère et de méchanceté, mais aussi de son formidable commentaire des textes sacrés et de leur application à l’histoire, c’est Louis Massignon bien sûr ! De sorte que Nabe n’est pas seulement un Léon Bloy pour crétin antisémite ou imbécile soralien, mais un surgeon nanométrique et excité comme une femelle en période de chaleur du Mendiant ingrat, débarrassé qui plus est de tout arrière-monde, comme disait Bonnefoy, transcendant. Enlevez à Léon Bloy sa constante ferveur religieuse, sa prodigieuse intuition exégétique, vous aurez Marc-Édouard Nabe, dont l’œuvre se situe quelque part entre les latrines et le boudoir.


Critiquer, c’est juger. D’où tenez-vous votre magistère ?

Belle question, la plus difficile sans doute. Je vous remercie pour commencer de poser une égalité entre la critique littéraire et le jugement, à une époque où plus personne n’ose juger un livre, et d’abord celles et ceux qui sont payés pour le faire, les journalistes. Cette question, il y a un siècle, aurait sans doute été évacuée d’un haussement de sourcil mais, aujourd’hui, à présent que l’autorité, comme l’aura selon Walter Benjamin, a fondu comme neige au soleil, le Christ lui-même, s’il revenait sur terre, aurait quelque mal à nous assurer qu’il détient la clé, c’est-à-dire la légitimité, de tout pouvoir. C’est du reste de son propre vivant que le Christ a été raillé, soupçonné, invectivé et pour fini crucifié, de la même façon que, quelques siècles plus tard, seront moqués, soupçonnés, invectivés et parfois, pour Louis XVI, guillotiné, les rois de France qui tenaient de Dieu leur pouvoir, leur légitimité. L’époque contemporaine est exactement concomitante avec une perte de la notion de légitimité, partant de magistère et d’autorité, comme nous l’enseignent les problématiques propres à la théologie politique, singulièrement les réflexions d’un Carl Schmitt, que nos penseurs et intellectuels contemporains feraient bien, et de toute urgence, de relire.

Revenons à mon très modeste cas : je ne suis pas plus que n’importe qui légitime pour dire de Mathias Enard que c’est un auteur sans intérêt, pour prétendre que les essais de Richard Millet ne valent rien, ou que Yannick Haenel n’a même pas le talent suffisant, c’est dire, pour tourner une seule page d’un livre inutile de Philippe Sollers. Je ne suis pas davantage légitime pour affirmer que ce qui est encensé par la presse, neuf fois sur dix, ne vaut strictement rien et que nos gloires journalistiques, par exemple un Pierre Assouline, se déshonorent en faisant d’une Virginie Despentes l’un des jurés du Prix Goncourt lequel, c’est vrai, ne sait plus rien du tout de l’honneur comme nous pouvons le constater par ses dernières récompenses. Tout autant, je ne suis pas moins légitime qu’un autre pour trier le bon grain de l’ivraie et assurer mon rôle, plutôt ingrat. Cette réversibilité est au moins le bon côté d’une époque comme la nôtre, qui nous autorise à être jésuite à si bon compte, et de renvoyer dos à dos les contempteurs et les thuriféraires de la légitimité, à vrai dire les thuriféraires et les contempteurs de n’importe quelle notion, puisque tout se vaut, une rinçure post-moderne traduite par l’ignoble traducteur et écrivain qu’est Christophe Claro et Absalon, Absalon ! de William Faulkner.

Je pourrais certes, après quelques minutes de recherche, multiplier les exemples historiques et montrer que tout critique littéraire digne de ce nom a au moins une fois été confronté à la problématique crucifiante de sa légitimité : qui es-tu donc, toi, pour oser critiquer un livre, mon livre ? Lisant votre question, cela a même été ma première tentation, mais je crois qu’il faut ici répondre franchement, comme je l’ai fait : rien ne m’autorise à prétendre que Faulkner, Conrad, Melville, Bloy, Bernanos, Gadenne, Sebald ou Broch sont de grands, parfois même de très grands écrivains et que tel ou tel est un nain dont les livres, pourtant salués par la presse consanguine, ne valent rien. Mais regardez un peu, maintenant que mon blog est vieux de 10 années, si je me suis beaucoup trompé sur la valeur des livres que j’ai évoqués ! Car c’est après tout la meilleure réponse que je puis vous donner : mon autorité, en matière de critique littéraire, s’appuie sur elle-même. Tautologie ? Non, car cette autorité, je l’ai cent fois, mille fois remise en jeu, dans chacune de mes notes, en prenant le risque de me tromper, en prenant le risque qu’un autre lecteur affirme, et prouve par-dessus le marché, que Richard Millet, lorsqu’il joue à l’essayiste martial ayant tutoyé le phalangiste chrétien durant la Guerre du Liban, n’est absolument pas ridicule et même convaincant sinon légitime, en affirmant par exemple, contre ce que j’en dis, qu’une virgule de Nabe vaut après tout une virgule de Bloy, ou que l’exotisme en carton-pâte de Mathias Enard n’est vraiment pas une plaisanterie pour attachée de presse germanopratine pensant que Moravagine est le nom d’un groupe de musique punk italien avant que d’être un magnifique roman de Blaise Cendrars.

Poursuivons. Tout bon lecteur se sera demandé pour quelle raison j’ai eu besoin d’invoquer le Christ en vous répondant. Orgueil démesuré ? Application des thèses, milles fois éventées désormais, de René Girard à ma petite personne sacrificielle ? J’ai évoqué l’exemple du Christ pour deux raisons. D’abord pour rattacher cette question extraordinairement complexe de la légitimité à son socle véritable qui implique, du moins pour un Occidental, un fondement surnaturel, un geste créateur qui commence la longue chaîne des causes entraînant les conséquences. Il faut bien, à un moment donné, que la concaténation soit brisée, sauf à devenir fou dans une vaine tentative de saisir la cause initiale, celle que rien n’explique et de laquelle tout provient. Cette cause est le Verbe, le Christ donc pour un chrétien. Le Christ s’est prétendu Dieu et Fils de Dieu, et c’est cette prétention inouïe, en fondant son magistère, qui lui a conféré une autorité à nulle autre pareille, dont le phénomène du leader charismatique analysé par le regretté Jean-Luc Evard n’est que le plus récent des surgeons, certes dévoyés.

Tout autant, ce même bon lecteur aura compris qu’il y a en somme, dans tout exercice honnête de critique littéraire, et à condition bien sûr qu’elle se sépare (sans du moins les ignorer) des petits jeux universitaires, de tout ce que Merleau-Ponty appelait les langages seconds, une dimension de risque, une « corne de taureau » à laquelle il faut s’exposer selon Michel Leiris. Pour le dire autrement, si le critique littéraire est un juge auquel il est impossible de demander d’être impartial, il est aussi celui qui assume sa responsabilité, qui prend sur lui, comme le dit cette merveilleuse expression, son propre jugement, le fonde par son autorité et son exemplarité et, d’une certaine façon point si imagée que cela, se sacrifie en fin de compte, un peu comme le héros de La Chute de Camus : juge, bourreau si l’on veut et sacrifié. Pourquoi diable se sacrifierait-il, ce critique que l’on jugera un peu trop pressé de faire partie de tous les raouts, du plus grand nombre de jurys possibles et qui, comble de l’entreléchage, écrira même des romans tout juste oubliables que ses confrères s’empresseront de saluer ? Parce que, avant de penser à lui-même, il pense à l’œuvre qu’il doit s’efforcer de servir. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le critique littéraire d’un peu de poids est celui qui jamais ne se sert en premier, mais qui sert les autres, en servant l’œuvre qu’il commente. Il s’oublie, alors que le moindre écrivaillon, aujourd’hui, oubliera sans problème ni remords la littérature depuis l’épopée de Gilgamesh, mais sera parfaitement incapable de jamais oublier ses petites souillures, sa petite personne. Le cri du monde contemporain est un immense MOI qui résonne sans fin dans le vide !

Critiquer, c’est juger bien sûr, et ce jugement s’appuie tout de même sur la lecture fine et attentive d’autant d’œuvres que possible, de toutes les œuvres qui comptent, ajouterait quelque fanatique de Borges qui aurait raison, au rebours de ce que les ânes contemporains imaginent être un véritable exercice de lecture, réduit dans leur esprit à la simple diffusion, de préférence conviviale et châtrée, d’une opinion qui, comme les goûts et les couleurs n’est-ce pas… Mais critiquer, c’est surtout s’exposer, sacrifier son petit confort intellectuel au risque d’être traité de tous les noms, et d’abord de celui d’envieux ou de raté. J’ai eu ma dose d’insultes, croyez-moi, des tombereaux de merde déversés par les thuriféraires de la clique sollersienne, de la clique nabienne, de la clique soralienne, de la clique camusienne et milletienne (c’est à peu de chose près une seule et même clique), de toutes les cliques dont j’ai ridiculisé quelque peu les prétentions littéraires et intellectuelles. J’en recevrais encore, des insultes, c’est une évidence. Cela n’est rien finalement, un peu d’abnégation contrainte et d’humilité bienvenue, versés comme un acide sur la plaie du nombrilisme et de la vanité qu’entretient si scrupuleusement notre époque, auxquels je n’échappe moi-même qu’en partie bien sûr. Ce qui compte, au travers même du mépris et des moqueries auxquels un critique pourra cependant être las de faire face (et que dire du silence auquel il s’expose, seule arme des lâches, mais ô combien redoutable !), c’est de faire découvrir à une poignée de lecteurs un Vincent La Soudière, un Robert Penn Warren, un Paul Gadenne, et de leur permettre de lire ou même relire de grands romans comme Au-dessous du volcan ou bien La Mort de Virgile. Cela seul compte. Et comptera.

 

Stalker : le blog de Juan Asensio

dimanche, 28 février 2016

L’œuvre de Georges Bernanos est moins derrière que devant nous

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Juan Asensio :

« L’œuvre de Georges Bernanos est moins derrière que devant nous »

Ex: http://www.philitt.fr

Juan Asensio est essayiste et critique littéraire. Il collabore à de nombreuses revues dont Études, L’Atelier du Roman et La Revue des deux Mondes. Depuis 2004, il tient le site Stalker qui se conçoit comme une « dissection du cadavre de la littérature ». Nous nous sommes entretenus avec lui sur son écrivain préféré : Georges Bernanos.

PHILITT : De quand date votre découverte de Georges Bernanos ? Le coup de foudre fut-il immédiat ou vous a-t-il fallu un moment pour appréhender la force de sa langue et le caractère ténébreux de son univers ?

Juan Asensio : C’est lors d’une sortie de classe dans une salle de cinéma que j’ai été pour la première fois confronté à l’œuvre de Georges Bernanos. Sous le soleil de Satan, adapté par Maurice Pialat, venait de sortir sur les écrans. Le film était promis à une longue carrière polémique qui devait connaître son acmé avec le poing crânement brandi par le réalisateur devant le mufle ahuri des imbéciles qui le sifflaient lors de la remise de la Palme d’or du Festival de Cannes. Nous étions alors en 1987, et il me faut ici remercier mon professeur de français de première, Madame Colette Douai, de nous avoir emmenés voir ce film puissant, quoi que nous ayons pensé depuis de sa fidélité après tout relative au texte et surtout, plus grave, à l’esprit du roman de Georges Bernanos. Je ne crois pas abusif de dire que ce fut un choc, bien davantage qu’un coup de foudre, mais un choc d’abord visuel, que je n’avais éprouvé, durant ces mêmes années de scolarité à l’externat Sainte-Marie, à Lyon, que devant Stalker de Tarkovski et Cris et Chuchotements de Bergman. Le premier avait été projeté, si mes souvenirs sont bons, dans une salle de cinéma minuscule se trouvant entre la place des Terreaux et les pentes de la Croix-Rousse, qui n’existe plus depuis de bien longues années. Je revois encore l’affiche du film, qui m’avait intrigué. J’ai regardé le second sur l’écran du ciné-club du collège précédemment nommé. Je me souviens encore du geste d’horreur et de dégoût de ma voisine, deux mains devant la bouche, yeux fermés et tête détournée, durant la projection du film de Bergman, au moment où l’une des héroïnes plonge dans son sexe une lame tranchante. J’ai parlé de choc visuel à propos de l’adaptation réalisée par Maurice Pialat du premier roman de Georges Bernanos. Comment pouvait-il en aller autrement, d’ailleurs, puisqu’il s’agissait d’un film à la lumière chiche, de scènes à la composition non pas sommaire mais épurée tournées en partie à la brune ?

Le choc fut d’abord cinématographique avant d’être littéraire…

Il n’en reste pas moins que ce choc fut renouvelé, réanimé par une nouvelle brûlure, littéraire donc, du moins pour moi, existentielle, cette fois première ou même primaire, bien réelle et non pas transposée d’un support artistique à un autre, par la lecture du roman publié en 1926 par celui que Nimier appela le Grand d’Espagne, et que ce choc fut de nouveau visuel (contrairement à ce que professait Sartre, parlant de la littérature, dans L’imaginaire), convoquant mes sens, donc phénoménologique bien davantage qu’esthétique. Pardonnez-moi d’employer une série de grands mots mais je ne vois pas d’autre façon de décrire l’effet que me fit cette lecture. Si le maquignon démoniaque était capable de voir au fin fond du cœur de l’abbé Donissan, si ce dernier pouvait lire le péché tapi au dernier recès de Mouchette, je voyais, pour ma part, littéralement devant moi, parfois même sans fermer les yeux, les scènes ténébreuses et pourtant sidérantes de vérité que Bernanos avaient peintes, son chevalet planté dans la boue des tranchées de la Grande Guerre, des cratères de laquelle son roman était sorti, comme un animal sauvage sans nom.

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Je n’ai pas immédiatement, à l’époque, dévoré les autres romans de Bernanos, et me suis contenté, pour commencer, de lire et de relire le premier roman de cet écrivain qui, comme nul autre hormis Dostoïevski ou Shakespeare (et plus tard, découvrirais-je, Stevenson ou Conrad, Melville ou Lowry), évoquait les tourments les plus secrets de l’âme et, surtout, figurait ce que nous pourrions appeler, sans intention blasphématoire, la présence réelle du diable, présence qui enfin devenait crédible depuis que Baudelaire puis Bloy avaient figé le Père du Mensonge dans le diamant noir de l’Irrévocable, présence cependant imparfaite, labile et grotesque puisqu’elle s’incarnait sous la défroque d’un rusé maquignon et la possession, au sens démonologique du terme, d’une gamine vicieuse, Mouchette. C’est un peu comme si, enfin me suis-je dit puisque je passais comme aujourd’hui mes journées à lire, un univers romanesque original et implacable se découvrait sous mes yeux de lecteur des œuvres du grand Russe, mais aussi de Stevenson ou d’Hawthorne (aucun écrivain français à l’époque, car je lisais les fadaises d’Aragon, de Breton, de Ponge ou, rendez-vous compte, du vieux faune Philippe Sollers, et ne savais rien de Léon Bloy, que je découvrirais quelques années plus tard seulement, dans les rayonnages improbables d’une Fnac de la place Bellecour !), qui tous figurèrent d’une façon ou d’une autre, mais avec moins de crâne éclat que ne l’avait fait ce diable de Bernanos, la geste noire du Démon. Sous le soleil de Satan fut pour moi, je le répète, ce que devrait être toute grande lecture pour un lecteur conséquent, ce qu’avait été la découverte de L’Ange des ténèbres, ce que serait celle, quelques années plus tard, d’Absalon, Absalon !, de la Connaissance de la douleur ou encore de La Persuasion et la Rhétorique. Progressivement, lentement, en prenant bien soin de respecter l’ordre chronologique de parution des œuvres de Georges Bernanos, romans, essais mais aussi correspondance et, parallèlement, tout ce qui avait été écrit sur lui, je m’enfonçais en tout cas dans les terres dangereuses desquelles un Michel Bernanos semble d’ailleurs ne pas être revenu, le regard chargé de visions coruscantes et tentatrices. Quelle Gorgone le fils prodigue de Georges Bernanos, auteur de l’admirable La Montagne morte de la vie ou, moins connu mais tout aussi énigmatique, du texte intitulé Ils ont déchiré Son image a-t-il fixée dans la nuit ?

Depuis cette époque désormais lointaine, je n’ai pas cessé de relire Georges Bernanos, quitte à le délaisser radicalement, mais en l’ayant en somme toujours à l’esprit, même lorsque je découvrais des auteurs n’ayant a priori que peu de rapport avec lui, m’attachant aussi, depuis quelques années, à lire ou relire les auteurs qu’il a lui-même lus, comme Joseph Conrad, Léon Bloy bien sûr, mais encore Ernest Hello, si profondément oublié, et tant d’autres que Bernanos, assez curieusement d’ailleurs, se plaisait à ne mentionner que rarement, comme s’il répugnait à avouer qu’il était, en plus d’un grand romancier, l’un des plus grands romanciers à vrai dire du siècle passé, un excellent lecteur.

Bernanos est un des rares écrivains à briller autant par ses romans que par ses essais polémiques. En quoi est-il difficile de conjuguer les deux ? Connaissez-vous un auteur qui soit son égal de ce point de vue-là ?

Je vais plus loin que vous, car il faut rappeler que c’est à regret que Georges Bernanos a délaissé son œuvre proprement romanesque, ses chers personnages, Chevance, le curé d’Ambricourt, la seconde Mouchette, Chantal de Clergerie, pour se consacrer, vers la fin de sa vie, face à l’urgence apocalyptique qui explosait à ses yeux, à des essais, même si les tout premiers d’entre eux, Jeanne relapse et sainte, La Grande Peur des bien-pensants et Les Grands Cimetières sous la lune sont encore étroitement imbriqués avec les romans, sont comme des espèces de romans, d’ailleurs. Ainsi, l’essai magistral sur Édouard Drumont peut à mon sens parfaitement se lire comme un ample roman sur l’honneur perdu, l’attachement aux valeurs anciennes, la déshumanisation d’un monde autrefois non point admirable mais à tout le moins cohérent, sous l’effet dévastateur de la circulation colossale des masses d’argent, la taylorisation vite devenue folle de la production, y compris celle de cadavres, la destinée solitaire d’un homme qui ne s’est jamais rendu et, comme Georges Bernanos, aura toujours fait face. Mais après l’écriture du dernier chapitre de Monsieur Ouine, de février à mai 1940, plus rien de strictement romanesque, alors que des essais paraîtront encore, non seulement importants mais bien souvent splendides, comme le sont Les Enfants humiliés qui furent publiés en 1949, une année après la mort de l’écrivain, mais qui ont été écrits de septembre 1939 à mai 1940, ou encore La Lettre aux Anglais en 1956 (chez Gallimard, mais dès 1942 à Rio de Janeiro) ou Le Chemin de la Croix-des-Âmes (de nouveau chez Gallimard en 1948, à Rio de Janeiro en 1943-1944). Je constate comme vous que cette position est assez originale, car je ne vois pas, sur cette question d’une répartition non seulement logique mais à vrai dire assez admirable entre des essais polémiques et des romans, d’autre écrivain français qui pourrait être rapproché de Georges Bernanos.

Un autre écrivain moustachu peut-être ?

Nous pourrions bien sûr songer à Léon Bloy, que Bernanos découvrit dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, mais le Mendiant ingrat a tout de même écrit peu de romans, à la double exception bien connue du Désespéré et de La Femme pauvre qui forment un ensemble. Nous pourrions encore, plus près de nous, évoquer l’immense Pierre Boutang, mais ses romans, y compris celui qui est son texte le plus abouti et difficile, parfois tout bonnement hermétique, Le Purgatoire, ne sont pour lui que des moyens détournés de mener ses recherches poético-politiques de très haut vol. Les mauvaises langues pourraient même parler, à propos de Boutang, de romans à thèse, et il est tout de même assez difficile d’accorder au Secret de René Dorlinde par exemple, que j’évoquerai dans la prochaine livraison de la revue Perspectives libres, la puissance hallucinatoire de Sous le soleil de Satan ! Romancier ou pas, il faudra quoi qu’il en soit finir par accorder la place qui revient à Pierre Boutang en tant que philosophe et, tout bonnement, écrivain et critique littéraire de race, dans ce pays où les fausses gloires pullulent et se reproduisent comme des larves de mouche sur un cadavre, la biographie qui doit bientôt paraître de Stéphane Giocanti, que l’ami Rémi Soulié a lue et trouvé intéressante, permettra sans doute de procéder à cette juste réappropriation d’un génie, bien supérieur à celui de Philippe Muray par exemple, devenu la coqueluche de la droite journalistique, râleur portatif réduit comme une tête de Jivaro à quelques poncifs terriblement commodes et creux. Il n’en reste pas moins qu’il serait je crois quelque peu abusif de considérer Pierre Boutang comme un véritable romancier, ce que Georges Bernanos, lui, fut incontestablement.

419QM9V5XEL._SX286_BO1,204,203,200_.jpgJe songe d’ailleurs, en passant, au cas de Philippe Muray, qui pourrait après tout convenir à notre débat, même si ses romans, heureusement rares, sont pratiquement illisibles et surtout sans beaucoup d’intérêt. Quant à son œuvre proprement critique, pléthorique et même bavarde à mesure qu’il a été journalisé, donc avachi et dilué par l’équipe de Causeur, je crois qu’il n’a jamais fait que répéter, d’une manière ou d’une autre et même assez ridiculement lorsqu’il procédait à une « mise en musique » de vers de mirliton houellebecquien, son grand œuvre, Le XIXe siècle à travers les âges bien sûr. Si nous devions examiner plus avant la question que vous me posez, je crois qu’il faudrait délaisser le terrain proprement français, tant labouré et désormais si pauvre que le Goncourt y fait pousser, à grand renfort de pisse journalistique et de lisier éditorial, ses courges transparentes, et aller voir ailleurs, pas très loin, où ont vécu et même vivent encore des écrivains n’ayant pas peur de penser, du côté de l’érudit Claudio Magris par exemple ou du remarquable W. G. Sebald, dont les essais, d’une subtilité et d’une poésie folles, sont comme des enquêtes romanesques qui n’ont pas peur de sonder une réalité derrière laquelle se tapit l’horreur, toujours prête à bondir comme un lion cherchant qui dévorer.

Que pouvez-vous nous dire de la relation quasiment sentimentale qu’entretenait Bernanos avec Édouard Drumont, un maître qu’il n’a jamais renié ?

Cette relation est aussi trouble que fascinante, et il est frappant de constater que, si Georges Bernanos a pris ses distances avec Charles Maurras, qu’il a accusé de ne pas avoir tenté le coup de force qu’il avait pourtant appelé de ses vœux les plus ardents durant des lustres et, ainsi, s’être moqué prodigieusement des femmes et des hommes qui lui ont fait confiance, il semble en effet ne s’être jamais vraiment éloigné de Drumont qu’il a admiré et, vous avez raison, qu’il a aimé comme un maître et un ami. Pourquoi, d’ailleurs, cet homme profondément fidèle qu’était Georges Bernanos s’en serait-il éloigné ? Il est faux de prétendre que l’on s’éloigne des maîtres, alors même que l’on ne s’éloigne que des petits maîtres. Or Drumont fut un grand maître pour Georges Bernanos. La réponse à ma question n’en est pas moins facile et, je m’empresse de le préciser au risque de devoir subir les foudres de diverses ligues de vertu, entièrement justifiée : c’est en raison de l’antisémitisme non seulement indéniable mais virulent de Drumont, qui devenait tout simplement intenable après la catastrophe de l’extermination des Juifs d’Europe dans les usines à cadavres nazies, que Bernanos aurait pu et, sans nul doute, dû, s’éloigner d’Édouard Drumont. Je suppose, mais rien n’est moins certains, qu’un livre comme La Grande Peur des bien-pensants aurait pu être assez difficilement écrit par le Bernanos de l’après Seconde Guerre mondiale, car, sur la tragédie inconcevable vécue par les Juifs, l’écrivain a eu des mots sans la moindre ambiguïté, contrairement à ce que les ânes, mauvais lecteurs par-dessus le marché, continuent de nous répéter, une fois tous les deux ou trois ans, en répétant comme s’il s’agissait d’un schibboleth ouvrant le domaine du plus furieux antisémitisme le fameux mot de l’auteur sur le fait qu’Hitler a déshonoré l’antisémitisme.

Je me permets de citer un passage de l’article que j’ai consacré sur Stalker à l’essai de Georges Bernanos sur Drumont : « Laissons ici la parole à Drumont, comme tant de fois Bernanos la lui laisse dans son livre : “J’étais guidé uniquement par la haine de l’oppression qui fait le fond de ma nature. L’oppression me rend malade physiquement. Obligé, pendant de longues années, pour subvenir à mes charges de famille, de refouler ce que je pensais j’avais fini par attraper des crampes d’estomac, une anorexie qui me contractait la gorge au moment du repas. Cette douleur a complètement disparu du jour où j’ai pu exprimer librement ma manière de voir, proférer mon verbe (pro, en avant, ferre, porter), ce que je fis dans La France juive et dans La Fin d’un monde” ». Ces lignes sont émouvantes sinon magnifiques. Elles pourraient être appliquées à l’exemple même de Georges Bernanos, tout pressé de délivrer son furieux rêve qui a grossi dans la boue des tranchées de la Première Guerre mondiale, et qui lui aussi, bien plus d’une fois, a dû jouer sa vie sur un raidissement de toute sa volonté, commandant au corps, rétif, de s’élancer dans le paysage défoncé par les obus, et qui lui aussi, nous le savons par de nombreux témoignages, fut bien près, plus d’une fois encore, d’écouter le chant des sirènes du désespoir qui sont sans pitié pour l’imprudent, et qui, lui aussi, ne s’estima jamais quitte avec l’oppression, qui le rendait malade. C’est un échec, l’échec d’un homme complexe (que l’on ne me dise pas que tous les hommes le sont, c’est absolument faux !) qui a attiré Georges Bernanos et, plus qu’un échec, l’aura mystérieuse dont le désespoir enveloppe un destin exceptionnel mais, de plus d’une façon, raté.

L’antisémitisme de Bernanos est donc une question difficile à trancher…

Il n’en reste pas moins que la question de l’antisémitisme de Georges Bernanos, lequel fut bien réel durant les premières années de sa carrière littéraire passées sous l’influence de l’Action française, même s’il ne s’est jamais laissé aller aux débordements de pure haine d’un Drumont ou d’un Léon Daudet, est complexe et a fait l’objet de travaux intéressants, comme celui de Joseph Jurt publié dans les actes du colloque de Cerisy-La-Salle publiés en 1972. Elle est du reste assez bien synthétisée par Philippe Lançon dans un article paru dans Libération en 2008. Certains passages de ce livre suffisent encore à effrayer les petits apeurés vertueux, moins d’ailleurs en raison de cruelles notations à l’égard des Juifs traditionnellement rattachés à la domination de l’Argent que parce que ce livre, de par son incroyable écriture, bondit comme un fauve à la gorge des prudents. C’était du reste bel et bien l’intention de Bernanos qui affirmait dans sa correspondance que cet ouvrage était scandaleux. Ce scandale peut se lire, à présent que les événements politiques auxquels il fait référence nous sont presque aussi lointains que nos premiers ancêtres bipèdes, d’une toute autre façon. Je suis en effet frappé par le désespoir profond qui suinte de ces pages, et ce n’est pas pour rien que, dans cette même correspondance, dans une lettre adressée à son ami Robert Vallery-Radot, Bernanos écrit qu’il se trouve littéralement « entre les bras d’un mort ». L’un des titres auxquels Bernanos a songé pour ce livre n’est-il pas Au bord des prochains charniers, car, à ses yeux, il a « essayé de faire le livre que Drumont lui-même eût fait à l’intention des jeunes Français tombés comme de la lune en ce monde et grandis depuis 1914, c’est-à-dire entre deux cimetières » ?

C’est en fin de compte Robert Brasillach qui a raison, lui qui parlait dans Une génération dans l’orage de La Grande Peur des bien-pensants comme d’un livre « torrentiel et chimérique », à condition d’entendre ce dernier qualificatif dans son acception première, qui évoque des êtres n’ayant qu’une existence diminuée, fantomatique, qui vous hante, car ces morts ne voulaient tout simplement, pour la plupart d’entre eux, mourir, comme cela est magnifiquement dit dans Monsieur Ouine. En évoquant Drumont, Bernanos fait d’abord acte de création purement littéraire, car c’est un monde qui n’existe même plus à son époque qu’il fait se lever et sortir de son tombeau qui a même fini de sentir la charogne. Il n’y a plus rien de cette époque, car en écrivant sur Drumont, Bernanos essaie moins de faire revivre les vieilles aspirations et les échecs du Maître qu’un monde qui a été balayé, et qui bientôt pourra même être considéré comme imaginaire par les générations qu’il faut, coûte que coûte selon Bernanos, alerter contre le chaos tel qu’il se prépare. Ce chaos, l’écrivain l’a vu, bête rampante, dans les événements politiques complexes qu’il a analysés dans La Grande Peur des bien-pensants.

L’espérance est une notion centrale dans l’œuvre de Bernanos. Elle est pourtant mise à mal puisque, selon lui, « Satan est le maître de la terre ». La préservation de la « vie intérieure » est-elle pour l’écrivain la condition de possibilité de l’espérance ?

La préservation de la vie intérieure est la condition de la plus stricte survie de l’homme, dans le « monde cassé » dont parle Gabriel Marcel, dans le monde décentré qu’évoque Zissimos Lorentzatos, dans le monde désenchanté analysé par nombre d’auteurs, dans le monde qui fuit Dieu selon Max Picard. Georges Bernanos a ajouté sa voix, tonitruante, spectaculaire, spectrale aussi car elle semble nous avertir depuis une contrée qui n’est plus tout à fait celle que nous connaissons et qui est probablement celle dont parle Ernst Jünger dans ses magnifiques Orages d’acier. Que l’espérance soit, plus qu’une notion, un postulat sans lequel rien n’est possible, une évidence, et cela alors même, comme vous le savez, que Georges Bernanos a connu de terrifiantes crises d’angoisse et de désespoir, n’est pas un hasard, pas plus que ce n’est un hasard s’il a tant aimé son vieux maître Drumont, dont il a génialement disséqué le profond désespoir qui ne l’a jamais pourtant empêché de se dresser face à ce qu’il considérait comme des manifestations inouïes et pourtant banales de la plus féroce injustice.

C’est peut-être la grande force de l’œuvre de Georges Bernanos, que de nous proposer une réserve de vie intérieure, comme un de ces « cœurs de parc » où vivent des espèces protégées, devenues rares, comme les loups splendides qu’il est interdit, du moins en théorie, d’y chasser. Aujourd’hui, c’est un poncif que d’affirmer que toute forte de vie individuelle, fût-elle résiduelle, est menacée, mais des havres de repos existent, comme la Zone dans laquelle le stalker n’a pas peur de conduire celles et ceux qui le désirent. Nous sommes plus que jamais confrontés à la possibilité d’une île, merveilleux titre vous le savez de Michel Houellebecq, mais l’île que nous propose Georges Bernanos n’a fort heureusement rien d’une de ces îles touristiques pelées et arasées par le napalm du tourisme. L’orgueil démoniaque, le désespoir, le mauvais rêve, le mensonge, les yeux brillants de bêtes dont nous avons oublié les noms s’y tapissent, mais aussi la joie, le courage, la fidélité, la bonté, la lucidité, la lumière, l’espérance, l’honneur d’être homme.

Pour Bernanos, le monde moderne est, à proprement parler, « satanique » dans la mesure où il ambitionne de recommencer la création en sens inverse. Bernanos est-il, comme Léon Bloy, un écrivain apocalyptique ?

Oui, tout à fait, et ce n’est pas sans raison que tel commentateur avisé de l’œuvre romanesque de Georges Bernanos a pu affirmer que son dernier roman, Monsieur Ouine, était tout entier prophétique. Un autre, Hans Aaraas, a assuré qu’il s’agissait d’un « poème apocalyptique ». Ce livre ténébreux, d’une folle complexité, résonne du pas des mendiants qui feront trembler la terre et pourrait être considéré comme une espèce de membrane, s’ouvrant parfois mais de toute manière poreuse, entre le monde des morts et celui des vivants. Le fait, d’ailleurs, d’évoquer une dimension prophétique ou même apocalyptique (la seconde découlant logiquement de la première) pose à mon sens des questions fascinantes, qui n’ont été jusqu’à présent guère traitées par la communauté des fâcheux, nos universitaires à courte vue et épais binocles : qu’en est-il de la réalité des affirmations qu’un Bloy ou un Bernanos ont lancées à la face des prudents qui les ont moqués ou se sont détournés d’eux en les traitant d’illuminés frôlant l’apoplexie ? Quels sont les liens entre ce que nous pourrions, à bien des égards, appeler un don de prescience et la tradition de l’inspiration à laquelle plus aucun professeur ne croit, surtout s’il a l’esprit boursouflé de fadaises sur la mort de l’auteur (et celle du Père, et celle de Dieu) ? Comment l’auteur a-t-il procédé pour proférer, au sein même de son texte, ce qui ne pouvait, par essence, qu’excéder la parole, par définition inadaptée, ou, tout au moins, singulièrement limitée ? Ce sont des sentiers dans lesquels nul je crois ne serait prêt à se lancer inconsidérément, pour la simple raison qu’ils longent plus d’une fois les frontières du royaume de la littérature, qui est vaste mais pas infini. Derrière ces frontières, le Verbe, mais tout bon lecteur de Monsieur Ouine a ressenti ce frisson de pure étrangeté, d’angoisse et même d’horreur : il y a dans ce roman lacunaire quelque chose de colossal, d’innommable qui se révèle, parfois, à la surface d’une écriture plus d’une fois menacée de pure et simple dislocation, comme le montrent les admirables Cahiers de Monsieur Ouine publiés par Daniel Pézeril. C’est la marque des plus grandes œuvres que de s’aventurer dans ces zones si peu frayées, où la puissance évocatoire de la langue semble elle-même comme interloquée devant ce qu’elle découvre. Mais Georges Bernanos lui, fidèle à sa plus chère volonté, n’a pas reculé et, comme toujours, a fait face. Ainsi, je crois que l’œuvre de Georges Bernanos est moins derrière que devant nous, à condition bien sûr que les nouvelles générations de lecteurs soient encore capables de parvenir à lire ces textes.

monsieur-ouine.jpgPeut-on dire que le personnage de M. Ouine est une allégorie de l’homme moderne ?

Je me méfie de ce genre de réduction herméneutique qui se termine en -ique, car les lectures allégoriques, symboliques, théologiques ou, les pires de toutes, en tout cas les plus sottes et ridicules, psychanalytiques d’une œuvre littéraire en limitent la portée, et manquent leur objet qui est, tout de même, une écriture de romancier. Parler d’une œuvre romanesque comme d’une allégorie ou même d’un symbole ne vaut en règle générale pas grand-chose et, ma foi, nous pourrions dire de bien d’autres personnages, comme le Marius Ratti de Broch, le Bartleby de Melville ou le Kurtz de Conrad, qu’ils sont des allégories ou même des symboles (je ne confonds bien évidement pas les deux notions) de l’homme moderne. Les lectures allégoriques ou bien symboliques des œuvres romanesques ne donnent jamais de résultats bien probants, car il y a dans ce type de démarche la volonté, parfois clairement avouée, de faire dire à l’œuvre concernée beaucoup plus qu’elle n’a voulu dire, et cela au détriment même de la matérialité de cette œuvre, sa langue, son écriture. Il n’en reste pas moins, cessons de pinailler, que Monsieur Ouine, encore davantage que Monsieur Teste, peut en effet incarner le visage sordide d’une modernité devenue folle, toute pleine de mots tournant à vide, dans « un camp de concentration verbal » selon l’image extraordinaire d’Armand Robin dans La Fausse parole. Comme je l’ai écrit plus d’une fois, le dernier roman de Georges Bernanos n’appartient pas au passé, mais à notre présent, celui d’une paroisse morte (qui fut le premier titre envisagé par l’auteur pour son roman) et, comme ne cessait de me le répéter l’épouse de Jean-Loup Bernanos qui était frappée par sa dimension oraculaire, prophétique, à notre futur.

Vous déplorez, à juste titre, le manque de considération et le relatif oubli qui frappe l’œuvre de Bernanos. La réédition en 2015 de ses œuvres romanesques dans la prestigieuse collection de la Pléiade va-t-elle dans le bon sens ? Les lecteurs sont-ils prêts à découvrir ou redécouvrir Bernanos ?

Pourquoi diable voudriez-vous qu’une multitude de gloses universitaires sans beaucoup d’originalité, voire sans aucune originalité, vendues au prix modique de plus de 130 euros si je ne m’abuse, puissent intéresser un autre public que celui, admirablement consanguin, des universitaires et des étudiants qui gravitent autour d’eux comme un satellite prévisible tourne autour de sa planète favorite, de laquelle il ne souhaitera même pas se désorbiter le jour du Jugement dernier ? Ces derniers seront tout contents de voir cités leurs travaux par des étudiants et d’autres universitaires, qui considéreront comme un impératif épistémologique irrécusable le fait de se débarrasser de la précédente édition fournie par cette même collection de la Pléiade, qu’ils ne manqueront pas de considérer comme étant affreusement datée. Pourtant, c’est bel et bien cette édition préparée par Gaëtan Picon, Michel Estève et Albert Béguin que j’utilise et continuerai d’utiliser, car elle est excellente et, en dépit même de ses défauts, qui est écrite, ce qui n’est à l’évidence pas le cas de la nouvelle édition, comme nous le montre assez rapidement sa vague préface, donnée par un certain Gilles Philippe. Je vais illustrer mon propos par un seul exemple de l’inutilité de ce travail censé être savant (et j’exclus, de ce dernier, l’excellente chronologie de la vie de Bernanos donnée par Gilles Bernanos). Vous connaissez comme moi les toutes premières lignes de Sous le soleil de Satan, où Georges Bernanos évoque Paul-Jean Toulet, un auteur plus qu’intéressant aujourd’hui hélas bien oublié. Dans les notes de la première édition des romans de l’auteur en Pléiade, nous lisons sous la plume de Michel Estève que « l’on peut rapprocher, sur certains points mineurs », La Jeune Fille verte écrite par Toulet du premier roman de Bernanos (cf. p. 1776 de l’édition datant de 1974).

Cette nouvelle édition apporte-t-elle quelque chose de nouveau ?

Prenons (sans l’acheter) le récent travail dû à notre cohorte dûment estampillée ABOC, ou appellation bernanosienne d’origine contrôlée, et lisons la note se rapportant à ce mystérieux passage, cette fois donnée par Pierre Gille : « Plutôt qu’aux célèbres Contrerimes (1921), Bernanos pourrait se référer ici au dernier roman de Paul-Jean Toulet (1867-1920), La Jeune Fille verte ». Bernanos, ajoute Pierre Gille en tirant soigneusement la langue, aura trouvé dans le roman de Toulet « une satire particulièrement vive du monde bourgeois et ecclésiastique d’une petite ville, et des ambiances, comme l’évocation finale, par l’orateur, des “heures divines du crépuscule” » (cf. p. 1190 de la nouvelle édition). Est-ce bien tout ? Oui, c’est tout. Absolument passionnant, non, que de connaître les dates de naissance et de mort d’un auteur et d’apprendre deux ou trois renseignements, que je n’ai pas rapportés ici, à propos de la publication de son dernier roman ! Je tire en tout cas mon chapeau à Pierre Gille, auteur d’un travail intéressant quoique brouillon et surtout inutilement compliqué et non complexe (dans mes souvenirs) sur la question de l’angoisse dans les romans de Bernanos. Je le salue humblement, sans aucune ironie, parce qu’il réussit l’exploit de nous parler d’un glaçon accroché à la monture de sa paire de lunettes alors que, devant lui, se trouve un iceberg de belle taille. Certes, il aura vite fait de m’objecter que la masse réelle d’un iceberg est justement celle qui ne se voit pas, et je serai pour une fois d’accord avec notre universitaire, car, en effet, c’est ne strictement rien avoir vu, tout du moins soupçonné, que d’évoquer La Jeune Fille verte par le minuscule trou de la lorgnette satirique, alors que, les bras m’en tombèrent lorsque je lus ce roman, il est évident que Mouchette doit beaucoup de ses caractéristiques à cette mystérieuse jeune fille verte peinte par Toulet ! Mes yeux, d’habitude bien ouverts lorsque je lis un livre, à la différence de ceux, sans doute fatigués par l’âge, de notre vénérable universitaire et commentateur insignifiant, se dessillèrent pour de bon lorsque je compris que, par le biais du roman de Paul-Jean Toulet, c’est le titre le plus célèbre d’Arthur Machen, Le Grand Dieu Pan (que Toulet avait traduit en français avant la parution de Sous le soleil de Satan) qui affleurait justement dans ce dernier. La preuve de mes dires ? Une simple lecture, mais une vraie lecture se concentrant sur les caractéristiques du démoniaque, telles qu’elles apparaissent dans les trois romans en question (rappelons-les : Le Grand Dieu Pan, La Jeune Fille verte, Sous le soleil de Satan) suffirait pour écrire une belle étude autrement plus passionnante et originale que la note tout juste informative de Pierre Gille.

Je ne puis que renvoyer le lecteur intéressé par cette question à ma propre lecture, qui est prudente mais fournit quelques éléments assez troublants à mes yeux. Pas davantage nos si rigoureux bernanosiens ne semblent s’être avisés du fait que le premier roman de Bernanos pouvait être rapproché de l’un des romans les plus célèbres de Blaise Cendrars, Moravagine, qui a paru en 1926, l’année même où Sous le soleil de Satan a éclaté comme une mine à la face des apôtres zélés du Progrès. Là encore, je renvoie le lecteur à ma longue note sur cette lecture. Du reste, sans trop nous attarder sur ce type de lecture sans âme, ni même beaucoup de rigueur intellectuelle, qui exigerait pour être défait et moqué comme il se doit un travail poussé de lecture comparative, nous pourrions nous borner à constater que la note que Michel Estève a consacrée au dédicataire du premier roman de Georges Bernanos, Robert Vallery-Radot (cf. p. 1777 du volume mentionné plus haut) est beaucoup plus développée que celle de Pierre Gille. Pour quelle raison ? Demandez-le lui, et pensez par la même occasion à demander à celui qui étudia, avec René Guise, l’un des manuscrits du premier roman de Bernanos, pourquoi son travail en Pléiade est si impeccablement professoral, c’est-à-dire à peu près creux ! Il me semble particulièrement regrettable que Gallimard, pour sa collection-phare, n’ait désormais plus recours qu’à des universitaires pur jus, appartenant au petit monde si furieusement consanguin de la recherche (quand il s’agit bel et bien de recherche, et non pas de mandarinat stérile). Si encore ce travail était véritablement érudit, voire, nous pouvons rêver, original, il justifierait son prix exorbitant, mais nous en sommes tellement loin !

Vous aurez peut-être l’envie, en me lisant, de me faire remarquer que mes propres modestes recherches ne sont pas même mentionnées (à une exception près, mais dans une indication bibliographique purement factuelle, cf. p. 1188, op. cit.) par l’un de nos impeccables et savants lecteurs. En effet, mais elles ne risquaient certainement pas de l’être, en raison du refus catégorique qu’opposa à ma présence, au sein de cette très noble assemblée de professeurs pléiadisés constituée par le regretté Max Milner, Monique Gosselin-Noat, mon éphémère et lamentable directrice de thèse. Je l’évoque, plaisamment vous vous en doutez, dans cette note, et me contenterai d’affirmer que cette personne, invitée à tous les colloques traitant d’auteurs ayant vécu au cours des 20 derniers siècles, et qui ne répète jamais beaucoup plus que des banalités, m’a profondément, à tout jamais même, dégoûté de l’Université, du moins d’un certain type d’Université. De quel ordre est le travail de Monique Gosselin-Noat ? Il s’agit d’un recyclage, pas même inspiré, et ce n’est d’ailleurs absolument pas un hasard si Pierre-Guillaume de Roux, qui publie désormais tous les radotages hystérico-guerriers d’un essayiste aussi profondément nul que Richard Millet, a fait paraître le dernier recyclage de cette spécialiste mondialement célèbre de l’œuvre de Georges Bernanos, dont la thèse sur l’écriture du surnaturel était déjà un fourre-tout assez phénoménal.

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Après ce petit détour par les chemins qui ne mènent jamais bien loin de l’Alma mater comprise, à la mode si typiquement française hélas, comme une matrice productrice de gloses asséchantes, j’en reviens à votre question finale : les œuvres fulgurantes de Georges Bernanos, qu’il s’agisse de ses romans, de ses essais ou de ses Dialogues des Carmélites, seront découvertes ou redécouvertes comme elles l’ont été jusqu’à présent, toujours, par la grâce d’une rencontre, d’une réelle présence qui se donnera par bien des truchements, y compris le nôtre, virtuel, que je ne me permettrai pourtant jamais de sous-estimer, après 12 années d’apostolat dans la Zone, celui qui vous permet de m’interroger et, de mon côté, de vous répondre.