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jeudi, 11 février 2021

Libération autochtone : sortir du triangle de Karpman

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Libération autochtone : sortir du triangle de Karpman

par Antonin Campana

Ex: http://www.autochtonisme.com

« Le triangle dramatique de Karpman consiste à réduire le discours politique à trois places : le bourreau, la victime et le sauveur » (Lucien Cerise, Neuro-Pirates, Réflexion sur l’ingénierie sociale, Kontre Kulture, 2016. Un livre fondamental que tout Réfractaire devrait avoir dans sa bibliothèque).

On sait qu’utiliser le vocabulaire de l’adversaire revient à s’inscrire dans son système de pensée. Dans un même ordre d’idée, consentir au triangle de Karpman orchestré par une entité ennemie revient à accepter une manipulation dont on ne peut sortir indemne.  Dans un triangle de Karpman, le sommet du triangle est généralement tenu par un acteur dont les motivations réelles sont masquées derrière la confiance ou l’indifférence qu’il suscite. Cet acteur furtif échappe aux radars des deux autres acteurs qui vont ainsi accepter le récit manipulatoire qu’il développe sournoisement et qui très souvent vise en fait à les opposer pour qu’ils se neutralisent mutuellement à son profit. 

Prenons un exemple.

Qui est responsable des attentats islamistes ? A première vue, évidemment… les islamistes. Pourtant, en creusant un peu, nous voyons bien que sans les politiques d’immigration massives que nous subissons depuis quarante ans, il n’y aurait pas eu d’islamistes au milieu de nous. Donc la responsabilité incombe en premier lieu au régime qui a initié les politiques d’immigration et à l’Etat qui les a mise en œuvre méthodiquement. Quand un chimiste provoque une explosion en mélangeant deux produits incompatibles on n’accuse pas l’un ou l’autre des produits. On accuse le chimiste, ici, donc, le régime et l’Etat. Or qu’observe-t-on ? 

Une narration triangulée qui pourrait être schématisée de la manière suivante :

Les attentats islamistes

Victime : la population

Persécuteur : les terroristes

Sauveur : le régime en place

=>  Le régime gagne

La narration dominante (celle du régime) oppose donc une population pacifique à des terroristes qui lui font la guerre. La population traumatisée se tourne spontanément vers l’Etat, qui se montre évidemment protecteur. Pourtant c’est bien lui, l’Etat, qui a placé la population en situation de grande insécurité. C’est bien lui, l’Etat, qui est le véritable persécuteur. Même si le terrorisme n’est pas directement le fait de l’Etat (encore que, parfois…), on peut parler d’un « terrorisme d’Etat » dans la mesure où le terrorisme procède directement de son action. L’Etat est donc responsable du terrorisme, et l’on devrait objectivement avoir une conflictualité à deux acteurs seulement, du type :

Etat / population autochtone

Or, la narration triangulée est précisément mise en œuvre pour que la population ne fasse pas une telle réflexion, n’accuse pas l’Etat et se jette au contraire dans ses bras salvateurs. Le régime peut tranquillement faire progresser son entreprise d’ingénierie sociale et, sans opposition notable, augmenter son contrôle… de la population (loi sur le renseignement, caméras de surveillance, contrôles bancaires, fichage…) ! Nous l’avons dit : « le régime gagne ». Et donc nous perdons !

Cette narration triangulée peut avoir plusieurs variantes, avec la même finalité manipulatoire.

 Par exemple :

Victime : les valeurs de la République (la laïcité)

Persécuteur : les islamistes

Sauveur : Le vivre-tous-ensemble

=> Le régime gagne

Toute orchestration d’un triangle de Karpman dénote donc une volonté de manipulation au profit de celui qui se place furtivement au sommet du triangle, soit comme victime, soit comme sauveur, et au détriment des deux autres côtés, placés dans une situation qui les met en opposition.

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La capacité à mettre en scène un triangle de Karpman dépend essentiellement de la puissance de communication de celui qui veut occuper le sommet du triangle. Cette capacité est aujourd’hui concentrée entre quelques mains hostiles qui en usent et en abusent au dépend des Autochtones. Prenons quelques autres exemples de narrations triangulées :

  • Les Gilets Jaunes

Victime : l’ordre public (syndrome « Arc de Triomphe »)

Persécuteur : les Gilets Jaunes

Sauveur : les Forces de l’ordre

=> Le régime gagne

Encore une fois, la mise en scène du triangle de Karpman est celle du régime. Les Gilets Jaunes n’ont pas la puissance de communication nécessaire pour imposer un triangle du type :

Victime : la France qui peine

Persécuteur : le régime en place

Sauveur : les Gilets Jaunes

=> Les Gilets Jaunes gagnent

  •  Le racisme 

Victime : les allochtones

Persécuteur : les Autochtones

Sauveur : les valeurs de la République

=> Le régime gagne

Ce triangle dramatique se fonde sur un système d’avilissement des Blancs, que nous avons nommé « antijaphétisme » (Japhet étant l’ancêtre des peuples européens selon la Bible, comme Sem est celui des Sémites. Pour une analyse de l’antijaphétisme institutionnel voyez par exemple ici). Ce triangle (artificiellement construit par l’accueil étatique de millions d’allochtones) oppose allochtones et Autochtones, tout en mettant sur le compte du racisme héréditaire des Blancs l’échec du modèle républicain de « vivre-tous-ensemble » (ce qui permet de ne pas remettre en question la validité de ce modèle). L’objectif de la triangulation antijaphite est donc de protéger les principes mondialistes de société ouverte, donc le régime politique qui les met en œuvre (la République). Les Autochtones ne sont pas en capacité d’imposer un triangle du type :

Victime : le peuple autochtone

Persécuteur : le régime politique en place

Sauveur : un Etat national autochtone

Ou bien :

Victime : le peuple autochtone

Persécuteur : l’Etat mondialiste immigrationniste

Sauveur : l’Etat autochtone remigrationniste

  • La Crise sanitaire

Victime : la population

Persécuteur : le virus

Sauveur : le gouvernement

=> Le régime gagne

Une autre variante, très en vogue :

Persécuteur : le complotisme

Victime : le gouvernement

Sauveur : le Conseil scientifique (la "Science")

=> Le régime gagne

  • Le Progressisme sociétal (LGBT, féminisme, antiracisme…)

Victime : les « minorités »

Persécuteur : l’hétéronormativité, le patriarcat, le privilège blanc…

Sauveur : l’Etat de droit égalitaire

=> Le régime gagne

=> Les minorités gagnent

Dans ce cas de figure deux triangles de Karpman se superposent et se soutiennent mutuellement. D’une part celui du régime, qui fait progresser son agenda mondialiste en opposant les minorités persécutées à la majorité persécutrice, tout en se posant comme seul et unique recours des premières contre la seconde. D’autre part, celui des minorités qui opposent la majorité à l’Etat de droit, faisant ainsi pression sur celui-ci pour qu’il fasse usage de son arsenal législatif répressif contre la majorité.   

Et une petite dernière, d’un point de vue gauchiste :

Persécuteur : les faits

Victime : le progressisme

Sauveur : la « post-vérité »

=> Les gauchistes gagnent (puis les faits s’imposent, et alors ils perdent)

On aura compris le schéma général. Se laisser enfermer dans un triangle de Karpman est « dramatique » car cela revient à accepter une logique qui mène à notre persécution. Si le seul recours que vous trouvez face à l’islamisation se trouve dans les « valeurs de la République », alors vous aurez encore plus d’islam car ce sont ces « valeurs » qui fondent la société ouverte. Si vous comptez sur le gouvernement pour vous protéger des virus, alors vous aurez toujours moins de libertés, sans avoir davantage de sécurité. Si vous pensez que la couleur de votre peau fait de vous un persécuteur et un « privilégié », alors l’égalité républicaine fera de vous un esclave (ce que vous êtes sans doute déjà).

Mais comment sortir d’un triangle de Karpman ?

Imaginons une femme dont l’époux prend des libertés avec son serment de fidélité (on pourrait bien sûr inverser la problématique !). Nous avons une relation triangulée assez simple : l’épouse trompée, le mari volage, la maîtresse accueillante. Chaque membre du trio pourra développer une narration triangulée qui minimise son propre rôle (il s’efface alors de la problématique) et oppose les deux autres acteurs.

Comment l’épouse trompée peut-elle sortir de cette relation triangulée ?

Elle aura essentiellement trois solutions :

1. Faire semblant d’ignorer la relation triangulée, au risque de la subir un jour brutalement (« j’ai toute confiance en mon mari »)

2. Révéler le triangle de Karpman (« c’est elle ou moi »)

3. Sortir du triangle de Karpman (« puisque c’est comme ça, je pars ») 

Les Autochtones ignorent depuis quarante ans les triangles dramatiques qui les enferment. On en voit les conséquences avec le « Grand Remplacement ». Refouler les réalités n’est donc pas un bon choix. 

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Ce petit blog et d’autres sites tentent en vain, depuis plusieurs années, de dénoncer les triangles de Karpman qui nous oppriment. Tous ces efforts n’ont servi à (presque) rien. Les raisons sont simples : nous n’avons pas la puissance de communication nécessaire pour révéler et briser les manipulations triangulées (ceux, en revanche, qui disposent de cette puissance peuvent aisément nous faire passer pour des « complotistes »). 

Reste donc la troisième solution. L’Etat a été infidèle au peuple autochtone, ce qui lui enlève sa légitimité et nous libère. Il lui préfère désormais sa maîtresse multiethnique et ne reviendra jamais en son foyer historique. Comme une épouse trompée, notre peuple doit maintenant envisager de « refaire sa vie ».  Il nous faut donc divorcer, nous séparer, faire sécession.

Pour le coup, il n’y a pas d’autre solution : soit nous restons dans le schéma triangulé pervers, qui fait de nous des monstres racistes et dont la logique aboutira inexorablement à notre extermination, soit nous nous libérons du triangle par la sécession !

Nous ne pouvons contester médiatiquement le système d’avilissement qui justifie notre oppression. Nous ne pouvons l’ignorer non plus. Il nous faut donc à la fois le dénoncer auprès de ceux qui ont des oreilles, un cerveau et quelques tripes ; et nous extraire des rivalités triangulées en poursuivant nos propres buts. Pour cela, il nous faudra passer outre les conflictualités artificielles et les narrations qu’on nous propose. 

Comment ? Nous en revenons toujours à notre idée de départ : notre but doit être de créer un Etat national autochtone qui boutera l’Etat infidèle hors de France et hors d’Europe. Nous avons longtemps espéré que des personnalités représentatives du courant réfractaire, unies dans une sorte de CNR, finiraient par proclamer la formation d’un Etat parallèle autochtone articulé sur une société autochtone organisée. Visiblement, cela ne se produira pas. D’autres solutions, moins pyramidales, sont probablement possibles. Nous devons désormais y réfléchir.  

Antonin Campana

Le concept d'Empire dans la pensée de Jiang Shigong

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Le concept d'Empire dans la pensée de Jiang Shigong

Par Daniele Perra

Ex : http://osservatorioglobalizzazione.it

Néo-maoïste, schmittien, nationaliste, socialiste conservateur, interprète de la pensée de Xi Jinping, le philosophe politique chinois Jiang Shigong a été défini de différentes manières mais personne ne le décrit vraiment de façon complète. Ce qui est évident, c'est le fait que sa pensée est totalement "illibérale". Dans cet article, nous allons tenter de l'analyser à partir d'un concept central dans son élaboration théorique : l'idée de l'empire comme acteur principal de l'histoire du monde.

L'histoire mondiale est l'histoire des affrontements et de la concurrence pour l'hégémonie entre les différents empires et l'histoire de l'évolution des formes impériales. L'État-nation est un produit relativement récent et moderne, et ses activités politico-économiques ont toujours été garanties par des formes d'ordre impérial.

Sur la base de cette hypothèse, Jiang Shigong, professeur à la faculté de droit de l'université de Pékin, propose de réexaminer l'histoire du monde dans une perspective impériale et en dépassant l'idéologie de l'État-nation. Une telle perspective est déjà en total contraste avec une forme de pensée particulièrement en vogue en "Occident" ces dernières années, qui a trouvé sa plus grande expression dans l'œuvre du théoricien israélien Yoram Hazony.

En fait, Hazony, dans son livre, The Virtues of Nationalism, avance l'idée que "le nationalisme est aussi vieux que l'Occident" (un concept, à vrai dire, assez obscur si l'on ne précise pas à quelle réalité "occidentale" on se réfère, étant donné que l'"Occident", tel que nous le connaissons aujourd'hui, est le produit d'une construction idéologique assez récente) et que le premier prototype de l'État-nation était représenté par le Royaume biblique d'Israël. Ce qui est surprenant dans la théorie de Hazony, c'est qu'elle (peut-être aussi pour éviter une confrontation directe avec la pensée schmittienne) se tient bien à l'écart de l'examen du processus concret de création de l'État dans l'Europe moderne. Les Etats-nations par excellence, dans la pensée de l'idéologue israélien, sont en fait les Etats-Unis et l'Etat d'Israël actuel [1]. Il va sans dire qu'une telle approche, derrière le désir de morcellement du monde, cache le principe impérialiste traditionnel du "diviser pour régner" et la volonté d’assurer la domination de l'État fort sur l'État faible. Au contraire, Shigong, à l'instar du géopolitologue français François Thual [2], se demande combien d'États parmi les plus de 200 existants sont réellement souverains et si l'ordre mondial issu de la Seconde Guerre mondiale et de la fin de la Guerre froide est réellement constitué d'une multitude d'entités politiques ayant les mêmes droits dans la sphère internationale ou non. La réponse à ces questions ne peut être séparée d'une analyse du concept d'empire tel que le conçoit le penseur chinois.

L'empire comme forme universelle

Shigong utilise le terme "empire" comme un concept sociologique et intellectuel descriptif. L'Empire, moteur de tous les grands changements et développements de l'histoire, est le système politique qui régit les "grands espaces"[3]. L'idée impériale est toujours universelle mais, historiquement, elle a toujours été limitée dans l'espace et le temps. Ce n'est qu'avec l'accélération de la mondialisation au cours des dernières décennies que s'est développée l'idée d'une civilisation mondiale fondée sur les valeurs de l'empire qui est sorti victorieux du choc entre les formes impériales aux aspirations mondiales : le modèle libéral-démocrate nord-américain et le modèle communiste soviétique.

À cet égard, il est bon de rappeler la particularité intrinsèque de la forme impériale nord-américaine imprégnée de messianisme par l'idéal du "destin manifeste". Cette idée a été amplement étudiée par Anders Stephanson qui, en observant les différences et les similitudes entre le modèle nord-américain et les formes impériales du passé, est arrivé à la conclusion que tous, plus ou moins indistinctement, ont conservé leur propre unicité et, par certains aspects, ont prétendu avoir été consacrés par un ordre supérieur. Cependant, ce n'est que dans le cas nord-américain que cette idée de "consécration" a été présentée comme entraînant le droit de transformer le monde à sa propre image et ressemblance dans le but d'atteindre ce qui est correctement défini comme la "fin de l'histoire"[4].

Cinq formes d'empire pour cinq civilisations

Aujourd'hui, Shigong identifie cinq civilisations impériales qui ont historiquement distingué la masse continentale eurasienne : la civilisation sino-confucéenne, la civilisation hindoue, la civilisation islamique, la civilisation chrétienne de l'Europe et la civilisation des steppes dont est issue l'entité impériale tsariste. Tous étaient indistinctement des civilisations impériales "terrestres", du moins jusqu'à l'âge d'or de la navigation transocéanique.

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La civilisation européenne chrétienne a toujours perçu les civilisations islamique et russe comme des menaces pour le simple fait que celles-ci, situées à mi-chemin entre l'Ouest et l'Est de l'espace eurasien, bloquaient la voie européenne vers l'Inde et l’Orient, voire l’Inde et l'Extrême-Orient. Les relations étroites entre la civilisation islamique et l'Orient, selon Shigong, ont permis à ce dernier de maintenir une supériorité militaire et intellectuelle substantielle sur l'Europe tout au long du Moyen Age. Cependant, l'équilibre des pouvoirs a changé lorsque les Européens, contraints de prendre la route des océans, ont "découvert" le Nouveau Monde et ont commencé à naviguer autour de l'Afrique.

Avec la colonisation du "Nouveau Monde" a également commencé la compétition au sein de l'Europe et le processus de formation de l'État-nation en tant qu'entité moderne en contraste ouvert avec les modèles impériaux "datés" (Russie, Empire ottoman et Chine). Mais la concurrence à l'intérieur de l'Europe est projetée une fois de plus comme une compétition entre différents modèles d'empire colonial. Les modèles ibériques "inclusifs" (chaque "Indien" était de toute façon considéré comme un sujet de la Couronne), toujours imprégnés des caractéristiques traditionnelles des empires terrestres, étaient contrastés par les modèles britanniques et néerlandais "exclusifs" et racistes (la population indigène des Amériques, également en vertu d'un modèle de colonisation idéologique centré sur le mythe puritain du nouvel exode biblique, était considérée comme digne d'être anéantie), centrés sur la puissance commerciale maritime.

Le modèle nord-américain, qui est sorti victorieux de la confrontation entre les nouvelles formes impériales au cours du XXe siècle, est l'héritier du modèle britannique, mais possède également ses propres caractéristiques. Il s'agit d'un système mondial global qui ne se maintient qu'en termes relatifs par l'occupation militaire (limitée uniquement à des zones spécifiques d'intérêt stratégique). L'empire mondial nord-américain est fondé sur la domination scientifique, technologique et commerciale (sur le rôle du dollar en tant que monnaie d'échange internationale qui permet d'imposer des sanctions unilatérales aux pays "dissidents"), sur des institutions internationales plus ou moins hétéro-dirigées par Washington et sur l'utilisation extensive et abusive du droit international lui-même. En fait, les relations entre la Chine (pays exportateur de biens et importateur de la dette nord-américaine) et les États-Unis ont continué jusqu'à ce que les Chinois commencent à menacer sérieusement la puissance technologique de Washington qui, dans le passé, avait déjà écrasé les tentatives japonaises et européennes dans le même domaine.

Selon M. Shigong, la Russie et la Chine évoluent toutes deux au sein du système impérial mondial des États-Unis et non en dehors de celui-ci. Leur défi part donc de l'intérieur de ce système, même s'il vise à le surmonter. Il va sans dire qu'une telle conception démasque ouvertement la tromperie de la dichotomie politique "occidentale" globalisme/souverainisme. Le choc politique entre "souverainistes" et "mondialistes" s'inscrit à nouveau dans un ordre mondial qui existe déjà et tous deux visent à rester dans cet ordre et non à en sortir (les souverainistes qui aspirent tout au plus à une souveraineté sous la protection de Washington), voire à le renforcer encore davantage (les mondialistes). Et, par conséquent, il n'est pas surprenant que la Chine, avec son objectif de construire un nouveau "nomos de la terre", soit alternativement vitupérée par les deux parties.

Maintenant, dans la perspective de Shigong, le système impérial nord-américain est en crise parce qu'il a essayé d'imposer une uniformité totale à l'échelle mondiale, uniformité basée sur son propre système idéologique, alors que la force de l'empire a toujours résidé dans la possibilité ouverte d'une hétérogénéité féconde au sein d'un grand espace. Un grand ordre politique, en effet, doit nécessairement agir comme un scénario pour le développement de modèles locaux qui, à leur tour, ne peuvent exister en dehors du même ordre. Un empire, s'il veut avoir des aspirations mondiales, doit être capable de fournir un mécanisme de coordination à l'échelle planétaire qui permette une concurrence productive et une coexistence pacifique entre les différents modes d'organisation politique et économique.

L'"Occident", au contraire, a essayé de surmonter l'antagonisme par une uniformité idéologico-politique (plus ou moins forcée selon les scénarios). Mais l'idéologie politique de l'"Ouest" dirigé par l'Amérique du Nord, intrinsèquement décadent dans son libéralisme politique et culturel, a conduit ce même "Ouest" à la crise actuelle et au début d'une implosion du centre impérial qui, à l'époque, avait déjà été prédite par un autre penseur chinois et aujourd'hui conseiller de Xi Jinping : Wang Huning, auteur du livre L'Amérique contre l'Amérique.

imageswang.jpgFace à l'effondrement rapide du système, la Chine, en tant qu'État dissident au sein de l'empire, si elle veut assumer un rôle de premier plan dans la construction de ce qui a été défini par Schmitt comme le "nouveau nomos de la terre", devra fournir une solution capable de faire coexister différentes instances ; une "harmonie sans uniformité" (ou "unité dans la multiplicité"). Le concept d'"harmonie sans uniformité" occupe une place centrale dans la pensée traditionnelle chinoise. Cette pensée, en fait, n'a jamais été "unipolaire". La représentation chinoise de l'Univers lui-même n'a jamais été moniste. Elle s'inspire traditionnellement de l'idée que l'ensemble est réparti en groupements différents et hiérarchisés différemment. Le ciel est un et la terre est multiple. Le Dieu du Ciel, selon la cosmogonie sinique, a été conçu d’emblée comme une seule personne, fragmentée en différentes hypostases. Et ces hypostases tiraient leurs attributs des particularités des régions terrestres auxquelles elles étaient affectées.

Les racines de la pensée chinoise

En ce sens, la pensée traditionnelle chinoise, incapable de saisir le mode de pensée occidental qui distingue "sujet" et "objet" (ou en termes hégéliens la dichotomie maître/esclave), est déjà en soi multipolaire et anti-impérialiste. Mais si la Chine veut vraiment travailler à un dépassement du modèle unipolaire nord-américain, sur la base de sa propre Tradition, selon Shigong, une "volonté constante et terrible" sera nécessaire.

Il est un fait que depuis quelque temps déjà, la Chine ne s'inspire plus d’idées d'origine "occidentale". La pensée chinoise du XXe siècle, comme l'a déclaré un autre intellectuel chinois "schmittien", Liu Xiaofeng, s'est développée en réaction à la pénétration coloniale et culturelle de l'Occident, et a trouvé dans le marxisme-léninisme un instrument pour la combattre [5]. Mais le maoïsme, en même temps, a réussi à transcender le préjugé matérialiste du marxisme-léninisme. Le marxisme, en Chine, a fusionné avec le principe traditionnel de la "connaissance du cœur". La culture chinoise a insufflé au communisme une capacité spirituelle entièrement nouvelle [6]. Et dans ce sens, la pensée de Xi Jinping, en tant qu'évolution du maoïsme et opérant un renouveau du socialisme en regardant en arrière, se caractérise comme une intégration de la pensée traditionnelle et de la théorie du communisme.

L'interprétation de Shigong du rapport de Xi Jinping au 19e Congrès du PCC est particulièrement intéressante [7]. En effet, ce rapport positionne l'ère Xi dans l'histoire de quatre manières différentes.

Tout d'abord, il convient de préciser que l'utilisation des divisions historiques pour exprimer la pensée politique est une méthode traditionnellement employée par la culture chinoise. Ainsi, l'histoire récente de la Chine a été divisée selon un schéma générationnel (ère Mao, ère Deng, etc.) axé sur le principe hiérarchique confucéen qui met l'accent sur la primauté des anciens sur les jeunes. Ainsi, selon Shigong, Xi Jinping, en partie pour contrer les tentatives internes de ceux qui cherchaient à mettre ces périodes en opposition les unes avec les autres, a d'abord accompagné le schéma générationnel d'un système de périodisation en différentes étapes : s'élever, s'enrichir, devenir fort.

Deuxièmement, Xi Jinping souligne le passage de l'approche nationaliste du "socialisme à caractéristiques chinoises" à la recherche d'un rôle global de la Chine pour surmonter le modèle nord-américain. À cet égard, l'erreur occidentale a toujours été de comparer (pour des raisons évidentes liées à des stratégies précises de maintien de l'hégémonie idéologique) la montée de la Chine à celle de l'Allemagne nazie (comme le fait encore l'économiste américain Clyde Prestowitz en 2021) ou à la menace soviétique (idée largement diffusée dans les milieux néoconservateurs). Au contraire, l'idée chinoise, purement multipolaire, ne s'oppose pas ouvertement au libéralisme occidental. L'"Occident", s'il le juge bon, est libre de maintenir son modèle et de le renforcer (si nécessaire). Toutefois, elle ne peut en aucun cas prétendre l'imposer à d'autres.

Xi Jinping ne parle jamais de "modèle chinois" mais de "solution chinoise" ou de "sagesse chinoise". Cette "solution chinoise" n'est qu'une possibilité à adopter : une option possible pour tous les pays qui veulent accélérer leur développement tout en essayant de conserver leur indépendance.

Troisièmement, la Chine ne suit pas dogmatiquement les idées développées et produites par l'expérience occidentale du socialisme. Le socialisme chinois a des caractéristiques proprement chinoises en raison de la tradition chinoise. On y trouve une intégration entre l'État de droit (le nouveau code civil inspiré du droit romain est fondamental à cet égard) et l'État des vertus d'origine clairement confucéenne. Et elle ne s'est pas effondrée, comme le modèle soviétique, car Mao a été le premier à identifier cette voie en critiquant le révisionnisme de Khrouchtchev. Dans ce système, le Parti et le Congrès représentent les deux corps du peuple au sein d'une structure étatique qui comprend la politique, le droit, la culture et l'idéologie. Le Parti, en même temps, incarne et représente la constitution non écrite de la Chine. Le pays de l'Extrême-Orient se transforme ainsi en une unité organique où rien d'individuel n'est aliéné du collectif. Il s'agit d'un ensemble organique et spirituel. Shigong écrit : "Le communisme n'est pas seulement la promesse d’une belle vie future mais il est aussi et surtout la condition spirituelle des membres du Parti dans la pratique de la vie politique [...] dans le contexte de la tradition culturelle chinoise, la compréhension de cet idéal suprême n'est plus celle de Marx dont la pensée dépendait de la tradition théorique occidentale mais est intimement liée à la Grande Union de Tianxia, de tradition culturelle chinoise".

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Le concept traditionnel de Tianxia ("tout ce qui est sous le ciel") conduit directement au dernier point et à la "grande union" comme "unité dans la multiplicité" des nouveaux nomos de la terre. Le modèle impérial chinois a toujours été très hétérogène et axé sur la recherche d'une coexistence pacifique dans le respect des différences de chacun (un modèle similaire aux modèles achéménide et romain). Sur la base de cette idée traditionnelle, la Chine devrait être en mesure de proposer un système mondial dans lequel les antagonismes naturels sont surmontés par la pratique et la recherche d'une coopération constructive.

À la lumière de ce qui a été dit jusqu'à présent, il n'est pas surprenant que Shigong accorde une attention particulière à la situation de Hong Kong. En fait, la ville représente le banc d'essai de la capacité des Chinois à expérimenter un ordre capable de coordonner plusieurs systèmes (ou même de les opposer) au sein d'un même système. Hong Kong, dans la perspective de Shingong, est le point d'appui avec lequel l'"Occident" peut donner vie aux nouveaux nomos de la terre mentionnés plus haut. S'attaquer au problème de Hong Kong signifie s'attaquer au renouvellement de la civilisation chinoise et sanctionner le succès potentiel ou non de la "solution chinoise". C'est pourquoi le théoricien politique chinois croit fermement que Pékin doit agir avec une extrême circonspection dans ce domaine[8].

Notes :

[1]    Y. Hazony, Le virtù del nazionalismo, Guerini e Associati, Milano 2019, pp. 22-33.

[2]    Voir F. Thual, Il mondo fatto a pezzi, Edizioni all’insegna del Veltro, Parma 2008.

[3]    Pour approfondir ultérieurement ce concept d’empire dans la pensée de Jiang Shigong voir The internal logic of super-sized political entities: empire and world order, www.aisixiang.com.

[4]    A. Stephanson, Destino manifesto. L’espansionismo americano e l’impero del bene, Feltrinelli, Milano 2004, p. 18.

[5]    Pour approfondir la pensée de Liu Xiaofeng voir Sino-Theology and the philosophy of history. A collection of essays by Liu Xiaofeng, Brill, Boston 2015.

[6]    Sur la fusion entre doctrine communiste et pensée traditionnelle chinoise, les Quaderni del Veltro ont publié en 1973 un bref texte anonyme intitulé Maoismo e Tradizione. Ce texte a été récemment republié dans le numéro 1/2021 de la revue “Eurasia. Rivista di studi geopolitici”.

[7]    Voir Jiang Shigong, Philosophy and history: interpreting the Xi Jinping era through Xi’s report to the nineteenth National Congress of CCP, www.aisixiang.com.

[8]    A ce propos, voir le texte de Jiang Shigong China’s Hong Kong: a political and cultural perspective (Chinese Academic Library 2017).

 

Pour le dire avec des fleurs: mon hommage à Robert Brasillach

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Pour le dire avec des fleurs: mon hommage à Robert Brasillach


Par Frédéric Andreu-Véricel

Cette heure matinale du 6 février 2021 cherchait en vain son rayon poétique. Ni la morne lueur du ciel cotonneux de Paris gorgé d'un orage tu, ni le pavé glissant des ruelles du quartier Charonne, ni rien de ce qui s'est gravé depuis mon arrivée matinale, ne trouva grâce aux yeux des neuf muses. Et pour "découronner" le tout, les semelles de mes vieux souliers accusaient, depuis quelques jours déjà, une usure peu propice à une marche assurée. Les accidents de cette chaussée fort ancienne qui entourait le cimetière, encore toute luisante de crachin nocturne, ne se privèrent d'ailleurs pas de provoquer quelques belles glissades, heureusement sans conséquence.

Pourtant, dès que le cimetière apparut, les augures changèrent tout-à-coup de bord ! Non seulement le portail grand ouvert me faisait signe d'entrer mais les fleurs du cimetière escortaient déjà mes pas vers le puits de lumière qu'on devinait derrière l'enclos. À ce moment-là, j'ignorais encore que mon passage éclair dans la "Cité Lumière" allait être le théâtre d'une de ces rencontres dont Paris a le secret.

À mesure que j'arpentais la petite montée, le portail entrouvert délivrait son tableau de fleurs, la verdure des cyprès longilignes apparut bientôt, puis ce fut la blancheur des albâtres des premières tombes.

 

L'une d'entre elles (à droite en montant l'allée centrale) était couronnée d'un bouquet entouré d'un papier transparent et d'un ruban tricolore. De toute évidence, la gerbe de fleurs avait été déposée peu de temps avant puisque le cellophane n'était maculé que de quelques gouttes de pluie.

J'étais pourtant seul face à la tombe de Robert et Marguerite Brasillach, absolument tout seul comme en cet instant où je serai face à la mort elle-même. J'observais chaque instant comme les pages d'un livre qui se tournent. Cette tombe, symbole de la mort, je ne la trouvais paradoxalement ni triste ni lugubre car je savais ces instants déjà penchés dans la temporalité transversale de l'écriture.

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Je réside loin de Paris et les occasions de m'y rendre sont peu nombreuses. La première fois que je me rendis à Paris, c'était pour lire des poèmes à l'invite de la Maison de Poésie, rue Ballu ; les autres fois furent toujours des visites très ciblées en rapport avec la littérature. Une autre fois, je visitais le château de Versailles.


Cette fois-ci, je venais rendre hommage à l'auteur des poèmes de Fresnes. Et cet acte était pour moi de la littérature et rien d'autre. Pour se faire, je n'avais que le nom d'un lieu, une date, et quelques heures - encadrées par deux horaires de train. La tombe rectangulaire et sobre comme un livre fermé, j'en avais déjà vu une image dans la biographie signée par Anne Brassié et c'est avec non moins d'émotion que je découvris, toute proche, celle d'un autre grand auteur, Maurice Bardèche.

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Je peux même dire que le tombeau des Bardèche m'impressionna davantage encore car il était auréolé d'un autre halo que celui des fleurs, bien que d'un certain point de vue, ces deux tombes - pourtant séparées par l'allée centrale du cimetière - n'en formaient qu'une seule. Ne me demandez pas pourquoi mais, dans la trame de mon souvenir, c'est tout le carré du cimetière qui forme désormais une seule tombe symbolique, un seul enclos, un seul texte de fleurs. Ne me demandez pas non plus pourquoi ces minutes qui suivirent ma visite des tombes semblèrent comme suspendues dans une sorte de hors-temps livré à l'écriture. Un instant, j'étais resté les yeux et le coeur ouverts devant la tombe dans une attitude que certains appellent la prière et que d'autres appellent le recueillement et que j'appelle l'écoute profonde du sismographe intérieur.

Pendant ce temps-là, quelques personnes s'étaient regroupées à l'extérieur de l'enclos, à mi-hauteur de l'escalier situé en contre-bas du cimetière, comme si quelque Kairos avait organisé cette rencontre. Il y avait un homme élégant revêtu d'un beau complet rouge, une femme aux cheveux très noirs, d'allure espagnole, et une autre, plus jeune, aux yeux d'un vert étonnamment profond ; un trio dont j'ignorais tout et dans lequel je m'étais joint sans vraiment l'avoir décidé, alors que je redescendais les marches du cimetière. La causerie impromptue qui suivit cette rencontre nous fit voyager autour des îles Baléares, de Poliensa, de la baie d'Alcudia, autant de lieux de la "mythologie personnelle" du jeune Brasillach. De fil en aiguille, la conversation parvint en direction de l'Allemagne. Et la femme aux cheveux noirs, d'évoquer son voyage en Allemagne, ses paysages, et le sort réservé là bas à ceux dont l'Histoire officielle de la seconde guerre mondiale ne convient pas, la perte d'emploi, la traque, les barreaux de la prison.


Nous traversons une période de censure par chloroforme. Tout le monde en convient désormais tant l'atmosphère est saturée d'une idéologie mortifère et culpabilisatrice. Mais on ne se rend pas toujours compte des étapes qu'il a fallu franchir pour y parvenir. On ne se rend pas compte que l'exécution d'un poète - aux termes d'un procès expédié en quelques jours - fut nécessaire pour assurer la défaite des peuples et la victoire des multinationales. Ce poète s'appelait Robert Brasillach.

Pour les uns, Brasillach est le symbole de la collaboration éhontée avec l'occupant allemand ; pour les autres, il est le symbole de la résistance européenne face à l'internationalisme. Il est devenu difficile de comprendre que tout symbole a deux faces, un recto et un verso, de sorte que pour être un résistant véritable, il fut nécessaire d'avoir aussi été un collaborateur.

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Tous ces sujets furent abordés par notre quatuor improvisé, tandis que les soleils verts des yeux de ma jeune voisine murissaient dans mon poème intérieur. Ses jambes croisées et désinvoltes semblaient écrire une sorte de hiéroglyphe égyptien dont je cherchais l'omen.


Je me présentais au groupe comme un "lecteur passionné de Brasillach". C'est alors qu'un autre petit groupe s'agglutina au nôtre sur les marches de l'escalier :
"C'est la famille Bardèche !" s'écria l'homme au complet veston. Notre rassemblement disparate d'une dizaine de personnes formait une grappe dont je ne tardais pas à m'extraire pour rejoindre l'église voisine. L'un des membres du clan Bardèche tourna alors la tête dans ma direction. Même furtif, ce contact visuel résuma les discussions que nous aurions pu avoir et que ce simple regard rendit inutile...

Ne serait-ce que pour un moment, il fallait venir ce 6 février 2021 dans le cimetière de Charonne afin de rendre hommage au "courage". Ce courage-là est indissociable d'un type d'engagement, d'un type d'homme devenu aujourd'hui presque inaudible. Les nouvelles générations confondent les principes avec des slogans, des tenues vestimentaires, des autocollants appliqués à l'arrière de l'automobile, exemple caractérisé de "la religiosité seconde" si justement décrite par Oswald Spengler. Je crois qu'il est nécessaire de célébrer l'héroïsme en dehors de tout parti pris idéologique. Le courage d'un René Char entré en résistance au péril de sa vie vaut bien celui d'un Brasillach. L'idéologie passe ensuite.


9782867145131.jpgEn comparaison avec ces heures sombres de la seconde guerre mondiale, notre courage à nous se limite à bien peu de choses : dire merde à l'idéologie qui nous demande de désigner des méchants et des gentils, dire merde à l'autocensure, désigner l'ennemi prioritaire intérieur et extérieur. Quant à transcrire le mouvement tellurique de l'imaginaire à la manière du sismographe intérieur, ce n'est pas du courage mais l'art de l'écriture.
Nous offrons aux morts et aux vivants ce bouquet de mots publiés sur un écran d'ordinateur, voilà tout. C'est bien peu de choses en comparaison du courage d'un Char ou d'un Brasillach. D'autres, plus matinaux que moi, vinrent déposer un bouquet de fleurs sur la tombe de Charonne reconvertie en lieu de ralliement politique. Je n'en fus pas.

A présent, il convient de quitter ce lieu comme on quitte le sommet d'une colline escaladée, sans regarder en arrière. Alors que midi n'avait pourtant pas encore sonné, il me semblait que la journée était déjà terminée.


Il n'y avait pas de sommets à gravir dans cette morne journée d'hiver autre que le pic des transports urbains en direction de la gare.


Dans quelques minutes, j'allais entrer dans le métro où je serai le seul blanc.
À chaque fois que toi aussi tu te retrouves en minorité dans ton propre pays, souviens-toi que tu célèbres non pas les vaincus de 1945, mais les vainqueurs, ceux-là même qui ont écrit l'Histoire.


Frédéric Andreu-Véricel
contact : fredericandreu@yahoo.fr

Maugis de Christopher Gérard - Plus vrai que le vrai

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Maugis de Christopher Gérard

Plus vrai que le vrai

Ex: https://le-carnet-et-les-instants.net

9782363713384.jpgChristopher GÉRARD, Maugis, Pierre-Guillaume de Roux, 2020, 256 p. 18 €, ISBN : 978-2-36371-338-4

Tout commence par une guerre très semblable à celle qui nous hante encore : cet interminable conflit qui a traversé presque tout le 20e siècle, coupant l’Histoire en deux parties inégales, et qui continue à alimenter les idéologies totalitaires, les fantasmes et les remords. Mais cette guerre de 1914-1945 est abordée ici sous l’angle de l’épopée, où s’affrontent les belligérants à l’onomastique inconnue, et où les principaux compagnons d’armes du héros sont évoqués comme des personnages homériques, y compris dans leurs qualificatifs flamboyants.

La modernité paradoxale du livre tient à son décalage. À travers cette utopie des XVII provinces, du Royaume de France à l’âge des armes lourdes et de l’Occupation du sol par les Teutons, dans un contexte qui mêle l’Histoire à la fable, on découvre avec une netteté qui ne fait que croître au fil des pages une image contrastée et terriblement fidèle de notre monde déchiré, entre chaos et renouvellement.

Cette similitude inversée donne à la scène d’ouverture du récit de Christopher Gérard, sobre et cruelle, le coup de cymbale de la nécessité.


Lire aussi : la fiche de Christopher Gérard sur Objectif plumes


Le ravissement naît de l’étrange hiatus, parfaitement voulu, entre la singularité des situations et un univers suffisamment proche du nôtre pour marquer sa distance : dans cet intervalle s’exprime la philosophie naturelle de Maugis.

Une certaine tradition fantastique, faite de réalisme et d’irréalité, et assumée, vient ainsi recouper un autre fil d’Ariane, l’Histoire utopique, telle que la mémoire romanesque pourrait le reconstituer, après la bataille, grâce au don des analogies.

Ainsi les aventures pythagoriciennes du héros nous mènent bien plus loin qu’on n’imagine dans la découverte d’un secret perdu : la vie.

Maugis est le nom initiatique que François d’Aygremont a reçu à Delphes au terme d’un an d’instruction et d’une gradation des rituels. Par ce nom, ou à travers lui, François est fait mage et guerrier à la fois. Il se lance à la recherche d’une lumière qui se dérobe, mais dont l’existence est attestée par une très ancienne et très véridique tradition.

L’Ardenne, Oxford, Delphes, Bruxelles, Paris, Aran en Irlande, Rome, Bénarès et le Nord magnétique se mêlent dans une trame serrée dont la quête de la liberté, à mener sur soi-même, est la clé.

Enthousiaste et curieux, artiste et soldat, François d’Aygremont après avoir reçu à Delphes son initiation, est désormais susceptible de tous les savoirs, et mûr pour tous les combats.

« Émerveillé, Maugis fit un tour complet sur lui-même ». Cette phrase toute simple pourrait s’appliquer au lecteur, à la fois désorienté et admiratif, face à l’univers qui se déploie autour de lui, au fur et à mesure qu’il avance dans ce domaine inconnu et dangereux.

Malgré un enchaînement de lieux et de circonstances qui happent le héros, l’impression la plus frappante pour le lecteur est la ligne claire qui traverse le récit de bout en bout, la force de pénétration narrative ininterrompue qui unit tous les événements et leur donne leur musique. Comme une balle bien placée qui atteint son but noir sur blanc.

christopher-gerard-cape.jpgDans ce monde de guerre (et même les périodes de paix sont les intervalles entre deux combats), les décors ont une présence rayonnante parce qu’ils sont mêlés à l’activité des hommes sans être complices de la hideur de la mort. L’idéal antique se glisse dans le temps parallèle de l’actualité.

« Il est entendu qu’un livre actuel s’honore de dériver d’un livre ancien » (J.L.Borgès, Fictions). On ne pourrait pas mettre un nom fixe sur le livre imaginaire dont Maugis serait issu, mais on en distingue bien les contours. Quelque part entre les Poneys sauvages de Michel Déon et les Chevaleries de Montherlant, se situe la source.

« L’an 1919, cinq jeunes gens français sentirent le besoin de former entre eux une société un peu codifiée et un peu âpre. » Ce début de Solstice de juin fournit au roman dont nous parlons ici, comme dans une cantate, le chant alterné du souvenir. Cela n’enlève rien à la singularité d’un livre nouveau, pas plus que le contexte implicite d’une société secrète n’enlève son sens à la solitude essentielle de Maugis.

Quelque chose du grand souffle du compagnonnage tragique circule, à travers le temps et l’espace, dans ce roman minutieux et violent. Non parce que la destruction et la mort y règnent en demiurges implacables, mais parce que tout conspire à transformer un drame collectif en un seul destin, qui est héraldique.

C’est la raison implicite pour laquelle le rôle, c’est-à-dire l’épaisseur romanesque, des personnages féminins, est contenu, comme un feu sous la brume. Sans doute le sujet ne s’y prête pas. L’ensemble du livre s’apparente à une chambrée où des moines-soldats, entre deux circonstances éternelles, rêvent des femmes un peu comme de personnages de légende. Le monde appartient aux femmes, mais les principaux personnages sont sortis du monde et ne peuvent y rentrer que par une porte dérobée : le mystère.

Dans cette aventure d’un autre temps, et donc parfaitement adaptée au nôtre, la vie est une suite de secrets, de combats, d’initiations et d’amours impossibles à quoi on reconnaît, si on a soi-même vécu dans le siècle, que le modèle est tiré du présent le plus authentique et qu’un roman réussi est une vérification de l’expérience par l’éternité.

Le charme puissant de cette utopie du réel naît sans doute de la minutie avec laquelle les moindres variations de la feuille de température de l’expérience sont reconstituées. « La poésie n’est faite que de beaux détails », disait Voltaire. Il faut simplement préciser que dans Maugis, les détails sont d’autant plus vrais qu’ils sont imaginaires : non parce qu’ils n’existent pas dans le monde sensible, mais parce qu’ils renvoient à un univers fantasmatique plutôt qu’au fac-similé des faits matériels : ils font concurrence à la topographie, comme Balzac faisait concurrence à l’état-civil.

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Que subsiste-t-il d’une vie, sinon le sillage de l’Esprit, c’est-à-dire de la volonté appliquée à sa vision ? Le reste, quelques objets à la valeur fictive, des vêtements défraîchis, des livres dont personne ne veut plus, des amitiés effacées, des exploits sans témoins, des amours sans preuves, est aboli au lendemain de la mort. L’intelligence, l’amour, l’héroïsme y passent comme le reste, faute d’une œuvre qui parle encore aux vivants, et disent la geste d’une aventure en passe de devenir un mythe.

Il faut lire Maugis avant que l’éclat des choses divines qui hante la nuit des hommes ne se dissipe tout à fait.

Luc Dellisse.