samedi, 10 avril 2021
Les Essais antimatérialistes de Carlos X. Blanco
Les Essais antimatérialistes de Carlos X. Blanco
Par Manuel F. Lorenzo,
Professeur de l’Université d’Oviedo
Ex: https://latribunadelpaisvasco.com/art/14798/ensayos-antimaterialistas
Carlos X. Blanco, un ancien étudiant de Gustavo Bueno et de moi-même au début des années 1980 à l'université d'Oviedo, a publié un livre intitulé Ensayos Antimaterialistas (Letras Inquietas, La Rioja, 2021). Il me le dédie et utilise en même temps certaines de mes idées philosophiques pour développer ce que l'on pourrait appeler une critique assimilatrice, et non simplement destructrice, de la philosophie de Gustavo Bueno. Ce faisant, il tente de montrer que le "matérialisme" de Bueno est un vestige de ses débuts philosophiques, proches du marxisme, qui reste toutefois intact chez la majorité de ses interprètes et disciples actuels. Mais c’est un matérialisme qui doit être dûment critiqué et éliminé car il est à l'origine du caractère dogmatique que certains perçoivent dans l'œuvre par ailleurs très précieuse et créative de Gustavo Bueno. Mais si le matérialisme est éliminé, il semblerait que, pour certains, les fondements ou le mortier de la philosophie de Bueno et du ‘’buénisme’’ soient également éliminés. Les différentes parties du corpus buénien, telles que la ‘’Théorie de la science’’, l'Anthropologie, la ‘’Théorie de la religion’’ ou la ‘’Théorie politique’’, pour ne citer que les parties dans lesquelles Bueno a apporté des innovations très précieuses, seraient laissées en vrac. C'est pourquoi il n'est pas si facile de procéder à une telle élimination sans courir le risque que l'unité systématique, dont se réclame la philosophie de Bueno, s'effondre.
Tout d'abord, il faut dire que la philosophie de Bueno ne peut être réduite à ce lieu commun que la plupart des gens entendent par "matérialisme", c'est-à-dire une façon de voir le monde de manière purement égoïste et austère, dépourvue de la moindre idée morale. Il s'agit plutôt du matérialisme en tant que conception philosophique ayant une longue histoire qui remonte, dans un sens strictement scientifique et académique, aux philosophes grecs présocratiques tels que Thalès de Milet ou Démocrite d'Abdère. Ce matérialisme a été renouvelé dans le monde moderne avec le soi-disant "matérialisme français" des Lumières et avec le plus connu des matérialismes, soit le matérialisme dialectique qui, inspiré par les travaux de Marx et Engels, a développé, au fil des années, le marxisme soviétique.
C'est de ce dernier matérialisme, connu dans le monde entier à l'époque de sa plus grande influence pendant la guerre froide sous le nom de DIAMAT, que part la première œuvre importante de Gustavo Bueno, Ensayos materialistas (Essais matérialistes) (1972). On y suppose d'emblée que le matérialisme, qui pendant la guerre froide avait acquis une grande influence dans le monde socialiste, mais aussi dans les universités occidentales, est la philosophie choisie comme la vraie philosophie, même si elle a besoin de certaines critiques philosophico-académiques pour être améliorée. Ce serait là ce que nous appelons le caractère scolastique de l'approche de Bueno, dans la mesure où elle part de la scolastique matérialiste soviétique inspirée par Marx/Engels, en se mettant un bandeau sur les yeux, sans remettre en cause à aucun moment le Matérialisme lui-même. Il s'agissait alors de proposer un matérialisme académique qui dépasse l'aspect "dogmatique et simpliste" du matérialisme de DIAMAT. En ce sens, le matérialisme philosophique de Bueno est critique à l'égard des aspects centraux du matérialisme soviétique, mais il n'est pas proprement une philosophie critique et non dogmatique au sens kantien. Et on peut y voir une contradiction dans le long travail de Bueno lui-même, qui, dans un ouvrage beaucoup plus tardif, ¿Qué es la filosofía ? (1995), tente de situer sa philosophie comme une philosophie critique au sens kantien. Mais Kant avait classé le matérialisme et l'idéalisme comme des philosophies pré-critiques. Kant lui-même n'est pas allé jusqu'à définir sa philosophie comme un idéalisme transcendantal, dans la mesure où elle était aussi un réalisme empirique. Ce sont ses successeurs, Reinhold et Fichte qui, pour sortir de cette contradiction qui traverse l'œuvre de Kant - comme Jacobi l'a bien vu en disant que sans la Chose-en-soi (le matérialisme) il ne pouvait pas entrer dans la Critique de la raison pure, mais qu'avec elle il ne pouvait pas y rester - tranchent ce nœud gordien et se décident pour l'Idéalisme, en éliminant la fameuse Chose-en-soi (Ding-an-sich). Par conséquent, opter à nouveau pour le matérialisme afin de surmonter l'idéalisme, comme le firent le DIAMAT et Bueno, c'est retomber dans une position pré-critique au sens kantien, comme nous l'avons signalé en d'autres occasions sans obtenir de réponse de Bueno lui-même, qui avait pourtant répondu à une critique similaire par des dérobades, critique émanant du professeur de l'Université Complutense, aujourd'hui décédé, Quintín Racionero.
Un exemple célèbre de ce qui est considéré comme une procédure philosophique non scolastique est celui de Descartes lorsqu'il commence sa philosophie par le doute, au lieu de partir du réalisme aristotélicien, comme le faisait Francisco Suarez ou les néo-scolastiques espagnols de son époque, sans le remettre en question. Descartes, réfléchissant aux nouveaux résultats obtenus dans les mathématiques et la physique de son époque, tente de procéder d'une nouvelle manière méthodique pour aborder les questions philosophiques. C'est cette procédure qui le conduit à la philosophie idéaliste moderne, qui apparaît alors comme un résultat et non comme un point de départ. De même, Kant, réfléchissant sur ce qu'il appelle le factum de la nouvelle physique de Newton, en vient à jeter les bases d'une nouvelle Théorie de la connaissance et de la science qui provoque l'apparition d'une Philosophie critique, comme alternative à la Métaphysique dogmatique, et qui marque le terrain sur lequel la philosophie contemporaine va se déployer.
Gustavo Bueno lui-même, après ce premier travail programmatique, se concentrera sur la préparation d'une œuvre plus ambitieuse, sa ‘’Théorie de la fermeture catégorielle’’, qui cesse alors d'avoir un caractère scolastique, car il n'aborde plus l'analyse des sciences à partir d'une position ou d'une école antérieure mais, de manière similaire à Kant, il part de l'analyse du factum des dites Sciences Humaines, qui se sont fortement constituées comme de nouvelles sciences dans les années 60 avec le Structuralisme de Saussure, Lévi-Strauss, Piaget, etc. L'origine de sa théorie ultérieure de la ‘’fermeture catégorielle’’ (1992) se trouve dans un vaste travail de recherche antérieur subventionné par la Fondation March et intitulé précisément ‘’Statut gnoséologique des sciences humaines’’ (1976). C'est ici que se cristallise une conception constructiviste de la Science, qui nécessitera l'analyse et le développement profond de l'Ego Transcendantal (E), compris comme Sujet Corporel Opérant, une des trois Idées centrales de son Ontologie, avec les deux autres : Matière (M) et Monde (Mi). Les Essais matérialistes s'étaient concentrés plus largement sur l'idée générale de matière et sur ses trois genres de ‘’matérialité mondaine’’. Mais le traitement le plus large et le plus profond de l'Ego n'intervient pas avant sa dernière œuvre publiée, qui s'intitule précisément L'Ego transcendantal (2016). Pourquoi un si long retard dans le développement de sa philosophie ? L'explication de ce retard implique-t-elle et exige-t-elle une réinterprétation de sa philosophie qui nous amènerait à modifier sérieusement ses prémisses de départ, comme la scolastique et le matérialisme dogmatique ? Pour notre part, nous pensons que oui, car le constructivisme opérationnaliste de sa ‘’Théorie de la science’’, qui exigeait une réflexion approfondie sur l'Idée du Moi, nous pousse à abandonner le matérialisme comme prémisse de départ qui doit être retirée, car elle est incompatible avec la nouvelle conception du Moi qui fait appel à ce que Bueno lui-même appelle un "hyperréalisme" inspiré par la connaissance physiologique-neurologique qui exige des présupposés plus caractéristiques d'un anthropo-vitalisme que d'un réalisme matérialiste.
En revanche, dans d'autres ouvrages du dernier Bueno, notamment à partir de L'Espagne face à l'Europe (1999), il entreprend de traiter dans le domaine de la philosophie de l'histoire un thème classique de la réflexion philosophique d'Ortega y Gasset, avec lequel il aborde la signification historique et politique de notre nation. L'horizon du socialisme soviétique vers lequel pointait le premier Bueno des Ensayos materialistas sera désormais remplacé, après la chute du mur de Berlin, par le nouvel horizon d'une future communauté hispanique fondée sur les vestiges culturels de l'Empire espagnol qui survivent encore après son naufrage politique. Avec cela, un virage à 180º se produit dans la recherche d'une influence politique de sa philosophie qui, s'éloignant des groupes marxistes testimoniaux ou de ce qu'il appelle la "gauche indéfinie", commence à avoir ses premiers effets sur les groupes politiques montants de la politique espagnole comme Vox. L'objectif est de sauver une Espagne "catholique" de l'impérialisme protestant anglo-saxon et du fanatisme musulman, qui menace à nouveau aujourd'hui. Indépendamment de la signification de ce tournant, ce qui est frappant, c'est qu'il implique clairement l'abandon par Bueno de l'horizon politique marxiste et la recherche de nouveaux fondements philosophico-historiques pour les problèmes de l'Espagne. C'est pourquoi nous pensons que nous devons également partir à la recherche de nouvelles bases pour sa philosophie fondamentale, sa gnoséologie, son ontologie, et ainsi de suite. C'est ce que, en tant que disciple direct et collaborateur depuis des années du programme d'application du ‘’bon matérialisme philosophique’’ au domaine de l'Histoire de la philosophie, nous avons proposé sans recevoir aucune réponse. Seules quelques personnes proches de nous nous ont encouragés dans la tâche d’une révision critique de l'œuvre de Don Gustavo afin de chercher son amélioration critique dans ses fondements avec notre proposition philosophique appelée ‘’Pensée Habile’’. L'un d'entre eux a été Carlos X. Blanco. C'est avec ses mots que nous terminons ces réflexions, en recommandant vivement la lecture de son livre, dont le titre rend justice à son contenu, en raison de sa prose agréable et brillante, typique d'un tel genre philosophique, contrairement au propre livre de Bueno qui, au lieu d'appartenir à un tel genre, appartient, malgré son titre, au genre du Traité, d'un Traité d'ontologie dense, complexe et aride :
"Le dogmatisme ontologique, déséquilibré par rapport aux analyses gnoséologiques très fines proposées par Bueno et son École au fil des ans, avec lesquelles il est en décalage, est la clé qui peut nous illustrer le peu de stabilité de cette École à partir de la deuxième ou troisième génération, et la difficulté à ouvrir des débats internes et à accueillir la critique constructive - une difficulté le plus souvent reconnue par les observateurs, sauf par ceux qui sont délibérément ancrés dans l'esprit sectaire. L'engagement marxiste initial des Essais matérialistes, à savoir une sorte de nouvelle fondation du matérialisme dialectique et une contribution explicite à la réalisation d'une "société sans classes", est ce qui a alourdi la philosophie de ce grand homme qu'était Don Gustavo Bueno, et a également fait avorter de façon permanente la continuité de son École" (Carlos X. Blanco, Ensayos antimaterialistas, Letras Inquietas, 2021, pgs.131-132).
Manuel F. Lorenzo, Université d'Oviedo.
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