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mardi, 29 juin 2021

Le néolibéralisme et le "piège de l'oméga"

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Le néolibéralisme et le "piège de l'oméga"

par Pierluigi Fagan

Source : Pierluigi Fagan & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/neo-liberalismo-e-trappola-dell-omega

Le concept de "piège oméga" est dû à un physicien-climatologue allemand, H. J. Schellnhuber, qui décrit le piège mental par lequel on devient convaincu que lorsque les choses ne fonctionnent plus comme d'habitude ou comme prévu, l'image du monde qui reflétait ce "comme d'habitude" ou "comme prévu" nous ordonne de faire ce qui était fait auparavant, mais avec plus de force, plus radicalement, plus largement et plus intensément.

L'aphorisme "La folie consiste à faire la même chose encore et encore en s'attendant à des résultats différents" a été attribué à différents esprits aphoristiques supposés prolifiques, à savoir A. Einstein, B. Franklin et M. Franklin. Einstein, B. Franklin et M. Twain, saisissent le mécanisme sous un autre angle.

L'idéologie néo-libérale dénonce sa dette envers le "comme d'habitude" précisément en utilisant un préfixe actualisant "neo", à apposer avant le "comme d'habitude" du libéralisme de longue date. Au niveau de l'histoire des idées, il est toujours difficile de dater, puisqu'il est possible de remonter jusqu'aux premières formes d'une pensée encore immature et peu répandue, pour arriver à sa pleine force, qui reste cependant débitrice de cette origine bien antérieure. Dans notre cas néo-libéral, nous pouvons donc remonter à l'école autrichienne des années 20 et 30, jusqu'à la société du Mont Pelerin des années 40 et 50, mais sans doute le dévoilement de l'idéologie dans ses ambitions de guider la vérité a eu lieu dans les années 70 avec un double prix Nobel. Il a d'abord été remis à F. von Hayek en 1974, puis à M. Friedman en 1976. Dans les années 1980, l'ambition devient réalité avec la séquence Thatcher-Reagan pour le début et le consensus de Washington (1989) pour l'affirmation finale. Il convient de noter que Hayek a reçu le prix à l'occasion de son 75e anniversaire, presque un prix de carrière, et on peut donc se demander : pourquoi si tard et pourquoi dans les années 1970 ?

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H. J. Schellnhuber.

Car c'est dans les années 1970 que l'économie occidentale (américaine et britannique en premier) a commencé à ne plus fonctionner "comme d'habitude". D'où la substance de cette version "néo" du libéralisme : imposer le système libéral mais avec plus de force, plus radicalement, plus largement et plus intensément.

Il convient ici de faire une distinction entre la forme et le contenu des idéologies. L'idéologie libérale, par exemple, est née dans l'Angleterre du XVIIe siècle, mais trouve son origine dans le libertinage français de la fin du XVIe siècle. Son contenu est évidemment l'esprit de liberté, l'affranchissement des dogmes, le pluralisme des connaissances alors limitées par des contraintes théologiques, la tolérance, le principe de réalité. Tel était son contenu lorsqu'il est né en défiant l'ordre précédent. Mais les contenus peuvent toujours être interprétés, et ainsi lorsque dans un passé récent elle s'est imposée dans la version fondamentaliste, n'exerçant donc plus la fonction de contestation mais d'ordre, la voici devenue dogmatique, orthodoxe, intolérante, s'éloignant de plus en plus du principe de réalité, s'empêchant d'appliquer avec toujours plus "d'obtusité" ses principes inébranlables. La parabole qui a conduit de Marx à Staline ou du Christ à l'Inquisition est la même.

Quand les idéologies naissent avec des intentions émancipatrices, elles ont certains effets, quand elles atteignent leur objectif naturel d'ordonner le pouvoir sur l'image du monde et ceci sur les manières d'agir, donc sur le tissu de la réalité, elles entrent dans le mode impératif. Lorsque les événements du contexte changent profondément et que la réalité éclate de toutes parts et donc hors du cadre ordonnateur attendu, ils se retrouvent dans le piège de l'oméga. Cette forme de sclérose des systèmes de pensée qui nie la réalité pour répéter de manière obsessionnelle sa formule de vérité qui, en tant que telle, ne peut être discutée, est l'Alzheimer des idéologies qui annonce la mort de tout le corps qu'elle voulait ordonner.

L'Inquisition annonce la fin de la société médiévale ordonnée par le théologique, le stalinisme annonce la fin du communisme réel, le néo-libéralisme annonce la fin de la société occidentale moderne (voir post-moderne) ordonnée par le marché. Le passage à l'ordre nouveau peut prendre des décennies, mais ce n'est que le temps nécessaire à l'"effacement" qui, historiquement, a sa propre irréversibilité. Cela peut consoler ceux qui vivent dans cette transition où se produisent les "phénomènes morbides les plus variés" de la mémoire gramscienne, bien que la consolation historique soit une valeur, vivre dans des temps de décadence oppressante et de faillite du sens commun, une autre.

19:47 Publié dans Actualité, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, néolibéralisme, philosophie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Poutine et Xi blindent leur Axe. Mais l'UE risque l'échec

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Poutine et Xi blindent leur Axe. Mais l'UE risque l'échec

Lorenzo Vita

Ex: https://it.insideover.com/politica/putin-e-xi-blindano-lasse-ma-per-lue-si-rischia-il-fallimento.html

Vladimir Poutine et Xi Jinping ont convenu de prolonger le traité de bon voisinage, d'amitié et de coopération, espérant être les garants et le symbole d'un "nouveau type de relations internationales" à une époque de "changements turbulents". Xi a parlé de cet accord renouvelé comme d'"une pratique vivante pour construire un nouveau type de relations internationales" et que "peu importe le nombre d'obstacles à surmonter" car ce que nous vivons, selon le président chinois, est une période caractérisée par des "crises multiples". Ces propos ont également été partagés par M. Poutine, qui a souligné qu'il s'agit d'un "mécanisme de coordination bilatérale à plusieurs niveaux qui n'a pas d'équivalent dans la pratique mondiale". La Chine et la Russie, selon le président de la Fédération de Russie, peuvent jouer un rôle de "stabilisateurs" des différentes crises internationales.

La Chine et la Russie se rapprochent, alors. Encore une fois. Et c'est un message qui ne peut être sous-estimé, surtout s'il est inséré dans le contexte international délicat dans lequel l'accord est conclu. Surtout en termes de timing.

Après la rencontre entre Joe Biden et Vladimir Poutine, il semblait que l'Occident et Moscou commençaient enfin à se parler sans ériger de murs entre les deux blocs, mais le dernier geste de l'Union européenne, à savoir le rejet de l'accord franco-allemand sur un nouveau dialogue avec la Russie, a mis fin (pour l'instant) à la première timide saison de dégel de l'ère Biden. Une démarche qui n'a pas plu à Angela Merkel ni même à Emmanuel Macron, convaincus qu'il s'agissait du début de l'autonomie stratégique de l'Europe par rapport au monde et surtout de la confirmation du caractère toujours moteur de l'axe entre la France et l'Allemagne.

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Ce n'était pas le cas. L'Union européenne a montré une fois de plus qu'elle n'a aucune volonté particulière de parler d'une seule voix et de rouvrir le canal avec la Russie. Et tandis que l'Allemagne et la France nouent de nouvelles relations avec le Kremlin (notamment Berlin par le biais de Nord Stream 2), Poutine se tourne à nouveau vers l'Est, Xi Jinping renouant les fils de l'axe asiatique après que Biden ait clairement indiqué qu'il souhaitait parler au président russe comme un adversaire reconnu et non plus comme un partenaire secondaire dans cet immense système politique, militaire et économique. Un arrêt qui a mis dans le tiroir, pour le moment, les rêves d'un possible nouveau tournant dans le style de la "pratique de la mer" de la mémoire italienne.

Pour Poutine et Xi, le signal est double. Et pas nécessairement identiques pour cette raison. Du côté russe, le chef du Kremlin a voulu démontrer, après le sommet avec le leader de la Maison Blanche, qu'il n'est lié à aucun schéma idéologique. Poutine se sent libre de parler à l'Ouest et à l'Est et, s'il n'accepte pas d'être évincé de la tête d'une superpuissance, il ne peut certainement pas se montrer trop conciliant vis-à-vis des demandes américaines de détachement progressif de son voisin chinois. Et il est certain que le passage du navire britannique devant la Crimée ainsi que l'arrêt de l'initiative européenne d'un sommet avec Moscou ne peuvent être considérés comme des gestes d'ouverture envers la Fédération, qui peine déjà à trouver une véritable approche proactive vis-à-vis de l'Occident. En bref, l'impression est que Poutine a voulu faire comprendre, après ces incidents et surtout quelques heures avant le sommet du G20, que la Russie est un pays qui a une ligne stratégique claire et une politique étrangère qui ne se plie pas au duopole sino-américain.

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Du côté chinois, le signal est tout aussi clair. Xi doit faire comprendre aux États-Unis qu'il n'a pas subi de revers diplomatique ces derniers mois. Et si la nouvelle présidence américaine a organisé le sommet avec Poutine et réaffirmé l'unité du G7 et de l'OTAN précisément contre Pékin, le leader chinois peut tranquillement montrer qu'il a d'excellentes relations avec le Kremlin au point d'obtenir des accords d'une importance fondamentale et de pouvoir les définir comme des facteurs de stabilisation mondiale. Pékin lance donc un signal de dialogue avec Moscou mais aussi un avertissement à Washington, manifestant dans la réalité ce danger redouté par beaucoup, à savoir que l'orbite chinoise a désormais intégré la Russie et que Moscou est toujours plus orientée vers l'espace asiatique que vers l'espace européen. Un bloc géographiquement immense, dans lequel les capitaux et la technologie chinois se combinent à la force militaire et à la projection stratégique russes.

Pour les États-Unis, il est clair que ce renouvellement des accords de coopération est un signal d'alarme. Mais c'est surtout un signal d'alarme pour l'Europe qui, après l'échec de la première tentative de dialogue avec la Russie et après avoir confirmé son adhésion à la ligne anti-chinoise imposée par Washington, se retrouve aujourd'hui à avoir des problèmes avec Moscou et Pékin en même temps. Le flop de l'accord franco-allemand réitère le refroidissement des relations euro-russes qui rappelle la saison qui a définitivement éloigné Poutine de l'Occident. Si du point de vue des relations avec la Chine, même l'absence physique de Wang Yi pour le G20 (le ministre ne sera qu'en liaison vidéo) est un signe que quelque chose a changé dans les relations entre le Vieux Continent et l'ancien Empire du Milieu. L'UE risque d'avoir commis une nouvelle erreur sur la voie de l'autonomie stratégique. Et cet alignement russo-chinois sera fondamental non seulement en Asie, mais aussi en Afrique, véritable banc d'essai de l'Union européenne dans le monde.

Vers un soft totalitarisme ?  

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Vers un soft totalitarisme ?  

L’Américain Rod Dreher et le Québécois Mathieu Bock-Côté ont chacun publié un essai percutant sur nos dérives modernes (1). Confrontation de deux intellectuels à contre-courant de l’idéologie dominante.  

  • Mathieu Bock-Côté est sociologue, chargé de cours à HEC Montréal et chroniqueur, au Figaro notamment. Il a publié au Cerf Le multiculturalisme comme religion politique (2016) et L’empire du politiquement correct (2019).  
  • Rod Dreher est écrivain et journaliste, chroniqueur à The American Conservative, ancien collaborateur du New York Times. D’origine protestante, il s’est converti au catholicisme (1993) puis à l’orthodoxie (2006) et s’est fait connaître en France avec Le pari bénédictin (Artège, 2017).  

La Nef – Comment résumeriez-vous les principaux dangers qui menacent nos démocraties occidentales et jugez-vous qu’il existe un risque sérieux de dérive vers une forme de totalitarisme ?

Mathieu Bock-Côté – Quoi qu’en disent ceux qui ne veulent rien voir, le régime diversitaire impose partout un contrôle idéologique de plus en plus sévère des populations, comme s’il fallait transformer les sociétés occidentales en vaste camp de rééducation idéologique. Que l’on parle de la situation dans l’université, dans les médias ou dans l’entreprise privée, le wokisme se normalise et vire à l’inquisition. À travers lui, le politiquement correct se fanatise. Au cœur de cette dynamique idéologique, on trouve la diabolisation de celui qu’on appelle l’homme blanc qui doit s’agenouiller, s’autocritiquer et même s’autodétruire, pour que le monde renaisse, sous le signe de la révélation diversitaire. Toutes les sociétés occidentales seraient structurées autour de la suprématie blanche, et elles devraient s’y arracher. C’est ainsi seulement que le « racisme systémique » s’effondrera, ce qui exige toutefois une reconstruction intégrale de toutes les relations sociales et un contrôle permanent de la parole publique, pour éviter que des propos transgressant l’orthodoxie « inclusive » et diversitaire se fassent entendre. Les majorités historiques occidentales prennent le relais du Vendéen et du koulak dans l’histoire du bouc émissaire : elles sont traitées comme le bois mort de l’humanité.

Alors pour répondre à votre question, je crois, oui, que nous sommes devant une tentation totalitaire : la résistance des peuples est extrême-droitisée, la dissidence est assimilée à la haine, les lois pour combattre cette dernière sont de plus en plus coercitives, la phobisation de l’adversaire politique devient la norme, et à travers cela, on rêve de fabriquer un nouvel homme nouveau, reniant à jamais sa filiation occidentale pour renaître purgé de son passé. L’histoire s’accélère : l’inquisition woke représente le 1793 du régime diversitaire.

9780307518415.jpgRod Dreher – Nous sommes déjà dans ce que j’appelle un « soft totalitarisme ». Je l’appelle soft ou doux pour plusieurs raisons. Premièrement, comme il ne ressemble pas à la version soviétique, avec les goulags, il est plus difficile à détecter. Deuxièmement, il fait croire qu’il est plein de compassion envers les victimes. Pourtant, c’est toujours du totalitarisme ! Il y a vingt ans, René Girard l’a compris. Il disait : « Le processus actuel de démagogie spirituelle et de surenchère rhétorique a transformé le souci des victimes en un commandement totalitaire et une inquisition permanente. »

Un ordre totalitaire est un ordre dans lequel il n’y a qu’un seul point de vue politique acceptable, un ordre dans lequel toute la vie est politisée. Cet ordre est en train de conquérir les institutions de la vie dans l’Anglosphère à une vitesse stupéfiante. Ce qui est doux aujourd’hui va devenir dur.

Soljénitsyne a dit que le communisme a conquis la Russie parce que « les hommes ont oublié Dieu ». C’est vrai pour nous aussi, à notre époque et dans notre pays. Nous avons tourné le dos à Dieu et constatons qu’il est impossible de construire une civilisation vivifiante sans Lui. Michel Houellebecq est un grand diagnosticien du malaise fatal de l’Occident. Lorsque la dimension transcendante de la vie a été oubliée, ou qu’elle est niée, les gens tentent de combler le vide de Dieu en eux par le sexe, le shopping et l’hédonisme. Et lorsque cela ne fonctionne pas, ils se tournent vers une pseudo-religion politique.

Le livre de Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme (1951), étudie la façon dont l’Allemagne et la Russie sont tombées dans le totalitarisme. Tous les signes majeurs identifiés par Arendt sont présents aujourd’hui, en particulier notre profond sentiment d’atomisation sociale, notre amour de la transgression et notre mépris de la vérité.  

La nouvelle tyrannie s’exerce par une police de la pensée qui a acquis un pouvoir exorbitant : comment expliquez-vous cette emprise sur les esprits et tout particulièrement le fait qu’elle touche des sujets unanimement rejetés il y a encore peu (le nouveau « racialisme », le « mariage » entre personnes de même sexe, la GPA, l’euthanasie…) ?

Rod Dreher – L’éminent sociologue américain James Davison Hunter affirme que presque toutes les révolutions culturelles commencent par les élites, qui diffusent leurs idées à travers leurs réseaux puis jusqu’aux masses. Aux États-Unis, ce mode de pensée hautement idéologique a d’abord conquis les élites dans les universités. La plupart de leurs idées étaient si extrêmes qu’on ne s’inquiétait pas de leur propagation. Mais quand ces idées sont passées dans les médias, la propagande n’a plus jamais cessé.
Il y a six ans, les grandes entreprises se sont fortement impliquées dans la promotion de politiques culturelles progressistes – pro-LGBT, pro-Black Lives Matter, etc. –, peut-être pour empêcher la gauche de poser trop de questions sur leurs pratiques commerciales.

Aujourd’hui, ce que l’on appelle le « capitalisme woke » est peut-être, au sein de la société américaine, la force la plus efficace qui pousse vers ces folies progressistes. Le cœur du problème est que ses adeptes contrôlent désormais tous les points d’entrée de la classe moyenne et de la réussite professionnelle. C’est désormais l’idéologie de ceux qui veulent réussir professionnellement, et de la jeune génération fortement endoctrinée par les réseaux sociaux.

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Mathieu Bock-Côté – Je suis absolument d’accord avec Rod Dreher quant à la puissance révolutionnaire du capitalisme woke. Cela dit, vous me permettrez de faire un tri entre les sujets que vous évoquez et de ne pas les condamner ou accepter en bloc, mais je comprends le sens de votre question. Le propre du régime diversitaire est justement de normaliser les revendications issues des « minorités » et de pathologiser ce que l’on appelait encore récemment le sens commun, en le réduisant à un stock vieilli de préjugés et de stéréotypes. Il s’approprie la référence à la démocratie pour en inverser la signification : celle-ci se résume désormais à l’extension des droits des « minorités » et à la désubstantialisation du peuple historique. Il dispose de l’appareil administratif de l’État social, reconverti en État thérapeutique, pour modifier les comportements sociaux. Il suffit qu’un mouvement se réclamant des « minorités » formule une revendication pour qu’elle soit immédiatement traduite en droit fondamental auquel il devient dès lors scandaleux de s’opposer. Qui confesse la moindre réserve sera désigné à la vindicte publique, comme on l’a vu avec le sort réservé à J.K. Rowling, qui a eu le culot de rappeler qu’un homme n’est pas une femme, et de contester la transformation de la fluidité identitaire en nouvelle norme anthropologique des sociétés occidentales. Ce n’est pas sans raison que la théorie du genre prend autant de place dans notre vie publique : si on parvient à faire accepter à une société que l’homme et la femme n’existent pas et ne sont que des constructions sociales arbitraires, alors on peut tout lui faire accepter. Au cœur du régime diversitaire, on trouve un fantasme constructiviste, celui de la plasticité intégrale de l’ordre social. On le remarque aussi dans ce que l’on appelle l’écriture inclusive. Tout, tout, tout, doit être idéologisé.  

Toutes ces dérives qui réduisent progressivement nos libertés ne sont-elles pas dues, notamment, au fait que, comme des enfants trop gâtés par une longue période de prospérité sans épreuves majeures, les peuples occidentaux ont perdu l’amour de la liberté, on l’a vu avec la pandémie de Covid-19, la plupart préférant la « sécurité sanitaire » à leurs libertés ?

Rod Dreher – Je ne sais pas s’il est exact de dire que le problème est une perte de notre amour de la liberté. Je ne peux pas parler de la situation en France, qui a connu un verrouillage sanitaire beaucoup plus sévère qu’aux États-Unis. Mais en Amérique, j’ai vu quelque chose de différent pendant le Covid. Beaucoup de gens pensaient que toute tentative de contrainte était intolérable. L’idée de faire un sacrifice pour le bien commun leur semblait bizarre et offensante.

3379560-gf.jpgMon expérience des entretiens avec des dissidents chrétiens du bloc soviétique m’a permis de comprendre, qu’outre une foi solide, les deux choses absolument nécessaires pour résister à l’oppression sont la solidarité avec les autres et le consentement à la souffrance. Nous n’avons plus cela aujourd’hui. On a l’impression que l’Amérique s’effondre.

Je crois que les choses vont devenir plus claires avec les moins de quarante ans. Ils sont beaucoup plus anxieux que les générations précédentes. Beaucoup d’entre eux renonceront volontiers à leurs libertés politiques en échange d’une garantie de plaisir personnel et de sécurité. Ils n’accepteront pas seulement un totalitarisme mou, mais l’exigeront. Un professeur m’a raconté qu’il avait cessé d’enseigner le roman d’Aldous Huxley, Le meilleur des mondes (1932), parce qu’aucun de ses étudiants ne reconnaissait qu’il s’agissait d’une dystopie ; ils trouvaient tous que cela ressemblait à un paradis.

Mathieu Bock-Côté – L’essentiel est ailleurs, je crois. Nous sous-estimons l’effet du conditionnement idéologique des dernières décennies, qui a délégitimé toutes les normes communes et qui a sacralisé la posture victimaire. Je suis une victime de l’homme blanc donc je suis : c’est ainsi, désormais, qu’on accède à l’espace public.

Notre civilisation est hantée par le fantasme de sa propre annihilation, comme en témoigne aussi la névrose antispéciste.  

En Europe, l’immigration massive a importé un problème majeur avec un islam devenu majoritaire en certains quartiers et impossible à assimiler, sans parler de l’islamisme et de la terreur qu’il sème aveuglément : qu’en pensez-vous et estimez-vous que les dangers sont les mêmes en Amérique du Nord et en Europe ?

Mathieu Bock-Côté – Aucune société ne saurait être absolument indifférente à la population qui la compose : un peuple n’est pas qu’une abstraction juridique, administrative ou statistique. On aurait tort de sous-estimer l’effet de l’immigration massive qui vient déstructurer les équilibres culturels et démographiques des sociétés occidentales, d’autant qu’elle déborde largement leur capacité d’intégration. C’est vrai aussi en Amérique du Nord qui n’est toutefois pas un bloc homogène. Les États-Unis me semblent avoir pris le relais de l’URSS comme puissance révolutionnaire de notre temps et s’égarent aujourd’hui dans une obsession diversitaire qui les perdra. Ce pays me semble condamné à se perdre dans une spirale de violence régressive. Je le dis avec tristesse : j’aimais les États-Unis.

Le Canada est un non-pays, il a renié son histoire pour devenir le réceptacle de l’utopie diversitaire incarnée, le lieu du multiculturalisme radicalisé. En tant qu’État post-national revendiqué, il croit représenter la prochaine étape dans l’histoire de l’humanité. Qu’on me pardonne quelques mots sur la situation du peuple québécois, enclavé dans une fédération qui nie son existence, et qui l’accuse de suprémacisme ethnique chaque fois qu’il cherche à la rappeler. La question du Québec est indissociable de la vieille aspiration du peuple québécois à assumer sa « différence vitale » en Amérique, et à terme, à se constituer en État indépendant. Mais l’immigration massive condamne les Québécois francophones à devenir minoritaires dans leur propre pays – autrement dit, à devenir étrangers chez eux, car les populations issues de l’immigration se canadianisent et s’anglicisent bien davantage qu’elles ne se québécisent et se francisent. Nous assistons à l’effacement tranquille d’un peuple en son propre pays, où il est progressivement transformé en résidu folklorique. La question des petites nations, pour reprendre la catégorie forgée par Milan Kundera, nous rappelle une chose : il est important pour ce qu’on appellera un « peuple historique » de demeurer clairement majoritaire chez lui. C’est à cette condition qu’il parviendra à intégrer à sa culture des hommes et des femmes venues d’ailleurs.

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Rod Dreher – Je voudrais répondre à Mathieu à propos de la désintégration des États-Unis. Je vis à Budapest pour les mois d’été, dans le cadre d’une bourse d’études. Il est tout à fait étonnant pour moi de voir à quel point le suicide de l’Amérique apparaît clairement depuis l’Europe. Je ne suis pas surpris que nous, les Américains, soyons en train de détruire notre pays – c’est évident pour quiconque a un cerveau –, mais sortir des frontières des États-Unis permet de prendre conscience que c’est encore pire que ce que nous pensions. J’estime depuis quelques années que la meilleure façon de comprendre ce qui attend l’Amérique est de regarder l’histoire de la guerre civile espagnole. Les Américains possèdent beaucoup d’armes à feu, il m’est cependant impossible d’imaginer que nous aurons une véritable guerre civile. Mais je crois que l’État finira par imposer un système de crédit social pour contrôler la population, car c’est le seul moyen de contenir la violence des gens qui méprisent ce que leur font subir les idéologues au pouvoir.

Pour revenir à votre question, je crois que l’islam est avant tout un problème européen. En Amérique du Nord, les immigrants musulmans s’assimilent plus facilement. Il me semble que vous, Européens, ne pouvez pas faire face au problème parce que la gauche ne vous laisse pas en parler franchement. Que Dieu vous vienne en aide si ce virus culturel anglo-saxon de la théorie racialiste trouve un moyen d’infecter l’Europe, et mute en une forme pro-islamique. Il n’y aura aucune solution possible dans ce cas.
Nous voyons en Amérique que là où cette idéologie racialiste s’est imposée, le dialogue est totalement impossible ; tout devient une question de pouvoir. Je ne sais pas si une solution pacifique est même possible maintenant. C’est pourquoi je crois plus que jamais au « pari bénédictin » (2). Il n’y a pas d’échappatoire à ce qui vient, mais avec l’aide de Dieu, nous pouvons le supporter.  

Une démocratie purement procédurale comme les nôtres, émancipée de toute limite car ayant rejeté l’idée d’une vérité qui nous dépasse, ne peut que conduire à la tyrannie de la majorité ou plus précisément de minorités organisées pratiquant une sévère police de la pensée pour imposer ses vues « démocratiquement » : une démocratie sans Dieu, c’est-à-dire sans transcendance imposant des limites à la volonté humaine, est-elle viable ?

Mathieu Bock-Côté – En la matière, je suis un moderne : la démocratie moderne ne saurait se fonder sur l’hypothèse de Dieu, encore moins dans un monde où son existence ne va plus de soi. Ce qui ne veut pas dire, toutefois, qu’on puisse abolir la question de la transcendance. Mais la transcendance des modernes, c’est la culture, tout en sachant que nous côtoyons l’abîme, et que le monde peut se dérober sous nos pieds. De là l’importance de la transmission, d’assurer sa durée, en léguant le patrimoine de civilisation qui est le nôtre, tout en l’enrichissant. Qu’on me permette d’ajouter que la crise de la Covid nous a montré à quel point une existence ritualisée, artificialisée, était inhumaine. L’abandon des rituels funéraires lors de la pandémie nous conduisait au nom de la raison sanitaire au seuil de la barbarie. De même, il ne s’agit pas de renier le sacré, qui est consubstantiel à l’ordre politique et historique, et qui s’est investi dans la nation – ne parle-t-on pas de l’amour sacré de la patrie ?

Une chose est certaine : le contractualisme intégral de l’existence pousse à la dissolution du monde, dans la mesure où c’est la réalité elle-même qui doit se dissoudre sous le poids d’une subjectivité tyrannique, qui en vient à conclure à l’inexistence du monde. LOccident, dénoyauté existentiellement et réduit à une série de principes désincarnés, ne sait plus comment répondre devant l’islam, qu’il veut voir comme une préférence spirituelle parmi d’autres, et non plus comme une civilisation, non plus que devant l’immigration massive : il nous faut retrouver une philosophie politique permettant d’apercevoir et de ressaisir politiquement les permanences anthropologiques.

Rod Dreher – Il s’agit d’une question extrêmement importante. La réponse courte est non, ce n’est pas viable, pour la raison évoquée dans votre question. Je pense à la célèbre phrase de T.S. Eliot : « Si vous ne voulez pas de Dieu (et c’est un Dieu jaloux), vous devrez présenter vos respects à Hitler ou à Staline. » Peut-être que je manque de vision, mais je ne vois pas comment nous pouvons vivre en paix sans Dieu, sauf sous la tyrannie. La plupart d’entre nous voient clairement que le libéralisme est en train de mourir, car il a si bien réussi à « libérer » l’individu de Dieu, de la communauté et du passé. Personne ne peut vivre ainsi pour toujours. Mais qu’est-ce qui va le remplacer ? En Amérique du Nord, Mathieu et moi vivons dans des pays pluralistes. Si le libéralisme ne peut plus nous gouverner, alors quoi ? Aux États-Unis, il y a quelques intellectuels catholiques qui proposent une vision intégraliste, mais c’est un rêve utopique. Les catholiques sont une minorité en Amérique, et le nombre d’entre eux qui se soumettraient à un « État chrétien intégral » ne pourrait pas remplir un stade de baseball d’une petite ville. Ils cherchent une solution politique à un problème qui est, au fond, spirituel. Et ils ne sont pas les seuls. Tant à gauche qu’à droite, tout le monde recherche réellement Dieu, mais un Dieu compatible avec leurs conceptions individuelles et libérales qu’ils ne pourront trouver, ils créent donc un monde prêt à accepter l’Antéchrist.  

Débat animé par Christophe Geffroy (et traduit de l’américain pour les réponses de R. Dreher)  

(1) Rod Dreher, Résister au mensonge. Vivre en chrétiens dissidents, Artège, 2021, 230 pages, 18 €.
Mathieu Bock-Côté, La révolution racialiste et autres virus idéologiques, La Cité, 2021, 240 pages, 20 €.
Lire la recension de ces deux ouvrages dans La Nef n°336 Mai 2021, p. 34-35.
(2) Cf. Rod Dreher, Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus. Le pari bénédictin, Artège, 2017 (ndlr).  

© LA NEF n°337 Juin 2021  

https://lanef.net/2021/05/31/vers-un-soft-totalitarisme/

Bilan des élections régionales (Second Tour)

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Bilan des élections régionales (Second Tour)

par Thomas Ferrier

Ex: http://thomasferrier.hautetfort.com/archive/2021/06/28/ne-sortez-pas-les-sortants-6324148.html

Désertion des urnes.

65% des électeurs français, soit près de deux électeurs sur trois, ont choisi l’abstention au second tour des élections régionales, à peine moins qu’au premier tour. Cette désertion en masse des urnes est la conséquence mécanique de plusieurs phénomènes : la lassitude générale face au discours politique d’une opinion usée par les mesures sanitaires prises depuis plus d’un an, une absence totale de campagne d’information du gouvernement concernant ces élections, le refus par le président du Sénat de les décaler à l’automne, la construction de grandes régions artificielles sans enracinement identitaire (à l’instar du « Grand Est » en lieu et place de la Lorraine, de l’Alsace et de la Champagne) par la réforme d’Hollande, et enfin une campagne terne où un discours consensuel mou a dominé, y compris au Rassemblement National.

Victoire des sortants dans un contexte de démobilisation générale.

Confortant les résultats du premier tour où droite et gauche étaient renforcées dans les régions qu’elles dirigeaient depuis 2015, la droite classique réalise des résultats importants dans trois régions : la Provence avec Renaud Muselier face au RN (57,3%), l’Auvergne-Rhône Alpes avec Laurent Wauquiez (55,18%) et les Hauts de France avec Xavier Bertrand (52,37%) des voix, ce dernier profitant de l’occasion pour rappeler aux électeurs ses velléités de candidat aux élections présidentielles.

Dans les autres régions, la droite sortante gagne avec une sécurité suffisante et confortable : Valérie Pécresse en Ile de France (45,92% contre 33,68% pour la coalition de la gauche et de la gauche radicale), Hervé Morin en Normandie (44,26%), Jean Rottner (40,3%) dans le Grand Est ou Christelle Morançais dans les Pays de la Loire (46,45%).

De la même façon, la gauche conserve ses régions à l’instar de la Nouvelle Aquitaine (Rousset, 39,51%) et connaît même un triomphe en Occitanie avec Carole Delga, réélue avec 57,78% des voix, face au candidat RN, Garraud, incapable de récupérer les voix de la droite, malgré le résultat désastreux de Pradié pour les LR (18,22% des voix).

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Désastre pour le Rassemblement National.

Les appels du RN à la mobilisation des électeurs susceptibles de voter en sa faveur n’ont pas obtenu de réponse. Les résultats confortent donc l’impression défavorables du premier tour, à l’exception de deux régions. Ou bien le RN régresse, victime d’un vote utile, comme en Ile de France où Jordan Bardella obtient seulement 10,79% des voix, ou encore dans l’Ouest, ou bien il stagne dans la plupart des régions, ou il progresse de manière infime, dans les Hauts de France par exemple où Sébastien Chenu obtient 25,6% des voix.

Dans le Grand Est, Laurent Jacobelli (ex-DLF) obtient 26,3% des voix contre 21% environ au premier tour, en récupérant une partie importante des électeurs de Florian Philippot (6,95% des voix au premier tour). Cette progression est donc artificielle.

Thierry Mariani en Provence espérait en revanche être élu. Les derniers sondages laissaient espérer un duel serré avec Renaud Muselier (LR), soutenu par tous les autres partis politiques et ayant bénéficié du retrait du candidat écologiste. Avec 42,7% des voix, Mariani est très loin du compte.

Le recentrage stratégique de Marine Le Pen dans le cadre de la stratégie de présidentialisation ourdie par son beau-frère Philippe Olivier a oublié les électeurs, considérés comme un dû. Ceux-ci au contraire ont manifesté leur incompréhension et leur désaccord en ne participant pas au vote pour un parti qui devient comme les autres. Les prises de position récentes de Marine Le Pen en faveur de la CEDH, pour donner des gages aux musulmans ou encore en faisant le procès en extrémisme d’Eric Zemmour, ont troublé son électorat dans un scrutin à faible enjeu.

Au soir de l’échec, aucune remise en question pourtant n’a eu lieu. Marine Le Pen s’est limitée à rappeler l’importance des élections présidentielles, la « mère des batailles » aux yeux de son père, pour éviter d’avoir à rendre des comptes sur sa campagne des élections régionales. Pour Philippe Olivier, chef d’orchestre de la stratégie présidentielle, il est hors de question de mettre en doute ce repositionnement au centre qui sera mené jusqu’à son terme.

Bilan des élections régionales.

Pour Emmanuel Macron comme pour Marine Le Pen, la stratégie de court terme sera de faire oublier ce fiasco électoral des deux partis attendus au second tour des élections présidentielles de 2022 selon tous les sondages. Leur erreur aura été notamment de vouloir nationaliser une élection à enjeux locaux.

Les sondages ont également démontré leur pertinence limitée, avec un RN clairement surévalué dans les sondages des deux tours des élections régionales, et peut-être dans les sondages relatifs aux élections présidentielle.

Enfin, Eric Zemmour apparaît désormais comme le seul candidat à droite capable de déstabiliser suffisamment Marine Le Pen pour prendre sa place au second tour ou en tout cas plomber la campagne de la candidate, celle-ci ayant annoncé sa décision très tôt, ce qui n’est pas forcément une stratégie habile. Ce n’est pas Nicolas Dupont-Aignan, dont les rares listes n’ont pas dépassé 2% des voix, qui pourra lui désormais lui disputer ce rôle.

Quant à la droite, elle va continuer de se déchirer entre différents candidats qui tous espèrent représenter LR aux élections, Bertrand et Pécresse en tête. Mais Wauquiez peut désormais se poser également la question.

Il ne faut pas transposer les résultats de ces élections régionales à un contexte présidentiel où l’abstention sera nécessairement beaucoup plus réduite, mais c’est en tout cas un indice. Les chances de victoire de Marine Le Pen au second tour des présidentielles face à Emmanuel Macron paraissent désormais très minces.

Thomas FERRIER (Le Parti des Européens)