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mardi, 29 novembre 2022

D'Annunzio, entre les contrées de l'Aigle et le territoire du Serpent

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D'Annunzio, entre les contrées de l'Aigle et le territoire du Serpent

par Luc-Olivier d'Algange

Il était inévitable que le poète qui tant laissa transparaître dans ses œuvres la vision d'un paradis terrestre, - l'absolu non dans l'indéfini, mais dans une finitude resplendissante, incarnée, dans une âme qui fait frémir le corps et porte l'esprit à l'aventure et à la gloire,- sorte enfin du purgatoire où des esprits mesquins prétendirent l'enfermer à jamais.

D'Annunzio fut magnifiquement tout ce que notre temps nous prescrit de n'être plus. Il n'est pas une de ses vertus, ou de ses vices, qui ne soient mises au ban, - et surtout ses vertus, qu'il faut prendre ici au sens originel , comme on parlait jadis de la virtu du condottière.

Sa gloire en son temps fut immense, mais peu lui demeurèrent fidèles, excepté Montherlant, et cet autre condottière, auteur du plus beau voyage en Italie qui soit, André Suarès qui, mieux que quiconque, pouvait le comprendre, jusque dans son équipée de Fiume.

On a beaucoup glosé sur le « Comandante » et le « Comediante », sur ses audaces et sur ses éclats, sur son italianité qui ne l'éloigne pas tant de notre francité, telle qu'elle fut incarnée par Cyrano de Bergerac, qui fut non seulement le personnage coruscant de la pièce d'Edmond Rostand, mais aussi, on l'oublie parfois, l'auteur génial du Voyage aux pays de la Lune et du Soleil, qui hausse la prose française à l'un de ses plus ardents zéniths.

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Sous ces belles augures, - où figurent aussi, d'entre les contemporaines, la magistrale biographie de Mauricio Serra et la fidélité active, au coeur du Vittoriale degli Italiani, l'ultime demeure de d'Annunzio, de Giordano Bruno Gueri, auteur de plusieurs livres livres consacrés au Vate - D'Annunzio revient et le moment est venu de se souvenir du poète qu'il fut avant tout. Les rabats joie, les Lugubres et les puritains ont ricané, amers, mais leur nature est de ne rien comprendre à rien, et de se tenir, bien serrés, sur la ligne défensive de leur médiocrité; les idéologues nous ont mis en garde contre l'esprit libre, mais c'est leur fonction que de trier administrativement les bons et les mauvais sujets. Ces dénigrements cependant suintent l'envie, qui est de tous les péchés le plus stupide car aucune joie, même fugace ou coupable, ne l'accompagne.

Les gloires, le luxe, avec cependant les soucis de l'endetté perpétuel, mais dans la désinvolture et le panache, la plus grande gloire littéraire de son temps, un foisonnement de présences féminines, tout cela jeté dans la balance du risque et de l'audace, - D'Annunzio reprenant à son compte la fameuse phrase Pompée citée par Plutarque, Naviguer est nécessaire mais il n'est pas nécessaire de vivre, - il y avait là sans doute de quoi tordre les entrailles de ceux qui ont, avant l'heure, étranglés leurs songes !

Qu'une telle vie eût été possible, et aimée, devrait cependant nous donner à nous interroger sur les pouvoirs de la poésie même, - pouvoirs magiques qui remontent haut dans le temps, jusqu'aux Mystères de Delphes et d'Epidaure, jusqu'à Empédocle et jusqu'aux premiers songes orphiques, et plus haut encore, dans la communion immémoriale des hommes avec la terre des Abruzze, avec le ciel, avec la mer.Pour D'Annunzio, la poésie n'est pas une représentation mais une présence réelle, qui prolonge la nature et le monde, qui en émane et témoigne de son secret, de ce feu central de l'être, lequel, sans l'intercession du poète, demeurerait méconnu, - « un pays sans légendes condamné à mourir de froid »  disait  Patrice de la Tour du Pin.

Il a été beaucoup reproché à D'Annunzio de n'avoir été que le poète des sensations, et, de préférence, des sensations fortes, mais c'est méconnaître que la sensation, lorsqu'un poème s'en saisit et la chante n'est pas seulement la sensation, de même que la vie n'est pas seulement la vie, mais un signe, une annonciation, - celle de son propre nom: «  la vie était belle par ce que je vivais et parce qu'elle m'avait créé semblable à l'image voilée de l'Ange de mon nom ».

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Pour D'Annunzio, la vie est signe et intersigne, analogie créatrice; la rumeur qu'elle laisse en nous est semblable à celle dont elle naquit, ses objets les plus précis, les plus familiers viennent de la nuit des temps, telle la cigale talismanique aimée des Félibres, qui, à tant d'égards, furent proches de D'Annunzio, la cigale « noire mais couverte d'un duvet cendré qui luisait comme un vêtement de soie ».

Le refus de l'existence plate, soumise, utilitaire n'est pas seulement pour D'Annunzio une pose, ni même une éthique, - ce qui serait déjà honorable, mais, plus profondément, une métaphysique expérimentale. Celui qui envisage de sacrifier sa vie dans un combat juge une idée plus haute que la vie, non comme une abstraction, mais comme sa fine pointe.

Pour D'Annunzio, la vie n'est pas seulement la vie, la raison n'est pas seulement la raison, la patrie n'est pas seulement la patrie mais ils sont les empreintes d'une vérité plus haute, - divine, - qu'il appartient au poète d'éprouver et de louer. Cet idéalisme n'a rien d'anémique ou de falot, il est puissance en acte, non dépourvu de ce pragmatisme supérieur qui caractérise le héros homérique, - et puis, toute vie n'est-elle pas un sacrifice, ce « feu mêlé d'aromates » dont parlait Héraclite ? Mieux valent les flammes hautes, crépitantes de parfums que le feu crapoteux et puant de la sécurité et du confort. Le don reçu à la naissance est immense, indiciblement immense. Le dessein de D'Annunzio fut, durant toute sa vie fervente et inquiète, de n'en pas démériter.

L'équipée de Fiume qui succéda au Nocturne n'est pas sans faire songer au voyage des Argonautes. Avant cette aventure, qui évoque la conquête de la Toison d'Or, le Nocturne, dans son paradoxe temporel, est préfiguration. Pour reconquérir, et hausser la beauté conquise par delà la beauté perdue, il faut avoir été laissé, abandonné sur des rivages de nuit; il faut avoir été presque vaincu, trahi; il faut qu'une légitimité ait été bafouée et niée.

Dans certaines circonstances, qui appartiennent alors au Mythe, le destin individuel rejoint le destin collectif. Le ressouvenir devient alors pressentiment. L'honneur rendu aux héros passés dans le Nocturne annonce, par « l'Ange du nom » ceux qui se dresseront contre la « victoire mutilée ».

Toute vie pleinement vécue est mythologique. Pour D'Annunzio, les mythes ne sont pas les témoins d'une civilisation antique disparue mais les clefs de déchiffrement de son propre destin, exactement comme ils le furent pour un Grec contemporain d'Homère ou d'Empédocle. Loin, très loin, de n'être que les ornements métaphoriques d'un homme de Lettres, ils sont la substance vive de ses actes et de ses pensées.

Il est une façon mythologique de voir le monde, de s'y inscrire et une façon ratiocinante, bourgeoise, au sens flaubertien de « celui qui pense bas ». D'Annunzio qui est à la fois paysan des Abruzzes et esthète à la manière d'un Des Esseintes, ne laissera pas la pensée calculante et planifiante ordonner sa vie; il rejoindra les dieux, leurs légendes et leurs mystères.

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On pourrait y voir simplement le panache d'un artifice majeur, d'un défi à l'époque, si par exemple l'oeuvre de Jung ne nous avait appris que les mythes sont notre trame secrète, le filigrane de la plage blanche sur laquelle nous écrivons nos jours et nos nuits, les racines de notre conscience  que les abstractions du monde moderne voudraient trancher.

Tout ce qu'il y eut d'aventureux dans l'existence de D'Annunzio apparaît ainsi comme une suite d'actes rituels destinés à délivrer la part mythologique, orphique, et à lui donner ce resplendissement, cette vérité dont la beauté miroite, comme au matin, le soleil sur la surface des eaux.

Le grand péril n'est pas celui que l'on croit, mais, comme disait Ernst Jünger celui de « laisser la vie nous devenir quotidienne », - non que les choses les plus simples ne suffisent à notre joie, mais précisément parce que dans l'abstraction moderne, elles risquent de devenir hors d'atteinte. C'est ainsi que D'Annunzio ne se lassera pas de chanter les feuillages, la pluie, les animaux ,les saveurs, les saisons, les labeurs et les combats de ses semblables, « le miel que la bouche arrache à la cire tenace », la diversité heureuse des apparences, et bien sûr, les femmes étreintes ou seulement désirées.

Son inquiétude naît d'un constat auquel il ne se résignera jamais: les hommes, et surtout ceux de son temps, passent à côté de la vie magnifique. Tout est offert et rien n'est pris. Par quelque noir ensorcellement, - qui pose à la rationalité, - le don magnifique du dieu est sans cesse refusé dans les circonstances les plus infimes comme les plus grandioses.

Son immense poème Laus Vitae, - d'une hauteur, d'une vigueur et d'une inspiration comparables aux Cinq grandes odes de Claudel ou aux Amers de Saint-John Perse,- est ce contre-sort, cette opération théurgique dont la vocation est, par l'éloge, de délivrer la vie de la triste incarcération où elle se trouve, de la hausser à la hauteur idéale du chant et de faire ainsi de son lecteur le contemporain de Virgile, De Dante et du plus grand avenir, celui « des aurores védiques » selon la citation que Nietzsche porta en exergue à son Gai Savoir.

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Ce contre-sort n'est pas sans évoquer le « contre-monde » de Stephan George qui, au demeurant, traduisit D'Annunzio et le publia dans son anthologie des poètes emblématiques de son temps. Ce contre-sort et ce contre-monde par ces temps d'uniformisation globale sont plus nécessaires encore qu'ils ne le furent aux temps de Stefan George et de D'Annunzio. Ce que ces poètes altiers craignirent nous advient avec une force d'arasement sans pareilles. D'où l'importance de prendre leur conseil et de passer outre aux jugements partiaux de ceux qui les jugent obsolètes ou dangereux.

Dangereux, certes, ils le sont, mais pour les gardes-chiourmes, les hommes sans visages, les Lugubres. Dangereux, certes, pour les discours qui nous enjoignent à la servitude volontaire, pour l'humanité satisfaite d'être « QR codée » ou réduite au rôle de rats de laboratoire, avec pour toute ambition, dans un labyrinthe absurde, de trouver la manette qui active la distribution de nourriture, le fameux « pouvoir d'achat ».

Dans la nuit, D'Annunzio se souvient de l'axe, de l'arcane de tous les soleils. Cette nuit n'est pas une pure et simple absence de lumière. Elle est peuplée de phosphènes, de réminiscences et d'annonciations. Cette plongée dans le globe oculaire, dans un réseau des nerfs, dans un cerveau, un corps, est d'une précision extraordinaire: elle réalise exactement ce que tout écrivain devrait faire: écrire à partir de l'être-là physique et métaphysique.

Ce fut la règle d'or des plus grands, Proust, Faulkner, Conrad, Artaud, Jünger, et bien sûr, en amont, Nietzsche, que D'Annunzio considéra à juste titre non comme comme un guide ( « Il me répugne de suivre autant que de guider » est-il dit dans le Zarathoustra) mais comme un frère blessé. On peut considérer, après tant d'études savantes qui, depuis, furent consacrée au Solitaire d'Engadine que D'Annunzio fut un nietzschéen approximatif; il n'en demeure pas moins que sa vie fut sans doute de celles que Nietzsche eût aimées : méditerranéenne, solaire, guerrière, mue par une volonté de puissance qu'il ne confondit jamais avec les atermoiements et les servitudes du pouvoir.

Lorsqu'il fut le maître de Fiume, ce fut en Vate bien plus qu'en dictateur, sinon pour relever, chez chacun l'exercice de la liberté. La Constitution de Fiume, au demeurant, rédigée par Alceste de Ambris fut proche de l'idéal libertaire, et, en Europe, à l'avant-garde de toutes les libertés conquises sur le puritanisme et l'esprit bourgeois.

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Dans la vie, et la vie politique en particulier, il faut choisir ce que l'on sert, l'individualisme absolu étant un leurre, où du moins un horizon hors d'atteinte, sinon dans une œuvre de jeunesse de Julius Evola. Les plus grandes querelles idéologiques se jouent autour de la notion d'individu, les uns tenant pour un individualisme abstrait, interchangeable, et les autres pour diverses formes de collectivisme. Or le génie de D'Annunzio échappe d'emblée à cette alternative qui ressemble fort à un traquenard.

Fiume fut, mais dans la logique de l'oeuvre toute entière, - une tentative de desserrer la tenaille, d'ouvrir à une possibilité d'être qui ne soit pas exclusivement soumise à l'intérêt des notables ou d'un Etat hypertrophié sous le seul règne de l'économie et de la technique. Cette possibilité d'être définit une notion de l'individu étrangère au règne de la quantité qui nous soumet à la statistique.

L'individu pour D'Annunzio est incarné; il est, dans un esprit, une âme et un corps, une chose irremplaçable, indivise, forgée ou sculptée par ces influences que sont sa langue, son paysage de prédilection, ses amours, son imagination en mouvement, sa fidélité aux heures profondes et heureuses, son oraison la plus secrète. Chaque individu diffère de l'autre précisément par l'organisation variable de ses influences, par lesquelles cependant il est relié aux autres, relié mais non agrégé.

Le génie de D'Annunzio fut ainsi d'inventer un un élan commun à partir du refus du grégarisme. Les grandes libertés que la Constitution de Fiume accorde aux individus sont destinées non à un hédonisme de masse mais à libérer des puissances, - celles -là même qui gisent, en ressouvenirs, en pressentiments, en mythologies vivantes aux tréfonds du Nocturne.

Fiume, certes, fut écrasée par la force mécanique des gens sérieux, mais son exemplarité demeure. Les hommes ont d'autres destins possibles que d'être des insectes, des rouages d'une mécanique sociale. Tout ce qui vibre et chante, la singularité irréductible de chacun où s'accorde la multiplicité de ses influences, demeure face à nous-même et face au néant, à la fois tragique et joyeuse. Tragique précisément car irremplaçable, et joyeuse car sa flamme irremplaçable éclaire nos dissemblables et nos amis, et notre ferveur commune. Contre la société anonyme, D'Annunzio nous donne celle du « nom qui annonce » Contre la pensée calculante, celle du Don, - « J'ai ce que j'ai donné ». Contre la servitude volontaire, un horizon homérique et virgilien: la poésie première servie.

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On se souvient de la bibliographie de Cocteau qui répartissait ses oeuvres en poésie de roman, poésie de théâtre, poésie d'essais etc... La méthode eût été tout aussi pertinente pour D'Annunzio, sinon qu'il eût été nécessaire d'y ajouter la poésie de l'action. Nocturne est une méditation sur l'action, fondée, certes sur le ressouvenir mais aussi, nous l'avons vu, sur la préfiguration, l'annonce. « La poésie ne rythmera plus l'action, elle sera en avant » écrivait Rimbaud. Le poème précède l'action, celle-ci n'est plus ce qui est chanté après, mais le chant dont l'action sera la fine pointe, - et cette action elle-même ne vaudra que par l'intensité de la poésie qu'elle éveille, à jamais, comme une flamme que rien, pas même la défaite historique, ne pourra éteindre.

Sur le papier où D'Annunzio écrivait ses éloges, ses joies, ss mélancolies, son courage, figurait ce filigrane: « Per non dormir», pour ne pas dormir, même et surtout dans la nuit phosphorescente, même et surtout au coeur du Songe. Comment expliquer que celui qui passait pour un poète décadent, un Des Esseintes pris de vertige par les synesthésies, sut avec un tel bonheur conquérir le cœur des Arditi, - qui n'étaient pas particulièrement de délicats érudits en chambres ou en salons ? C'est qu'il apportait la preuve, (selon la formule de Cocteau  «la preuve par neuf des neufs Muses »), que la poésie, comme le savait Hamann est bien la langue originelle de l'humanité.

De ce rappel, en dépit de l'échec apparent de Fiume,demeure la réjuvénation de l'âme, sa possibilité inaltérée. Ce grain, couleur de cinabre qui, au contact du plomb, transmute, par un effet d'ensoleillement intérieur, la matière opaque. Le secret du soleil est dans la nuit, et le secret de la nuit dans le soleil noir alchimique.

Nulle mieux que l'oeuvre de D'Annunzio ne montre que le recours au passé, à la plus lointaine mémoire, est au principe de l'élan, de la force qui va, de la conquête. La nostalgie est chose mal comprise. On la croit une déperdition de la puissance, elle en est la ressource, le viatique. On présume que le nostalgique s'abandonne à des images révolues, alors qu'il les invente. Tel ces philosophes, peintres et sculpteurs de la Renaissance qui se tournent vers le monde antique pour mieux fonder leur pensée et leur art et leur donner des audaces non pressenties, D'Annunzio oeuvre avec ce double regard, cette virtuosité de Janus.

Pour faire de son langage la proue du vaisseau qui avance dans le futur, D'Annunzio sait qu'il faut revenir à la vérité du Logos, sa vérité héliaque, impériale, virgilienne, - celle dont il nous dira qu'elle vole, qu'elle dépasse le Grand Cap, « au-delà de toute misère, au-delà de cette vie, au-delà de nous nous-mêmes ».

Et remotissima prope. Par le Logos, les choses les plus lointaines nous deviendront au plus proche. Dans le soleil noir du Nocturne D'Annunzio retrouve, nous dit-il, la sapience de l'Indien, du l'Egyptien, du Chaldéen, du Perse, de l'Etrusque, du Grec, et l'oeil de Moïse lui-même qui croyait lire dans dans les signes de l'univers l'origine du monde,- mais tout cela dans un corps, tout cela dans son oeil aveuglé, dans le fleuve noir de sa souffrance physique, avant qu'elle ne s'ouvre sur son au-delà: « la vision des Alpes transfigurées, une nuit d'astre mort venue du fond de la mémoire millénaire, nous dira-t-il, d'on ne sait quel dieu extatique ».

Le passé est bien cette présence que viendront conronner les faveurs du poème qui réveille ce qu'il nomme: «  L'odeur des livres, était peu à peu vaincue par l'odeur des fleurs » écrit D'Annunzio dans Le Triomphe de la mort : « Les choses suggéraient au survivant une foule de souvenirs. De ces choses montait le choeur léger et murmurant qui l'enveloppait. De toutes part s'élevait les émanations du passé. On aurait dit que les choses émettaient des effluves d'une substance spirituelle qui les eût imprégnées (...) Est-ce que je m'exalte se demanda-t-il à l'aspect des images qui se succédaient en lui avec une rapidité prodigieuse, claires comme des visions, non pas obscurcies par une ombre funèbre, mais vivants d'une vie supérieure ».

Rien ne passe, tout revient. Chaque heure, là où elle se trouve est intacte, pure de son propre feu, dans une dimension révolue, mais toujours présente, de même que le sillon d'un disque, même lorsque l'aiguille de saphir y est passée, demeure avec sa musique gravée; de même la révolte annonciatrice de D'Annunzio nous fait signe, comme toute la beauté qui, dans son cours vif, est passée dans notre vie, comme tous les paysages qui nous accueillirent, cités emblématiques, pierres qui gardent la mémoire des pluies et des soleils, refuge de feuillages, jardins de la mer. Ce qui nous en sépare est un leurre, une sinistre fiction inventée par des esprits moroses qui se sont emparés du réel pour en faire une réalité profanée, réduite à l'abstraction et à la statistique, - autrement dit, à la restriction. A cette « science de la pénurie », D'Annunzio, comme Jünger opposera la « science de l'abondance », l'immémoriale sapience, la théodicée.

Lorsque tout conjure à nous contraindre à une vie inférieure, hypnotique, devant des écrans, où l'on ne sait plus guère si la distraction est travail où le travail parfaite distraction de l'essentiel, de la vraie vie sensible et intelligible, le songe d'Annunzien de la vie supérieure, qui fait échos à la vie magnifique qu'évoquait Ernst Jünger, redevient d'une lancinante actualité. Elle est exactement ce qui nous est ôté, mais dans ce manque, du cœur même de cet exil, brille, - comme l'iota de la lumière incréée au fonds de la pupille, l'appel du monde qui a été, arbitrairement, abstraitement, despotiquement, éloigné de nous, mais que la poésie, l'usage magique du Logos rapproche infiniment: « sous le ciel prié avec une foi sauvage, sur la terre labourée avec une patience séculaire ».

Faire chanter la vie, la faire vibrer, frémir, bourdonner comme les abeilles d'Aristée, la jeter toute entière dans la flamme qu'elle suscite, dans le volcan empédocléen ou sur la plage de Fiume, sous les tirs de ceux dont l'honneur eût eté de n'être pas des ennemis; être nietzschéen, mais avec le bon conseil de L'Arétin et de Catulle, et la sagesse natale, et la fidélité aux morts avec lesquels toute âme généreuse poursuit la conversation par-delà l'apparaître et le disparaître, - telle fut la vocation, l'appel de celui que nous  allons lire et relire, sa raison d'être à laquelle nous nous rendrons, sans rendre les armes, pour un « paradis à l'ombre des épées », pour la grande paix du cœur  retrouvée des hommes qui agissent et qui rêvent, sachant la fugacité de tout et qui n'obéissent qu'à la seule devise: « Penser comme si nous étions éternels et vivre comme à notre dernier jour ».

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L'éternité pour D'Annunzio, comme pour Nietzsche, n'est pas ailleurs que dans l'instant, et la pensée est la juste pesée de cet instant qui oscille doucement, amoureusement, entre le passé et l'avenir. Toute vie est toujours au bord de l'abîme. De le méconnaître ne nous empêche guère d'y tomber mais ternit, avilit les heures infiniment précieuses qui nous en séparent.

D'Annunzio nous parle en ami, et dans la gloire, l'enthousiasme, comme dans l'épreuve et le désarroi, ses phrases résistent à ces forces qui voudraient nous déposséder, et mieux encore, elles sont contre-attaques afin de reprendre l'estuaire d'où reviendront à nous, selon la formule de Rimbaud, « notre bien et notre beau », si loin qu'ils paraissent être, en quelque lointaine Atlantide où ils semblent d'être perdus, scintillantes îles englouties et revenues au-dessus de l'horizon à la faveur des mots qui les évoquent, là où nous sommes, dans les ténèbres de la nuit extrême ou dans les blondeurs du soleil du matin, hommes de désir, fragiles et fervents, entre les contrées de l'Aigle et le territoire du Serpent.

Luc-Olivier d'Algange

 

 

 

 

Comment les États-Unis poussent l'Inde vers la multipolarité

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Comment les États-Unis poussent l'Inde vers la multipolarité

par Katehon Editor

Source: https://www.ideeazione.com/come-gli-stati-uniti-stanno-spingendo-lindia-verso-il-multipolarismo/

Depuis quelques mois, les États-Unis ont tenté à plusieurs reprises de forcer l'Inde à rompre ses liens avec la Russie, abandonnant ainsi ses intérêts nationaux. New Delhi continue toutefois de résister aux tentatives américaines de soumettre son économie aux diktats de Washington.

La dernière controverse concernait la tentative du G7 d'imposer un contrôle des prix du pétrole russe et les interdictions de l'UE et du Royaume-Uni frappant le transport maritime et les services liés au pétrole russe.

L'Inde n'est pas intéressée à rejoindre l'initiative menée par les États-Unis, car elle bénéficie d'une réduction importante sur le pétrole en provenance de Russie et souhaite maintenir des relations avec un partenaire stratégique de longue date. Le ministre indien des Affaires étrangères, Subramaniam Jaishankar, s'est rendu à Moscou le 8 novembre pour discuter de la poursuite des ventes de pétrole. Il a déclaré que l'Inde avait l'intention de continuer à acheter du pétrole russe, ignorant une nouvelle fois les appels lancés par les États-Unis à leurs alliés et partenaires pour isoler la Russie des marchés mondiaux.

Les projets du G7 risquent de faire grimper les prix du pétrole (malgré les déclarations contraires de la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen) et de réduire la disponibilité des pétroliers, mettant ainsi en péril la sécurité énergétique de l'Inde et portant atteinte à son économie, qui est le troisième consommateur et importateur de pétrole au monde.

La Russie a déclaré qu'elle ne vendrait pas de pétrole à un pays impliqué dans le système de plafonnement des prix, et Jaishankar a répété à plusieurs reprises que l'Inde ne peut pas se permettre d'acheter du pétrole à des prix élevés, du moins pas sans nuire à sa croissance économique, qui devrait être de 6,1 % en 2023, faisant de l'Inde la grande économie à la croissance la plus rapide du monde. Selon Energy Intelligence, la Russie est devenue le premier fournisseur de pétrole brut de l'Inde en octobre, avec plus de 900.000 barils par jour, ce qui représente environ un cinquième des exportations de pétrole de l'Inde.

La principale préoccupation des deux pays est de s'assurer que le brut russe continue à circuler après les interdictions imposées par l'UE et le Royaume-Uni le 5 décembre et les plafonds de prix connexes du G7.

En raison de cette attitude attentiste, il n'y a toujours pas de clarté. Bruce Paulsen, expert en sanctions et partenaire du cabinet d'avocats Seward & Kissel, estime que "si les orientations sur la conformité [au plafonnement des prix] n'arrivent pas rapidement, certains acteurs de l'industrie pourraient être laissés en plan jusqu'à ce qu'ils soient en mesure de déterminer si les prix affectent la sécurité de l'approvisionnement".

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Les États-Unis ont temporairement cessé de faire pression sur l'Inde pour qu'elle respecte les plafonds de prix, et Mme Yellen déclare maintenant que Washington est "heureuse" si New Delhi continue à acheter tout le pétrole russe qu'elle souhaite, même à des prix supérieurs aux plafonds de prix du G7. Même si l'Inde ne peut pas utiliser les services d'assurance, financiers ou maritimes occidentaux pour transporter le pétrole.

Les raffineries indiennes peuvent traiter 600.000 bpj supplémentaires de brut russe, à condition qu'elles battent les principaux grades du Moyen-Orient, qui constituent la base de raffinage du pays, soit 5 millions de bpj. Mais la disponibilité de la livraison et de l'assurance, ainsi que des canaux de paiement, est cruciale. À partir du 5 décembre, les pétroliers et les compagnies d'assurance maritime liés aux pays de l'UE et du G7, qui dominent les expéditions mondiales de pétrole, se verront interdire le commerce du brut russe, à moins que ces volumes ne soient vendus à un prix maximum, qui n'a pas encore été déterminé. En outre, 90 % du commerce liquide de l'Inde est assuré par des pétroliers étrangers, ce qui crée des problèmes. L'assurance en elle-même ne semble pas si problématique et les entreprises russes et chinoises pourraient être en mesure de s'en charger.

Cela pourrait rendre la Russie dépendante d'une flotte fantôme de vieux pétroliers qui ne s'échangent pas en dollars. Récemment, Braemar, une société de courtage, a signalé que 33 pétroliers qui transportaient des exportations iraniennes ou vénézuéliennes, transportent depuis avril des exportations russes, principalement vers la Chine et accessoirement vers l'Inde.

Cette "flotte fantôme" représente les pétroliers qui ont transporté du pétrole iranien ou vénézuélien au moins une fois au cours de l'année écoulée. Le nombre total de ces pétroliers s'élève désormais à 240, pour la plupart de petite et moyenne taille, dont 74 % sont âgés de 19 ans ou plus. Quatre-vingts de ces navires sont de très gros transporteurs de brut (VLCC, pétroliers de 2 millions de barils), qui ne pourraient pas faire escale dans les ports russes, mais pourraient être utilisés pour transporter des cargaisons russes d'un navire à l'autre.

Dans le même temps, Washington fait pression sur New Delhi pour qu'elle respecte les plafonds de prix et importe davantage de gazole sous vide de l'Inde, qui est utilisé dans les raffineries pour produire d'autres produits tels que l'essence et le diesel. La Russie était un fournisseur clé de gazole sous vide pour les raffineries américaines jusqu'en février 2022.

Les sanctions américaines et européennes ne s'appliquent pas aux produits raffinés fabriqués à partir de pétrole russe exporté depuis un pays tiers, car ils ne sont pas d'origine russe. En Inde, les raffineurs ont augmenté leurs importations de brut russe à 793.000 bpj entre avril et octobre, contre seulement 38.000 bpj sur la même période un an plus tôt, selon les données commerciales.

Dans le contexte où les États-Unis tentent de construire leur stratégie indo-pacifique pour affronter la Chine, les actions de New Delhi causent clairement des problèmes à Washington. La possibilité que l'Inde poursuive ses propres intérêts nationaux ne semble pas avoir été prise en compte dans cette stratégie.

Les tensions sur la limitation des prix du pétrole en provenance de Russie ne sont que les dernières d'une série de désaccords entre New Delhi et Washington. Les sanctions américaines sur les exportations de pétrole iranien privent également l'Inde du pétrole iranien bon marché et l'obligent à acheter des exportations énergétiques plus chères aux États-Unis. L'Inde est actuellement le plus grand exportateur de pétrole des États-Unis.

Tout comme Washington arme la Grèce et Chypre dans le but de forcer la Turquie à couper ses liens avec la Russie, les États-Unis font de même au Pakistan pour faire pression sur l'Inde. Après avoir renversé l'ancien Premier ministre pakistanais Imran Khan, qui accuse les États-Unis de lui avoir fait perdre le pouvoir lors d'un vote de défiance, Washington tente de trouver des approches pour le nouveau gouvernement. En septembre, le département d'État américain a provoqué la colère de l'Inde en approuvant un contrat de 450 millions de dollars pour moderniser la flotte d'avions de chasse F-16 du Pakistan. Peu après, l'ambassadeur américain au Pakistan a fait monter la tension lors d'une visite de la partie du Cachemire contrôlée par le Pakistan, qu'il a appelée "Cachemire administré par le Pakistan" au lieu du "Cachemire administré par le Pakistan" approuvé par l'ONU.

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Le 8 novembre, le porte-parole du département d'État américain, Ned Price, a même fait la leçon à l'Inde sur ce qui est dans son intérêt : "Nous avons également indiqué clairement que ce n'est pas le moment de faire comme si de rien n'était avec la Russie, et les pays du monde entier ont l'obligation de faire tout leur possible pour relâcher leurs liens économiques avec la Russie. Il est dans l'intérêt collectif, mais aussi bilatéral, des pays du monde entier de mettre fin à leur dépendance vis-à-vis de l'énergie russe et, bien sûr, de s'en débarrasser au fil du temps. Plusieurs pays ont fait l'amère expérience que la Russie n'est pas une source d'énergie fiable. La Russie n'est pas un fournisseur de sécurité fiable. La Russie est loin d'être fiable dans tous les domaines. Il est donc non seulement dans l'intérêt de l'Ukraine, non seulement dans l'intérêt de la région, mais aussi dans l'intérêt collectif de l'Inde de réduire sa dépendance à l'égard de la Russie au fil du temps, mais aussi dans le propre intérêt bilatéral de l'Inde, étant donné ce que nous avons vu en Russie".

Bien sûr, ce n'est pas vrai. Et l'Inde en est bien consciente. L'Indian Observer Research Foundation a publié le 2 novembre les résultats d'un sondage montrant que 43% des Indiens considèrent la Russie comme le partenaire le plus fiable pour leur pays, loin devant les Etats-Unis (27%). Washington n'explique pas pourquoi il serait préférable pour l'Inde de réduire ses liens économiques avec la Russie.

Le commerce bilatéral de l'Inde avec la Russie a atteint le niveau record de 18,2 milliards de dollars entre avril et août de cette année fiscale, selon les derniers chiffres du ministère du Commerce. La Russie devient ainsi le septième partenaire commercial de l'Inde, contre le 25e l'année dernière. Les États-Unis, la Chine, les Émirats arabes unis, l'Arabie saoudite, l'Irak et l'Indonésie sont toujours devant la Russie.

L'Inde, l'Iran et la Russie ont également passé les deux dernières décennies à développer le corridor de transport international Nord-Sud pour stimuler le commerce entre les pays, ce qui a pris une importance accrue avec l'imposition de sanctions occidentales à Moscou. LoadStar rapporte que RZD Logistics, une filiale du monopole ferroviaire russe RZD, a lancé des services réguliers de trains de conteneurs de Moscou à l'Iran pour servir le commerce croissant avec l'Inde par transbordement.

L'objectif est de maximiser l'utilisation du corridor international de transport Nord-Sud (INSTC), un réseau de fret multimodal transfrontalier en Asie centrale qui aide les deux partenaires stratégiques à surmonter les défis de la chaîne d'approvisionnement causés par les sanctions occidentales contre la Russie.

Selon des sources industrielles, le temps de transit le long de la route nationale "océanique" est estimé à 35 jours, contre environ 40 pour les transports traditionnels précédents.

La pression exercée sur l'Inde ne semble qu'encourager New Delhi à chercher des moyens de s'affranchir de la dépendance au dollar. Loadstar ajoute que la Reserve Bank of India introduit également de nouvelles directives réglementaires pour aider les exportateurs à payer leurs expéditions en roupies plutôt qu'en dollars. La Fédération des organisations d'exportation indiennes fait également pression sur le gouvernement pour qu'il introduise une méthode de change alternative en dehors du marché russe. Il est intéressant de noter que le Pakistan demande au ministère russe du commerce d'introduire un mécanisme d'échange de devises afin de renforcer les liens économiques entre les deux pays.

Les États-Unis et l'Occident, par leurs actions irréfléchies, poussent l'Inde et d'autres pays à revoir leurs itinéraires logistiques et à chercher des solutions financières et économiques alternatives. 

Richard Coudenhove-Kalergi: le vrai plan pour l'Europe

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Richard Coudenhove-Kalergi: le vrai plan pour l'Europe

par Matteo Parigi

Source: https://www.ideeazione.com/kalergi-il-vero-piano-per-leuropa/?fbclid=IwAR2YW-D4tqotziMRX2LT7OeUcsrl0RVRRADu6stG0uvw78fJzOepNcbJJ88

Où et quand la création de l'Union européenne a-t-elle réellement commencé?

La coutume voudrait que la déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950 scelle le début du chemin vers l'assimilation politique supranationale des États européens. Beaucoup d'autres répondraient plutôt que ce sont les signataires du traité de Paris (18 avril 1951) qui ont donné naissance à la Communauté européenne du charbon et de l'acier. Ou les protagonistes qui ont ensuite donné naissance au traité de Rome (25 mars 1957) créant la Communauté économique européenne (plus tard simplement la Communauté européenne, CE). D'autres encore, les plus romantiques ou "patriotes" pour ainsi dire, accorderaient le (dis)crédit de cette initiative à notre Altiero Spinelli, qui, confiné dans l'île du même nom, a rédigé le Manifeste de Ventotene pour une Europe libre et unie avec Ernesto Rossi et Eugenio Colorni.

Rien n'est plus faux.

Bien qu'il existe désormais suffisamment d'informations accessibles dans le domaine public, il est encore rare d'entendre le nom du véritable responsable (ou du moins l'un des principaux) de l'idée à la base de l'actuelle Union européenne. Le nom complet de ce responsable est Richard Nikolaus Eijiro von Coudenhove-Kalergi. Sa contribution aux questions politiques les plus importantes du XXe siècle après la Première Guerre mondiale est sortie de l'oubli historique collectif grâce au professeur Matteo Simonetti, dont l'étude (1) est encore la seule recherche existante axée sur la pensée philosophico-politique de Kalergi et son projet pour l'Europe, qui, comme nous le verrons, a toutes les raisons d'être resté inconnu de la plupart.

BIOGRAPHIE

Né le 16 novembre 1894 à Tokyo d'une mère japonaise, Mitzuko Aoyama, descendante d'une famille de samouraïs, et de Heinrich Cudenhove-Kalergi, un diplomate polyglotte de l'Empire austro-hongrois. La famille Kalergi est probablement issue d'une ancienne dynastie impériale grecque byzantine, liée à une branche de la noblesse vénitienne. Ils étaient comtes du Saint Empire romain germanique. Vers 1300, Alexios Phokas Kalergis a signé le traité qui a ratifié la cession de la Crète aux Vénitiens. Nous savons que Richard a passé son adolescence en Bohème, se disciplinant le corps par une éducation chevaleresque, combinant les études avec des exercices de gymnastique et d'arts martiaux. Il a étudié à l'école épiscopale de Brixen, puis à l'Académie thérésienne de Vienne. En 1915, alors qu'il étudie à l'université de la capitale, il épouse sa première femme, Ida Roland, une actrice connue d'origine juive.

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La Première Guerre mondiale a été le tournant qui a conduit Richard à spéculer sur un projet d'union paneuropéenne. En 1921, il a reçu l'initiation dans la loge maçonnique Humanitas de l'Orient de Vienne. En 1922, il fonde l'Union paneuropéenne, le premier groupe de réflexion pour la promotion d'une Europe fédérale, qui regroupe d'éminentes personnalités de la politique internationale. L'année suivante, le manifeste éponyme Paneuropa est publié, dont les exemplaires distribués contiennent également une carte de membre de l'association. En 1924, Kalergi entre en contact avec le magnat de la finance Max Warburg, qui fait don de 60.000 marks-or à Kalergi et devient un financier de confiance de l'association. C'est également Warburg qui introduit son homme dans le monde de la finance, le rapprochant de Paul Warburg, Bernard Baruch et Louis de Rotschild. La même année, la revue Paneuropa est fondée et son principal essai philosophique Praktischer Idealismus est publié l'année suivante. Il est d'ailleurs curieux qu'en 1925, le premier volume de la trilogie Kampf um Paneuropa (le combat pour Paneuropa) ait été publié en parfaite synchronisation avec le Mein kampf de Hitler. Le premier congrès paneuropéen à Vienne remonte à 1926. Les activités de l'association se sont poursuivies avec un succès croissant jusqu'à l'avènement d'Hitler.

Après l'Anschluss de l'Autriche, Kalergi a été contraint de se réfugier en France, mais en 1940, en raison de la défaite française et de l'invasion des Allemands qui s'ensuivit, il s'est réfugié en Suisse, puis a émigré aux États-Unis, où il est resté pour enseigner à l'université de New York. Cette période a été cruciale pour poursuivre la promotion de la cause paneuropéenne, ainsi que pour amener les bons contacts américains et convaincre le public américain qu'il était dans son intérêt de promouvoir une solution fédérale pour l'Europe. Jusque-là, Kalergi avait été occupé à répandre ses idées loin à la ronde. La campagne italienne lui permet d'obtenir deux entretiens avec Mussolini en 1933. Il a également établi une correspondance épistolaire avec J. Evola dans les pages de Il regime fascista, dont il ressort, selon le professeur Simonetti, "une connaissance superficielle du paysage culturel fasciste (2)".

Une fois la guerre terminée, Kalergi rentre en Suisse, au moment propice pour qu'il y ait un sol fertile pour ses graines: en septembre 1947, avec son frère maçon Otton de Habsbourg, il organise le premier congrès de l'Union parlementaire européenne. Ce dernier devait être transfiguré, après le Congrès de 1948 à La Haye, en Conseil de l'Europe, qui préparait également la formation du Parlement européen. Kalergi a été le tout premier lauréat du Prix Charlemagne, qu'il a reçu en 1950. C'est également lui qui, en 1955, a proposé le chœur de la Neuvième Symphonie de Beethoven comme hymne de l'Europe. Il est décédé le 27 juillet 1972. Il est intéressant de noter que son secrétaire a écrit dans ses mémoires qu'il a dissimulé la cause du décès au public pour ne pas décevoir les partisans du comte, suggérant ainsi qu'il pourrait s'être suicidé.

IDÉALISME PRATIQUE

Avant de reconstituer les étapes et les contributions silencieuses à l'origine de l'Union européenne, il est impératif d'aborder la pensée qui a animé (et anime encore) les actions. Ceci est évoqué dans un ouvrage de 1925 intitulé Praktischer Idealismus (Idéalisme pratique). Cet oxymore contient des thèmes de philosophie anthropologique et politique qui sont nihilistes, néo-aristocratiques, élitistes-réactionnaires, racistes, progressistes et techno-scientifiques (donc plus actuels que jamais). Les influences de penseurs tels que Spengler, Nietzsche, Platon, Schopenhauer et Kjellen sont évidentes. Dès les premières pages, le caractère anti-démocratique du comte apparaît :

"La démocratie politique ne peut devenir féconde et créative si elle ne démolit pas la pseudo-aristocratie du nom et de l'or, pour mettre à sa place la naissance d'une nouvelle aristocratie de l'esprit et du mental, qui sera éternellement renouvelée. Le sens ultime de la démocratie politique est donc une aristocratie de l'esprit ; elle veut souder la jouissance/le plaisir des matérialistes avec le pouvoir des idéalistes (3)."

Une nouvelle aristocratie de l'esprit sera pour Kalergi le digne leader de la future communauté mondiale. Par le truchement d'une philosophie politique positiviste suintant le matérialisme historique marxiste. En d'autres termes, le développement naturel du capitalisme ne peut être que son propre dépassement en faveur de l'utopie communiste réalisée. En effet, on lit :

"Tant qu'une nouvelle et véritable noblesse ne sera pas établie, la démocratie disparaîtra d'elle-même (4) ."

Kalergi insère la vision néo-aristocratique raciste au sein des théories évolutionnistes et progressistes établies à son époque dans de nombreux milieux académiques-scientifiques.

Mais la nouvelle noblesse n'est pas légitimée sur la base du sang ou de l'or (comme les anciennes, que Kalergi appelait les "pseudo-aristocraties", celles qu'il fallait démolir), mais plutôt sur la base de l'esprit, ou plutôt selon une nature particulière :

"Néanmoins, les dirigeants de la ploutocratie forment en un certain sens une aristocratie, une sélection [...] ils se légitiment comme des natures conquérantes modernes, auxquelles leurs forces supérieures de volonté et d'esprit apportent la victoire (5)."

Et encore :

"La noble nature doit prendre la place du plus noble nom (6) ."

Les nouveaux dirigeants font l'hypothèse d'un idéalisme pratique qui restaurerait et préserverait pour l'humanité ces valeurs éthiques et esthétiques dont la négligence a été la cause de la chute de toutes les classes dirigeantes. La finalité morale d'une telle vision politique demeure dans un eudémonisme renouvelé, un critère philanthropique du bonheur humain. Mais à qui s'adresse-t-elle ? A la nouvelle ploutocratie, la vraie forme de gouvernement derrière le faux visage d'une démocratie purement procédurale. Mais loin d'envisager un remède ou de dépasser le système précité, il autorise une autre ploutocratie (la sienne) pour tenter d'arriver au nouveau monde aristocratico-socialiste. Voici encore un autre paradoxe, qui ne peut s'expliquer que si l'on comprend que l'idéal kalergien est de "souder la jouissance/le plaisir des matérialistes à la puissance des idéalistes (7)". À l'appui de sa thèse, le disciple préféré de Socrate intervient avec une énorme licence poétique, voire une erreur flagrante :

"Ce n'est pas un hasard si [Platon] a été le prophète de l'aristocratie spirituelle et de l'économie socialiste (8)".

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Kalergi avoue que l'expression "Idéalisme pratique" représente le lien entre l'aristocratie et le socialisme. Les deux idéaux-types se manifestent respectivement chez le Junker, dernier acteur social de la noblesse terrienne allemande, qui combine "un maximum de caractère avec un minimum d'intellect" et le lettré urbain aux caractéristiques diamétralement opposées (9). Le nouveau leader est une combinaison des deux :

"Il allie une vision large à la force de la volonté, la force du jugement à la force de l'action, l'esprit au caractère (10)."

Nous verrons plus tard les caractéristiques psycho-ethniques de "l'homme idéal". Tout d'abord, nous devons nous demander par quels moyens le vieux continent va progresser vers l'évolution. Par ce que Kalergi appelle "la mission technologique de l'Europe dans le monde", représentée métahistoriquement par le Lucifer de la tradition juive ou le Prométhée des Grecs. Celui qui a apporté la lumière aux hommes, qui s'est rebellé contre l'harmonie céleste asiatique. Dans Kalergi, il existe une association spéculative entre l'Asie et un ordre divin archétypal, sous l'égide duquel l'Europe graviterait pendant des siècles.

"Au Moyen Âge, l'Europe était, spirituellement et culturellement, une province de l'Asie. Elle était dominée par la religion asiatique du Christ. [...] Ce n'est qu'avec l'émancipation de l'Europe du christianisme [...] que l'Europe a retrouvé la raison et s'est séparée spirituellement de l'Asie (11)."

C'est donc à l'Europe dans son essence que Kalergi consacre un chapitre spécial intitulé "La culture européenne est la culture des temps modernes". En effet, le mérite de l'émancipation des Européens revient au progrès technologique :

"C'est la technologie qui a fait sortir l'Europe de son beau sommeil asiatique (12) du Moyen Âge".

La finalité de la technologie comme moteur de la mobilisation historique: elle a permis aux Européens d'être tels, sans aucune infériorité par rapport à la civilisation égyptienne ou babylonienne, par rapport à laquelle en son absence ils n'auraient pas la même valeur (13). Toute tentative d'amélioration humaine ne peut qu'employer la technologie de Prométhée libéré. Ce n'est pas un hasard s'il voit ses idées bien défendues dans la Nouvelle Atlantide de Bacon, en opposition à l'Utopie socio-éthique de More. La gnose technologique permettra messianiquement à l'homme de manger du pain sans la sueur de son front et à la femme d'accoucher sans douleur. Kalergi est également un partisan convaincu de l'injustice que le travail forcé fait subir à l'humanité: ce sera en effet le dernier acte et le plus important vers lequel le progrès technico-scientifique doit inexorablement tendre. Ce seront les machines qui élèveront "l'humanité entière au stade d'une classe de gentlemen".

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Il n'y aurait donc rien d'étrange à ce que parmi les hiérophantes actuels de la quatrième révolution industrielle se trouvent des lecteurs avides de notre père pèlerin européen. En fait, il propose même la dissolution de la ville moderne et le retour de l'homme dans la nature ; mais il ne précise pas que le discours ne s'applique qu'à la nouvelle oligarchie idéal-pratique, car peu après il se contredit lui-même(14) : les nouvelles villes du futur devront reprendre l'isonomie urbaine médiévale, c'est-à-dire selon un schéma de division des choses partant d'une cathédrale centrale. Ce dernier, dans la nouvelle ville hyperfonctionnelle, sera un palais panoptique monolithique, au sein duquel tous les services urbains essentiels seront intégrés. À l'extérieur de la bulle seront juxtaposées des habitations, de simples masses de prolétaires dont la seule occupation sera le trajet entre leur "maison" et le hub central, au sein duquel se dérouleront toutes les activités.

Tout cela s'inscrit dans le cadre des programmes actuels de restructuration de l'Europe sous la bannière de la transition verte qui vise à détruire de façon messianique les institutions économico-sociales, de sorte que en l'absence de richesse privée (donc de pouvoir), de liens familiaux, sociaux et nationaux, se retrouvent soumis à la volonté d'une oligarchie de technocrates non élus.

LE PLAN KALERGI : RACE ET MESSIANISME JUIF

Une question plus controversée mais non moins cruciale de la Weltanschauung de Kalergi concerne sa vision anthropologique de l'avenir européen. Ces dernières années, parallèlement à la découverte progressive et superficielle de la figure de Kalergi dans le débat public, les critiques, ou plutôt les représailles rhétoriques, n'ont pas manqué dans la (vaine) tentative de censurer le discours, ainsi que d'étiqueter tout interlocuteur comme un toqué adepte de la théorie d'un soi-disant remplacement ethnique des Européens. Et pourtant, dans la Paneuropa du futur, le comte envisage une mutation raciale des individus selon des théories qui reprennent en partie des concepts énoncés par Evola (avec qui, rappelons-le, il a eu un échange de lettres). En effet, nous lisons à la page 21 de Praktischer Idealismus :

"L'endogamie renforce le caractère, affaiblit l'esprit ; inversement, la consanguinité affaiblit le caractère en renforçant l'esprit. Lorsque la consanguinité et le métissage se rencontrent sous des auspices favorables, ils créent le type le plus élevé d'être humain, associant le caractère le plus fort à l'esprit le plus piquant (15)".

L'auteur va immédiatement plus loin : à la page suivante, il déclare littéralement que :

"L'homme du lointain avenir sera un métis [...] la race négro-eurasienne, semblable en apparence à celle de l'Égypte ancienne, remplacera la multiplicité des peuples par une multiplicité de personnalités (16)".

Le comte a en tête un Européen métis, génétiquement mélangé avec des peuples négroïdes, tels qu'il les définit. Tout cela, d'ailleurs, s'inscrit dans la tendance démographique du continent, caractérisée par une moyenne de reproduction très basse et par des vagues d'immigrants (rappelons que le terme "migrants" est un concept zoologique, avant d'être sociologique) en provenance du continent africain, mais aussi du Moyen-Orient et de l'Asie indo-musulmane. Alors, quelles seront les caractéristiques propres aux nouveaux Européens du futur ?

"Chez les métis, le sexe, le manque de caractère, l'absence de scrupules, la faiblesse de la volonté, l'instabilité, le manque de respect, l'infidélité sont combinés avec l'objectivité, la polyvalence et l'agilité mentale, l'absence de préjugés et la largeur des horizons (17)."

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Même un enfant comprendrait que de telles caractéristiques ne conviennent pas vraiment à un citoyen modèle, et encore moins au citoyen vertueux pour lequel Platon a façonné ses dialogues et sur lequel Kalergi devrait revenir pour les étudier. Quelle que soit la manière dont on veut l'interpréter, le constat de ceux qui soutiennent que les éléments ci-dessus constituent l'identikit exemplaire d'un sujet idéal est certainement légitime : démuni d'identité, tant personnelle que collective, ainsi que de sentiment d'appartenance à sa communauté. Lorsque cette dernière fait défaut, comme le dit un passage bien connu de Leopardi (18), on ne se préoccupe pas de la terre que l'on habite ; il ne sert à rien de se battre, de coopérer, d'agir politiquement, quand on n'a rien de ce qui nous représente, de ce qui fait partie de nous-mêmes, à préserver. Quartiers, unités familiales, communautés villageoises, lieux, œuvres et sépultures de la mémoire foscolienne. Aristote a dit que "ceux qui ont accueilli des hommes d'autres races soit comme compagnons de colonisation, soit comme concitoyens, après la colonisation, la plupart sont devenus la proie de factions (19)".

Pour en revenir à Kalergi, la question de la race ne se limite pas au métis idéal. Il prône également la nécessité d'une direction néo-aristocratique par la race juive. De même, l'élite du nouveau monde naîtra d'une fusion qui retrace la métahistoire, un mélange d'asiatisme et d'européanisme juif ; une synthèse qui, comme nous le verrons, permettra le dépassement des deux sexes au profit d'un nouvel être androgyne. En effet, l'élitisme racial de Kalergi repose sur l'hypothèse selon laquelle l'Europe n'est rien d'autre qu'une christianisation de la base ethnoculturelle juive originelle, au point d'affirmer que "dans la mesure où l'Europe est chrétienne, elle est juive (20)". La supériorité des Juifs est justifiée par de prétendues qualités qui prédisposeraient le Juif à se distinguer des "citoyens moyens", à savoir :

"Le fait qu'ils soient des individus consanguins. La force de caractère alliée à l'acuité spirituelle prédestine le Juif à devenir, à travers ses principaux représentants, le chef de file de l'humanité urbaine, un faux ou vrai aristocrate de l'esprit, un protagoniste du capitalisme comme de la révolution (21)". 

Ce n'est pas un hasard si le Juif est considéré comme un protagoniste du capitalisme et en même temps de la révolution (française et russe), dans la mesure où il est présent, historiquement, des deux côtés de la médaille. Le passage à cet égard est éclairant :

"L'état-major de ces deux partis se réunit dans la course des chefs spirituels européens: dans le judaïsme. Le capitalisme et le communisme sont tous deux rationalistes, mécanistes, abstraits et urbains (22)."

Kalergi est sans équivoque : cette aristocratie est ou sera l'apanage des Juifs :

"Les principaux émissaires de la noblesse cérébrale [...] du capitalisme, du journalisme, de la littérature, sont des Juifs. La supériorité de leur esprit les prédestine à devenir l'un des éléments les plus importants de la future noblesse. En regardant l'histoire du peuple juif, nous voyons clairement d'où vient sa suprématie dans la lutte pour le leadership de l'humanité. [...] Au lieu d'anéantir le judaïsme, l'Europe, contre sa volonté, par ce processus de sélection artificielle, l'a ennobli et élevé au rang de nation phare de l'avenir. [Le judaïsme] est le noyau autour duquel se rassemble une nouvelle noblesse d'esprit (23)."

Un suprémacisme talmudique qui ne serait toujours pas justifié s'il n'y avait pas de référence à l'histoire du peuple élu, qui a dû endurer une diaspora de mille ans, sous les persécutions des peuples du monde. Une sélection naturelle qui permettrait finalement aux élus de s'émanciper du reste de l'humanité. Une race renouvelée non seulement sur le plan de l'intelligence, mais aussi sur le plan génétique grâce à la préservation de la consanguinité, bien qu'elle soit aussi le "peuple au sang le plus mélangé (24)".

La dernière étape du parcours anthropologique kalergien concerne l'émancipation des femmes. À cet égard, Kalergi émet une énième vision prophétique : si auparavant les femmes détenaient un important pouvoir de contrôle sur les hommes, au point de pouvoir détenir une partie de la domination sur le monde, l'émancipation contemporaine a au contraire non seulement annulé ce pouvoir, mais provoquerait même une sorte de mutation anthropologique qui ferait d'elles des non-femmes. Il parle d'"hommes des deux sexes". Il avoue également que le pouvoir souhaite que la femme émancipée soit incluse dans le système capitaliste, afin que le marché du travail régimenté s'étende (25). Vérité d'ailleurs également avouée par Nick Rockefeller, selon qui les mouvements féministes ne serviraient à rien d'autre qu'à déraciner les femmes de leurs protections respectives immanentes au noyau familial pour ensuite les insérer sur le marché du travail et abaisser le coût salarial.

Il faut préciser que le ton sur lequel Kalergi s'exprime est loin d'être une complainte inquiète ; dans le sillage de la théorie technologique, il prône la fusion des sexes, qui est en fait une annulation de ceux-ci, en faveur du futur homme androgyne de Platon (26). Elle sera fonctionnelle pour l'efficacité technique future, dans la mesure où tous les problèmes et inconvénients découlant de la nature des deux sexes seront surmontés pour faire place aux gènes supérieurs, tous enfermés dans un seul être. Les politiques de transition sexuelle propagées aujourd'hui sur les réseaux unifiés, ainsi que la diabolisation pure et simple des figures familiales traditionnelles, s'expliquent donc non seulement par des calculs de rentabilité, qui existent évidemment, mais plutôt dans la mesure où il y a une vision de l'homme et du monde à l'ordre du jour des soi-disant décideurs. Kalergi fait certainement partie de certains de ces agendas.

LES RELATIONS POLITIQUES ET LE PROJET PANEUROPÉEN

Rappelons que la famille Coudenhove-Kalergi est issue d'une lignée de diplomates ; leur père Heinrich était un ami proche de T. Herzl, le fondateur du mouvement sioniste, et a toujours travaillé dans les relations internationales. Un héritage que Richard a perpétué avec aisance. Ses relations très étroites avec le chancelier jésuite autrichien Ignaz Seipel et avec Dollfuss lui ont permis d'être aux premières loges des affaires politiques viennoises. Comme nous l'avons déjà mentionné, le premier congrès de l'Union paneuropéenne a eu lieu dans la capitale autrichienne, et Seipel l'a présidé en tant que président de l'association. Il convient de noter que la relation avec Mussolini a été cruciale pour créer un barrage contre l'annexion allemande. Il s'agissait d'une carte diplomatique importante qui a brièvement permis la survie de Paneuropa, menacée depuis la première ascension d'Hitler.

Un autre membre influent et président honoraire de l'association était le ministre français des affaires étrangères Aristide Briand. C'est précisément le signataire du célèbre pacte Briand-Kellogg qui a été le premier acteur politique gouvernemental à agir pour mettre en œuvre les programmes kalergiens : il a prononcé un discours devant la Commission européenne de la Société des Nations, dans lequel l'hypothèse d'une union fédérale européenne était avancée. Cette proposition est reprise en détail dans le mémorandum déposé à la SdN le 1er mai 1930, au cours duquel Briand argumente en faveur du projet d'une organisation interne et subordonnée à la SdN.

Pour en revenir à Paneuropa, des dizaines de noms prestigieux sont passés par l'association, certains issus du monde de la culture et de la science. Une autre variable indépendante non négligeable unit les associés de Paneuropa: l'appartenance à au moins une loge maçonnique. Découvrons quelques-uns des membres les plus importants du mouvement de Kalergi, dont la liste est tirée du célèbre Grand Maître et spécialiste de la franc-maçonnerie Gioele Magaldi (27) :

Otto de Habsbourg, Haljmar Schacht, L.N. von Rotschild, Konrad Adenauer, Rainer Maria Rilke, Paul Valerý, Thomas Mann, Felix Warburg, Stefan Zweig, Edvard Beneš, F.S. Nitti, Carlo Sforza, Sigmund Freud, Albert Einstein, Alexandr Kerensky, Jean Monnet, J.M. Keynes, etc.

Après l'oubli dont elle a souffert pendant les années de la Seconde Guerre mondiale, l'idée fédérative a trouvé un nouvel élan grâce aux efforts de W. Churchill, qui a rencontré en 1946 le comte autrichien à son retour d'exil américain. Le 19 septembre, Churchill promeut l'idée des États-Unis d'Europe, reconnaissant entre autres la contribution de Kalergi. La mise en œuvre de la fédération devait se faire en neuf étapes (28) :

1) Confier la souveraineté aux nouveaux organes supranationaux

2) Création d'une cour fédérale européenne pour régler les différends entre les États

3) Formation d'une armée européenne

4) Union douanière

5) Partage équitable des possessions coloniales

6) Monnaie unique

7) Respect des différences culturelles

8) Protection des minorités ethniques

9) Coopération avec d'autres institutions supranationales, notamment le SdN

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Un projet de statut, aujourd'hui partiellement réalisé (points 1,2,4,6) alors que pour le reste les Etats ont compensé l'absence d'une armée commune en adhérant au Pacte Atlantique- Pour le reste il est contradictoire de vouloir respecter les cultures et les minorités, à la lumière de l'idée kalergienne sur la future race métisse européenne. Sans parler du court-circuit mental que cela provoquerait chez les fanfarons pro-européens de la gauche libérale s'ils lisaient que leur véritable héros défendait l'idée d'une nouvelle conférence de Berlin pour le partage des colonies à la manière du jeu Risk.

Mais, comme nous l'avons déjà mentionné, les Américains n'ont pas tardé à arriver pour s'occuper de l'affaire. Kalergi lui-même revint de New York avec d'illustres amitiés maçonniques et envoya déjà en 1944 au président Truman un projet de "Constitution des États-Unis d'Europe (29)". Entre-temps, Kalergi a organisé le premier congrès de l'Union parlementaire européenne en 1947, dont sont issues les institutions actuelles de droit public européen, telles que le Conseil de l'Europe et le Parlement européen. L'année suivante, également par Kalergi, la Commission américaine pour une Europe unie (ACUE) voit le jour. Tout au long des années 1950 et 1960, elle a été le volant du projet européen, derrière lequel travaillaient des francs-maçons d'outre-mer tels que W.bJ. Donovan, considéré comme le père du renseignement américain, chef de l'Office of Strategic Services et précurseur de la CIA; W. Dulles, vice-président de l'ACUE et directeur de la CIA de 1953 à 1961 ; W. Smith, premier directeur de la CIA en 1950.

À la lumière des faits, l'intégration européenne n'était rien d'autre que l'hypostatisation des idées d'un petit groupe établi dans les années 1920. Grâce également au soutien d'hommes politiques tels que Churchill, Seipel, etc. et la contribution non moins importante des services secrets américains, tous gravitant autour du comte Kalergi. D'autres pères de la Communauté européenne, tels que Schuman, Monet, Retinger (ce dernier fondateur du Club Bilderberg) étaient ou sont passés inexorablement par cette école.

Ce n'est pas un hasard s'il existe le Prix Kalergi, décerné tous les deux ans à ceux qui se sont distingués par leur engagement pour la cause européenne. En 2020, il a été décerné à l'actuel président roumain Klaus Iohannis (30); les autres lauréats distingués sont: l'ancien président de la Commission européenne Juncker (2014), van Rompuy (2012), A. Merkel (2010), Reagan (1992), Pertini (1984).

En conclusion, il est facile de répondre à la question de savoir pourquoi le silence est maintenu à l'égard de l'un des pères, sinon le père incontesté, de l'Europe (dés)unie. Il n'est pas facile de digérer le fait que les racines philosophiques de l'actuelle Union européenne jaillissent de la pensée d'un comte austro-japonais qui avait des relations avec Mussolini, avait des idées racistes eugénistes, néo-oligarchiques et anti-démocratiques. De plus, pour sceller l'esprit qui a animé cette histoire, le Frère Maçon Jean Monnet a également déclaré en 1952 :

"Les nations européennes devraient être guidées vers un super-État sans que leurs populations aient conscience de ce qui se passe. Cela peut être réalisé par des étapes successives dont chacune est cachée sous une apparence et un objectif purement économiques (31)".

Par Matteo Parigi pour ComeDonChisciotte.org

Matteo Parigi. Journaliste indépendant, étudiant en sciences politiques, spécialiste de la philosophie, de la politique, de l'économie et de la culture.

15/11/2022

NOTES:

1 KALERGI : la disparition prochaine des Européens, éditions Nexus, 2017

2 Ibid p.25

3 Ibid p.28

4 Ibid p.29

5 Ibid p.31

6 Ibid p.30

7 Ibid p.29

8 Ibidem

9 Ibid p.37

10 Ibidem

11 Ibid p.55

12 Ibidem

13 Ibid p.56

14 Ibid p.61

15 Ibid p.40

16 Ibidem

17 Ibidem

18 "Quand le monde entier était citoyen romain, Rome n'avait plus de citoyens ; et quand le citoyen romain était le même que

cosmopolite, ni Rome ni le monde n'étaient aimés : l'amour de Rome devenait cosmopolite, devenait indifférent, inactif

et nulle. Et quand Rome fut la même que le monde, elle ne fut plus la patrie de personne, et les citoyens romains, ayant pour patrie la

monde, n'avait pas de patrie, et le montrait par le fait" - Zibaldone dei pensieri, pg.485, Mondadori, 2004

19 Politique, livre V, 1, Laterza 2007

20 op. cit. KALERGI, p.43

21 Ibid p.44

22 Ibid 45

23 Ibid p.48

24 Ibidem

25 Ibid p.64

26 Platon, Symposium, p.502, op.cit. in Platon tutti gli scritti, édité par G. Reale, Bompiani, 2000

27 Freemasons société à responsabilité limitée. La scoperta delle Ur-Lodges, Chiarelettere, 2019

28 Ibid p.132

29 F. Amodeo, La Matrix europea, p.137, EdizioniSì, 2014

30 https://www.presidency.ro/en/media/the-awarding-ceremony-of-the-european-prize-coudenhove-kalergi-2020-to-thepresident-of-romania-mr-klaus-iohannis

31 Ibid p.147

BIBLIOGRAPHIE

- M. Simonetti, KALERGI la prossima scomparsa degli europei, Nexus edizioni, 2017

- F. Amodeo, La Matrice européenne, EdizioniSì, 2014

- G. Magaldi, Les sociétés à responsabilité limitée franc-maçonnes. La scoperta delle Ur-lodges, Chiarelettere, 2014

- E. Di Nolfo, Storia delle relazioni internazionali, volume I : Dalla pace di Versailles alla conferenza di Postdam 1919-1945, Laterza, 2015

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