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vendredi, 09 décembre 2022

Parution du numéro 457 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 457 du Bulletin célinien

Sommaire :

2022-12-BC-Cover.jpgLondres : splendeur et misère des courtisanes

Guerre traduit en créole

Londres face à la critique

Entretien avec Émeric Cian-Grangé 

Notre Rabelais [1939]

Maurice Nadeau, troisième service.

 

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Inédits

La parution du second manuscrit inédit, Londres, a suscité beaucoup de commentaires dont nous rendons compte dans ce numéro. Certains estiment que ces textes n’auraient pas dû être publiés. C’est le cas de Yann Moix, par ailleurs admirateur de l’écrivain, qui reproche, d’une part, à Gallimard d’avoir cédé aux pressions relatives à la réédition des pamphlets, et, d’autre part, d’avoir édité « de manière tout à fait cynique un roman de Céline qui est, en fait, un brouillon de brouillon de brouillon [sic] de Voyage au bout de la nuit. » Ce qui, selon lui, « abîme la réputation de Gallimard pour très longtemps. »¹ Il évoquait alors uniquement Guerre, le second inédit n’étant alors pas encore paru. Et faisait sienne l’hypothèse (fallacieuse) selon laquelle ce texte date de 1932.  Accusation absurde :  d’un auteur majeur, on souhaite tout connaître, même les brouillons qui, sans être destinés à la publication en l’état, apportent un éclairage inédit sur une période d’écriture féconde. Nul doute que si Moix était édité par Gallimard, il serait moins intransigeant. Henri Godard a raison de rappeler que l’œuvre proprement dite est constituée des romans que Céline a publiés lui-même, le reste étant à considérer comme des documents de genèse. Ce qui est précisément bien le cas des deux inédits qui sont apparus. Tout au plus pourrait-on reprocher à Gallimard de les avoir édités dans la fameuse collection “Blanche”, et non pas, par exemple, dans les Cahiers Céline où ils auraient eu naturellement leur place.

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Mais va-t-on reprocher à une maison d’édition, qui est aussi une entreprise commerciale, de rentabiliser au mieux deux inédits d’un de ses écrivains-phares ? Affirmer, par ailleurs, que ces textes n’auraient dû trouver leur place qu’en annexe d’une édition de la Pléiade est faire bon marché de l’exigence économique la plus élémentaire, d’autant que Guerre s’est déjà vendu à plus de 150.000 exemplaires. Le reproche émane, cette fois, de l’universitaire italien Pierluigi Pellini². Selon lui, le fait de publier ces textes comme des romans à part entière fausse la réception de l’œuvre. Désormais, dit-il, des milliers de personnes n’ayant jamais lu Voyage au bout de la nuit ou Guignol’s band auront lu Guerre et Londres qui leur donneront une fausse image de l’écrivain. Cette appréciation est-elle fondée ? Il faudrait pouvoir vérifier que les nombreux acheteurs de ces inédits sont majoritairement de nouveaux lecteurs découvrant l’œuvre de Céline et non pas d’anciens lecteurs qui s’y replongent. Dans un article récent,  un journaliste  a relevé  qu’en quatre mois, de mai à août 2022, les ventes en collection de poche (Folio) ont déjà augmenté de 50 % par rapport à l’année dernière³. Chaque année, Gallimard vend environ 20.000 exemplaires (en poche) des livres de Céline. Or, cette année le chiffre de 30.000 a déjà été atteint. La parution de ces inédits fait donc, au contraire, naître un nouvel intérêt pour l’œuvre. Le même universitaire italien critique aussi « une sorte de fétichisme où chaque page, chaque brouillon devient un objet sacré pour adeptes du culte célinien ». Mais n’en va-t-il pas de même pour Proust dont on commémore cette année le centième anniversaire de la mort ?4 C’est le lot de tous les écrivains importants et c’est bien naturel. Fétichisme bien partagé…

  1. (1) « Entretien sans tabou avec Yann Moix », Le Crayon, automne 2022 [sur you tube]
  2. (2) Pierluigi Pellini et Giulia Mela, « “Les lecteurs de Londres auront une image fausse de Céline” » (propos recueillis par Florent Georgesco), Le Monde, 21 octobre 2022.
  3. (3) François-Guillaume Lorrain, « La seconde vie de Céline en librairie », Le Point, 13 octobre 2022.
  4. (4) Marcel Proust, Les soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits, Gallimard, 2021, 384 p.

Louis-Ferdinand Céline et le grand esprit humanitaire occidental

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Louis-Ferdinand Céline et le grand esprit humanitaire occidental

Nicolas Bonnal

Tout le monde comprend peu à peu la farce humanitaire : il y a la victime qui compte et celle qui ne compte pas (russe, palestinienne, etc.) ; il y a la cible qui compte et celle qui ne compte pas. Mais tout cela se base sur un culte humanitaire né au XVIIIème siècle et appliqué depuis bien longtemps. Flaubert le voit venir dans son Dictionnaire et dans sa Correspondance : l’humanité occidentale (il n’y a d’humanité qu’occidentale) se rend un culte ; aujourd’hui elle veut même se sacrifier en sacrifiant sa consommation en carbone. Elle en devient christique, la pauvre.

Ce culte implacable et dictatorial veut aujourd’hui nous empêcher de manger, de rouler, d’être soignés. Les médias s’en foutent ou célèbrent. Il y aura les dieux du capitalisme financier qui circuleront en jet pour célébrer la Gaia et les idiots qui grelotteront en regardant Netflix et LCI. Mais il y aussi une grosse et mondiale bureaucratie humanitaire ou autre qui va être payée plus ou moins maigrement pour contrôler et réduire le troupeau de pollueurs.

Céline en avait marre déjà du culte humanitaire ; et il avait compris son fonctionnement bureaucratique avec comme objectif la retraite, idole de la classe moyenne décriée par Guénon ou Tocqueville ; et ce surdoué de la colère écrit dans Bagatelles :

« Je vous le prédis, c'est écrit, la mère des Apôtres est pas morte. Le monde est encore plein de martyrs qui crèvent au fond des ergastules du désir de nous libérer, et puis d'être "titularisés" par la même aubaine dans des fonctions pas fatigantes, d'un ministère ou d'un autre, avec une retraite. Jamais on n'a vu tant d'Apôtres, comme de nos jours, retraités. Le front commun à cet égard, c'est qu'une petite répétition, une petite avance sur l'avenir...

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Mais il y a un diable humanitaire. C’est lui qui détruit l’Occident entre autres avec son écologie ou sa nouvelle et très folle doctrine du sexe ; et Céline s’en moque déjà dans les Beaux draps :

« Je connais le plus honnête homme de France. Il se donne un mal ! Il se dépense ! Il est maître d’école à Surcy, à Surcy-sur-Loing. Il est heureux qu’au sacrifice, inépuisable en charité. C’est un saint laïque on peut le dire, même pour sa famille il regarde, pourvu que l’étranger soit secouru, les victimes des oppressions, les persécutés politiques, les martyrs de la Lumière. Il se donne un mal ! Il se dépense ! Pour les paysans qui l’entourent c’est un modèle d’abnégation, d’effort sans cesse vers le bien, vers le mieux de la communauté. »

Le problème de ces humanitaires c’est qu’ils ne s’arrêtent jamais :

« Secrétaire à la Mairie, il ne connaît ni dimanche ni fête. Toujours sur la brèche. Et un libre d’esprit s’il en fut, pas haineux pour le curé, respectueux des ferveurs sincères. Faut le voir à la tâche ! Finie l’école… à la Mairie !... en bicyclette et sous la pluie… été comme hiver !... vingt-cinq, trente lettres à répondre !... L’État civil à mettre à jour… Tenir encore trois gros registres… Les examens à faire passer… et les réponses aux Inspecteurs… C’est lui qui fait tout pour le Maire… toutes les réceptions… la paperasse… Et tout ça on peut dire à l’oeil… C’est l’abnégation en personne… Excellent tout dévoué papa, pourtant il prive presque ses enfants pour jamais refuser aux collectes… Secours de ci… au Secours de là… que ça n’en finit vraiment pas… À chaque collecte on le tape… Il est bonnard à tous les coups… Tout son petit argent de poche y passe… Il fume plus depuis quinze ans… Il attend pas que les autres se fendent… Ah ! pardon ! pas lui !... Au sacrifice toujours premier !... »

Céline dresse hilare la liste des êtres de lumière à secourir partout et surtout nulle part :

« C’est pour les héros de la mer Jaune… pour les bridés du Kamtchatka… les bouleversés de la Louisiane… les encampés de la Calédonie… les mutins mormons d’Hanoï… les arménites radicaux de Smyrne… les empalés coptes de Boston… les Polichinels caves d’Ostende… n’importe où pourvu que ça souffre ! « 

Notre agité du bocal (un instit’ maçon donc) s’agite toujours :

« Y a toujours des persécutés qui se font sacrifier quelque part sur cette Boue ronde, il attend que ça pour saigner mon brave ami dans son coeur d’or… Il peut plus donner ? Il se démanche ! Il emmerde le Ciel et la Terre pour qu’on extraye son prisonnier, un coolie vert dynamiteur qu’est le bas martyr des nippons… Il peut plus dormir il décolle… Il est partout pour ce petit-là… Il saute à la Préfecture... Il va réveiller sa Loge… Il sort du lit son Vénérable… Il prive sa famille de 35 francs… on peut bien le dire du nécessaire… pour faire qu’un saut à Paris… le temps de relancer un autre preux… qu’est là-bas au fond des bureaux… qu’est tout aussi embrasé que lui question la tyrannie nippone… »

Nos possédés sont prêts à crever pour la cause (penser au pauvre climat pourtant si froid en ce moment, à la guerre contre la Chine ou la Russie) :

« Ils vont entreprendre une action… Il faudra encore 500 balles… Il faut des tracts !… Il faut ce qu’il faut !… On prendra sur la nourriture… il compte plus ses kilos perdus… Il rentre au bercail… il repasse à l’action… prélude par une série de causeries… qui le font très mal voir des notables… Il va se faire révoquer un jour… Il court à la paille… En classe il souffre pour ne rien dire… Tout de même il est plein d’allusions surtout pendant l’Histoire de France… »

Ce texte tordant est dans les Beaux draps (je ne mets pas de lien, trouvez-le).

Bernanos a parlé de la colère des imbéciles. Elle va durer des siècles cette colère des imbéciles. Jusqu’à totale extinction de nos feux.

https://www.amazon.fr/Louis-Ferdinand-C%C3%A9line-pacifis...

 

 

 

Charles Douglas Jackson, le psycho-guerrier de la Maison Blanche

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Charles Douglas Jackson, le psycho-guerrier de la Maison Blanche

Pietro Emanueli

Source: https://insideover.ilgiornale.it/schede/storia/charles-douglas-jackson-lo-psico-guerriero-della-casa-bianca.html?_gl=1*r1372n*_ga*MTk0Nzk3NDM1LjE2NTY3NTcyNDA. *_ga_ENZ2GEXW4Y*MTY3MDYwMTI5MS42MS4wLjE2NzA2MDEyOTEuMC4wLjA.*_ga_N875FNGMRC*MTY3MDYwMTI5MS4xNS4wLjE2NzA2MDEyOTEuMC4wLjA.&_ga=2.66924710.967987776.1670601292-194797435.1656757240

Contrôler, déresponsabiliser et corrompre les gens n'a jamais été aussi facile qu'aujourd'hui, au 21ème siècle, à l'heure des guerres hybrides, de l'info-démocratie, de la biopolitique, du capitalisme de surveillance, des armes cognitives et du neuro-marketing. Un temps, le contemporain, auquel appartiennent des phénomènes tels que les post-vérités, la dé-démocratisation des démocraties libérales et l'intoxication des masses par un panem et circenses quelque part entre George Orwell et Aldous Huxley.

Notre époque est indéchiffrable, où rien n'est ce qu'il semble être, car tout est ou pourrait être une arme neurologique - de la musique au divertissement -, et où personne n'est ce qu'il prétend être, car tout le monde est ou pourrait être un propagateur de pensée déguisé - comme les influenceurs.

Les vrais, uniques et grands vainqueurs de cette ère grouillante de sycophantes et d'écervelés seront ceux qui, en identifiant le Logos dans les abysses des post-vérités, sauront défendre leur autonomie cognitive-intellectuelle contre la force désindividuante et spoliatrice de la massification. Et le secret pour gagner cette bataille, pour maintenir une "pensée souveraine" dans l'ère sombre de la pensée de groupe et de la moralité de troupeau, réside peut-être dans l'expérience des pères fondateurs de la propagande, comme Edward Bernays et Charles Douglas Jackson.

Une carrière fulgurante

141870510_1476793796.jpgCharles Douglas Jackson est né à New York le 16 mars 1902. On sait peu de choses de son enfance, de son adolescence et de son milieu familial, si ce n'est qu'il a été diplômé de Princeton en 1924.

C'est depuis l'époque postérieure à sa graduation que tout (ou presque) sur Jackson est dans le domaine public. Son ascension au sommet de la pyramide du pouvoir nord-américain commencera en 1931, l'année où il rejoindra la rédaction du Time Magazine du prédicateur Henry Luce. Le magazine, loin d'être indépendant et non pertinent, était un mégaphone de l'establishment, l'État profond, et au sein de celui-ci, Jackson se ferait remarquer pour avoir produit un contenu très persuasif.

Ensorcelée par les qualités de Jackson, l'influent Henry Luce réussira, en 1940, à le faire entrer dans l'organisation, puis dans la direction, d'un comité pro-guerre: le Council for Democracy. Jackson, en un mot, devait convaincre le public américain de la nécessité de participer à la Seconde Guerre mondiale - avant que Pearl Harbour n'ait lieu.

Aidé par maître Luce, qui avait entre-temps rejoint un cercle d'étoiles montantes du calibre d'Allen Welsh Dulles - futur directeur de la Central Intelligence Agency - et de Dean Acheson - futur sous-secrétaire d'État dans l'administration Truman -, Jackson devait entrer dans la war room dès le début du conflit.

Le psycho-guerrier de la Maison Blanche

La Seconde Guerre mondiale fera passer Jackson de la propagande à la guerre psychologique. D'abord affecté à l'ambassade des États-Unis en Turquie, il se verra confier, entre 1943 et 1945, des rôles plus appropriés: formulateur de programmes psychologiques pour le Bureau des services secrets et la Division de la guerre psychologique du Quartier général suprême des forces expéditionnaires alliées.

Après la guerre, ayant (dé)montré ses compétences aux responsables, Jackson n'aura plus besoin du soutien du maître. Au contraire, Jackson commencerait à lui rendre l'aide précieuse qu'il avait reçue au fil des ans, en le soutenant dans la gestion du magazine qui l'avait formé.

Il faisait partie des meilleurs propagandistes, si ce n'est le meilleur, et son nom était donc demandé partout. En 1951, par exemple, la CIA nouvellement fondée voulait qu'il dirige le Comité pour l'Europe libre, du sein duquel naîtrait la célèbre Radio Liberty, toujours active aujourd'hui. Et l'année suivante, il est engagé pour écrire les discours du candidat à la présidence Dwight Eisenhower.

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Eisenhower, qui a remporté les élections (aussi) grâce au travail remarquable de ce propagandiste né, une fois à la Maison Blanche, le contractera comme conseiller pour la guerre psychologique. À ce titre, en très peu de temps, Jackson allait jeter les bases d'une future victoire dans la guerre froide et laisser un héritage tangible à la postérité. En plus de convaincre ses collègues de l'impératif de moderniser Radio Liberty, Jackson jouera en effet un rôle clé dans la création du groupe Bilderberg.

On ne peut comprendre l'importance de la contribution de Jackson au Bilderberg qu'en examinant les chiffres éloquents de sa participation aux travaux. Faisant partie des membres de la première édition, tenue en 1954, Jackson sera également invité à celles de 1957, 1958, 1960, 1961, 1962, 1963 et 1964.

La contribution de Jackson

Jackson est mort le 18 septembre 1964, après s'être également rendu aux Nations unies. Bien que sa carrière au service de la Maison Blanche ait été relativement courte, puisqu'elle a duré plus ou moins une décennie, il reste dans les mémoires comme l'un des plus grands experts en opérations psychologiques du 20ème siècle.

Les raisons de la célébrité éternelle de Jackson sont multiples. Outre le fait d'avoir compris le potentiel de Radio Liberty, de réaliser l'importance d'avoir un comité tel que le Bilderberg pour renforcer le partenariat euro-atlantique, Jackson est celui qui a suggéré à la Maison Blanche de surmonter le maccarthysme - estimant qu'une persuasion douce était plus productive qu'une chasse aux sorcières -, a façonné l'opération Mockingbird - le nom de code d'une campagne d'infiltration de la CIA dans la presse grand public et à Hollywood - et, dans l'ensemble, a fait en sorte que l'art de la guerre psychologique devienne une composante essentielle du modus belli gerendi des États-Unis.

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Aujourd'hui, au 21ème siècle, la stratégie de psycho-guerre des États-Unis continue de parler la langue de Jackson : les médias comme arme de manipulation de masse, le cinéma comme outil de propagande et les comités inter-atlantiques pour maintenir la relation entre les États-Unis et l'Europe vivante, ferme et étroite.

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Camelot, ou l'art du coup d'État

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Camelot, ou l'art du coup d'État

Emanuel Pietrobon

Source: https://insideover.ilgiornale.it/schede/storia/camelot-ovvero-l-arte-del-colpo-di-stato.html

Les livres d'histoire sont une succession de pages racontant les peuples en révolte contre l'iniquité au pouvoir, les révolutions pour la terre et le pain, les régicides sur la place publique. Si l'histoire humaine enseigne quelque chose, en fait, c'est que la faim, le ressentiment et la peur sont les grands moteurs du changement depuis toujours.

Ce que les manuels scolaires - et même universitaires - n'enseignent pas, alors qu'ils le devraient, c'est que rien n'est plus exploitable que la faim, le ressentiment et la peur. Un savoir dont les décideurs des décideurs, c'est-à-dire les Richelieus de toutes les époques, ont toujours eu pleine connaissance et qui a fait leur fortune. Un savoir qui a fait couler de l'encre dans l'histoire. Un savoir que les États-Unis, pendant la guerre froide, ont tenté d'étendre et d'affiner en créant l'ambitieux projet Camelot.

Le contexte historique et géopolitique

L'esprit est destiné à jouer un rôle de plus en plus important dans les sciences stratégiques, car les progrès des neurosciences et l'aggravation de la concurrence entre les grandes puissances ont accéléré l'avènement inévitable de l'ère de la guerre cognitive, mais la vérité est qu'il n'a jamais été hors sujet.

Depuis que Sigmund Freud a inventé la psychanalyse, les stratèges au service de la Maison Blanche, de Langley et du Pentagone enrôlent des experts de l'esprit dans leurs services - comme le (dé)montre la composition du Comité d'information publique mis en place par le président Wilson pendant la Grande Guerre. Et l'histoire du Projet Camelot n'est en effet rien d'autre que l'histoire (passionnante) des psychologues recrutés par les États-Unis pendant l'une de leurs périodes les plus compliquées et les plus sensibles : la guerre froide.

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C'est depuis les années 1940 que le gouvernement fédéral finance des projets sur la guerre psychologique, la propagande et l'observation du comportement humain, mais la confrontation avec l'Union soviétique a persuadé les États-Unis qu'il fallait faire quelque chose de plus. Et c'est ainsi que, des cendres de l'ambitieux projet Troy - un projet de recherche du MIT sur la création artificielle d'instabilité sociopolitique - et du Smithsonian Group - un groupe diversifié de groupes de réflexion et d'associations de psychologues unis par l'objectif de prédire le comportement des masses -, Camelot est né.

Si l'on peut donner une date de naissance à la nébuleuse Camelot, c'est certainement en 1956. L'année où le Special Operations Research Office (SORO) a été fondé à l'American University à l'initiative du Psychological Warfare Office de l'armée. Cette institution, qui se concentrait à l'origine sur l'étude de la contre-guérilla, est devenue dans les années 1960 le cœur battant du domaine dynamique de la guerre psychologique et le bénéficiaire de fonds fédéraux à hauteur de deux millions de dollars par an.

Connaître son ennemi, étudier le terrain

Au cours de l'été 1964, SORO reçoit de l'armée la proposition classique qu'il est impossible de refuser : poursuivre les études de prévision sociale et de contre-insurrection du projet Troy et du groupe Smithsonian, dont les résultats seraient entièrement mis à la disposition des psychologues de l'université américaine.

L'objectif de SORO, en menant le projet Camelot, serait bien plus élevé que celui recherché par ses deux prédécesseurs : la réalisation d'une étude complète sur les causes des conflits dans un ensemble sélectionné d'études de cas, principalement des pays d'Amérique latine, préparatoire à l'élaboration d'un modèle prédictif de l'effondrement social.

SORO a reçu entre quatre et six millions de dollars pour réaliser le projet, que l'armée voulait voir achevé dans les quatre ans. Une somme énorme. Mais là encore, il en était de même des attentes du Pentagone qui, à travers les théories, les connaissances et les progrès des neurosciences, de la sociologie et de la psychologie des masses, espérait comprendre si et comment il était possible de créer une révolution à partir de rien, même dans des contextes socialement cohésifs - comme le Chili - et économiquement avancés - comme la France.

À l'appel de Camelot, au vu de la récompense offerte, du prestige atteignable et de l'importance des implications pratiques, certains des plus éminents chercheurs de l'époque ont répondu : de l'expert en théorie des jeux Thomas Schelling au sociologue James Samuel Coleman.

Les psychologues de SORO ont reçu le mandat d'étudier en détail, d'examiner en profondeur, chaque aspect socioculturel des principaux théâtres d'Amérique centrale et du Sud, notamment l'Argentine, la Bolivie, le Brésil, la Colombie, Cuba, le Mexique, le Pérou et le Venezuela. D'autres équipes, au contraire, auraient traité d'autres fronts chauds, mais plus éloignés, comme l'Afrique - le Nigeria -, l'Europe - la France, la Grèce -, l'islamosphère - l'Égypte, l'Iran, la Turquie - et l'Extrême-Orient - la Corée du Sud, l'Indonésie, la Malaisie, la Thaïlande.

260px-Bronislawmalinowski.jpgLes enquêteurs de SORO étaient censés étudier les sociétés des pays indiqués par le Pentagone de près, de préférence et éventuellement sur le terrain, en menant des enquêtes, en interrogeant des collègues et des gens ordinaires, en s'intéressant à leur littérature et en respirant et absorbant leurs coutumes, leurs habitudes et leurs croyances. La pratique ethnographique de l'observation participante inaugurée par Bronisław Malinowski (photo) appliquée à la psychologie des masses.

La machine à traiter les données construite dans le cadre du projet Camelot était gigantesque : rapports périodiques de psychologues, transmission des données collectées sur le terrain à un centre informatisé pour analyse, interprétation et tri, étude des rapports et des données dans le but de constituer une maxi-base de données sur les sociétés du monde entier et formulation de la théorie prédictive convoitée sur l'instabilité sociale.

Au fil du temps, selon le sociologue Irving Louis Horowitz, Camelot deviendrait le "projet Manhattan des sciences sociales". Une expérience sociale à ciel ouvert, bien qu'enveloppée dans l'épais brouillard du secret militaire, sans équivalent ni précédent dans l'histoire.

La fin prématurée

aman12093-gra-0001.pngL'implication du Pentagone dans la plus grande enquête sociale à des fins militaires de l'histoire de l'humanité ne restera pas longtemps secrète. Car quelques universitaires chiliens, intrigués par une proposition de collaboration inhabituelle lancée par un anthropologue des États-Unis, Hugo Nutini (photo), ont réussi à remonter aux origines et aux motivations de Camelot - découvrant ainsi la boîte de Pandore.

Avec l'aide de Johan Galtung, un professeur de l'Institut latino-américain des sciences sociales du Costa Rica qui avait deviné les visées militaires de Camelot, l'académie chilienne a exercé une pression crescendo sur Nutini jusqu'à ce que ce dernier, exaspéré par le climat, crache le morceau dans une lettre à l'éditeur envoyée à la Review of Sociology. C'était en 1965.

L'affaire Nutini, ou plutôt l'affaire Camelot, allait avoir des répercussions diplomatiques. Le gouvernement chilien, politiquement et idéologiquement proche des États-Unis, a officiellement protesté et une enquête a été ouverte pour voir si le projet n'était pas la pointe d'un iceberg, ou l'indice d'un coup d'État en préparation.

Bientôt, grâce à la relance du scandale par la presse soviétique - et, successivement, par les partis socialistes et communistes de l'Ouest - les États-Unis ont annoncé la fermeture du projet et une révision complète des fonds consacrés à la recherche en politique étrangère. Mais l'histoire de Camelot ne s'est pas terminée cette année-là.

Camelot pour toujours

Le 11 septembre 1973, huit ans après la fin du projet, les forces armées chiliennes font irruption à la Moneda, le palais présidentiel, déclenchant un siège au cours duquel Salvador Allende est tué et l'une des dictatures militaires les plus dures et les plus durables d'Amérique du Sud est instaurée.

À l'époque, en raison de la désinformation ambiante, la grande presse du monde entier, à l'exception de la presse communiste, a véhiculé l'idée que le coup d'État était voulu par les Chiliens et qu'il avait été provoqué par la politique défaillante et les aspirations dictatoriales d'Allende. Un mensonge.

La justice de l'époque et les enquêtes de la Commission de l'Église feront remonter la vérité à la surface, révélant le rôle décisif joué par les États-Unis dans la création des conditions du coup d'État à travers trois années d'opérations psychologiques, de guerres de l'information, de polarisation téléguidée de la société, de terrorisme et de guerre économique. Trois années d'opérations d'ingénierie sociale visant à détruire l'économie la plus développée et à diviser la société la plus cohésive d'Amérique du Sud. Trois années d'application pratique des conclusions qui ont émergé sur le Chili des enquêtes des enquêteurs de Camelot, qui, en 1965, avaient condamné : le spectre d'une guerre civile et le sentiment d'avoir une présidence guidée par des desseins autoritaires convaincraient les Chiliens d'appeler à un coup d'État militaire et les forces armées à l'exécuter - ce qui s'est produit.

Plus d'un demi-siècle s'est écoulé depuis que le Pentagone a décidé de créer Camelot, la plus grande et la plus ambitieuse expérience sociale à des fins militaires de l'histoire, mais le monde semble l'avoir oublié. Dans la mémoire collective de l'humanité, il n'existe aucun souvenir du projet Manhattan des sciences sociales - il a été supprimé. Pourtant, à l'ère des guerres hybrides et illimitées, également menées par la collecte de big data - puis utilisées contre nous -, écrire et parler du projet Camelot est plus important que jamais.

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