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samedi, 19 octobre 2024

Parution du numéro 477 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 477 du Bulletin célinien

2024-10-BC-Cover.jpgSommaire :

Entretien avec Émile Brami 

Céline vu par un oxfordien. Une lecture de Guerre 

Un poème de Charles Bukowski sur Céline 

Dans la bibliothèque de Céline. Ouverture 

Philippe Sollers, un an déjà…

 

Voyage au cinéma ?

En février dernier, François Gibault confia, lors d’une conférence sur Céline à la Médiathèque d’Enghien-les-Bains qu’une adaptation cinématographique de Voyage au bout de la nuit allait peut-être apparaître sur le grand écran¹. Il n’en dit pas davantage (le contrat n’était pas encore signé), mais indiqua néanmoins qu’il avait été approché par une importante société cinématographique ayant les moyens de concrétiser le projet. Un site américain² a récemment révélé de quoi il retourne, le contrat ayant été versé au registre des options du C.N.C. (Centre national du cinéma)³. Le jour même, l’info a été relayée en France où la nouvelle s’est répandue comme une trainée de poudre.
 

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Cela fait des décennies qu’un projet d’adaptation de Voyage est dans l’air. “…Projet mirifique, éternel film fantôme qui, sorte de monstre du Loch Ness en celluloïd, resurgit périodiquement” 4. Dès 1934, Céline lui-même s’employa vainement à le faire aboutir. Tous les projets firent long feu, le dernier en date étant celui de François Dupeyron (1950-2011). La singularité de la nouvelle tentative est qu’elle émane de Joann Sfar (photo, ci-dessous), issu d’une famille juive sépharade du côté paternel, et d’une famille ashkénaze du côté maternel. 

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Lorsqu’il était adolescent,  ce dessinateur et réalisateur lut Voyage au bout de la nuit avec ferveur avant de connaître la biographie de l’auteur. « Vous pouvez imaginer à quel point ma vie a été compliquée plus tard. J’ai un rapport passionnel et conflictuel à Céline pour des raisons évidentes », a-t-il confié. D’autant qu’il fait de sa judéité l’un des thèmes de son œuvre. Il définit Voyage comme « un ouvrage où se produit un glissement inéluctable de la lucidité au nihilisme. Toboggan vers l’indifférence au massacre [sic] »
 

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Les producteurs seront, d’une part, son associé Aton Soumache (The Magical Society) et, d’autre part, Alain Attal (Trésor Films). Cela fait plus de quinze ans que Joann Sfar nourrit ce projet mais c’est sa récente rencontre avec Thomas Bidegain, scénariste des films de Jacques Audiard, qui a été décisive. Les droits d’adaptation sont naturellement limités dans le temps : Sfar a trois ans pour achever le scénario et commencer le tournage. Comme on s’en doute, ce ne sera pas chose aisée : le scénariste souligne la complexité de l’adaptation due notamment à la structure particulière du roman ainsi qu’à sa langue.
 

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Tous deux entendent donner “une approche personnelle et fascinante restituant toute l’intensité et la complexité d’un roman qui explore les affres de l’âme humaine sous le prisme de la guerre  et  de la misère sociale”. Dans un message posté sur les réseaux sociaux, l’auteur du Chat du rabbin précise : « J’ignore encore si nous parviendrons à sauter tous les obstacles vers l’aboutissement de ce film. Merci par avance à ceux qui me souhaitent le pire, ça fait partie du jeu. Attendez que ce film sorte pour le haïr, ce sera plus agréable pour vous comme pour moi. » Michel Audiard, lui, estimait que, finalement, il était heureux que son projet d’adaptation n’ait pas abouti : « La littérature à ce niveau-là, on ne peut que saloper le coup. »
  1. 1) M.L., « Année faste », Le Bulletin célinien, n° 460, mars 2023, p. 3.
  2. 2) Elsa Keslassy, « Joann Sfar, Thomas Bidegain to Adapt Journey to the End of the Night for the Big Screen With Aton Soumache, Alain Attal Producing », Variety.com, 9 septembre 2024.
  3. 3) https://rca.cnc.fr/rca.frontoffice/consultation/oeuvre/367b0eaa-bea1-440d-aef2-08dc91fcfc53
  4. 4) Émile Brami, Louis-Ferdinand Céline et le cinéma (Voyage au bout de l’écran), Écriture, 2020.

lundi, 30 septembre 2024

Parution du numéro 476 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 476 du Bulletin célinien

2024-09-BC-Cover.jpgSommaire:

Entretien avec Dominique Abalain 

Guerre atlantique [sur les traductions américaine et anglaise] 

Entretien avec Pascal Fouché 

Céline et La Fontaine.

 

 

Inénarrable Nabe

Inénarrable Marc-Édouard Nabe, sommairement qualifié de “pamphlétaire célinolâtre” par Taguieff dans son pavé anti-Céline. Ils ont un point commun: un mépris insondable à l’égard des céliniens. Nabe a récemment mis en ligne une vidéo de deux minutes sur le square Boucicaut évoqué par Céline dans Nord ¹. « …Ce lieu célinien négligé par les fameux spécialistes », ajoute-t-il, perfide. Évidemment il ne connaît pas l’admirable Dictionnaire des lieux de Paris cités par  Céline  qui lui consacre une notice détaillée². Ce n’est pas la première fois (ni la dernière) que Nabe tranche sans savoir. Sur son site internet, il s’est exclamé : « Où est donc passée cette putain de préface à ce Précis d’onomastique judaïque par Bernardini ? ». Il ignorait aussi que les épreuves de ce livre furent retrouvées dans une bibliothèque new-yorkaise et que cette préface a été  publiée il y a vingt ans dans une réédition des Cahiers Céline 7 ³. 
 

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Si le directeur du Bulletin célinien tenait tant  que  ça à ce  que  cet  inédit  soit lu, il n’avait  qu’à le  republier  dans  son BC ! ” [sic], fait-il dire à son factotum, Ludovic Mergen.  Nabe s’est aussi demandé ce qu’on attendait pour publier la transcription du manuscrit de Voyage au bout de la nuit afin  que  l’on puisse établir une comparaison avec la version originale de 1932.  C’est qu’il ignorait également que cette transcription est disponible depuis que Rémi Ferland l’a éditée en 2016 grâce au travail réalisé par Régis Tettamanzi4. Mais Nabe n’a que sarcasmes pour ce célinien auquel nous devons (entre autres) une édition critique des pamphlets. Cerise sur le gâteau, il admoneste Gallimard, coupable à ses yeux d’avoir caviardé une partie du titre de la version intermédiaire de Féerie parue en 1985.
 
Il aurait aimé qu’on imprimât sur la couverture : “Au vent des maudits soupirs pour une autre fois” (!) :  “On sait que Godard n’a pas voulu écrire en entier le titre prévu Au vent des maudits soupirs…, trop long pour la couverture blanche de Gallimuche… Déjà, ce souci de petit prof de merde de vouloir rendre les “foutoirs” céliniens présentables, digestes, attractifs librairistiquement parlant !…”. Grossière erreur : Henri Godard sait, lui, pertinemment que le titre imprimé est fautif, celui qui l’a choisi ayant amalgamé deux titres envisagés par Céline : “Au vent des maudits” et “Soupirs pour une autre fois”. Le fait de vouloir les réunir constitue une bourde qu’il n’aurait certainement pas commise. Le comble étant évidemment de prétendre obstinément, comme il le fait, que Céline quitta Saint-Malo à l’été 43 pour s’entretenir du massacre de Katyn avec Brasillach! Et que c’est donc bien lui qu’on voit sur la photo d’officiels attendant Brinon à la gare de l’Est5. Ceux qui prétendent le contraire ont droit aux épithètes les plus triviales. Toute controverse peut certes s’avérer fructueuse. Encore faut-il connaître ce dont on parle…
  1. 1) https://www.tiktok.com/@marcedouardnabe/video/7397770956325834016
  2. 2) Laurent Simon, À la ronde du Grand Paris. Dictionnaire des lieux de Paris et de sa banlieue cités par Louis-Ferdinand Céline dans son œuvre et sa correspondance, ou fréquentés par l’écrivain, Du Lérot, 2016, 3 vol.
  3. 3) Jean-Pierre Dauphin et Pascal Fouché (éd.), Céline et l’actualité, 1933-1961, Gallimard, coll. “Les cahiers de la Nrf” (Cahiers Céline 7), 2003.
  4. 4) Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit « seul manuscrit », Éditions 8, coll. “Anciens”, 2016. Édition établie, présentée et annotée par Régis Tettamanzi.
  5. 5) Voir Marc Laudelout, « Gare de l’Est. L’expert n’est plus aussi catégorique », Le Bulletin célinien, n° 466, octobre 2023.

dimanche, 15 septembre 2024

Céline et la grosse dépression américaine

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Céline et la grosse dépression américaine

Nicolas Bonnal

« Toujours j’avais redouté d’être à peu près vide, de n’avoir en somme aucune sérieuse raison pour exister. À présent j’étais devant les faits bien assuré de mon néant individuel. Dans ce milieu trop différent de celui où j’avais de mesquines habitudes, je m’étais à l’instant comme dissous. »

Tous les ploucs rêvent d’aller à New York, et tous les crève-misère rêvent de se rendre en Amérique. Et voici comment le génie du siècle passé décrit son expérience new-yorkaise.

La peur de la ville debout (vision d’horreur en fait que celle de ce New York imposé depuis au monde entier avec ses tours de force) :

« Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le Voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur. »

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Le froid qui va avec, et qui frappait Tocqueville :

« Ça fait drôle forcément, une ville bâtie en raideur. Mais on n’en pouvait rigoler nous, du spectacle qu’à partir du cou, à cause du froid qui venait du large pendant ce temps-là à travers une grosse brume grise et rose, et rapide et piquante à l’assaut de nos pantalons et des crevasses de cette muraille, les rues de la ville, où les nuages s’engouffraient aussi à la charge du vent. Notre galère tenait son mince sillon juste au ras des jetées, là où venait finir une eau caca, toute barbotante d’une kyrielle de petits bachots et remorqueurs avides et cornards. »

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La trouille à l’immigration surtout pour un fauché (il sera aussi mis en quarantaine) :

« Pour un miteux, il n’est jamais bien commode de débarquer nulle part mais pour un galérien c’est encore bien pire, surtout que les gens d’Amérique n’aiment pas du tout les galériens qui viennent d’Europe. « C’est tous des anarchistes » qu’ils disent. Ils ne veulent recevoir chez eux en somme que les curieux qui leur apportent du pognon, parce que tous les argents d’Europe, c’est des fils à Dollar.

J’aurais peut-être pu essayer comme d’autres l’avaient déjà réussi, de traverser le port à la nage et puis une fois au quai de me mettre à crier : « Vive Dollar ! Vive Dollar !

C’est un truc. »

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Broadway :

« Nous on avançait dans la lueur d’en bas, malade comme celle de la forêt et si grise que la rue en était pleine comme un gros mélange de coton sale.

C’était comme une plaie triste la rue qui n’en finissait plus, avec nous au fond, nous autres, d’un bord à l’autre, d’une peine à l’autre, vers le bout qu’on ne voit jamais, le bout de toutes les rues du monde.

Les voitures ne passaient pas, rien que des gens et des gens encore. »

Manhattan et Mammon, le manque de pognon, la cité tentaculaire qui nous réduit à l’état de toutes petites fourmis :

« C’était le quartier précieux, qu’on m’a expliqué plus tard, le quartier pour l’or : Manhattan. On n’y entre qu’à pied, comme à l’église. C’est le beau coeur en Banque du monde d’aujourd’hui. Il y en a pourtant qui crachent par terre en passant. Faut être osé. »

« C’est un quartier qu’en est rempli d’or, un vrai miracle, et même qu’on peut l’entendre le miracle à travers les portes avec son bruit de dollars qu’on froisse, lui toujours trop léger le Dollar, un vrai Saint-Esprit, plus précieux que du sang.

Quand les fidèles entrent dans leur Banque, faut pas croire qu’ils peuvent se servir comme ça selon leur caprice.

Pas du tout. Ils parlent à Dollar en lui murmurant des choses à travers un petit grillage, ils se confessent quoi. »

Et ils n’ont pas fini de lui parler à D-Dollar avec la parité et les indices à 20000 !

La fameuse saleté, la piscine à caca puritaine :

« À droite de mon banc s’ouvrait précisément un trou, large, à même le trottoir dans le genre du métro de chez nous. Ce trou me parut propice, vaste qu’il était, avec un escalier dedans tout en marbre rose. J’avais déjà vu bien des gens de la rue y disparaître et puis en ressortir. C’était dans ce souterrain qu’ils allaient faire leurs besoins. Je fus immédiatement fixé. En marbre aussi la salle où se passait la chose. Une espèce de piscine, mais alors vidée de toute son eau, une piscine infecte, remplie seulement d’un jour filtré, mourant, qui venait finir là sur les hommes déboutonnés au milieu de leurs odeurs et bien cramoisis à pousser leurs sales affaires devant tout le monde, avec des bruits barbares ».

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La pauvreté dans la métropole babélienne :

« Contre l’abomination d’être pauvre, il faut, avouons-le, c’est un devoir, tout essayer, se soûler avec n’importe quoi, du vin, du pas cher, de la masturbation, du cinéma. »

La cinéphilie comme culture de mort on connaît ça nous aussi. C’est la petite mort dit le maître.

Premier gros accès de déprime :

« Ce qui est pire c’est qu’on se demande comment le lendemain on trouvera assez de force pour continuer à faire ce qu’on a fait la veille et depuis déjà tellement trop longtemps, où on trouvera la force pour ces démarches imbéciles, ces mille projets qui n’aboutissent à rien, ces tentatives pour sortir de l’accablante nécessité, tentatives qui toujours avortent, et toutes pour aller se convaincre une fois de plus que le destin est insurmontable, qu’il faut retomber au bas de la muraille, chaque soir, sous l’angoisse de ce lendemain, toujours plus précaire, plus sordide ».

Après ces lignes sublimes sur l’âge qui vient :

« C’est l’âge aussi qui vient peut-être, le traître, et nous menace du pire. On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde dans le silence de vérité. Et où aller dehors, je vous le demande, dès qu’on a plus en soi la somme suffisante de délire ? La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n’ai jamais pu me tuer moi. »

Après la résignation du peuple bien bestial et soumis :

« Au lit ils enlevaient leurs lunettes d’abord et leurs râteliers ensuite dans un verre et plaçaient le tout en évidence. Ils n’avaient pas l’air de se parler entre eux, entre sexes, tout à fait comme dans la rue. On aurait dit des grosses bêtes bien dociles, bien habituées à s’ennuyer. »

Après la petite mort du cinéphile (on connaît comme on disait) :

« Il faisait dans ce cinéma, bon, doux et chaud. De volumineuses orgues tout à fait tendres comme dans une basilique, mais alors qui serait chauffée, des orgues comme des cuisses. Pas un moment de perdu. On plonge en plein dans le pardon tiède. On aurait eu qu’à se laisser aller pour penser que le monde peut-être, venait enfin de se convertir à indulgence. On y était soi presque déjà.

Alors les rêves montent dans la nuit pour aller s’embraser au mirage de la lumière qui bouge. Ce n’est pas tout à fait vivant ce qui se passe sur les écrans, il reste dedans une grande place trouble, pour les pauvres, pour les rêves et pour les morts. »

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Deuxième attaque de spleen américain :

« En Afrique, j’avais certes connu un genre de solitude assez brutale, mais l’isolement dans cette fourmilière américaine prenait une tournure plus accablante encore.

Toujours j’avais redouté d’être à peu près vide, de n’avoir en somme aucune sérieuse raison pour exister. À présent j’étais devant les faits bien assuré de mon néant individuel. Dans ce milieu trop différent de celui où j’avais de mesquines habitudes, je m’étais à l’instant comme dissous. Je me sentais bien près de ne plus exister, tout simplement. Ainsi, je le découvrais, dès qu’on avait cessé de me parler des choses familières, plus rien ne m’empêchait de sombrer dans une sorte d’irrésistible ennui, dans une manière de doucereuse, d’effroyable catastrophe d’âme. Une dégoûtation.

Ce commerce qui fatigue et qui vous prend la tête car il est non-stop. Il aurait pu être scénariste de Koyaanisqatsi Céline ! D’ailleurs Debord et Ellul sont cités au générique de cette oeuvre fabuleuse.

« En sortant des ténèbres délirantes de mon hôtel je tentais encore quelques excursions parmi les hautes rues d’alentour, carnaval insipide de maisons en vertige. Ma lassitude s’aggravait devant ces étendues de façades, cette monotonie gonflée de pavés, de briques et de travées à l’infini et de commerce et de commerce encore, ce chancre du monde, éclatant en réclames prometteuses et pustulentes. Cent mille mensonges radoteux. »

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Et les rites du transport déjà compliqués en Amérique :

« Un tramway longeait le bord de l’Hudson allant vers le centre de la ville, un vieux véhicule qui tremblait de toutes ses roues et de sa carcasse craintive. Il mettait une bonne heure pour accomplir son trajet. Ses Voyageurs se soumettaient sans impatience à un rite compliqué de paiement par une sorte de moulin à café à monnaie placé tout à l’entrée du wagon. Le contrôleur les regardait s’exécuter, vêtu comme l’un des nôtres, en uniforme de milicien balkanique prisonnier. »

Troisième crise de déprime liée au manque de pognon :

« Alors tout devient simple à l’instant, divinement, sans doute, tout ce qui était si compliqué un moment auparavant... Tout se transforme et le monde formidablement hostile s’en vient à l’instant rouler à vos pieds en boule sournoise, docile et veloutée. On la perd alors peut-être du même coup, l’habitude épuisante de rêvasser aux êtres réussis, aux fortunes heureuses puisqu’on peut toucher avec ses doigts à tout cela. La vie des gens sans moyens n’est qu’un long refus dans un long délire et on ne connaît vraiment bien, on ne se délivre aussi que de ce qu’on possède. J’en avais pour mon compte, à force d’en prendre et d’en laisser des rêves, la conscience en courants d’air, toute fissurée de mille lézardes et détraquée de façon répugnante. »

Tout cela repose sur une culture de la frustration qui s’apprend après l’enfance abrutie de cinéma.

Lola ne rassure pas, mais ses copines non plus :

« Je n’arrivais pas démêler tout à fait le vraisemblable, dans cette trame compliquée de dollars, de fiançailles, de divorces, d’achats de robes et de bijoux dont son existence me paraissait comblée. »

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Comment s’en sortir ? Par la menace du revolver (on est en Amérique !) :

« Elle a sorti alors un revolver d’un tiroir et pas pour rire. L’escalier m’a suffi, j’ai même pas appelé l’ascenseur.

Ça m’a redonné quand même le goût du travail et plein de courage cette solide engueulade. Dès le lendemain j’ai pris le train pour Detroit où m’assurait-on l’embauche était facile dans maints petits boulots pas trop prenants et bien payés. »

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Heureusement il y a les beautés helléniques (Stoddard, idole de Fitzgerald, parle de ce caractère hellénique de la race première américaine) :

« Quelles gracieuses souplesses cependant ! Quelles délicatesses incroyables ! Quelles trouvailles d’harmonie !

Périlleuses nuances ! Réussites de tous les dangers ! De toutes les promesses possibles de la figure et du corps parmi tant de blondes ! Ces brunes ! Et ces Titiennes ! Et qu’il y en avait plus qu’il en venait encore ! C’est peut-être, pensais-je, la Grèce qui recommence ? J’arrive au bon moment ! »

On en reparle tantôt. Car ce sera la fête des fesses à Détroit, ville du Roy.

Plus tard il oublie les bonnes sensations. Et il écrit dans sa correspondance ces lignes qui reflètent son basculement politique. La révolution bolchévique américaine à la Roosevelt ne lui plaît pas, pas plus qu’aux écrivains de droite américaine (Stoddard, Grant, Fitzgerald, Yockey bien sûr, etc.) :

« Ceci est je le sais tout à fait américain qui est aussi le pays non seulement des parfaits peppys mais aussi des tout à fait crétins et ivrognes 100 pr 100. Vous parlez de gaîté, je ne connais rien de plus déchirant de plus sinistre que l'Amérique ce pays absolument dépourvu de vie profonde dès qu'on cesse de s'y exciter et qu'on commence à y réfléchir. (Lettre à Darling Karen, p. 218).

Il sombre dans l’antiaméricanisme primaire comme on dit, mais il s’exprime comme un René Guénon ou presque :

« Une impuissance spirituelle inouïe. Un lyrisme de Galeries Lafayette – des enthousiasmes d'ascenseur. L'âme pour eux c'est un trombone à coulisse et qui brille. Plus on a de projecteurs dessus et plus on est amoureux – une totale inversion, perversion, dépravation de toutes les mystiques. Une nation de garagistes ivres, hurleurs et bientôt complètement Juifs. »

Heureusement il leur reste encore le corps aux américains, aujourd’hui frappés de surpoids ou bien d’obésité.

« La nature qui veut sans doute qu'il reste des compensations divines en tout leur a donné ce corps admirable, ce miracle de grâce et de forme, une certaine ivresse musicale aussi, une poésie qui trompe, pénètre, comme celle de l'eau, souple, infiniment souple, tout à fait étouffante et meurtrière en très peu de temps. »

jeudi, 15 août 2024

Parution du numéro 475 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 475 du Bulletin célinien

Sommaire :

2024-07-08-BC-Cover.jpgCéline dans le journal de Dominique de Roux 

Opérateur de présence

Vengeresses Bagatelles

Philip K. Dick, lecteur de Céline

Souvenir d’Albert Paraz

Paraz et ses paradoxes

 

Céline l’abominable

Quand un membre du Barreau se mue en procureur…  Le 11 juin, le ”Palais littéraire et musical” organisait à Paris une conférence de Me Georges Teboul, “Céline, l’abominable homme des lettres”¹.  S’il  se dit admirateur de l’œuvre, sa  franche détestation de l’homme est bien dans l’air du temps. Les qualificatifs auxquels il a recours sont tous du même registre : “abject”, “salaud”, “immonde”, “ignoble”,… la liste n’est pas exhaustive. À ses yeux, Céline est méprisable d’un bout à l’autre de son existence. Le but déclaré de cette conférence était pourtant “de donner envie de le lire”. Pas sûr que cet ancien membre du Conseil de l’Ordre y soit parvenu. Bien de griefs peuvent être portés au débit du pamphlétaire racialiste et partisan de l’Axe. Mais l’erreur de Me Teboul consiste à se fier sans réserve à la série “Louis-Ferdinand Céline, le voyage sans retour” diffusée récemment sur France Inter.
 

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Laquelle constitue un procès à charge sans nuances, parfois insidieux. Un exemple entre tous : après avoir rappelé qu’aux yeux des nazis, il y avait, d’un côté, les constructeurs de la culture (les Aryens) et, de l’autre, les destructeurs de cette culture (les Juifs),   on donna à écouter ce dialogue entre Louis Pauwels et Céline (1959)  :  « – Quel est le genre d’hommes que vous aimez le plus ? – Le constructeur. – Et que vous haïssez le plus ? – Le destructeur. » Et l’auteur de cette série d’ajouter : “Troublant, n’est-ce pas ?” [sic]. En réalité, lorsque Céline loue les constructeurs, il fait référence, non pas aux nazis, mais à Henri IV qui mit en place une politique d’urbanisme moderne. En témoigne cette lettre à Maurice Lemaître datant de la même époque : « Du moment qu’il s’agit de violence et de ragots destructeurs, je vois rouge. Je suis de la lignée d’Henri IV, n’importe quoi, n’importe qui, mais construire ! jamais détruire ! jamais ! ».
 
L’autre erreur consiste à avaliser la thèse de Laurent Joly (qui ne fait d’ailleurs que reprendre l’affabulation d’Annick Duraffour) selon laquelle Céline était au courant de la solution finale et, pire, a milité pour elle. Comme rien ne vient corroborer cette assertion, l’historien en est réduit à dire qu’il en est “intimement persuadé”. Cela va à l’encontre de ce que tous les biographes de Céline disent, y compris le dernier en date : “Les mesures qu’il préconise contre les juifs se suffisent à elles-mêmes, sans qu’on aille jusqu’à lui prêter une idée ou un désir d’extermination. » (Henri Godard). Plus surprenant encore pour un légiste : évoquant  la thèse d’Anne Simonin relative à l’amnistie de Céline, Me Teboul affirme qu’elle “raconte n’importe quoi ” car “le document existe bien”. S’il est légitime de contester cette thèse², pourquoi la dénaturer ? Cette directrice de recherche au CNRS ne nie pas que ce document existe mais estime qu’il s’agit d’un faux en écriture publique puisque l’amnistie n’aurait jamais été évoquée lors des débats. Elle se base sur un courrier du Commissaire du gouvernement du tribunal militaire de Paris (au ministre de la Défense nationale, Jules Moch) attestant qu’à l’audience, l’application de la loi d’amnistie ne fut pas requise. On ne sait si cette déclaration est fondée mais copie de cette lettre figure en effet dans le dossier de la Cour de Justice³.  Moralité : il n’est pas requis d’être un docte céliniste pour traiter de ce dossier mais préférable de bien le connaître.
  1. (1) Conférence disponible sur Internet : https://www.youtube.com/watch?v=hfh1c8dxVeI
  2. (2) Anne Simonin, « À distance : Céline et ses juges (1949-1951) » : https://shs.hal.science/halshs-03658011
  3. (3) Lettre datée du 11 mai 1951 reproduite par Gaël Richard in L’Année Céline 2023, pp. 147-148.

jeudi, 27 juin 2024

Parution du numéro 474 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 474 du Bulletin célinien

2024-06-BC-Cover.jpgSommaire:

Un Céline méconnu

Pour saluer Bernard Pivot

Écrire contre Céline

Montaigne dans Voyage au bout de la nuit.

Sollers / Céline

Le monde littéraire est féroce. Le perspicace Jérôme Dupuis a rappelé que pendant des années Philippe Sollers (1936-2023) s’est targué d’avoir été l’un des grands artisans de la réhabilitation de l’auteur de Voyage au bout de la nuit ¹. Voire… Il y a quinze ans est sorti un recueil de tous les textes qu’il a consacrés à Céline depuis le début de sa carrière. Après un bref texte paru en 1963 dans le légendaire Cahier de l’Herne, il faut attendre… 1991 pour lire un nouveau texte de lui sur le sujet. Or, précise malignement Dupuis, la grande période de traversée du désert, ce furent les années 60, 70 et 80, où Sollers jugeait plus urgent de célébrer Lacan, Mao ou Casanova. Semblant devancer cette critique, Sollers concède, dans ce recueil, que « [sa] lecture de Céline aura été permanente, avec des hauts et des bas, en fonction de ce vers quoi [l’]entraînaient [sa] curiosité et [ses] passions du moment. »² Si Sollers n’a effectivement rien écrit sur le sujet durant ces années, il ne manqua pas de défendre l’écrivain à chaque fois qu’il fut sollicité. Ce fut notamment le cas en 1965 lorsque Le Nouvel Observateur lança une enquête sur Céline.

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Sollers s’y exprimait aux côtés d’Aragon, Vailland, Nadeau, Barthes, Butor et d’autres : « Les livres qui m’intéressent sont les derniers qu’il ait écrits. Les plus importants sur le plan de la technique (…). Les points de suspension, cette confluence permanente entre la parole et l’écriture, tout cela est très moderne. » Ou en 1976 dans l’émission “Une légende, une vie” diffusée sur la deuxième chaîne de la télévision française. Je me souviens aussi de sa défense de l’écrivain, plus tardive, face à un hâbleur qui avait commis un consternant factum contre Céline. Souvenir moins plaisant :  dans sa revue Tel quel, au mitan des années soixante, il lâcha les chiens sur Dominique de Roux, pourtant auteur d’un livre inspiré sur le natif de Courbevoie³.

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Dix ans plus tard, Marc Hanrez, ami de l’un et de l’autre, fut sur le point de les réconcilier. La mort prématurée du fondateur de L’Herne empêcha cette rencontre. C’était l’époque où Sollers avait pris ses distances  avec ce  qu’il appelait ses « engagements extrémistes ». Comme on sait, ils trouvèrent leur acmé avec ce maoïsme aussi échevelé que fol. Sans doute serait-il malvenu à un admirateur de Céline de tancer ce genre de dérive. Lorsqu’on lui rappelait ses textes délirants sur Mao, il s’en sortait par une pirouette en disant qu’il s’agissait de « poèmes » (!).

Quant au racisme célinien, il le qualifiait de « biologisme » en totale contradiction avec le génie de l’écrivain. Et d’ajouter que, pour le maoïste qu’il était, « il y avait beaucoup de Chine dans Rigodon ». Si pendant trois décennies Sollers ne l’a guère défendu,  c’est sans doute parce qu’il ne voulait pas être associé à  cette droite qui défendait Céline mordicus alors même que lui s’activait à l’extrême gauche. Le temps où Libération lui consacrera un supplément d’une douzaine de pages n’était pas encore venu4. Aujourd’hui l’écrivain est indéboulonnable et il est incontestable que Sollers fut l’un de ses exégètes les plus sagaces.

• Ouvrage collectif, Hommage à Philippe Sollers, Gallimard, 2023 (12 €).

Signalons la création d’un groupe sur facebook, « La Closerie de Sollers », fondé par Yannick Gomez.

  1. (1) « Entretien avec Jérôme Dupuis », Histoires littéraires, vol. XII, n° 46, avril-mai-juin 2011, pp. [13]-25.
  2. (2) Philippe Sollers, Céline, Écriture, 2009.
  3. (3) Jean-Louis Baudry, « Céline, véhicule à de Roux », Tel quel, n° 28, hiver 1967, pp. 88-89.
  4. (4) Spécial Céline, supplément de Libération, n° 1379, 25 octobre 1985.

samedi, 01 juin 2024

Parution du numéro 473 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 473 du Bulletin célinien

2024-05-BC-Cover.jpgSommaire:

Entretien avec Rémi Ferland

Bibliographie : la réception critique

Céline raciste, Ramuz racialiste ?

Robert Poulet, éditeur du Pont de Londres

 

 

Berlin, mars 1942

Relisant les souvenirs de Lucien Rebatet¹, je tombe sur ce passage où il évoque la conférence qu’il prononça à Berlin, le 20 janvier 1943, sur le thème “La France devant l’Europe”. Lieu : la salle des fêtes du “Foyer des ouvriers français” venus en Allemagne dans le cadre de la Relève¹. Coïncidence : quelques mois auparavant, en mars 1942, Céline l’avait précédé au même endroit. Dans son cas, il s’agissait d’un séjour privé (maquillé en voyage d’étude des réalisations médicales allemandes), destiné à remettre à Karen Marie Jensen la clé de son coffre à Copenhague. Mais les responsables locaux profitèrent de sa présence pour le prier de prononcer une allocution devant ces ouvriers. Aussi est-il intéressant de comparer ce qu’en rapporta le bulletin du Foyer (12 mars 1942)² avec ce qu’en dit Rebatet dans ses mémoires rédigés en prison, et aussi avec ce que relate Céline lui-même dans son mémoire en défense écrit en exil³.
 

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Selon Le Pont, l’“hebdomadaire de l’amicale des travailleurs français en Allemagne”, « Céline dressa un très sombre tableau de la situation et ne laissa entrevoir aucune issue. À un tel point, que les visages commençaient à montrer de l’étonnement, pour ne pas dire de l’indignation dans la salle comble. » Cinq ans après les faits, Rebatet se souvenait des propos de Céline tels qu’on les lui avait rapportés : « Quoi ! c’est simple. Tant qu’à faire, si on vous demande à choisir entre la chtouille ou la vérole, vous préférerez la chtouille. C’est du pareil au même : il vaut mieux encore les Fritz que les Popofs. » Et Rebatet de préciser qu’il tint à peu près le même langage que son confrère mais avec moins de verve, ce qui déçut son auditoire.
 
Quant à Céline, il restitua ainsi ces propres paroles : « Ouvriers français. Je vais vous dire une bonne chose (…), les Allemands disent qu’ils vont gagner la guerre, j’en sais rien. Les autres, les Russes, de l’autre côté, ne valent pas mieux. Ils sont peut-être pires. C’est une affaire de choix entre le choléra et la peste ! » Ce qui s’avère certain, c’est que dès le printemps 1942, Céline est réservé quant à l’issue du conflit : « Je pense à une guerre de quinze ans pour le moins, même d’évolution favorable ! ».
 

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Pour lui, les victoires éclair d’Hitler appartiennent alors au passé: on a désormais affaire à un combat d’usure entre deux camps, les Aryens et les autres. Est-ce alors ou plus tard qu’il confia à l’un de ses compagnons de voyage : « Ces gens-là sont foutus – ce sont les autres qui gagneront » ? Il observe en tout cas que « les bolchevistes sont beaucoup plus forts qu’on l’imagine. » 
 
La chute de Stalingrad confortera ce jugement. Bien plus tard il dira qu’après la défaite des armées allemandes en Russie, il y eut au sein du milieu collaborationniste «  des retournements byzantins ». Comme tous les Français de l’époque, il réagit en fonction des évènements. Il lit la presse et se tient au courant de tout, parfois aux meilleures sources. Du débarquement anglo-américain en Afrique du Nord à celui en Italie, l’actualité militaire ne fera que confirmer le mauvais pressentiment de Céline. Les dés sont jetés et l’exil inévitable.
 
Notes:
  1. (1) Lucien Rebatet, « L’inédit de Clairvaux” in Le dossier Rebatet, Éd. Robert Laffont, coll. “Bouquins”, édition établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon, 2015, p. 776.
  2. (2) Cet article, signé “Piche”, a été reproduit en juin 2009 dans Le Bulletin célinien. Repris par David Alliot (éd.), D’un Céline l’autre, Éd. Bouquins, 2021, pp. 498-501.
  3. (3) “Réponse à l’exposé du Parquet de la Cour de justice” in François Gibault, Céline, Éd. Bouquins, 2022, pp. 854-861.

samedi, 27 avril 2024

Parution du numéro 472 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 472 du Bulletin célinien

2024-04-BC-Cover.jpgSommaire :

L’affaire Pierrat (Erreurs et contrevérités) 

Le Céline de Meudon 

Actualité célinienne 

Acte de parole, acte d’écriture

 

Céline à la radio

À quand une grande émission littéraire consacrée à Céline ?  Ce qui a été diffusé le mois passé sur France Inter rappelle furieusement ce qui l’avait été en juillet 2019 sur France Culture. Dans les deux cas, on a affaire à une dizaine d’heures d’émission (en plusieurs épisodes) où les historiens ont  la part belle. Logique pour l’émission de Philippe Collin (2024) qui entend précisément apporter un regard historique ; ça l’était moins pour Christine Lecerf (2019),  traductrice  et  critique  littéraire.

C’est ce qu’avait déploré à l’époque Henri Godard qui lui avait accordé trois heures d’entretien (!) et dont seules quelques phrases furent retenues pour l’émission : « En dehors de la biographie, l’éclairage fut mis tout entier sur l’antisémitisme, au détriment de l’œuvre littéraire. Sur cette autre face de Céline, presque rien : de temps en temps quelques adjectifs et quelques exclamations ponctuelles (« grand écrivain », « quel écrivain ! » etc.) mais pas l’ébauche d’un commentaire qui tenterait de faire comprendre à des auditeurs qui ne connaissent pas l’œuvre sa nouveauté et sa puissance. »  Même constat aujourd’hui par Émile Brami : « Je pensais que le journaliste voulait faire quelque chose d’intéressant ; il a tout gommé. » 

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Par ailleurs, dans l’une et l’autre émission, on retrouve quasi les mêmes intervenants,  dont l’historienne  Anne Simonin. Celle-ci a raison de rappeler que la loi d’amnistie du 16 août 1947 (article 10-4) bénéficiant aux anciens combattants de la guerre 14-18 ne pouvait s’appliquer à Céline, ladite loi en excluant ceux qui avaient été condamnés pour faits de collaboration (article 25). Là où elle fait fausse route, c’est lorsqu’elle prête à Jean Seltensperger, rédacteur d’un réquisitoire clément, un machiavélisme ne correspondant pas du tout au personnage¹.

L’idée fut, selon elle, d’inciter Céline à rentrer en France et à se présenter devant ses juges :  « Une fois qu’ils auraient eu la main sur Céline, l’indignité nationale pouvait être couplée avec un autre article du code pénal (83-4) sanctionnant les actes de nature à nuire à la défense nationaleEt là, Céline faisait de la prison. » Cette fable, qu’elle avait déjà énoncée il y a six ans¹, ne cadre pas du tout avec la personnalité de ce magistrat, admirateur de Céline, qui avait d’ailleurs conservé par-devers lui la correspondance que l’écrivain lui avait adressée alors qu’il eût dû la déposer dans le dossier². Ironie de l’histoire : en imaginant cette stratégie judiciaire pour appâter l’inculpé,  l’historienne se met au diapason célinien. 

Suspicieux invétéré, n’imaginait-il pas en exil que « le moyen pour la justice de [l’] attirer à Paris, est de [lui] promettre la Chambre Civique… Une fois à Paris, on verra ce que l’on fera du lapin ! » ?  Il y aurait encore bien d’autre singularités à relever dans cette émission. Elle s’ouvre par les “Actualités” de la R.T.F. à la mort de Céline, dont cette affirmation de Claudine Chonez (1906-1995), longtemps proche du PCF, à propos de Bagatelles pour un massacre  :  « Il s’agissait tout simplement du  massacre  des  juifs. » [sic]   Le contresens n’est évidemment pas rectifié par le journaliste. Mais pouvait-il en être autrement, lui qui définit ainsi Céline : « une âme pathétique au service des passions tristes, un homme plus que gênant, un esprit venimeux » ?

• Émission « Face à l’histoire » de Philippe Collin : “Louis-Ferdinand Céline, le voyage sans retour”, France Inter, 26 mars 2024. Podcast disponible sur le site internet de cette radio.

  1. (1) Anne Simonin, « Céline a-t-il été bien jugé ? », L’Histoire, n° 453, novembre 2018, pp. 36-49.
  2. (2) Éric Mazet a publié cette correspondance dans L’Année Céline 1997, Du Lérot, 1998, pp. 10-48.

mardi, 16 avril 2024

Parution du numéro 471 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 471 du Bulletin célinien

2024-03-Cover.jpgSommaire :

Céline et Brassens, l’impossible filiation? 

Entretien avec Gaël Richard 

Céline dans Les Lettres françaises [1951-1953] 

Une lettre et une carte postale de Colette Destouches à Henri Mahé.

 

Un espion soviétique chez Céline

La nouvelle a fait l’effet d’une bombe dans le petit univers médiatique : pendant trente-cinq ans, Philippe Grumbach (1924-2003), directeur de L’Express, a renseigné les services secrets de l’URSS. Nous devons cette révélation à Vassili Mitrokhine, lieutenant-colonel du KGB, qui fut l’archiviste en chef du service secret soviétique durant une décennie¹.

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Quel rapport avec Céline ? C’est que ce Grumbach accompagnait Madeleine Chapsal à Meudon lorsqu’elle fit, pour cet hebdomadaire, le fameux entretien à l’occasion de la parution de  D’un château l’autre.  Roger Nimier, qui était à la manœuvre, suggéra l’idée à cette journaliste dont il était proche. Cela ne se fit pas sans mal comme elle s’en souvient : « Hurlement général ! C’était tout de même un journal de gauche, avec pas mal – allons y gaiement ! – de Juifs. Alors l’idée de donner beaucoup de place à Céline les avait beaucoup remués. Surtout Philippe Grumbach, qui était rédacteur en chef, et avait essayé de faire barrage. » Il tint pourtant à l’accompagner, voulant voir « la tête de l’ennemi des Juifs »².

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Cet entretien parut au printemps 1957 alors que Grumbach travaillait depuis dix ans pour les services secrets soviétiques. Une conférence de rédaction animée avalisa finalement la publication mais il fut décidé que le chapeau journalistique de cet entretien marquerait les distances de l’hebdomadaire avec l’écrivain sulfureux. L’entretien, titré « Voyage au bout de la haine », fut suivi d’une introduction relevant que les réponses de Céline « éclairent crûment les mécanismes mentaux de ceux qui, à son image, ont choisi de mépriser l’homme. » Quelques mois auparavant, l’Armée rouge avait réprimé dans le sang l’insurrection de Budapest, ce qui ne dissuada pas Grumbach de maintenir un contact fréquent (et rémunéré³) avec ses interlocuteurs soviétiques. Après cette invasion, le communiste militant qu’était Roger Vailland prit, lui, ses distances avec le PCF. Tout en collaborant à La Tribune des Nations, hebdomadaire dirigé par André Ulmann, agent d’influence soviétique. Il y défendait les positions diplomatiques de l’URSS dans cette revue qui avait un certain écho car envoyée aux ministères et aux principaux décideurs, ainsi qu’à de nombreuses ambassades. Durant une vingtaine d’années, il reçut plus de trois millions de francs et, en prime, une décoration soviétique. C’est dans cette publication que Vailland signa, un mois avant le procès devant la Cour de justice, son article fielleux,  « Nous n’épargnerions plus L.-F. Céline ». Lorsque Grumbach fut harponné par le KGB, il était proche du PCF alors totalement inféodé à Moscou. Incompatibilité majeure avec Céline qui notait dès 1936 que « les Soviets donnent dans le vice, dans les artifices saladiers (…) :  ils essayent  de farcir l’étron, de le faire passer au caramel. ». Et de conclure : « C’est ça l’infection du système. »

  1. (1) Cf. Étienne Girard, « Le directeur de L’Express était un agent du KGB », L’Express, 15 février 2024. Voir aussi le livre de Vincent Jauvert, À la solde de Moscou (Politiques, journalistes, hauts fonctionnaires… Révélations sur ces Français qui espionnaient pour l’Est), Le Seuil, 2024.
  2. (2) Propos recueillis par Tristan Savin in Lire, hors-série n°7 (“Céline, les derniers secrets”), 2008. À la page 278 de L’Année Céline 2022 est reproduite une photo de Madeleine Chapsal, Philippe Grumbach et Céline à Meudon.
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    (3) À titre d’exemple, entre 1976 et 1978, Grumbach a perçu 399.000 francs, soit l’équivalent de 252.000 € de 2022, en tenant compte de l’inflation, selon les coefficients de l’INSEE. Mitrokhine rapporte que Grumbach “était entré au KGB pour des raisons idéologiques en 1946, puis avait commencé à travailler pour de l’argent quelques années plus tard pour améliorer ses revenus de journaliste et s’acheter un appartement à Paris”.

jeudi, 14 mars 2024

Louis-Ferdinand Céline et la malédiction du pacifisme

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Louis-Ferdinand Céline et la malédiction du pacifisme : ou pourquoi les vrais pacifistes se font toujours traiter de nazis et de collabos par les humanistes et autres défenseurs des droits

Nicolas Bonnal

On l’a vu avec Trump : les pacifistes sont toujours considérés comme des nazis. Celui qui veut l’humanité cuite au nucléaire (péril chinois, russe, arabo-iranien, nord-coréen, etc.) est le héros humanitaire et démocrate et nobélisable. C’est le Malhuret qui menace tout le monde « pétainiste-poutiniste » ou « wokiste-poutiniste » (et la croisade LGBTQ de Biden et Ursula-Macron alors ? Elle est wokiste la Russie ?) comme il menaçait hier les non-vaccinés.

Mais on ne la refera pas leur république. Elle aime s’envoyer en l’air sur les champs de bataille – et ce depuis le début.

C’est comme ça, on ne discutera pas. On nous fait le coup de Churchill à chaque fois, l’homme qui rasa gratis l’Allemagne, affama l’Inde et livra l’Europe à la Russie soviétique.

On rappelle ce que l’on peut dire sur cette histoire de Céline et du pacifisme.

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Dans le Voyage au bout de la nuit le mot n’apparaît pas.

Dans les pamphlets le mot apparaît et désigne Léon Blum et sa bande, mais ce sont eux bien sûr dit Céline qui veulent la guerre. A la fin de Bagatelles il se dit quand même plus pacifiste que Blum. Le partisan de la paix (Macron, Biden, Malhuret, Valls, BHL) veulent atomiser la Russie ou la repousser (on ne leur a pas encore dit que ce serait difficile ?) jusqu’au Kamtchatka mais c’est parce qu’ils sont pacifistes. En ordonnant à Sarkozy de détruire la Libye, BHL précisait qu’il le faisait parce qu’il détestait la guerre.

Toute ressemblance avec la novlangue, etc.

Après la guerre, Céline se désignera comme pacifiste. Mais les pacifistes sont alors les nazis, comme Charles Lindbergh et les partisans d’America First en Amérique (Hitchcock les accuse de nazis, les pacifistes ricains : voyez mon livre). John T. Flynn reprochera à Lindbergh sa bourde du 11 septembre (tiens, tiens, c’est le jour du honni discours de Des Moines !) lorsque Lindbergh accuse le gouvernement américain, les Anglais mais aussi les Juifs de pousser à la guerre. C’était la fin pour les pacifistes américains, et ils seraient nazifiés ad vitam. Depuis lors toutes les interventions militaires sont jugées favorablement et célébrées en Amérique. C’est le Truman (Harry) chaud qui commence !

Raser et bombarder le monde au nom de la lutte contre la barbarie.

Sinon on est nazi.

Evidemment on pourrait dire que l’on se paie de mots et qu’on n’ira pas loin. Céline encore :

« Si c’était par la force des mots on serait sûrement Rois du Monde. Personne pourrait nous surpasser question de gueule et d’assurance. Champions du monde en forfanterie, ahuris de publicité, de fatuité stupéfiante, Hercules aux jactances. Pour le solide: la Maginot ! le Répondant : le Génie de la Race ! Cocorico ! Cocorico ! Le vin flamboye ! On est pas saouls mais on est sûrs ! En file par quatre ! Et que ça recommence ! »

Céline se trahit le 6 août 1946 (premier anniversaire d’Hiroshima) dans une lettre :

« Si j’ai attaqué les juifs c’est que je les voyais provocateurs de guerre et que je croyais le national-socialisme pacifiste ! ».

C’est vrai que le national-socialisme en a déçu beaucoup après. S’il avait fini l’Angleterre au lieu de s’en prendre à la Russie… Le grand scénariste Dalton Trumbo était opposé à l’intervention contre l’Allemagne jusqu’au 22 juin 41. Il était communiste, et il croyait au pacte germano-soviétique.

Il dit aussi dans une autre lettre notre écrivain :

« Je n’ai jamais été nazi. Je suis un pacifiste et c’est tout. J’ai été antisémite par pacifisme. »

Cela suffit à diaboliser le pacifisme.

D’où les guerres à mort à venir contre la Chine ou la Russie etc.

Trump devra faire guerre ou il sera tué et remplacé : par amour de la paix.

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L’économiste-philosophe-historien-pacifiste juif libertarien Murray Rothbard (foto) souligne cette infamie avec le sourire. Mais c’est hélas somme ça. C’est parce qu’on adore la paix partout qu’on veut la guerre, la guerre universelle. Il faut faire un monde sûr pour la démocratie dit le couillon Wilson qui brise l’Europe et crée en 1918 le soviétisme et les conditions du nazisme. Mais rien ne les arrêtera. On le cite encore et toujours notre Ferdinand furioso :

« Une telle connerie dépasse l’homme. Une hébétude si fantastique démasque un instinct de mort, une pesanteur au charnier, une perversion mutilante que rien ne saurait expliquer sinon que les temps sont venus, que le Diable nous appréhende, que le Destin s’accomplit. »

Pacifisme donc : le mot n’est pas présent dans le Voyage. C’est quand il parle à Lola que notre pacifiste sans le savoir parle le mieux de son refus de la guerre. Il y a le refus de la guerre perso, charnelle, et le refus de la guerre totalitaire, globale (la Deuxième Guerre, la première est encore humaine, elle a encore des relents charnels franco-allemands, c’est celle d’Adenauer et de De Gaulle). Ici Céline parle de la première et il en est bouleversant parce qu’il dit honnêtement qu’il veut sauver sa peau et ne pas mourir pour rien, même s’il va en perdre l’amour de sa belle américaine (il aurait dû se taire peut-être ? Mais il n’a jamais su se taire ce fanfaron avec la Lola) :

« ce qu’il y a dedans… Je ne la déplore pas moi… Je ne me résigne pas moi… Je ne pleurniche pas dessus moi… Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir. »

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Ce « Je ne veux plus mourir » est sublime. Mais il fallait dire peut-être à la belliciste yankee : je ne veux pas mourir comme ça ou pour ça (pour la république ou même Jeanne d’Arc car la Lola le bombarde avec Jeanne d’Arc et on utilise alors la figure de Jeanne pour vendre des bons du trésor-guerre en Amérique). Le jeu de la vérité en valait-il la chandelle ? Il n’est pas traité de nazi mais de lâche. Il insiste quand même avec un bon jeu de mots :

— Alors vivent les fous et les lâches ! Ou plutôt survivent les fous et les lâches ! Vous souvenez-vous d’un seul nom par exemple, Lola, d’un de ces soldats tués pendant la guerre de Cent Ans ?… Avez-vous jamais cherché à en connaître un seul de ces noms ?… Non, n’est-ce pas ?… Vous n’avez jamais cherché ? Ils vous sont aussi anonymes, indifférents et plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papier devant nous, que votre crotte du matin…

La postérité c’est pour les asticots dira-t-il.

Puis dans un bel élan infinitif notre auteur assène (son prof prisonnier Princhard en fait, l’idole du début du Voyage) :

« Engraisser les sillons du laboureur anonyme c’est le véritable avenir du véritable soldat ! Ah ! camarade ! Ce monde n’est je vous l’assure qu’une immense entreprise à se foutre du monde ! Vous êtes jeune. Que ces minutes sagaces vous comptent pour des années ! »

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Mais finalement on lui laisse quand même le dernier mot parce que c’est Céline et parce qu’il a raison. La guerre démocratique, humanitaire ou pacifiste… la guerre pacifiste est un scandale éternel à l’horizon. Charles Beard l’a dit en Amérique que ce sera « la guerre perpétuelle pour une paix perpétuelle » :

« Les hommes qui ne veulent ni découdre, ni assassiner personne, les Pacifiques puants, qu’on s’en empare et qu’on les écartèle ! Et les trucide aussi de treize façons et bien fadées ! Qu’on leur arrache pour leur apprendre à vivre les tripes du corps d’abord, les yeux des orbites, et les années de leur sale vie baveuse ! »

Princhard conclut avec infinitifs, accumulation et gradation :

« Qu’on les fasse par légions et légions encore, crever, tourner en mirlitons, saigner, fumer dans les acides, et tout ça pour que la Patrie en devienne plus aimée, plus joyeuse et plus douce ! »

Ils vont faire la guerre à cette Russie (qui est trop molle depuis le début, je suis d’accord avec Craig Roberts, et aura donc enhardi tous les pacifistes démocrates et démocratiques et autres) et on aura les charniers remplis et puis niés, et on aura la Bombe, et on aura la chasse aux collabo-pacifistes.

On sait comment finit Jean Jaurès.

lundi, 26 février 2024

Parution du numéro 470 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 470 du Bulletin célinien

Sommaire :

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Le modèle de Mme Bérenge : Barbe Domis (1856-1935) 

Entretien avec Stéphane Zagdanski 

Bagatelles pour un massacre loué par un militant sioniste (1944) 

Divorce à Rennes 

De Céline à Beethoven 

Ramuz et Céline

Céline chez Paul Morand

Passionnant Journal de guerre de Paul Morand, surtout le premier tome où on le voit à Vichy, au cœur du pouvoir. Recruté au printemps 1942 au cabinet de Pierre Laval, il note tout ce qui se dit, notamment lors des déjeuners où il côtoie le président du Conseil revenu aux affaires après avoir connu un purgatoire politique de plus d’un an. Dans ce journal de 2.000 pages (!), il est peu question de Céline. On a confirmation de quelques éléments ; ainsi, c’est bien à la demande de Darlan (ministre de la Guerre) que Les Beaux draps furent interdits par Pucheu (ministre de l’Intérieur) en zone non occupée¹. Autre confirmation : la participation de Céline à un déjeuner chez les Morand, le 22 avril 1943 ², en compagnie de Benoist-Méchin, Louise de Vilmorin et Jünger. C’est lors de ce déjeuner que Céline confie avoir été invité à visiter Katyn, invitation qu’il déclinera. 
 

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Propos confirmé par Jünger dans son Journal.  Après la chute de Stalingrad et le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord, Céline sait que la partie est perdue : il assure alors à Morand qu’il restera en France avec pour conséquence que « les Soviets le feront tomber dans une fosse Katyn ».  Dans une lettre censurée par Je suis partout, il écrira : « La fosse de Katyn est plus vaste qu’on l’imagine – Je suis porté à croire qu’elle va jusqu’aux Tuileries. » Il sera à nouveau invité le mois suivant (5 mai), cette fois en compagnie de Josée Laval, Heller et Jardin, directeur de cabinet de Laval. C’est l’époque où Céline tient des propos hallucinés. Morand les rapporte dans son journal : « Sa thèse est qu’Hitler est “l’hystérique de service”, manœuvré par les trusts, lesquels sont d’accord avec Londres et Washington, que tout cela c’est faire le jeu des Soviets, que Laval s’en ira, et nous tous avec. » 
 
Alors que Céline vomissait le régime de Vichy et n’avait que sarcasmes à l’égard de Laval,  Morand, légaliste et admiratif, lui resta fidèle jusqu’au bout. « C’était un homme très bon, très juste, détestant la guerre, la ruine, le meurtre, le sang, la violence. », écrit-il à l’automne 1945. On sait que l’approchant à Sigmaringen, Céline révisa son jugement. Morand et Céline avaient, en revanche, les mêmes vues sur ce qu’il aurait fallu faire et surtout ne pas faire. Morand : « Je considère qu’il ne fallait pas déclarer la guerre à l’Allemagne, mais attendre. De mes voyages, j’étais revenu persuadé que, même en cas de victoire, la France sortirait d’une guerre puissance de deuxième ordre et qu’il fallait à tout prix maintenir le plus longtemps possible la fiction France puissance de premier ordre, grâce à la paix. » Comme en écho, Céline dira : « Nous avions le prestige d’avoir gagné 14-18. Il fallait conserver ce prestige à toute force, n’importe comment, ne pas le mettre en péril, ne pas le mettre sur la table. » S’ils se sont l’un et l’autre retrouvés en piètre situation après la défaite, ils gagneront la partie en littérature. La seule qui compte pour des écrivains.

• Paul MORAND, Journal de guerre, I (Londres – Paris – Vichy, 1939-1943) & Journal de guerre, II (Roumanie – France – Suisse, 1943-1945), Gallimard, coll. “Les cahiers de la nrf”), 2 vol. de 1028 et 1042 p. Édition établie, présentée et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon (27 & 35 €)

  1. (1) Les autorités allemandes désapprouvèrent cette interdiction.
  2. (2) Et non le 23 comme indiqué ici et là : dans son journal, Paul Morand relate le déjeuner ce jour mais, dans son agenda, sa femme, Hélène Morand, le note la veille, tout comme Jünger. C’est au cours de ce déjeuner que Céline fait part de ses craintes à son hôte : « J’aimerais pouvoir prendre mes dispositions car je serai dans les cinq ou six premiers. Vous n’êtes que dans la première centaine. »

jeudi, 12 octobre 2023

Parution du numéro 466 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 466 du Bulletin célinien

Sommaire :

2023-10-BC-Cover.jpgGare de l’Est. L’expert n’est plus aussi catégorique 

“La Cour de cassation refuse l’amnistie à Céline” (1951) 

Iconographie célinienne 

Le Non-dit dans Voyage au bout de la nuit 

Actualité célinienne.

Tribunal

C’est le 4 septembre qu’eut lieu au Tribunal judiciaire de Nanterre l’audience opposant les ayants droit de Céline à ses descendants. Une demi-douzaine de ceux-ci, représentés par l’un de ses arrière-petits-fils, dénoncent l’exploitation des milliers de feuillets retrouvés il y a deux ans et revendiquent le droit de divulgation ainsi que l’exercice du droit moral. Et ce plus de soixante ans après la disparition de l’écrivain. L’assignation compte 58 pages et se lit comme un roman. On y découvre que Céline était très attaché à ses petits-enfants… qu’il n’a jamais vus, hormis l’aîné, Jean-Marie Turpin, qu’il ne rencontra qu’une seule fois et qu’il ficha à la porte. Pour le reste, le mémoire adressé aux ayants droit mêle considérations littéraires et arguments juridiques : l’avocate y fait référence à la jurisprudence tout autant qu’au Code civil et au Code de la propriété intellectuelle. Telle est sa position : « Céline n’ayant pas désigné sa veuve comme exécutrice testamentaire, celle-ci n’était pas titulaire du droit de divulgation de ses œuvres posthumes même si elle l’a exercé [notamment pour la publication du Pont de Londres et de Rigodon, ndlr]. La loi est claire ; ce droit moral revient aux descendants. »
 
Le hic c’est qu’après la mort de Céline, sa fille a renoncé, pour elle et ses enfants mineurs, à l’héritage avec tout ce que cela implique. Ce 4 septembre, il s’agissait d’une audience de mise en état : il s’agit de l’étape pendant laquelle les parties échangent leurs pièces et conclusions, afin que l’affaire soit prête à être plaidée devant le juge. On en est loin : cet été, l’avocate des plaignants, Claire Simonin, a déposé pas moins de 69 pièces. Comme c’était prévisible, le conseil des ayants droit, Annick Coignard, a demandé un report afin de pouvoir les examiner. C’est dire si cette affaire risque de durer aussi longtemps que la guerre en Ukraine. Me Simonin n’a pas craint elle-même de pronostiquer « une longue bataille juridique incertaine [sic] »². Le BC a déjà consacré deux articles à ce litige³ et n’a pas manqué d’offrir à Guillaume Grenet l’occasion de donner son point de vue. On peut regretter que, sous un fallacieux prétexte, celui-ci ait finalement renoncé à nous accorder un entretien.
 

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Quoiqu’il en soit, son point de vue est connu grâce à la presse qui l’a interrogé à ce sujet. On sait, par exemple, qu’il réclame, à titre de dommages et intérêts, 2 € par exemplaire vendu de Guerre, Krogold et Londres, soit environ 500.000 € ³. Résolument hostile à toute réédition des pamphlets (même une édition “encadrée” par des historiens), Guillaume Grenet dénonce avec force les « monstruosités » dont son arrière-grand-père s’est rendu coupable.  Ce qui a suscité cette réflexion d’un journaliste bien connu des céliniens : «  J’avoue que je ne suis pas du tout convaincu par ces gens qui se réveillent des décennies plus tard en jouant les belles âmes avec les pamphlets pour obtenir autre chose. »
  1. 1) Propos rapporté par Laurent Valdiguié, « “Nous, les descendants de Céline, on nous a tout volé” », Marianne, 6-12 octobre 2022.
  2. 2) M. Laudelout, « Bagarre autour de l’héritage » (BC n° 462, mai 2023) & « Descendants versus ayants droit » (BC, n° 464, juillet-août 2023).
  3. 3) Il est juste de préciser que, le 19 juin, un autre arrière-petit-fils, Pierre Turpin, chercheur en biologie moléculaire à Berkeley (Californie), a déclaré sur la page facebook de la Société des Lecteurs de Céline : « Je fais don des [hypothétiques, ndlr] gains financiers de cette action à une organisation caritative. »

samedi, 16 septembre 2023

Parution du numéro 465 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 465 du Bulletin célinien

Sommaire:

Jean Fontenoy et Céline

Bibliographie : les témoignages  - Les souvenirs du cuirassier Pavard

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Billevesées

Inénarrable Benoît-Jeannin ! Dans un article sur les manuscrits retrouvés, il revient sur son admiration passée pour Céline. Elle fut écornée, confie-t-il, par sa rencontre avec un normalien qui lui affirma, au mitan des années soixante, « témoignage de son oncle à l’appui, que Céline était loin d’être le “médecin des pauvres” qu’il prétendait ».  Durant sa carrière médicale, le docteur Destouches a essentiellement travaillé dans des dispensaires de la banlieue ouvrière (Clichy, Sartrouville, Bezons). Sa patientèle était donc composée de gens pauvres.  Pourquoi diable faut-il remettre ça en question? Mais Benoît-Jeannin ajoute : « J’avais depuis longtemps fait la part des choses et j’en étais arrivé à ne plus supporter le personnage qui avait affabulé toute sa vie. » Et de conclure gauchement : « Bref je n’étais plus célinien. » Admirable ! Reprocher à un romancier d’affabuler est d’une nigauderie patentée. D’autant que Céline n’a cessé de mythifier son personnage, ayant fait de sa vie la matière romanesque de son œuvre. Benoît-Jeannin affirme aussi qu’il était le « chouchou des autorités allemandes d’occupation ». Faux : les Allemands révéraient Claudel, Montherlant, Giraudoux, Chardonne. Pas Céline. Exception notable : Karl Epting. En 1942, Bernhard Payr, érudit littéraire nazi, publie un ouvrage sur l’état de la littérature en France. Il y juge sévèrement Céline qui « a remis en question à peu près tout ce que l’être humain a produit de valeurs positives et l’a traîné dans la boue. » Et lui reproche, cela va de soi, son « langage ordurier ». Ce docteur en philologie n’était pas n’importe qui : il dirigeait l’“Amt Schrifftum” (dépendant de l’Office Rosenberg), instance de surveillance de ce qui s’éditait en Allemagne et dans les pays occupés. Telle était la position officielle des nationaux-socialistes à l’égard de Céline.

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À la suite de Philippe Alméras et d’Odile Roynette, Benoît-Jeannin met en doute la validité de la réforme dont Louis Destouches bénéficia en décembre 1915. Or les archives médicales sont formelles : sa blessure au bras provoqua une paralysie qui prédominait sur l’extension des doigts de la main droite. On a même décelé une “dégénérescence” de son nerf radial au niveau de la main. Le Dr Loisel, qui a étudié la question, précise qu’il ne pouvait rigoureusement plus effectuer le geste fin d’actionner une gâchette. Le cuirassier était donc inutilisable au front. Roynette était au printemps dernier l’invitée d’une discussion télévisée sur Céline¹. Elle n’a pas craint d’affirmer que “l’esprit de la Résistance” s’est incarné dans le sauvetage des manuscrits. Elle ne dit pas s’il s’est incarné dans la disparition des œuvres de Degas et de Gen Paul qui se trouvaient aussi dans l’appartement… L’historienne fait également sienne l’affirmation de Taguieff selon laquelle Céline fut un agent des services de renseignements allemands. Émile Brami, qui participait également à ce débat, a rétorqué que, selon lui, on ne peut pas accuser quelqu’un d’un fait aussi grave sans apporter des preuves. Et d’affirmer, ce que nous savions déjà, que Taguieff sollicite les documents. Ce n’est pas défendre Céline que de rétablir les faits,  ce qui n’excuse en rien  les actes ou écrits dont il est réellement coupable.

• Maxime BENOÎT-JEANNIN, « Céline’s War » in Que faire ? [Bruxelles], n° 5, novembre 2022, pp. 83-96 (20 €)

  1. (1) Émission « Les Cinq livres » de Pierre Assouline : “Que faire de Céline ?”, avec Émile Brami, Odile Roynette et Philippe Roussin, Akadem, 25 mai 2023 [https://akadem.org/magazine/les-cinq-livres-librairie/que-faire-de-celine/46767.php]

vendredi, 04 août 2023

Parution du numéro 464 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 464 du Bulletin célinien

2023-07-08-BC-Cover.jpgSommaire :

- Descendants versus ayants droit 

- Réédition de Céline en Bretagne 

- Entretien avec Yannick Gomez 

- Biographies 

- Nabe et Mergen persévèrent dans l’erreur.

Héritiers

Les céliniens l’ont échappé belle. Si Colette Destouches (1920-2011) n’avait pas renoncé à l’héritage, ce serait ses enfants et petits-enfants qui, aujourd’hui, prendraient les décisions éditoriales. On a compris que, si cela ne tenait qu’à eux, les inédits n’auraient pas vu le jour (voir l’article “Descendants versus ayants droit” dans ce numéro). Certes on peut estimer, comme eux, que ces textes n’ont pas leur place dans la collection “Blanche”; les “Cahiers de la Nrf” eussent été plus adaptés à ce corpus.  Et bien entendu la Bibliothèque de la Pléiade où ils ont à présent trouvé leur place naturelle. Mais si la décision de publier dépendait de Guillaume Grenet (l’un des arrière-petits-fils qui s’est fait le porte-parole de la famille), on attendrait encore la publication de ces textes. Et même s’il ne s’agit que d’ébauches, ils apportent des éléments passionnants à la fois pour la génétique des textes, l’étude du style en évolution, et même la biographie¹. Quant aux pamphlets, les descendants sont viscéralement opposés à toute réédition. Grenet appelle de ses vœux “une censure pure et dure” ², ce qui va sûrement lui attirer des sympathies. Mais est-il normal que l’édition canadienne établie par un spécialiste patenté ne soit pas disponible dans son pays ? Signalons, à ce propos, que la législation canadienne a récemment changé : elle s’aligne désormais sur la loi française. Toute œuvre entre désormais dans le domaine public 70 ans (et non plus 50) après le décès de l’auteur. Heureusement la nouvelle loi n’a pas d’effet rétroactif : les œuvres tombées dans le domaine public avant sa promulgation y demeurent. Qu’on le veuille ou non, les pamphlets font partie de l’œuvre et représentent cinq ans de sa vie d’écrivain. Faut-il rappeler que malgré ses outrances et ses trivialités, Bagatelles pour un massacre (“génial et malfaisant ”, selon Charles Plisnier) est un grand livre ? Et l’épilogue des Beaux draps une merveille ? Céline ne cesse pas d’être écrivain lorsqu’il écrit ses brûlots. On est un peu gêné de rappeler ces évidences…
 
 
Quant à la belle exposition consacrée aux manuscrits retrouvés, elle n’aurait pas pu être tout à fait la même si les descendants avaient eu leur mot à dire : ils estiment, en effet, que certaines pièces n’auraient pas dû y s’y trouver car appartenant au domaine privé.  Avec un autre ayant droit, le libéralisme dont fait preuve  François Gibault  à l’égard des revues céliniennes (dont celle que vous avez entre les mains) nous aurait manqué. Comme il l’a confié récemment, c’est lui qui, en tant que conseil de l’ayant droit, prenait les décisions d’importance secondaire³. L’Année Céline, Études céliniennes et, plus modestement, le Bulletin  ont publié  lettres et documents  appartenant à sa collection sans qu’il n’y trouvât ombrage. Nous ne sommes pas assurés du tout qu’avec les héritiers de l’écrivain, cela se serait passé de la même façon. Gibault a, par ailleurs, toujours défendu l’écrivain dans les médias et à la tête de la Société d’Études céliniennes. Aurait-on trouvé la même constance à promouvoir l’œuvre si Lucette n’avait pas été détentrice du droit moral et patrimonial ?  Rien n’est moins sûr…
  1. (1) Le prochain colloque de la Société d’Études céliniennes (qui aura lieu à l’Université de Nantes l’année prochaine) sera entièrement centré sur ces textes. Vingt communicants sont déjà inscrits.
  2. (2) Propos recueillis par Sonia Devillers dans son émission « L’invité de 9 h 10 », France Inter, 19 juin 2023.
  3. (3) « Les Conversations de Paul-Marie Coûteaux » : “Me Gibault, avocat de Kadhafi et héritier de Céline”. TV Libertés, 18 juin 2023.

samedi, 10 juin 2023

Parution du numéro 463 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 463 du Bulletin célinien

Sommaire :

2023-06-Cover.jpgLe goût de Céline chez Sollers

Krogold face à la critique

Céline loin des Lumières

Entretien avec Maxim Görke

Céline et Mirbeau

Gen Paul et Céline

 

 

Retour dans la Pléiade

Il faut savoir beaucoup de gré à Henri Godard, Pascal Fouché et Régis Tettamanzi pour le travail magistral accompli dans cette nouvelle édition de la Pléiade. Rappelons à ceux qui possèdent déjà l’œuvre romanesque dans cette collection que seuls deux volumes apportent, avec l’exégèse requise, un corpus inédit. À ne plus confondre avec les deux premiers volumes de l’édition précédente ; avant cette année, pour lire l’œuvre dans l’ordre chronologique de leurs phases de rédaction, il fallait lire les volumes dans l’ordre suivant : I, III, IV et II !  Cette tomaison est abandonnée ; désormais, les quatre volumes sont classés par grandes périodes d’écriture : Romans 1932-1934 (comprenant Voyage au bout de la nuit, avec notamment des séquences inédites du manuscrit et du dactylogramme, et ce que l’éditeur nomme “textes retrouvés” : La Volonté du roi Krogold, Guerre et Londres) ; Romans 1936-1947 (comprenant Mort à crédit, augmenté de dix séquences du roman dans la version du manuscrit retrouvé ;  Casse-pipe suivi de ce que l’éditeur nomme “scènes retrouvées” ; et Guignol’s band). N’étant pas affectés par les découvertes de l’été 2021, les deux derniers volumes demeurent inchangés et sont seulement rebaptisés en Romans 1952-1955 et Romans 1957-1961.

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À moins d’être un collectionneur éperdu de toutes les éditions céliniennes, seule l’acquisition des deux premiers volumes cités s’impose pour découvrir de l’inédit non procuré par la collection “Blanche”.  Idéalement – puisqu’il s’agit de textes non  achevés – il aurait fallu réserver Guerre, Londres et Krogold à la “Bibliothèque de la Pléiade”, et aux “Cahiers de la NRF” mais, outre les impératifs commerciaux, il est naturel de songer au grand public.

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Au moins ces inédits ne lui ont-ils pas été présentés comme des “romans” puisque non avalisés par Céline qui les considérait à juste titre comme des textes non aboutis. Ajoutons que les deux nouveaux volumes de la Pléiade comprennent un avant-propos inédit de Henri Godard pour le premier et une préface actualisée pour le deuxième. Ses commentaires sagaces font litière de l’affirmation de certains selon laquelle Guerre  serait un texte écrit en 1930-1931 destiné, à l’origine, à être intégré dans Voyage au bout de la nuit.

Cette hypothèse est, on s’en souvient, celle de l’universitaire italien Pierluigi Pellini¹. Il n’est pas le seul dans ce cas : en France aussi il se trouve deux ou trois céliniens qui le pensent aussi. Or Guerre ne peut avoir été écrit à la même période que Voyage puisqu’y figurent des bribes de Krogold. Lequel fut rédigé, comme on le sait, après la parution de son premier roman. Mais la grande découverte apportée par ces inédits est qu’après le fabuleux retentissement de Voyage, Céline a longuement tâtonné. Et n’a donc pas trouvé d’emblée ce qui sera désormais son style : celui inauguré par Mort à crédit. Auparavant il adopta encore, dans ces tentatives que sont Guerre et Londres, un langage proche de l’oralité populaire qui était celui de Voyage.  Sa révolution  stylistique  sera la consécration  d’un éprouvant et patient labeur.

  • L.-F. Céline, Romans 1932-1934 & Romans 1936-1947, Gallimard, coll. “Bibliothèque de la Pléiade”, 2023, 1552 p. et 1956 p. (70,50 et 78,50 euros, prix de lancement jusqu’au 31 décembre).
  1. (1) Giulia Mela et Pierluigi Pellini, « Genèse d’un best-seller. Quelques hypothèses sur un prétendu “roman inédit” de Louis-Ferdinand Céline », ITEM, Paris, Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS), 22 juillet 2022.  Voir aussi Marc Laudelout, « Guerre antérieur à Voyage ? », Le Bulletin célinien, n° 454, septembre 2022.

jeudi, 11 mai 2023

Parution du numéro 462 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 462 du Bulletin célinien

Sommaire :

2023-05-BC-Cover.jpgUn entretien inédit avec Céline (1960)

Retour dans la Pléiade

Bagarre autour de l’héritage

Une amie méconnue : Blanche Chauvenet alias Blanchette Fermon

Entretien avec David Labreure

Céline, la guerre et la Lys en 1914.

 

Moralisme

Lorsqu’un ancien premier ministre¹ déclare, dans une émission télévisée, qu’il admire Céline sans pour autant partager ses idées, il s’attire cette réplique de l’animateur suscitant les rires du public : « Donc, vous êtes un peu schizo ? »¹ De plus en plus difficile de faire admettre aux nouvelles générations que l’on peut apprécier un écrivain dont on réprouve les idées. Je donne volontiers, pour ce qui me concerne, l’exemple d’Aragon, auteur (entre autres) de ce beau roman qu’est La Semaine sainte (1958), et qui fut, comme chacun sait, un stalinien de l’espèce répulsive. Au cours d’un récent déjeuner qui réunissait des amis céliniens dans la capitale belge, Christian Mouquet, président de la Société des Lecteurs de Céline, me faisait observer que cette ouverture d’esprit est davantage répandue à droite qu’à gauche. Cela se vérifie avec la prolifération des « sensitivity readers » qu’on pourrait traduire par « démineurs éditoriaux ». Il s’agit de personnes vigilantes débusquant dans les œuvres littéraires des contenus pouvant être perçus comme offensant ou contenant des stéréotypes ; elles rédigent ensuite, pour les maisons d’édition qui les rétribuent, un rapport suggérant des suggestions de réécriture. 
 
Cette profession, en vogue de l’autre côté  de l’Atlantique, risque fort de fleurir bientôt ici. Les œuvres d’Agatha Christie, Roald Dahl, Mark Twain et Ian Fleming ont déjà dû passer sous les fourches caudines de ces nouveaux censeurs. Ainsi les aventures des détectives Miss Marple et Hercule Poirot ont été modifiées par la maison Harper Collins afin d’éradiquer toute expression potentiellement offensante pour le lecteur contemporain. Toute mention faite d’une personne noire, juive ou gitane est appelée à disparaître.
 

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Ce genre de réaction ne date pas d’hier. On se souvient que dans son Ferdinand furieux (1979), Pierre Monnier fait un portrait attachant de Paul Lévy qui, quoique juif, apporta son soutien inconditionnel à Céline alors exilé au Danemark. L’auteur notait, au passage, qu’il avait un type juif très marqué.  Que n’avait-il pas dit là ?!  Rendant compte du livre, Bertrand Poirot-Delpech, feuilletoniste littéraire au Monde, y discerna un signe d’antisémitisme ! Rappelant ce fait, son fils, Frédéric Monnier, indiquait avec ironie : « C’est à partir de ce moment-là que mon père et moi avons décidé de ne plus dire qu’Houphouët-Boigny avait l’air noir. »²
 

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Dans la Mystérieuse Affaire de Styles (1920), le premier roman d’Agatha Christie, Hercule Poirot fait remarquer qu’un personnage est “ un Juif, bien sûr ” ; dans la nouvelle édition, le mot n’apparaît plus. Certaines formules complètement banales sont, elles aussi, vouées à disparaître : ainsi, dans Le Major parlait trop (1964), du même auteur, la description d’une femme avec « un torse de marbre noir » a été caviardée. Christie, Dahl, Twain, Flemming… ce n’est qu’un début. « Next Louis-Ferdinand Céline », prédit la grande romancière américaine Joyce Carol Oates, indignée par ses délires.
 
La tâche s’avère colossale car, même dans les romans d’après-guerre, les propos politiquement incorrects de Céline sont légion. On peut espérer qu’en France le droit moral de l’auteur (et des héritiers) s’opposera à cette censure. Il comprend notamment cette prérogative relative au respect de l’intégrité de l’œuvre : seul l’auteur (ou son ayant droit) peut s’opposer à toute modification, suppression ou ajout susceptible de modifier son œuvre initiale, tant dans la forme que dans le fond.
  1. (1) Édouard Philippe dans l’émission « Quotidien » animée par Yann Barthès, TMC, 27 mars 2023.
  2. (2) Frédéric Monnier, Céline, mon père et moi, Du Lérot, 2019.
 

vendredi, 14 avril 2023

Parution du numéro 461 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 461 du Bulletin célinien

Sommaire :

2023-04-BC-Cover.jpgCélinisme et ésotérisme

D’un Céline celte

Deux pages sur Londres dans Times Literary Supplement

« Une magnifique floraison verbale » (sur Guignol’s band, 1944)

Variantes sur le même phare.

 

 

Krogold

C’est vers le 20 de ce mois que paraîtra La volonté du roi Krogold, cette légende gaélique que Céline situe dans « un Moyen Âge d’opéra ». En 1947, de Copenhague, il s’exclame : « Combien de chantiers ai-je laissés en plan ? Guignols III ! Casse Pipe ! La Volonté du Roi Krogold ! »¹, ce qui indique que le texte était demeuré inachevé.  Ses lecteurs ne sont guère fascinés par ce versant de son imaginaire². Ni ses exégètes qui ne lui ont consacré quasi aucune étude. Exception notable : une communication au vingtième colloque de la Société d’études céliniennes (2014)³. Y est traitée l’une des sources d’inspiration de cette légende : le journal illustré pour enfants, Les Belles Images, qu’Arthème Fayard créa au début du siècle précédent et dont le jeune Louis Destouches était friand. On se plaît à l’imaginer, trois décennies plus tard, rédigeant dans l’exaltation ce récit haut en couleurs mettant en scène “Gwendor le Magnifique, grand margrave des Scythes, Prince de Christianie”, Wanda la blonde et Thibaud le Trouvère.  Une chose est sûre : ce récit ne sera pas le best-seller que fut Guerre, l’année passée4. Lors du prochain colloque de la S.E.C., qui sera précisément consacré aux manuscrits retrouvés, il se trouvera sans doute l’un ou l’autre spécialiste pour nous en procurer une savante analyse.

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Au-delà du pittoresque, Krogold constitue-t-il une sorte d’apologue à l’instar du rôle qu’ont les ballets dans Bagatelles ? C’est en tout cas, dans Mort à crédit, l’expression concrète de ce que Céline nomme son « raffinement », montrant à dessein une sorte d’innocence foncière qui contraste avec le prosaïsme du récit. Surtout, cette légende correspond à ce que Céline lui-même appelait « une autre face de [s]on imagination ».5  Comme ce fut le cas lorsqu’il la donna à lire à son éditeur, Robert Denoël, elle déroutera ses nouveaux lecteurs. Céline, lui, était en tout cas attaché à ce qui permettait à son lyrisme de se débonder dans une voie différente  : « Je suis avant tout rêvasseur bardique », confiait-il à Milton Hindus, ajoutant : « Je peux raconter des légendes comme on pisse, avec une facilité qui me dégoûte, des scénarios, des ballets tant qu’on veut, en bavardant, c’est vraiment là mon don. »  Henri Godard  a noté que cette facilité lui était peut-être suspecte, Céline étant trop conscient de sa valeur d’écrivain pour ne pas se rendre compte que son originalité et sa force se situaient sur un autre plan.Les amateurs de l’écrivain attendent avec plus d’impatience la version complète de Casse-pipe, et, dans une moindre mesure, les deux coffrets dans la Bibliothèque de la Pléiade  : Romans 1932-1947 et Romans 1952-1961, réédition des quatre volumes que l’on connaît déjà mais intégrant, pour les deux premiers, les éléments nouveaux apportés par les manuscrits inédits.
  1. 1. Lettre du 5 mars 1947 in Lettres à Marie Canavaggia, 1936-1960, Les Cahiers de la Nrf, 2007, pp. 98 & 259-260.
  2. 2. Même chose pour les ballets dont lui se disait très fier mais qui ne sont assurément pas ce qu’ils préfèrent dans son œuvre.
  3. 3. Sven T. Kilian, « Céline et l’imaginaire du début du siècle : la légende du Roi Krogold et L’Homme-orchestre» in Études céliniennes, n° 10, hiver 2017, pp. 75-86. Voir aussi Roman et récits légendaires et populaires chez L.-F. Céline de Tomohiro Hikoe (thèse de doctorat, 2004; résumé in L’Année Céline 2005) et, plus ancien, « Céline et le thème du roi Krogold » d’Erika Ostrovsky (L’Herne, 1965, rééd. 1972).
  4. 4. Sur Internet, on peut écouter une lecture des pages de cette légende (telle qu’elle figure dans Mort à crédit) par Marc Polli, du Théâtre de l’Oreille.
  5. 5. Propos recueilli par Robert Poulet in Mon ami Bardamu, Plon, 1971 (1ère édition parue en 1958).
 

jeudi, 06 avril 2023

Parution du numéro 460 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 460 du Bulletin célinien

2023-03-BC-Cover.jpgSommaire :

Céline et “Le Livre de Poche”

Du nouveau sur Abel Bonnard ?

Normance vu par Kléber Haedens (1954)

Paul Valéry dans Londres

Louis Bertrand, précurseur de Bagatelles ?

Rencontre à Bikobimbo.

Année faste

Nul doute que, pour les céliniens, cette année 2023 sera aussi faste que la précédente. Ces jours-ci paraît La Nouvelle Revue française (n° 655) avec un copieux dossier consacré à Céline. Au sommaire : la nouvelle « La vieille dégoûtante » (l’un des inédits retrouvés) complétée par plusieurs études sur les textes déjà publiés. Ils sont signés Philippe Bordas, Alban Cerisier, Yves Pagès et Javier Santiso. Fin avril paraîtra La Volonté du Roi Krogold, la légende gaélique à laquelle l’écrivain attachait tant de prix. Elle est proposée en deux versions : celle intitulée “La Légende du roi René” datant de la première moitié des années trente, et le texte portant le titre définitif écrit ultérieurement. En mai sortira un nouvel Album Céline (la première édition remonte à 1977),  avec une nouvelle iconographie et un texte dû, cette fois, à Frédéric Vitoux. Suivront, prenant en compte les inédits retrouvés, les quatre éditions, revues et augmentées, des romans dans la “Bibliothèque de la Pléiade”.

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Lors d’une conférence qui eut lieu le mois passé à Enghien-les-Bains, François Gibault a révélé qu’une adaptation cinématographique de Voyage au bout de la nuit pourrait apparaître sur le grand écran dans deux ou trois ans. Si le contrat n’est pas encore signé, le projet est en bonne voie, d’autant que l’ayant droit a été approché par une importante société cinématographique ayant les moyens financiers de le concrétiser. Par ailleurs, le biographe de Céline a indiqué que Gallimard n’a nullement renoncé à une réédition des pamphlets, et ce avant 2032 qui verra l’œuvre tomber dans le domaine public. François Gibault précise qu’Antoine Gallimard a sollicité « des personnalités du monde juif » pour participer à cette réédition.

On se souvient qu’il y a quatre ans, lors du dîner annuel du CRIF, le président de la République avait déclaré qu’il n’était pas nécessaire, selon lui, de republier ces textes. Il avait, en revanche, regretté que Charles Maurras eût été retiré du livret des “Commémorations nationales”, estimant qu’il ne faut pas occulter la figure du fondateur de l’Action Française : « Nous devons la regarder comme faisant partie de l’histoire de France, l’occulter c’est vouloir reconstruire une autre forme de refoulé post-mémoriel et post-historique et cela dit quelque chose de nos propres faiblesses. » Ce qui vaut pour l’antisémite Maurras ne vaut donc pas pour l’antisémite Céline. On peut légitimement se demander si c’est le rôle de la plus haute autorité de l’État de dire quels textes doivent être réédités et ceux qui ne le doivent pas. Décidant récemment de la dissolution d’un groupuscule nationaliste (qui rendait notamment hommage à Robert Brasillach et aux morts du 6 février 1934), le gouvernement a, entre autres raisons, justifié cet acte en relevant « que le mois de février est traditionnellement marqué par les hommages rendus aux morts des émeutes du 6 février 1934 et à Robert Brasillach, condamné pour intelligence avec l’ennemi, fusillé le 6 février 1945 et qualifié de “poète” par ces nationalistes ». Ce décret, signé par le Ministre de l’Intérieur, est cosigné par la Première Ministre et le Président de la République. Serait-il défendu de rendre hommage à ces morts et de qualifier ainsi  l’auteur des Poèmes de Fresnes,  quelque opinion que l’on ait sur la valeur de ceux-ci  ?

  1. (1) En janvier 2018, Antoine Gallimard avait déclaré ceci : « Au nom de ma liberté d’éditeur et de ma sensibilité à mon époque, je suspends ce projet, jugeant que les conditions méthodologiques et mémorielles ne sont pas réunies pour l’envisager sereinement.» (Communiqué à l’A.F.P., 11 janvier 2018).
  2. (2) “Décret du 1er février 2023 portant dissolution d’un groupement de fait”, Journal Officiel, n° 0028, 2 février 2023.

mercredi, 22 février 2023

Parution du n°459 du Bulletin célinien

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Parution du n°459 du Bulletin célinien

Sommaire :

Entretien avec Yoann Loisel 

La guerre, en vérité 

Une lettre de Paul Bonny à Céline [1961]

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Grand remplacement

Sous l’Occupation, Céline bénéficiait dans la presse collaborationniste du statut de “prophète”. C’est que, dans ses terribles brûlots d’avant-guerre, il avait prédit l’imminence du danger et le péril d’un conflit dans lequel la France serait entraînée. « Ne tirez pas sur le prophète » s’exclame, par exemple, Robert Brasillach en janvier 1942 lorsque des exemplaires des Beaux draps sont saisis en zone non occupée. Sera-t-il un jour considéré par certains comme le prophète du “grand remplacement” ? Certes il n’était pas le seul à s’inquiéter. « C’est une immense tragédie que la diminution de la race blanche, sa disparition… », confiait Paul Morand peu de temps avant sa mort. Au journaliste qui lui demandait pourquoi cette disparition l’affligeait particulièrement, il répondait tout uniment : « Parce que c’est ma race. » Dans un ouvrage savant consacré à ce sujet, on ne s’étonne pas de voir Pierre-André Taguieff consacrer tout un chapitre à Céline. Il est précisément intitulé : « La fin de la “race blanche” : Céline prophète ».  Truffé de nombreuses citations,  ce chapitre montre, si besoin était, que ce fut chez lui une préoccupation constante, non seulement à l’époque des pamphlets, mais jusqu’à la fin.

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Est-ce chez certains célinistes un sujet tabou ? Le simple fait d’avoir posé une question sur le racialisme célinien à un auteur dont le livre récent fait précisément le lien entre cette obsession et le sentiment de décadence a suscité chez lui des pudeurs de gazelle et le refus d’accorder un entretien. Dans le même ordre d’idées, ceux qui se disent soulagés de ne pas être confrontés à une telle thématique dans les romans d’après-guerre montrent qu’ils ne les ont pas bien lus. Ces livres, tout autant que les interviews de l’époque, fourmillent d’observations de ce genre. Le chapitre que nous propose Taguieff en constitue une sorte de florilège. « L’homme blanc est mort à Stalingrad » est une sentence qu’il prononce, à plusieurs reprises, au début des années soixante. Lorsqu’une journaliste du Monde lui demande ce qu’est, selon lui, le tragique de notre temps, la réponse fuse : « C’est Stalingrad. Ça, comme catharsis ! La chute de Stalingrad c’est la fin de l’Europe. Il y a eu un cataclysme. L’épicentre c’était Stalingrad. Là on peut dire que c’était fini et bien fini, la civilisation des Blancs. »

Son refus du métissage est tout aussi emblématique : « Le monde devient peu à peu comme le Brésil. Le grand mélange. Brasilia capitale du Monde. » Ambivalence toujours dans le cas de Céline : ailleurs, il précise : « Le métissage ne veut pas dire mauvaise santé. Il y a bien un peu de bizarrerie mentale, mais ce n’est pas gênant. Et çà a tout de même fait des Alexandre Dumas, des Pouchkine, des Leconte de Lisle, des Heredia, des Gaugin, et une immense partie du personnel artistique. » On aura compris que, pour lui, ces exceptions ne doivent pas constituer la loi générale. Pierre-André Taguieff affirme que les projections démographiques permettent de prévoir qu’à l’horizon 2050 les États-Unis deviendront un pays majoritairement non blanc. Nul doute que Céline eût été conforté dans ses prédictions par ce constat. Constat ne signifie pas théorie complotiste. Demeure la crainte d’une page qui se tourne. L’auteur, lui, tient à se tenir à égale distance de l’angélisme des adeptes du “politiquement correct” et du catastrophisme de ce qu’il nomme les “nationalistes exaltés”, qui dénoncent, écrit-il, l’« immigration-invasion ». Mais n’est-ce pas l’expression qu’utilisait, voici déjà trente ans, un ancien président de la République ?

• Pierre-André TAGUIEFF : Le grand remplacement ou la politique du mythe, Éditions de l’Observatoire, 2022, 328 p. (23 €)

dimanche, 15 janvier 2023

Parution du n°458 du Bulletin célinien

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Parution du n°458 du Bulletin célinien

2023-01-BC-Cover.jpgSommaire :

La biographie de Gen Paul 

Rentrée scolaire 1900, rue de Louvois 

Un dessinateur inattendu de Voyage. Le sculpteur Alfred Bottiau 

L.-F. Céline sur Internet 

Quand Charles Plisnier revenait sur son engouement pour Voyage au bout de la nuit.

 

Fariboles

On se souvient qu’à l’occasion du 30e anniversaire de la mort de Brasillach, l’historien Pascal Ory, partisan résolu de l’abolition de la peine de mort, avait déclaré qu’en février 1945, il aurait volontiers « figuré parmi les douze hommes qui exécutèrent au petit matin le condamné Robert Brasillach »¹. Pierre-Yves Rougeyron, militant de droite souverainiste, fait tout aussi bien. Faisant allusion au sort des manuscrits de Céline à la Libération, il clame : « Il fallait lui laisser ses œuvres, il fallait pas les piquer. C’est lui qu’il fallait pendre. C’est là où je suis très gaulliste : moi, je touche pas aux œuvres, c’est aux hommes que je touche. »². Cet épurateur au petit pied comprend-il que si l’on avait liquidé Céline en 1944, nous eussions été privés d’une grande part (et non la moindre) de son œuvre ?  Mais cet admirateur éperdu de Malraux n’en a certainement cure. Quant à l’auteur des Quatre jeudis, notre justicier à rebours ne fait pas davantage dans la dentelle : « Brasillach, je l’aurais flingué de mes mains. » [sic]. Vouant aux gémonies tous les écrivains de la Collaboration, sait-il que son idole voyait en Drieu la Rochelle « l’être le plus noble » qu’il ait jamais connu ? Mais un militant obtus peut-il comprendre ce genre de paradoxe ? Malraux forçait peut-être même son talent en déclarant que « Drieu n’a jamais trahi la France, même sous l’Occupation. »  Rougeyron s’en remettra-t-il ?

Sur cette période, bien des légendes circulent. Et il arrive que l’on parvienne à en créer de nouvelles dès lors que certaines affabulations sont reprises. Dans un livre récent, un prétendu historien – il n’en a pas la formation – affirme que « depuis l’arrivée des occupants, [Céline] ne cesse d’envoyer des lettres à l’ambassade d’Allemagne ou à la Wehrmacht [sic], par lesquelles il exige un durcissement des mesures raciales. »³. La seule correspondance adressée à un officiel allemand  que l’on  connaisse est celle adressée à son ami Epting, directeur de l’Institut allemand, où il ne demande rien de ce genre. À moins que l’auteur ne détienne une correspondance inédite de Céline à Otto Abetz ainsi qu’à quelque hiérarque de l’armée allemande ? Passons…

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Dans le genre bobard étincelant, signalons aussi une vidéo sur Gen Paul dans laquelle une “spécialiste”4 affirme ceci : «  L’amitié entre Paul et Céline a probablement été l’une des plus importantes dans la vie des deux hommes, mais elle est devenue de plus en plus difficile, lorsque Céline s’est engagé à promouvoir ses idées plus que controversées, qui engendrera la rupture entre les deux hommes. » Vous pouvez me croire : la dame prononce cette phrase sans ciller. Comme on le sait, la rupture qu’elle évoque intervint bien après que Gen Paul eut accompagné Céline à l’ambassade d’Allemagne (février 1944), et auparavant à Berlin (mars 1942).  Ignore-t-elle  aussi que,  cette même année 42, l’artiste illustra Voyage et Mort à crédit ? Étonnant pour une experte en œuvres artistiques… Que n’a-t-elle lu, avant son exposé, la biographie de Gen Paul par Jacques Lambert qui vient d’être rééditée.

Notes:

  1. (1) Pascal Ory, « Apologie pour un meurtre », Le Monde, 6 février 1975.
  2. (2) Entretien de Pierre-Yves Rougeyron avec Élie Thomas et Sophie De Malta, Les Inactuels, 25 novembre 2022
  3. (3) Christophe Bourseiller, Ils l’appelaient “Monsieur Hitler” (L’histoire méconnue des nazis français, 1920-1945), Perrin, 2022.
  4. (4) Élodie Couturier, « Gen Paul, le gamin de Montmartre à New York. Sa cote en vente aux enchères », Expertisez.com, 1er décembre 2022.
 

vendredi, 09 décembre 2022

Parution du numéro 457 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 457 du Bulletin célinien

Sommaire :

2022-12-BC-Cover.jpgLondres : splendeur et misère des courtisanes

Guerre traduit en créole

Londres face à la critique

Entretien avec Émeric Cian-Grangé 

Notre Rabelais [1939]

Maurice Nadeau, troisième service.

 

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Inédits

La parution du second manuscrit inédit, Londres, a suscité beaucoup de commentaires dont nous rendons compte dans ce numéro. Certains estiment que ces textes n’auraient pas dû être publiés. C’est le cas de Yann Moix, par ailleurs admirateur de l’écrivain, qui reproche, d’une part, à Gallimard d’avoir cédé aux pressions relatives à la réédition des pamphlets, et, d’autre part, d’avoir édité « de manière tout à fait cynique un roman de Céline qui est, en fait, un brouillon de brouillon de brouillon [sic] de Voyage au bout de la nuit. » Ce qui, selon lui, « abîme la réputation de Gallimard pour très longtemps. »¹ Il évoquait alors uniquement Guerre, le second inédit n’étant alors pas encore paru. Et faisait sienne l’hypothèse (fallacieuse) selon laquelle ce texte date de 1932.  Accusation absurde :  d’un auteur majeur, on souhaite tout connaître, même les brouillons qui, sans être destinés à la publication en l’état, apportent un éclairage inédit sur une période d’écriture féconde. Nul doute que si Moix était édité par Gallimard, il serait moins intransigeant. Henri Godard a raison de rappeler que l’œuvre proprement dite est constituée des romans que Céline a publiés lui-même, le reste étant à considérer comme des documents de genèse. Ce qui est précisément bien le cas des deux inédits qui sont apparus. Tout au plus pourrait-on reprocher à Gallimard de les avoir édités dans la fameuse collection “Blanche”, et non pas, par exemple, dans les Cahiers Céline où ils auraient eu naturellement leur place.

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Mais va-t-on reprocher à une maison d’édition, qui est aussi une entreprise commerciale, de rentabiliser au mieux deux inédits d’un de ses écrivains-phares ? Affirmer, par ailleurs, que ces textes n’auraient dû trouver leur place qu’en annexe d’une édition de la Pléiade est faire bon marché de l’exigence économique la plus élémentaire, d’autant que Guerre s’est déjà vendu à plus de 150.000 exemplaires. Le reproche émane, cette fois, de l’universitaire italien Pierluigi Pellini². Selon lui, le fait de publier ces textes comme des romans à part entière fausse la réception de l’œuvre. Désormais, dit-il, des milliers de personnes n’ayant jamais lu Voyage au bout de la nuit ou Guignol’s band auront lu Guerre et Londres qui leur donneront une fausse image de l’écrivain. Cette appréciation est-elle fondée ? Il faudrait pouvoir vérifier que les nombreux acheteurs de ces inédits sont majoritairement de nouveaux lecteurs découvrant l’œuvre de Céline et non pas d’anciens lecteurs qui s’y replongent. Dans un article récent,  un journaliste  a relevé  qu’en quatre mois, de mai à août 2022, les ventes en collection de poche (Folio) ont déjà augmenté de 50 % par rapport à l’année dernière³. Chaque année, Gallimard vend environ 20.000 exemplaires (en poche) des livres de Céline. Or, cette année le chiffre de 30.000 a déjà été atteint. La parution de ces inédits fait donc, au contraire, naître un nouvel intérêt pour l’œuvre. Le même universitaire italien critique aussi « une sorte de fétichisme où chaque page, chaque brouillon devient un objet sacré pour adeptes du culte célinien ». Mais n’en va-t-il pas de même pour Proust dont on commémore cette année le centième anniversaire de la mort ?4 C’est le lot de tous les écrivains importants et c’est bien naturel. Fétichisme bien partagé…

  1. (1) « Entretien sans tabou avec Yann Moix », Le Crayon, automne 2022 [sur you tube]
  2. (2) Pierluigi Pellini et Giulia Mela, « “Les lecteurs de Londres auront une image fausse de Céline” » (propos recueillis par Florent Georgesco), Le Monde, 21 octobre 2022.
  3. (3) François-Guillaume Lorrain, « La seconde vie de Céline en librairie », Le Point, 13 octobre 2022.
  4. (4) Marcel Proust, Les soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits, Gallimard, 2021, 384 p.

Louis-Ferdinand Céline et le grand esprit humanitaire occidental

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Louis-Ferdinand Céline et le grand esprit humanitaire occidental

Nicolas Bonnal

Tout le monde comprend peu à peu la farce humanitaire : il y a la victime qui compte et celle qui ne compte pas (russe, palestinienne, etc.) ; il y a la cible qui compte et celle qui ne compte pas. Mais tout cela se base sur un culte humanitaire né au XVIIIème siècle et appliqué depuis bien longtemps. Flaubert le voit venir dans son Dictionnaire et dans sa Correspondance : l’humanité occidentale (il n’y a d’humanité qu’occidentale) se rend un culte ; aujourd’hui elle veut même se sacrifier en sacrifiant sa consommation en carbone. Elle en devient christique, la pauvre.

Ce culte implacable et dictatorial veut aujourd’hui nous empêcher de manger, de rouler, d’être soignés. Les médias s’en foutent ou célèbrent. Il y aura les dieux du capitalisme financier qui circuleront en jet pour célébrer la Gaia et les idiots qui grelotteront en regardant Netflix et LCI. Mais il y aussi une grosse et mondiale bureaucratie humanitaire ou autre qui va être payée plus ou moins maigrement pour contrôler et réduire le troupeau de pollueurs.

Céline en avait marre déjà du culte humanitaire ; et il avait compris son fonctionnement bureaucratique avec comme objectif la retraite, idole de la classe moyenne décriée par Guénon ou Tocqueville ; et ce surdoué de la colère écrit dans Bagatelles :

« Je vous le prédis, c'est écrit, la mère des Apôtres est pas morte. Le monde est encore plein de martyrs qui crèvent au fond des ergastules du désir de nous libérer, et puis d'être "titularisés" par la même aubaine dans des fonctions pas fatigantes, d'un ministère ou d'un autre, avec une retraite. Jamais on n'a vu tant d'Apôtres, comme de nos jours, retraités. Le front commun à cet égard, c'est qu'une petite répétition, une petite avance sur l'avenir...

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Mais il y a un diable humanitaire. C’est lui qui détruit l’Occident entre autres avec son écologie ou sa nouvelle et très folle doctrine du sexe ; et Céline s’en moque déjà dans les Beaux draps :

« Je connais le plus honnête homme de France. Il se donne un mal ! Il se dépense ! Il est maître d’école à Surcy, à Surcy-sur-Loing. Il est heureux qu’au sacrifice, inépuisable en charité. C’est un saint laïque on peut le dire, même pour sa famille il regarde, pourvu que l’étranger soit secouru, les victimes des oppressions, les persécutés politiques, les martyrs de la Lumière. Il se donne un mal ! Il se dépense ! Pour les paysans qui l’entourent c’est un modèle d’abnégation, d’effort sans cesse vers le bien, vers le mieux de la communauté. »

Le problème de ces humanitaires c’est qu’ils ne s’arrêtent jamais :

« Secrétaire à la Mairie, il ne connaît ni dimanche ni fête. Toujours sur la brèche. Et un libre d’esprit s’il en fut, pas haineux pour le curé, respectueux des ferveurs sincères. Faut le voir à la tâche ! Finie l’école… à la Mairie !... en bicyclette et sous la pluie… été comme hiver !... vingt-cinq, trente lettres à répondre !... L’État civil à mettre à jour… Tenir encore trois gros registres… Les examens à faire passer… et les réponses aux Inspecteurs… C’est lui qui fait tout pour le Maire… toutes les réceptions… la paperasse… Et tout ça on peut dire à l’oeil… C’est l’abnégation en personne… Excellent tout dévoué papa, pourtant il prive presque ses enfants pour jamais refuser aux collectes… Secours de ci… au Secours de là… que ça n’en finit vraiment pas… À chaque collecte on le tape… Il est bonnard à tous les coups… Tout son petit argent de poche y passe… Il fume plus depuis quinze ans… Il attend pas que les autres se fendent… Ah ! pardon ! pas lui !... Au sacrifice toujours premier !... »

Céline dresse hilare la liste des êtres de lumière à secourir partout et surtout nulle part :

« C’est pour les héros de la mer Jaune… pour les bridés du Kamtchatka… les bouleversés de la Louisiane… les encampés de la Calédonie… les mutins mormons d’Hanoï… les arménites radicaux de Smyrne… les empalés coptes de Boston… les Polichinels caves d’Ostende… n’importe où pourvu que ça souffre ! « 

Notre agité du bocal (un instit’ maçon donc) s’agite toujours :

« Y a toujours des persécutés qui se font sacrifier quelque part sur cette Boue ronde, il attend que ça pour saigner mon brave ami dans son coeur d’or… Il peut plus donner ? Il se démanche ! Il emmerde le Ciel et la Terre pour qu’on extraye son prisonnier, un coolie vert dynamiteur qu’est le bas martyr des nippons… Il peut plus dormir il décolle… Il est partout pour ce petit-là… Il saute à la Préfecture... Il va réveiller sa Loge… Il sort du lit son Vénérable… Il prive sa famille de 35 francs… on peut bien le dire du nécessaire… pour faire qu’un saut à Paris… le temps de relancer un autre preux… qu’est là-bas au fond des bureaux… qu’est tout aussi embrasé que lui question la tyrannie nippone… »

Nos possédés sont prêts à crever pour la cause (penser au pauvre climat pourtant si froid en ce moment, à la guerre contre la Chine ou la Russie) :

« Ils vont entreprendre une action… Il faudra encore 500 balles… Il faut des tracts !… Il faut ce qu’il faut !… On prendra sur la nourriture… il compte plus ses kilos perdus… Il rentre au bercail… il repasse à l’action… prélude par une série de causeries… qui le font très mal voir des notables… Il va se faire révoquer un jour… Il court à la paille… En classe il souffre pour ne rien dire… Tout de même il est plein d’allusions surtout pendant l’Histoire de France… »

Ce texte tordant est dans les Beaux draps (je ne mets pas de lien, trouvez-le).

Bernanos a parlé de la colère des imbéciles. Elle va durer des siècles cette colère des imbéciles. Jusqu’à totale extinction de nos feux.

https://www.amazon.fr/Louis-Ferdinand-C%C3%A9line-pacifis...

 

 

 

mardi, 15 novembre 2022

Parution des numéros 455 et 456 du Bulletin célinien

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Parution des numéros 455 et 456 du Bulletin célinien

N°455:

Sommaire :

2022-10-BC-Cover.jpgHommage à Robert Le Vigan [1972 – 2022] 

Le Vigan à Montmartre 

Rencontre avec Le Vigan (1939) 

Une amitié épistolaire 

Propos d’exil 

Le procès de Le Vigan 

À Fresnes

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Céline et les historiens

Les historiens, qui n’aiment guère Céline, sont rarement d’accord entre eux. « Céline a été un collaborateur enthousiaste de l’Allemagne nazie », déclare Pierre-André Taguieff¹. Ce n’est pas l’avis de Pascal Ory qui évoque « une collaboration hypocondriaque »². Divergence aussi quant au jugement du 21 février 1950 : « Le jugement qui le sanctionne est d’une sévérité extrême », constate Anne Simonin³. Pas du tout, affirme sa consœur Odile Roynette observant que « le verdict de la Cour de Justice s’avéra indulgent »4. À cet égard, elle commet une erreur dans le livre qu’elle lui a consacré : Céline a été uniquement condamné  au titre de l’article 83-4 du Code pénal (pour “actes de nature à nuire à la défense nationale”), et non du fait de ses prises de position antisémites (p. 177). La même cite Drieu la Rochelle et Brasillach, « anciens combattants de la Grande Guerre, comme Céline » (p. 243). Apprenons lui que Brasillach avait cinq ans en 1914 et que son père mourut au combat. Il est assez étonnant que ces historiennes, rigoureuses l’une et l’autre, commettent de telles erreurs. Ainsi, Simonin affirme avec force que la seule fois où Céline utilise une note infrapaginale, c’est dans Les Beaux draps. Or il recourt à ce procédé dans Semmelweis [1936, éd., p. 89]  et dans L’École des cadavres. (p. 35).  Les allégations erronées sont une chose, les commentaires où perce de manière constante le dénigrement en sont une autre. À propos de la guerre de Louis Destouches, Roynette évoque des « actes prétendument héroïques » et dresse, au fil des pages, le portrait d’un homme humainement peu fréquentable, affabulateur médiocre et calculateur. Il s’agit surtout de tenter de démontrer que sa blessure n’était pas si grave et que Destouches aurait logiquement dû retourner au combat au lieu de « s’embusquer » à Londres. Simonin renchérit et évoque « une médaille [militaire] que Céline a obtenue sans qu’on sache comment [sic]. »Et de faire l’amalgame entre Louis Destouches et le narrateur de Guerre pour mieux discréditer le premier. Bien entendu, elle est hostile à la réédition des pamphlets, ne comprenant pas cette « insistance à revisiter la bibliothèque antisémite française. » Or ce corpus est abondamment commenté ici et là : ne serait-il pas utile qu’il soit autant accessible que les explications le concernant ? On s’étonne qu’un historien ne veuille résoudre ce paradoxe. On peut aussi se demander si celui-ci est dans son rôle lorsqu’il adopte de manière constante une rhétorique moralisatrice même quand la conduite de Louis Destouches est exempte de tout reproche, comme ce fut assurément le cas en 1914. Pas que les historiens.  Ainsi, un lecteur de L’Express, domicilié à Courbevoie (!), déplore que, dans un article consacré à Guerre, il ne soit pas rappelé que Céline « fut aussi collaborationniste, antisémite et frappé d’indignité nationale »6. Ce lecteur est-il également déçu lorsqu’un article sur Aragon ne rappelle pas ses turpitudes  staliniennes ?  Étant entendu que les dévoiements de l’un n’excusent pas ceux de l’autre.

  1. (1) Pierre-André Taguieff : « Céline a été un collaborateur enthousiaste de l’Allemagne nazie », Figarovox / Tribune, 14 décembre 2018.
  2. (2) Pascal Ory, Les Collaborateurs, 1940-1945 [réédition du livre paru en 1977] in Pascal Ory, Ce côté obscur du peuple (Lectures pour les temps de catastrophe), Bouquins éditions, 2022, p. 657-660.
  3. (3) Anne Simonin, « Céline a-t-il été bien jugé ? » in L’Histoire [dossier sur “Le procès Céline”], n° 453, novembre 2018, pp. 36-49.
  4. (4) Odile Roynette, Un long tourment. Louis-Ferdinand Céline entre deux guerres (1914-1945), 2015.
  5. (5) Anne Simonin, « Céline à découvert », L’Histoire, n° 499, septembre 2022.
  6. (6) « Courrier », L’Express, 19 mai 2022.

N°456

Sommaire :

2022-11-BC-Cover.jpgEntretien avec Frédéric Hardouin –

Deux points de vue inattendus sur Guerre – 

Le cas Thibaudat –

Yvon Morandat –

Héritage –

Les Hussards, suite et fin –

“Martynabe” persiste mais ne convainc pas.

Réactionnaire ?

Au départ, il s’agit d’une thèse de doctorat : “Le style réactionnaire : positions de la droite littéraire française sur la langue et le style au XXe siècle ». Ayant à y revenir afin de l’adapter pour l’édition, son auteur ne cache pas que cela lui a procuré « un sentiment nauséeux » [sic]¹. Une plongée dans l’œuvre de Bernanos, Marcel Aymé, Paul Morand, Antoine Blondin, Jacques Laurent, pour ne citer qu’eux, est-elle de nature à susciter cette réaction répulsive ? Pour ce jeune universitaire qui traque les menées de la Réaction dans les lettres, c’est assurément le cas.  Et lorsqu’un bas-bleu lui demande si prendre du plaisir à lire Céline fait d’elle une réactionnaire qui s’ignore, il recommande « de lire du Sartre pour se laver un peu l’esprit »². C’est que pour ce jeune universitaire, animateur d’un séminaire “Lectures de Marx”, il s’agit de combattre l’idée selon laquelle les réactionnaires sont de grands stylistes irréprochables. Ce livre rappelle irrésistiblement celui de l’inénarrable Daniel Lindenberg qui, dans son Rappel à l’ordre : enquête sur les nouveaux réactionnaires (2002) fustigeait déjà Houellebecq mais aussi Philippe Muray. Si Berthelier ne lui accorde pas un chapitre entier, il consacre tout de même quelques pages à Céline, histoire de tancer au passage ses « idées exterminatrices ». Peu importe que les exégètes céliniens les moins complaisants à son égard, tels Godard ou Tettamanzi, répètent à l’envi qu’il n’y a pas chez lui d’appel au meurtre des juifs.

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Berthelier maîtrise manifestement mal ce sujet. Si l’on trouve des tropismes réactionnaires chez Céline, il ne peut de toute évidence être réduit à ça. La Réaction étant ce qui s’oppose au progrès social, cela cadre mal avec les réformes proposées, par exemple, dans Les Beaux draps. En réalité, vouloir enfermer Céline dans un carcan (conservateur, fasciste ou anarchiste) s’avère une impasse. Il apparaît davantage comme un hapax que comme un échantillon représentatif des écrivains de droite. Précisément en raison du style. Dans sa Poétique de Céline, Henri Godard affirme que son écriture est à contre-courant de son idéologie, le plaisir que procure au lecteur le style célinien ayant un pouvoir libérateur. Lequel serait en opposition avec un fascisme de l’ordre réprimant les instincts³. Ce qu’avait contesté, on s’en souvient, Marie-Christine Bellosta qui estime au contraire que son style est  en phase  avec cette idéologie dans la mesure où elle se présente précisément comme un triomphe de l’instinctif sur l’intellectualité4. Il est exact que la droite révolutionnaire a souvent utilisé les ressources de la verve populaire. Mais est-ce typiquement “fasciste” ? On retrouve des procédés analogues chez Hébert, le créateur du Père Duchesne. Rendant compte du livre de Berthelier, un critique en arrive même à se demander s’il faut considérer le lyrisme célinien comme le véhicule de son fascisme (!)5. Tout cela est grotesque. Sur son site internet, l’auteur clame que son livre mérite d’être acheté.  On n’est jamais mieux servi que par soi-même.

• Vincent BERTHELIER, Le style réactionnaire (De Maurras à Houellebecq), Éditions Amsterdam, 2022, 385 p. (22 €)

  1. (1) Entretien de Julien Théry avec l’auteur dans l’émission “On s’autorise à penser”, Le Média, septembre 2022.
  2. (2) Entretien de Louisa Yousfi avec l’auteur dans l’émission “Dans le texte”, www.hors-série.net, 3 septembre 2022.
  3. (3) Henri Godard, Poétique de Céline, Gallimard, coll. “Bibliothèque des idées”, 1985.
  4. (4) Marie-Christine Bellosta, Céline ou l’art de la contradiction (Lecture de Voyage au bout de la nuit), P.U.F., 1990.
  5. (5) Jean-Louis Jeannelle, « Vous n’avez pas le monopole du style », Le Monde, 9 septembre 2022.

mardi, 04 octobre 2022

Edward Bernays et Louis-Ferdinand Céline face au conditionnement moderne

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Edward Bernays et Louis-Ferdinand Céline face au conditionnement moderne

par Nicolas Bonnal

Avant d’étudier Bernays, on rappellera Céline. Apparemment, tout les oppose, mais sur l’essentiel ils sont d’accord : le monde moderne nous conditionne !

« Nous disions qu'au départ, tout article à "standardiser": vedette, écrivain, musicien, politicien, soutien-gorge, cosmétique, purgatif, doit être essentiellement, avant tout, typiquement médiocre. Condition absolue. Pour s'imposer au goût, à l'admiration des foules les plus abruties, des spectateurs, des électeurs les plus mélasseux, des plus stupides avaleurs de sornettes, des plus cons jobardeurs frénétiques du Progrès, l'article à lancer doit être encore plus con, plus méprisable qu'eux tous à la fois. »

Bernays… C’est un des personnages les plus importants de l’histoire moderne, et on ne lui a pas suffisamment rendu hommage ! Il est le premier à avoir théorisé l’ingénierie du consensus et la définition du despotisme éclairé. Reprenons Normand Baillargeon :

Edouard Bernays est un expert en contrôle mental et en conditionnement de masse. C’est un neveu viennois de Freud, et comme son oncle un lecteur de Gustave Le Bon. Il émigre aux États-Unis, sans se préoccuper de ce qui va se passer à Vienne... Journaliste (dont le seul vrai rôle est de créer une opinion, de l’in-former au sens littéral), il travaille avec le président Wilson au Committee on Public Information, au cours de la première Guerre Mondiale. Dans les années Vingt, il applique à la marchandise et à la politique les leçons de la guerre et du conditionnement de masse ; c’est l’époque du spectaculaire diffus, comme dit Debord. A la fin de cette fascinante et marrante décennie, qui voit se conforter la société de consommation, le KKK en Amérique, le fascisme et le bolchévisme en Europe, le surréalisme et le radicalisme en France, qui voit progresser la radio, la presse illustrée et le cinéma, Bernays publie un très bon livre intitulé Propagande (la première congrégation de propagande vient de l’Eglise catholique, créée par Grégoire XV en 1622) où le plus normalement et le plus cyniquement du monde il dévoile ce qu’est la démocratie américaine moderne : un simple système de contrôle des foules à l’aide de moyens perfectionnés et primaires à la fois ; et une oligarchie, une cryptocratie plutôt où le sort de beaucoup d’hommes, pour prendre une formule célèbre, dépend d’un tout petit nombre de technocrates et de faiseurs d’opinion. C’est Bernays qui a imposé la cigarette en public pour les femmes ou le bacon and eggsau petit déjeuner par exemple : dix ans plus tard les hygiénistes nazis, aussi forts que lui en propagande (et pour cause, ils le lisaient) interdisent aux femmes de fumer pour raisons de santé. Au cours de la seconde guerre mondiale il travaille avec une autre cheville ouvrière d’importance, Walter Lippmann. 

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Avec un certain culot Bernays dévoile les arcanes de notre société de consommation. Elle est conduite par une poignée de dominants, de gouvernants invisibles. Rétrospectivement on trouve cette confession un rien provocante et –surtout – imprudente. A moins qu’il ne s’agît à l’époque pour ce fournisseur de services d’épater son innocente clientèle américaine ?

“Oui, des dirigeants invisibles contrôlent les destinées de millions d'êtres humains. Généralement, on ne réalise pas à quel point les déclarations et les actions de ceux qui occupent le devant de la scène leur sont dictées par d'habiles personnages agissant en coulisse.”

Bernays reprend l’image fameuse de Disraeli dans Coningsby: l’homme-manipulateur derrière la scène. C’est l’image du parrain, en fait un politicien, l’homme tireur de ficelles dont l’expert russe Ostrogorski a donné les détails et les recettes dans son classique sur les partis politiques publié en 1898, et qui est pour nous supérieur aux Pareto-Roberto Michels. Nous sommes dans une société technique, dominés par la machine (Cochin a récupéré aussi l’expression d’Ostrogorski) et les tireurs de ficelles, ou wire-pullers (souvenez-vous de l’affiche du Parrain, avec son montreur de marionnettes) ; ces hommes sont plus malins que nous, Bernays en conclut qu’il faut accepter leur pouvoir. La société sera ainsi plus smooth. On traduit ?

Comme je l’ai dit, Bernays écrit simplement et cyniquement. On continue donc:

“Les techniques servant à enrégimenter l'opinion ont été inventées puis développées au fur et à mesure que la civilisation gagnait en complexité et que la nécessité du gouvernement invisible devenait de plus en plus évidente.”

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La complexité suppose des élites techniques, les managers dont parle Burnham dans un autre classique célèbre (l’ère des managers, préfacé en France par Léon Blum en 1946). Il faut enrégimenter l’opinion, comme au cours de la première guerre mondiale, qui n’aura servi qu’à cela : devenir communiste, anticommuniste, nihiliste, consommateur ; comme on sait le nazisme sera autre chose, d’hypermoderne, subtil et fascinant, avec sa conquête spatiale et son techno-charisme – modèle du rock moderne (lisez ma damnation des stars). 

L’ère des masses est aussi très bien décrite – mais pas comprise – par Ortega Y Gasset (il résume tout dans sa phrase célèbre ; « les terrasses des cafés sont pleines de consommateurs »…). Et cette expression, ère des masses, traduit tristement une standardisation des hommes qui acceptent humblement de se soumettre et de devenir inertes (Tocqueville, Ostrogorski, Cochin aussi décrivaient ce phénomène).

“Nous acceptons que nos dirigeants et les organes de presse dont ils se servent pour toucher le grand public nous désignent les questions dites d'intérêt général ; nous acceptons qu'un guide moral, un pasteur, par exemple, ou un essayiste ou simplement une opinion répandue nous prescrivent un code de conduite social standardisé auquel, la plupart du temps, nous nous conformons.” 

Pour Bernays bien sûr on est inerte quand on résiste au système oppressant et progressiste (le social-corporatisme dénoncé dans les années 80 par Minc & co).

La standardisation décrite à cette époque par Sinclair Lewis dans son fameux Babbitt touche tous les détails de la vie quotidienne : Babbitt semble un robot humain plus qu’un chrétien (il fait son Church-shopping à l’américaine d’ailleurs), elle est remarquablement rendue dans le cinéma comique de l’époque, ou tout est mécanique, y compris les gags. Bergson a bien parlé de ce mécanisme plaqué sur du vivant. Il est favorisé par le progrès de la technique :

« Il y a cinquante ans, l'instrument par excellence de la propagande était le rassemblement public. À l'heure actuelle, il n'attire guère qu'une poignée de gens, à moins que le programme ne comporte des attractions extraordinaires. L'automobile incite nos compatriotes à sortir de chez eux, la radio les y retient, les deux ou trois éditions successives des quotidiens leur livrent les nouvelles au bureau, dans le métro, et surtout ils sont las des rassemblements bruyants. »

La capture de l’esprit humain est l’objectif du manipulateur d’opinion, du spécialiste en contrôle mental, cet héritier du magicien d’Oz.

“La société consent à ce que son choix se réduise aux idées et aux objets portés à son attention par la propagande de toute sorte. Un effort immense s'exerce donc en permanence pour capter les esprits en faveur d'une politique, d'un produit ou d'une idée.”

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Concernant la première guerre mondiale, Bernays “révise” simplement l’Histoire en confiant que la croisade des démocraties contre l’Allemagne s’est fondée sur d’habituels clichés et mensonges ! Il a d’autant moins de complexes que c’est lui qui a mis cette propagande au point…

“Parallèlement, les manipulateurs de l'esprit patriotique utilisaient les clichés mentaux et les ressorts classiques de l'émotion pour provoquer des réactions collectives contre les atrocités alléguées, dresser les masses contre la terreur et la tyrannie de l'ennemi. Il était donc tout naturel qu'une fois la guerre terminée, les gens intelligents s'interrogent sur la possibilité d'appliquer une technique similaire aux problèmes du temps de paix.”

On n'a jamais vu un cynisme pareil. Machiavel est un enfant de chœur. La standardisation s’applique bien sûr à la politique. Il ne faut pas là non plus trop compliquer les choses, écrit Bernays. On a trois poudres à lessive pour laver le linge, qui toutes appartiennent à Procter & Gamble (les producteurs de soap séries à la TV) ou à Unilever ; et bien on aura deux ou trois partis politiques, et deux ou trois programmes simplifiés !

Bernays reprend également l’expression demachinede Moïse Ostrogorski (voir notre étude sur ce chercheur russe, qui disséqua et désossa l'enfer politique américain), qui décrit l’impeccable appareil politique d’un gros boss. La machine existe déjà chez le baroque Gracian. Ce qui est intéressant c’est de constater que la mécanique politique – celle qui a intéressé Cochin - vient d’avant la révolution industrielle. Le mot industrie désigne alors l’art du chat botté de Perrault, celui de tromper, d’enchanter – et de tuer ; l’élite des chats bottés de la politique, de la finance et de l’opinion est une élite d’experts se connaissant, souvent cooptés et pratiquant le prosélytisme. Suivons le guide :

“Il n'en est pas moins évident que les minorités intelligentes doivent, en permanence et systématiquement, nous soumettre à leur propagande. Le prosélytisme actif de ces minorités qui conjuguent l'intérêt égoïste avec l'intérêt public est le ressort du progrès et du développement des États-Unis. Seule l'énergie déployée par quelques brillants cerveaux peut amener la population tout entière à prendre connaissance des idées nouvelles et à les appliquer.”

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Comme je l’ai dit, cette élite n’a pas besoin de prendre de gants, pas plus qu’Edouard Bernays. Il célèbre d’ailleurs son joyeux exercice de style ainsi :

“Les techniques servant à enrégimenter l'opinion ont été inventées puis développées au fur et à mesure que la civilisation gagnait en complexité et que la nécessité du gouvernement invisible devenait de plus en plus évidente.”

La démocratie a un gouvernement invisible qui nous impose malgré nous notre politique et nos choix. Si on avait su…

Après la Guerre, Bernays inspire le méphitique Tavistock Institute auquel Daniel Estulin a consacré un excellent et paranoïaque ouvrage récemment.

Mais en le relisant, car cet ouvrage est toujours à relire, je trouve ces lignes définitives sur l'organisation conspirative de la vie politique et de ses partis :

« Le gouvernement invisible a surgi presque du jour au lendemain, sous forme de partis politiques rudimentaires. Depuis, par esprit pratique et pour des raisons de simplicité, nous avons admis que les appareils des partis restreindraient le choix à deux candidats, trois ou quatre au maximum. »

Et cette conspiration était n'est-ce pas très logique, liée à l’esprit pratique et à la simplicité :

« Les électeurs américains se sont cependant vite aperçus que, faute d'organisation et de direction, la dispersion de leurs voix individuelles entre, pourquoi pas, des milliers de candidats ne pouvait que produire la confusion ». 

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Pour le grand Bernays il n'y a de conspiration que logique. La conspiration n'est pas conspirative, elle est indispensable. Sinon tout s'écroule. L'élite qu'il incarne, et qui œuvre d'ailleurs à l’époque de Jack London, ne peut pas ne pas être. Et elle est trop souple et trop liquide pour se culpabiliser. N'œuvre-t-elle pas à la réconciliation franco-allemande après chaque guerre qu'elle a contribué à déclencher, et que la Fed a contribué à financer au-delà des moyens de tous ?

Elle est aussi innocente que l'enfant qui vient de naître.

Un qui aura bien pourfendu Bernays sans le savoir dans ses pamphlets est Louis-Ferdinand Céline. Sur la standardisation par exemple, voici ce qu’il écrit :

« Standardisons! le monde entier! sous le signe du livre traduit! du livre à plat, bien insipide, objectif, descriptif, fièrement, pompeusement robot, radoteur, outrecuidant et nul. »

Et d’ajouter sur un ton incomparable et une méchanceté inégalable :

« le livre pour l'oubli, l'abrutissement, qui lui fait oublier tout ce qu'il est, sa vérité, sa race, ses émotions naturelles, qui lui apprend mieux encore le mépris, la honte de sa propre race, de son fond émotif, le livre pour la trahison, la destruction spirituelle de l'autochtone, l'achèvement en somme de l'œuvre bien amorcée par le film, la radio, les journaux et l'alcoolisme. »

La standardisation (j’écris satan-tardisation…) rime avec la mort (mais n’étions-nous pas morts avant, cher Ferdinand ? Vois Drumont, Toussenel même, ce bon Cochin, ce génial Villiers…). Le monde est mort, et on a pu ainsi le réifier et le commercialiser ;

« Puisque élevés dans les langues mortes ils vont naturellement au langage mort, aux histoires mortes, à plat, aux déroulages des bandelettes de momies, puisqu'ils ont perdu toute couleur, toute saveur, toute vacherie ou ton personnel, racial ou lyrique, aucun besoin de se gêner! Le public prend ce qu'on lui donne. Pourquoi ne pas submerger tout! simplement, dans un suprême effort, dans un coup de suprême culot, tout le marché français, sous un torrent de littérature étrangère? Parfaitement insipide?... »

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Divaguons sur ce thème de la civilisation mortelle – et sortons du Valéry pour une fois. A la même époque Drieu la Rochelle écrivait dans un beau libre préfacé par Halévy, Mesure de la France :

« Il n'y a plus de conservateurs, de libéraux, de radicaux, de socialistes. Il n'y a plus de conservateurs, parce qu'il n'y a plus rien à conserver. Religion, famille, aristocratie, toutes les anciennes incarnations du principe d'autorité, ce n'est que ruine et poudre. »

Puis Drieu enfonce plus durement le clou (avait-il déjà lu Guénon ?) :

« Tous se promènent satisfaits dans cet enfer incroyable, cette illusion énorme, cet univers de camelote qui est le monde moderne où bientôt plus une lueur spirituelle ne pénétrera. »

Le gros shopping planétaire est mis en place par la matrice américaine, qui va achever de liquider la vieille patrie prétentieuse :

« Il n'y a plus de partis dans les classes, plus de classes dans les nations, et demain il n'y aura plus de nations, plus rien qu'une immense chose inconsciente, uniforme et obscure, la civilisation mondiale, de modèle européen. »

Drieu affirme il y a cent ans que le catholicisme romain est zombie :

« Le Vatican est un musée. Nous ne savons plus bâtir de maisons, façonner un siège où nous y asseoir. A quoi bon défendre des banques, des casernes, et les Galeries Lafayette ? »

Enfin, vingt ans avant Heidegger ou Ellul, Drieu désigne la technique et l’industrie comme les vrais conspirateurs :

« Il y aura beaucoup de conférences comme celle de Gênes où les hommes essaieront de se guérir de leur mal commun : le développement pernicieux, satanique, de l'aventure industrielle. »

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Revenons à Céline, qui avec ferveur et ire dépeint la faune nouvelle de l’art pour tous :

« Les grands lupanars d'arts modernes, les immenses clans hollywoodiens, toutes les sous-galères de l'art robot, ne manqueront jamais de ces saltimbanques dépravés... Le recrutement est infini. Le lecteur moyen, l'amateur rafignolesque, le snob cocktailien, le public enfin, la horde abjecte cinéphage, les abrutis-radios, les fanatiques envedettés, cet international prodigieux, glapissant, grouillement de jobards ivrognes et cocus, constitue la base piétinable à travers villes et continents, l'humus magnifique le terreau miraculeux, dans lequel les merdes publicitaires vont resplendir, séduire, ensorceler comme jamais. »

Et de conclure avec son habituelle outrance que l’époque de l’inquisition et des gladiateurs valait bien mieux :

« Jamais domestiques, jamais esclaves ne furent en vérité si totalement, intimement asservis, invertis corps et âmes, d'une façon si dévotieuse, si suppliante. Rome? En comparaison?... Mais un empire du petit bonheur! une Thélème philosophique! Le Moyen Age?... L'Inquisition?... Berquinades! Epoques libres! d'intense débraillé! d'effréné libre arbitre! le duc d'Albe? Pizarro? Cromwell? Des artistes! »

Dans son très bon livre sur Spartacus, l’écrivain juif communiste Howard Fast établit lui aussi un lien prégnant entre la décadence impériale et son Amérique ploutocratique. C’est que l’homme postmoderne et franchouillard a du souci à se faire (ce que Léon Bloy nommait sa capacité bourgeoise à avaler – surtout de la merde) :

« Plus c'est cul et creux, mieux ça porte. Le goût du commun est à ce prix. Le "bon sens" des foules c'est : toujours plus cons. L'esprit banquiste, il se finit à la puce savante, achèvement de l'art réaliste, surréaliste. Tous les partis politiques le savent bien. Ce sont tous des puciers savants. La boutonneuse Mélanie prend son coup de bite comme une reine, si 25.000 haut-parleurs hurlent à travers tous les échos, par-dessus tous les toits, soudain qu'elle est Mélanie l'incomparable... Un minimum d'originalité, mais énormément de réclame et de culot. L'être, l'étron, l'objet en cause de publicité sur lequel va se déverser la propagande massive, doit être avant tout au départ, aussi lisse, aussi insignifiant, aussi nul que possible. La peinture, le battage-publicitaire se répandra sur lui d'autant mieux qu'il sera plus soigneusement dépourvu d'aspérités, de toute originalité, que toutes ses surfaces seront absolument planes. Que rien en lui, au départ, ne peut susciter l'attention et surtout la controverse. » 

Et comme s’il avait lu et digéré Bernays Céline ajoute avec le génie qui caractérise ses incomparables pamphlets :

« La publicité pour bien donner tout son effet magique, ne doit être gênée, retenue, divertie par rien. Elle doit pouvoir affirmer, sacrer, vociférer, mégaphoniser les pires sottises, n'importe quelle himalayesque, décervelante, tonitruante fantasmagorie... à propos d'automobiles, de stars, de brosses à dents, d'écrivains, de chanteuses légères, de ceintures herniaires, sans que personne ne tique... ne s'élève au parterre, la plus minuscule naïve objection. Il faut que le parterre demeure en tout temps parfaitement hypnotisé de connerie. 

Le reste, tout ce qu'il ne peut absorber, pervertir, déglutir, saloper standardiser, doit disparaître. C'est le plus simple. Il le décrète. Les banques exécutent. Pour le monde robot qu'on nous prépare, il suffira de quelques articles, reproductions à l'infini, fades simulacres, cartonnages inoffensifs, romans, voitures, pommes, professeurs, généraux, vedettes, pissotières tendancieuses, le tout standard, avec énormément de tam-tam d'imposture et de snobisme La camelote universelle, en somme, bruyante, juive et infecte... »

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Et de poursuivre sa belle envolée sur la standardisation :

« Le Standard en toutes choses, c'est la panacée. Plus aucune révolte à redouter des individus pré-robotiques, que nous sommes, nos meubles, romans, films, voitures, langage, l'immense majorité des populations modernes sont déjà standardisés. La civilisation moderne c'est la standardisation totale, âmes et corps. »

La violence pour finir :

« Publicité ! Que demande toute la foule moderne ? Elle demande à se mettre à genoux devant l'or et devant la merde !... Elle a le goût du faux, du bidon, de la farcie connerie, comme aucune foule n'eut jamais dans toutes les pires antiquités... Du coup, on la gave, elle en crève... Et plus nulle, plus insignifiante est l'idole choisie au départ, plus elle a de chances de triompher dans le cœur des foules... mieux la publicité s'accroche à sa nullité, pénètre, entraîne toute l'idolâtrie... Ce sont les surfaces les plus lisses qui prennent le mieux la peinture. »

Céline est incomparable quand il s’attaque à la foule, discutable quand il reprend le lemme du juif comme missionnaire du mal dans le monde moderne. Mais c’est cette folie narrative qui crée la tension géniale de son texte. De toute manière, ce n’est pas notre sujet. Et puis c’est Disraeli et c’est Bernays qui ont joué à l’homme invisible un peu trop visible. Comme dit Paul Johnson dans sa fameuse Histoire des Juifs (p. 329): “Thus Disraeli preached the innate superiority of certain races long before the social Darwinists made it fashionable, or Hitler notorious.”

Bibliographie:

Nicolas Bonnal – Littérature et conspiration (Dualpha, Amazon.fr)

Frédéric Bernays/Normand Baillargeon – Propagande

Céline – Bagatelles…

Drieu la Rochelle – Mesure de la France

Johnson (Paul) – A History of the Jews

 

jeudi, 15 septembre 2022

Parution du numéro 454 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 454 du Bulletin célinien

2022-09-Cover.jpgSommaire :

L’épigraphe de Voyage au bout de la nuit (Le chant de la Bérézina)

Entretien avec Jean Guenot (5e et dernière partie) 

Guerre, antérieur à Voyage

Jean-Pierre Maxence, critique de Céline.

De Morandat à Thibaudat

Thibaudat a lâché le morceau cet été :  le détenteur des fameux inédits n’était autre qu’Yvon Morandat (1913-1972), celui que Céline appelle comiquement « mon occupant » puisqu’il emménage dans son appartement, réquisitionné par la Résistance, à la Libération. Ailleurs il évoque « celui qui occupe [s]on lit à Montmartre ». On savait que ce résistant, gaulliste de la première heure, avait placé le mobilier de Céline dans un garde-meuble. Et que celui-ci avait refusé de le récupérer contre le paiement des frais de gardiennage. On savait aussi que l’écrivain n’avait pas tenu à recouvrer ces manuscrits qui n’avaient, disait-il, aucun intérêt pour lui ¹. Ce qui ne l’empêcha pas de se poser en victime de Morandat. Mais se souvenait-il de tout ce qu’il avait laissé ? On ignorait par ailleurs que le nouveau locataire détenait aussi, dans une malle, des documents personnels de Céline dont des lettres, photographies et autres archives privées. C’est l’une des filles du résistant qui, via un ami de la compagne de Thibaudat, lui a remis le tout  à l’aube des  années 80. Il a donc détenu ces inédits  pendant quarante ans.  Il ne s’agissait en aucun cas  de les remettre  à  Lucette  Destouches car c’était « s’exposer à voir des documents gênants pour Céline disparaître ou être interdits de publication. » Il importait aussi de ne pas faire de cadeau à celle qui « avait déployé beaucoup d’efforts pour tenter de gommer l’ignominie antisémite de son époux » [sic].  On comprend aussi qu’il ne fallait pas entacher la mémoire de Morandat que de mauvais esprits eussent pu accuser de recel puisqu’il conserva par-devers lui, outre les manuscrits (que Céline déclina), des documents privés qu’il aurait pu lui remettre en mains propres lorsqu’il le rencontra, au domicile de Pierre Monnier, au début des années cinquante. Quid d’Oscar Rosembly ?  C’est de toute évidence lui qui, en août 1944, subtilisa le manuscrit complet de Casse-pipe (plus de 800 pages, selon Céline), la version cédée par Morandat étant, elle, très lacunaire ².

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Que sont devenus les manuscrits dérobés par Rosembly (car il y aurait aussi la version finale de La volonté du roi Krogold) ?  Les ayants droit comptent-ils s’adresser au petit-fils de Rosembly, journaliste à Marseille,  afin de savoir ce qu’il en est ?  Guère d’espoir de ce côté puisqu’on se souvient qu’il tomba des nues lorsqu’il apprit, l’été précédent, les “exploits” de son grand-père. Comme on le voit, bien des zones d’ombre subsistent et, avec Céline, on n’est pas au bout de nos surprises. Toutes ces péripéties sont d’ailleurs très céliniennes.  De même le fait que cette histoire suscite tant de commentaires imbéciles. Ainsi, à la suite de l’ineffable Roussin, l’ancien journaliste de Libération relève que, dans l’exposition organisée par Gallimard, la médaille militaire de Louis Destouches  a été  exposée  sans que ne fût rappelé  qu’il n’avait plus le droit de la porter par décision de justice. Cette hargne envers un auteur mort il y a 60 ans a quelque chose de fascinant…

• Jean-Pierre THIBAUDAT, « Céline, le trésor retrouvé. La piste Morandat », Mediapart, 10 août 2022. Neuf épisodes ont été publiés au total [https://blogs.mediapart.fr]

  1. (1) « Je les ai aussi ces premières pelures de la suite Casse Pipe… C’est le définitif manuscrit qui a été bouzillé et qu’il [Morandat, ndlr] n’a pas, et la Volonté du Roi Krogold. » (lettre à Pierre Monnier, 2 décembre 1950) mais le trésor recueilli par Thibaudat comprend, comme on le sait, d’autres manuscrits inédits.
  2. (2) Cf. Émile Brami, « Tribune. Céline et les manuscrits perdus : “la piste Rosembly reste sérieuse” », L’Obs, 15 août 2022 [https://www.nouvelobs.com/bibliobs]. 

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vendredi, 26 août 2022

Parution du numéro 453 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 453 du Bulletin célinien

Sommaire :

- Céline et Paul Mondain

- Entretien avec Jean Guenot (IV)

- Une conférence sur Céline en 1950

- Chez Lacloche à Nice, 1912

Fin d’un engouement ?

2022-07-08-BC-Cover.jpgDans la dernière “Lettre d’actualité” de la Société des Lecteurs de Céline ¹, Christian Mouquet, qui préside à ses destinées, rappelle ce propos imprudent de Pierre-André Taguieff : « Le culte célinien a eu ses Cinquante Glorieuses. Mais, depuis quelques années, il a de moins en moins d’adeptes. Nous assistons aujourd’hui à la fin d’un engouement soigneusement entretenu par divers milieux culturels, éditoriaux et académiques. » Cette affirmation péremptoire date d’il y a quatre ans. Elle est, une fois encore, démentie par les faits. Avec la parution de Guerre (120.000 exemplaires vendus), Céline fait  un retour fracassant  sur la scène littéraire, adoubé à la fois par la critique et le public. Et le récent colloque de la Société des Études céliniennes a été une indéniable réussite : plus de trente communications, dont la majorité émane de célinistes de la nouvelle génération. Par ailleurs, les « hors-série » consacrées à Céline connaissent un succès de vente notable, tel celui réalisé précisément par Christian Mouquet. Ainsi que la réédition (augmentée de deux nouvelles contributions) de celui qu’avait sorti Le Monde en 2014.  Ce numéro est réalisé par Émile Brami, célinien patenté, et ne peut donc qu’être recommandé. On sera en revanche plus réservé quant à la manière de le vendre. Passons sur les expressions convenues (“porte-voix des idées les plus nauséabondes”, “voyage au bout de la haine”, ô mânes de L’Express de Servan-Schreiber !) pour ne retenir que cette forte déclaration : « Le Monde dresse le portrait de celui qui se  décrivait comme un  “infâme et répugnant saligaud”  [sic] »²  On a là un exemple de malhonnêteté intellectuelle de la plus belle eau.
 

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Céline ne s’est jamais qualifié ainsi. Les lecteurs de Voyage au bout de la nuit auront reconnu une séquence du chapitre de l’Amiral-Bragueton où c’est dans le regard des futurs colonisateurs que Bardamu est perçu comme un « infâme et répugnant saligaud » (le narrateur donne lui-même l’expression entre guillemets). Non seulement Céline ne s’est jamais qualifié comme tel, mais son héros, Bardamu, pas davantage. Cette détestation de l’écrivain s’est encore vérifiée à l’occasion de la parution de Guerre. Face à Frédéric Vitoux qui évoquait l’aspect compassionnel dans l’œuvre, Annick Duraffour affirma qu’elle ne décèle que de la haine, estimant qu’elle préexiste à l’expression de l’antisémitisme³. Philippe Roussin, lui, se déclara choqué que, dans l’exposition Céline (Galerie Gallimard), la médaille militaire et la croix de guerre soient exposées sans que ne soit rappelée l’interdiction, ordonnée en 1950 par la Justice, de porter ces décorations ! Et de constater qu’on essaye de réinstaller « à toute force » [sic] Céline comme grand écrivain national, voyant, dans le tapage médiatique fait autour de la parution de Guerre, « un rattrapage de la commémoration ratée de 2011 »4. On aura compris qu’il s’en désole. Pierre Assouline, lui, a pertinemment commenté les crispations survenues à l’occasion de cette parution : « Ce livre plaira d’autant moins aux habituels contempteurs de l’écrivain qu’en émerge le portrait d’un pacifiste traumatisé et non celui, tellement plus pratique à écarter du canon littéraire, d’un antisémite pathologique. »5
  1. 1) « Le mot du Président » [“Céline’s bizeness”] in Lettre d’actualité de la SLC, n° 8, 28 juin 2022.
  2. 2) Publicité pour le hors-série « Céline. L’imprécateur », parue notamment le 25 juin 2002 dans Le Monde.
  3. 3) Émission « Europe Soir – Week-end » de Pierre de Vilno : “Faut-il lire Céline ? Peut-on lire Céline ?”. Europe 1, 18 juin 2022.
  4. 4) Émission « Culture » de Valérie Abécassis. I24News [Tel-Aviv], 21 mai 2022.
  5. 5) « Guerre et la guerre, clés de Louis-Ferdinand Céline », La République des livres, 28 mai 2022.