samedi, 12 août 2023
Michel Foucault et le progrès de la surveillance dans notre monde moderne
Michel Foucault et le progrès de la surveillance dans notre monde moderne
Nicolas Bonnal
Plus personne ne conteste que nous vivons dans des sociétés de vigilance et de surveillance. Le pouvoir bienveillant, tutélaire et doux peut désormais tout contrôler avec les progrès de la technologie et le déclin de la réactivité des populations. Le terrorisme, la dette ou la Russie serviront de croquemitaine. Bernanos écrivait en 1945 :
« Aujourd’hui l’exception est devenue la règle, la Démocratie mobilise tout, hommes, femmes, enfants, animaux et machines, sans même nous demander de trinquer à sa santé. »
Évoquons Michel Foucault. On le prend pour le maître à penser de tous ceux qui au pouvoir achèvent de replâtrer notre société. En réalité, en le relisant, je me rends compte qu’il est possible sans se forcer de faire une lecture guénonienne et traditionaliste de Foucault – comme on peut en faire une de Nietzsche ou même de Karl Marx quand il décrit l’apparition du capitalisme et la progressive et monstrueuse destruction du libre paysan d’Angleterre (Capital, I, 6). Foucault a très bien décrit la monstruosité moderne en marche à partir de la fin du Moyen-Âge par exemple, ce que nos profs et experts appellent eux "les Lumières". Son texte résonne curieusement quand il évoque le Moyen-Âge, âge définitivement plus libre que nos temps modernes. Pensez au grand critique soviétique Bakhtine et à sa relecture révolutionnaire/traditionnelle de Rabelais par exemple.
On l’écoute et on le relit un peu mieux alors (Surveiller et punir, surtout) :
« Les Lumières, qui ont découvert les libertés, ont également inventé les disciplines. »
Foucault prend le contre-pied de Debord (la Société du Spectacle… et évoque une société moderne post-spectaculaire fondée sur des techniques et des technologies du contrôle humain :
« La punition a cessé peu à peu d’être théâtre. Et tout ce qu’il pourrait prendre avec lui comme un spectacle sera affecté par un indice négatif. »
Il écrit le rôle des couvents baroques (comme il a raison), des casernes et des hôpitaux dans cette gestation de notre monde sinistre où il faut, disait une sage dame, périr en symétrie. Il souligne le rôle de la Réforme et des armées protestantes :
« La grande discipline militaire a été formée, dans les armées protestantes de Maurice d’Orange et Gustave-Adolphe (dessin), à travers un rythme qui a été souligné par les exercices de piété ; l’existence dans l’armée doit avoir, dit plus tard Boussanelle, ‘des perfections du cloître lui-même’. »
Pensons aux automates de Kleist. On progressa alors, on fit des manœuvres, des pas, des exercices. Et des danses aussi, dont se moquent Montesquieu, Pouchkine et Molière :
« L’acte est décomposé en ses éléments ; la position du corps, des membres, des articulations est définie ; à chaque mouvement est assigné une adresse, une amplitude, une durée ; son ordre de succession est prescrit. Le temps pénètre dans le corps, et avec lui toutes les minutieuses commandes de puissance. »
Foucault remet à leur place les psychologues et les fonctionnaires de l’orthopédie morale :
« Il y a dans la justice moderne et dans ceux qui l’administrent un embarras de punir qui n’exclut pas toujours le zèle ; il croît sans cesse: sur cette blessure, le psychologue fourmille aussi bien que le modeste fonctionnaire de l’orthopédie morale. »
Comme Sorel dans son histoire oubliée de Francion, Foucault décrit l’atmosphère carcérale – pour ne pas dire concentrationnaire! – du collège jésuite :
« Prenons l’exemple de la ‘classe’. Dans les écoles jésuites, il y avait encore une organisation binaire et massive à la fois : les classes, qui pouvaient avoir jusqu’à deux ou trois cents élèves, et étaient divisées en groupes de dix. Chacun de ces groupes avec leur décurion, était placé dans un champ, le romain ou le carthaginois ; à chaque décurie correspondait une décurie inverse. La forme générale était celle de la guerre et de la rivalité entre Carthage et Rome. »
Foucault évoque la grande modification, pour parler comme Butor. On torture toujours les hommes, mais autrement :
« La souffrance physique, la douleur du corps même, ne sont plus les éléments constitutifs du chagrin. La punition est passée d’un art de sensations insupportables à une économie de droits suspendus. »
Foucault ajoute sarcastique :
« À la suite de cette nouvelle circonspection, toute une armée de techniciens est venue soulager le bourreau, l’anatomiste immédiat de la souffrance : les gardes, les médecins, les aumôniers, les psychiatres, les psychologues, les éducateurs. »
L’homme tranquillisé d’Huxley est bien sûr au programme :
« Au moment où l’heure de l’exécution approche, les patients reçoivent des injections de tranquillisants. Utopie de la modestie judiciaire: supprimer l’existence en évitant de ressentir les dommages, en privant tous les droits sans les faire souffrir, en imposant des peines libérées de la souffrance. L’utilisation de la psychopharmacologie et de divers ‘déconnecteurs’ physiologiques, même s’ils doivent être provisoires, s’inscrit dans la logique de cette pénalité. »
Du coup on sera privé des spectacles punitifs :
« Le grand spectacle de la punition physique disparaît alors au début du XIXe siècle ; le corps suppléé est déguisé ; l’appareil théâtral de la souffrance est exclu de la punition. On entre dans l’ère de la sobriété punitive. »
C’est qu’on délaisse le corps pour attaquer l’âme :
« Depuis les 150 ou 200 ans que l’Europe a mis en place ses nouveaux systèmes de sanctions, les juges, peu à peu, mais selon un processus qui remonte à loin, ont été mis à même de juger autre chose que des crimes : ‘l’âme’ des criminels. »
Ambiance religieuse réformatrice. Foucault use du mot « cellule » :
« La cellule, cette technique du monachisme chrétien qui ne subsistait que dans les pays catholiques, devient dans cette société protestante l’instrument par lequel l’homo oeconomicus et la conscience religieuse peuvent se reconstituer en même temps. »
Il évoque l’ambiance carcérale de l’univers de Nicolas Ledoux ou d’Oberkampf, qui fabrique alors nos toiles de Jouy. C’est que le monde moderne naît dans la prison :
« La prison, lieu d’exécution de la sentence, est en même temps un lieu d’observation des individus punis. Dans deux sens. Surveillance naturellement. Mais aussi la connaissance de chaque détenu, de son comportement, de ses dispositions profondes, de son amendement progressif ; les prisons devraient être conçues comme un lieu de formation pour une connaissance clinique des condamnés… »
Foucault évoque bien sûr le panopticon du monstrueux Bentham (il fit pendre un de ses domestiques pour un vol de fourchette) devenu l’idole des penseurs contemporains :
« Le panopticon devint vers 1830-1840 le programme architectural de la plupart des projets pénitentiaires. »
Le programme, avant la machine à habiter de Le Corbusier :
« En bref, constituer une prison-machine avec une cellule de visibilité où le détenu sera coincé ‘dans la maison de verre du philosophe grec’ et un point central à partir duquel un regard permanent peut contrôler à la fois les prisonniers et le personnel. »
Très nourri de lectures juridiques et pénitentiaires, Foucault évoque l’Allemand Julius :
« Julius lut comme un processus historique accompli ce que Bentham avait décrit comme un programme technique. Notre société n’est pas celle du spectacle, mais de la vigilance ; sous la surface des images, vous atteignez les corps en profondeur… »
J’ai évoqué ici Fukuyama qui dit que le bourgeois fut une fabrication de l’intelligence britannique, à partir de Locke et de Hobbes. Foucault remarque :
« La belle totalité de l’individu n’est pas amputée, réprimée, altérée par notre ordre social, mais l’individu y est soigneusement fabriqué, selon toute une tactique de forces et de corps. »
Notre néo-classique explique bellement :
« Nous sommes beaucoup moins grecs que nous le pensons. Nous ne sommes pas sur les gradins ou sur la scène, mais sur la machine panoptique, dominée par ses effets de puissance que nous étendons nous-mêmes, puisque nous sommes l’un de ses rouages. »
Cet aspect laborantin du monde moderne est ici excellemment décrit :
« L’hôpital d’abord, puis l’école et plus tard encore l’atelier n’ont pas simplement été ‘mis en ordre’ par les disciplines ; ils sont devenus, grâce à elles, de tels appareils que tout mécanisme d’objectivation peut être utilisé comme instrument de sujétion, et tout accroissement de pouvoir donne naissance à une connaissance possible ; de ce lien, typique des systèmes technologiques, c’est ainsi que la médecine clinique ; la psychiatrie ; la psychologie des enfants ; la psychopédagogie ; la rationalisation du travail ont pu se former dans l’élément disciplinaire. »
J’espère en avoir assez fait pour susciter chez les plus attentifs une relecture traditionnelle et antimoderne de Michel Foucault. Je laisserai encore la parole au maître Tocqueville, cet expert en prisons d’ailleurs, qui écrit dans sa démocratie en Amérique :
« Sous le gouvernement absolu d’un seul, despotisme, pour arriver à l’âme, frappait grossièrement le corps ; et l’âme, échappant à ces coups, s’élevait glorieuse au-dessus de lui ; mais dans les républiques démocratiques, ce n’est point-là que la tyrannie ; elle laisse le corps et va droit à l’âme. »
23:55 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel foucault, nicolas bonnal, philosophie, dressage, discipline, surveillance, punition | |
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Franz Cumont, un pionnier de l'esprit des cultes du Bas-Empire
Franz Cumont, un pionnier de l'esprit des cultes du Bas-Empire
par Giovanni Balducci
Source: https://www.centrostudilaruna.it/franz-cumont-un-pioniere-dello-spirito-fra-i-culti-del-tardo-impero.html
Né en 1868 à Alost, en Flandre orientale, Franz Cumont fut l'un des plus éminents archéologues et philologues de son temps, capable d'exercer une influence décisive sur l'école moderne de l'histoire des religions à travers des études fondamentales, en particulier celles consacrées à la diffusion des cultes orientaux dans l'Empire romain. Son travail consacré aux Mystères de Mithra, qui a également attiré l'attention de Julius Evola, a été fondamental.
De formation internationale, il a été fortement influencé par la "civilisation de la conversation", qui a connu son apogée dans la culture française, et par la grande tradition philologique allemande. Fervent et passionné par la Rome antique, Cumont a également entretenu des liens étroits avec notre pays, l'Italie: ami de Maria-José de Belgique, future reine d'Italie, il faisait avec elle de longues promenades dans les ruines de l'Urbs et fréquentait le salon culturel d'Ersilia Caetani Lovatelli, première femme à entrer à l'Accademia dei Lincei et amie de Gabriele d'Annunzio et de Theodor Mommsen.
Il a contribué à la rédaction de nombreuses études encyclopédiques et s'est livré à de nombreuses "recherches sur le terrain": ses voyages en Turquie, en Arménie, au Pont Euxin et celui qu'il a effectué pendant le difficile entre-deux-guerres politique et culturel sur les rives de l'Euphrate, à Doura-Europos, un site que son ami et collègue Rostovtzeff n'hésitera pas à qualifier de "Pompéi du désert" en raison de son excellent état de conservation, ont été importants.
Sa conception laïque de l'existence ne l'empêche pas de s'intéresser scientifiquement à l'astrologie, que la culture positiviste dominante de l'époque ne considère que comme une aberration puérile ne méritant pas d'être analysée.
Parmi les pratiques cultuelles auxquelles le philologue belge a été confronté, l'une des plus intéressantes est certainement celle du taurobolium, dont la première traduction italienne de l'étude qui lui est consacrée a été récemment publiée par les éditions Aragno. Originaire d'Asie Mineure, le rite du taurobolium s'est répandu à Rome à partir du 2ème siècle après J.-C., consistant en un rite sacrificiel sanglant impliquant la mise à mort d'un taureau, auquel on attribuait des vertus rédemptrices par le sang versé. Le chrétien Prudence rapporte que ceux qui le subissaient étaient salués par la foule des croyants comme "renaissant à l'éternité".
Le taurobolium était lié à Rome au culte de la déesse Bellone, divinité qui, dans la mythologie romaine, incarnait la guerre dans sa réalité la plus élémentaire et la plus fondamentale, et dont l'iconographie était assimilée, par le génie des poètes antiques, à celle des Furies.
Le mot grec composé de ταῦρος "taureau" et de βάλλω "frapper", d'où le mot latin tardif taurobolium, désignait dans le monde gréco-romain un culte dans lequel le fidèle était introduit dans une sorte de cellule souterraine (une fosse), recouverte d'un plancher en treillis de bois, tandis qu'un prêtre sacrifiait un taureau juste au-dessus du treillis, de telle sorte que le sang de la victime animale s'écoulait sur le fidèle, qui attendait en contrebas d'être aspergé par la pluie de sang à laquelle on attribuait des vertus purificatrices, rédemptrices et revitalisantes.
La découverte d'un certain nombre d'images sur des autels liés au taurobolium (rappelons celles trouvées sur des autels lyonnais ou les vestiges de la Frigiane vaticane qui se trouvait à l'emplacement de l'actuelle basilique Saint-Pierre), sans nous donner une représentation claire de l'acte de sacrifice et de "baptême", nous fournit quelques informations sur l'appareil cérémoniel utilisé. Nous apprenons, par exemple, que l'arme utilisée pour immoler la victime était une épée courte, pointue, à double tranchant et à la pointe torsadée en forme de crochet. Cette conformation particulière permettait qu'une fois l'épée enfoncée dans la poitrine de la victime, la manœuvre que le victimaire devait effectuer pour l'extraire, élargisse la plaie, provoquant ainsi un écoulement de sang plus rapide et plus violent.
Mais la cérémonie du taurobolium, qui connut un succès surprenant lors du déclin du paganisme, n'est pas seulement remarquable par la similitude des espoirs qu'elle a suscités avec certaines croyances chrétiennes. Elle est un produit très caractéristique de ces religions orientales où des traditions grossières, survivances d'un passé barbare, ont été mises au service d'une théologie très avancée: en l'occurrence celle des mages perses. Le rituel lui-même est un bain de sang qui rappelle une orgie cannibale ; sa prétendue efficacité répond aux plus hautes aspirations de l'homme à la purification spirituelle et à l'immortalité.
Franz Cumont, Il taurobolio e il culto di Bellona, édité par Giovanni Balducci, Aragno, Turin 2023, pp. 93, 13 euro.
23:39 Publié dans Traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : traditions, mithra, mithraïsme, rome antique, franz cumont, mystères, antiquité | |
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