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lundi, 05 février 2024

Relire Drieu La Rochelle, Le jeune européen

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Relire Drieu La Rochelle, Le jeune européen

par Gennaro Malgieri

Source: https://www.destra.it/home/gioielli-ritrovati-rileggere-drieu-la-rochelle-il-giovane-europeo/

Si, à vingt-huit ans, un jeune intellectuel français éprouve le besoin d'écrire son autobiographie et entreprend, avec le flair d'un écrivain mûr qui a traversé la guerre en compagnie de la littérature, de se raconter dans son intimité, pourquoi ne se représenterait-il pas comme "le jeune Européen", à peine plus âgé, trente-quatre ans, capable de défier le vieux monde décrépit et inutile dans lequel il erre avec l'arme de l'écriture persévérante qui lui ouvre les portes de la consolation ? La réponse se trouve dans le "triptyque" qui m'est tombé dessus par hasard, alors que je cherchais Socialisme fasciste ("Volpe editore" pour l'édition italienne) sur les rayons encombrés de ma bibliothèque. Feuilletons ces pages brillantes et limpides du Jeune Européen sur les traces d'une vocation à suivre.

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Drieu La Rochelle, avec Etat civil (Bietti), offre sa carte de visite en racontant la jeunesse d'un leader inquiet ; avec Le Jeune Européen (Aspis), il propose une méditation sur l'histoire, dans les années 1920, en obtenant une image décadente qu'il projette comme une représentation de son époque et de l'époque à venir.

Ce deuxième essai biographique est la suite idéale du premier, qui sera suivi par l'analyse politique contenue dans les pages de Mesure de la France (Idrovolante edizioni) : un triptyque qui ressemble à un retable de la Renaissance au centre duquel se trouve lui, le jeune écrivain, tel qu'il deviendra : la représentation du 20ème siècle d'un homme qui a traversé la décadence, l'ayant préconçue, s'accompagnant inconsciemment "de deux frères aînés, Nietzsche et Spengler".

D'eux, plus ou moins consciemment, il tire la vision de la fragilité du vieux monde, tandis que le nouveau peine à se manifester et que le vide est comblé par les stéréotypes d'une modernité paillarde qui, de Moscou à New York, étend un voile de crasse morale qui ne peut que dégoûter un homme comme Drieu, "l'antithèse du nihiliste", comme l'écrit Marco Settimini dans son essai introductif, cultivé et raffiné. Car c'est un intellectuel qui "a le goût de la vie, de la beauté, de la chair, des formes". En somme, s'il fallait le définir, je dirais qu'à son âge, à ces moments-là, c'est un "jeune Européen" d'ascendance "dorienne", étranger à l'apitoiement et soucieux de ne rien faire d'autre que de coucher sa pensée sur le papier, d'être un écrivain comme peut l'être un guerrier, mais pas un commerçant, un homme d'affaires, un fellah européen qui se contente des bordels bourgeois, qu'ils soient culturels, esthétiques ou, pis encore, éthiques. "C'est un aristocrate de l'esprit, observe Settimini, qui, destiné à vivre au 20ème siècle, souffre de façon choquante du "dépérissement de la vie" qu'il constate dans tous les domaines humains. À cinquante-deux ans, il aurait décidé d'en finir. Le désespoir l'aurait conduit à se tirer une balle dans la tête - comme le protagoniste/alter ego de Feu follet - après s'être "préparé" avec du gaz et du gardenal en lisant deux versets de la Bhagavadgita. Aristocratique jusqu'au bout. Au temps de la populace inintelligente, ce n'était pas sa faute - comme il l'écrira dans Récit secret - s'il n'avait pas compris que le monde décomposé roulait avec la fureur d'une symphonie de Rachmaninov.

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Le "jeune Européen" a consciemment roulé avec l'histoire au cours de son adolescence lumineuse et charnelle d'abord, de sa maturité ensuite. Réalisant qu'il ne pourrait échapper à la mort qu'en concevant une grande œuvre, son œuvre littéraire qui lui inspirait parfois de la terreur lorsque la page blanche restait telle quelle. Car l'écriture, comme pour Nietzsche, et un peu comme pour Spengler, est un instrument de liberté, voire la seule preuve que la liberté existe, en dehors de la mort volontaire.

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Drieu n'abdique pas, même s'il assiste et participe à la fin d'un monde, pour vivre en "homme couvert des femmes", brillante métaphore pour dire qu'il n'aurait renoncé à rien, surtout pas à l'amour, vécu dans ses fibres les plus intimes, ou charnelles mais totalement, spirituellement épanouissantes. Comme celui qui le liait, avec des fortunes diverses, à Victoria Ocampo (photo), écrivain argentin hors pair, tendrement et désespérément aimée, ou à n'importe quelle dame de la haute société parisienne, paradigme d'une sensualité brillante, dépourvue de fougue et de poésie. Amour pétri de littérature, c'est-à-dire creusé dans les profondeurs de l'âme ou simplement de la chair, pur occasionnalisme, vitalisme pour vaincre l'ennui.

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Toutes les femmes, les siennes ou celles qui se croyaient les siennes, ne l'ont pas abandonné le jour où elles l'ont accompagné dans son dernier voyage. Certains ont dit qu'on n'avait jamais vu autant de femmes à l'enterrement d'un homme, y compris des épouses et des amantes, en compagnie des chamanesses au sexe aventureux qu'il avait déifiées dans ses romans, au premier rang desquels Gilles. Mais l'amour et le sexe n'ont jamais compensé la nostalgie d'un monde inexistant, le 13ème siècle par exemple, du jeune et du moins jeune Européen. Seule l'écriture pouvait pallier le manque d'ordre qu'il aurait représenté dans Mesure de la France.

"Je n'avais aucune idée que l'on pouvait écrire sur autre chose que sur soi-même. Je ne voyais pas plus loin que le bout de mon nez, qui m'enchantait. Je restais inerte comme si toutes mes facultés avaient été absorbées par le spectacle du monde ; je ne regardais ni les choses ni les gens. C'est ce qu'il y avait de plus palpitant, de plus précieux, de plus éphémère en moi que je voulais surprendre, mais à cause de cette attention même, plus rien ne bougeait en moi", avoue Drieu avec une candeur impudique. Cela ressemblerait à la confession d'un masque, à la Mishima, aussi désagréable ou risquée que puisse paraître la comparaison. C'est plutôt la description d'une agitation qui l'a épuisé : "Alors plus je m'interrogeais, plus la vie m'échappait : ma plume grattait un sol aride et stérile. Je m'enfermais dans un cercle au point d'être mortel. Je cherchais ma vie à écrire, mais parce que je la cherchais, je ne la vivais plus. Et autour de moi, immobile, sous mon regard distrait, le monde entier devenait peu à peu immobile".

Qui est donc le "jeune Européen" ? Quelle que soit la manière dont on le lit et l'interprète, c'est le masque de Drieu, âgé de trente-quatre ans, qui, devant une feuille blanche, pose le problème de la résistance à l'époque où la vie lui apparaît comme un rêve collectif. "L'individualité exaspérée, épuisée, finira par mourir, et d'elle naîtra un communisme liquide, inévitable".

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Ne serait-ce pas la "pensée unique" de l'égal du temps, le signe de l'extrême décadence qu'en 1927 le jeune homme contemple avec le désenchantement de celui qui a soif d'univers formels à recomposer au milieu des décombres que la guerre a laissés dans tous les coins de l'Europe défaite ? Probablement. On l'appelle inconsciemment "communisme liquide" pour l'"ennoblir", mais ce n'est que le goût du laisser-faire qui connote "la pourriture de l'élite d'aujourd'hui".

Le Jeune Européen, au-delà de l'exaspération esthétisante à se contempler presque comme une sorte de remède à la vulgarité qui l'entoure, est l'un des livres les plus modernes de Drieu La Rochelle. En quelques coups de plume sur un homme qui lui ressemble beaucoup, l'écrivain français révèle sa nature, celle d'un challenger audacieux, d'un aventurier téméraire, d'un visionnaire conscient : "L'âme d'un héros s'était nichée un moment dans mon corps. Mon intelligence s'épanouissait. J'apprenais et je me souvenais de tout. Et j'étais bon, maître de ma langue, de mes mains, de mes yeux", avait-il écrit dans Etat civil. Six ans plus tard, il n'a pas changé d'avis. Rêver, mais aussi intervenir avec son arme la plus redoutable dans les destinées françaises et européennes : la plume - arme impropre - qu'il trempe quotidiennement dans l'encre rouge et noire de ce socialisme d'avenir qui est le dernier horizon qu'il esquisse à l'intention des nietzschéens déçus et des soréliens rêveurs, les premiers visant à ramasser les fragments de la volonté de puissance, les seconds s'attachant à recoller les morceaux disjoints d'une mosaïque faite de classes et de nations.

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