vendredi, 14 novembre 2025
Drieu: Histoire d’une adolescence

Drieu: Histoire d’une adolescence
par Andrea Scarabelli (2016)
Source: https://legio-victrix.blogspot.com/2025/11/andrea-scarabe...
Yukio Mishima écrit ses Confessions d’un masque entre vingt et trente ans. C’est en 1949. Bien qu’il ne l’admette pas, il s’agit d’une autobiographie, et c’est précisément pour cette raison qu’elle n’a pas manqué de susciter des polémiques, pour des motifs que nous laissons aux professionnels du scandale. Le livre parle des premières incursions dans la vie d’un adolescent qui vit en lui-même le déséquilibre de son temps. Car c’est là que résident la grandeur ou la misère d’une vie : soit elle parcourt les étapes d’une civilisation entière, incarnant ses fractures, exhibant ses lacérations, soit elle est tout simplement peu intéressante.
Trois décennies plus tôt, en 1921, Pierre Drieu La Rochelle a vingt-huit ans. Il publie État Civil : « Les mémoires d’un fasciste qui s’est suicidé », annonce la manchette imprimée en couverture par Longanesi, qui le publie en italien en 1968. Il est dommage qu’on ne parle pas de suicide dans cet ouvrage, comme l’écrit Stenio Solinas dans sa préface à la nouvelle édition du livre, récemment lancée par Bietti. Et on pourrait aussi longuement débattre du « fascisme » de Drieu, puisque, comme titre un excellent documentaire de quelques années auparavant, il y a de nombreuses nuances dans le noir…
Nous sommes en 1921, comme on le disait. Le jeune Drieu n’avait publié que deux livres : Interrogation, en 1917 (récemment traduit en italien par La Finestra), et Fond de Cantine, trois ans plus tard. Ce sont deux recueils de poèmes. Il ne s’était pas encore lancé dans l’écriture des Chiens de paille, ni dénoncé les Comédies de Charleroi, ni mesuré sa France. Il n’était pas encore un « socialiste fasciste », ni n’avait tenté de marquer le siècle, et le lyrisme crépusculaire de ses magnifiques Journaux était encore bien loin, tout comme Gilles et Feu Follet. Avant de plonger dans ces œuvres qui feront de lui un auteur de sa génération, le jeune Drieu avait une petite affaire à régler: son adolescence.
À quel âge écrit-on une autobiographie ? On pourrait répondre : cela dépend de la vie que l’on a vécue. Mais aussi de combien, comme on l’a dit plus tôt, cette autobiographie reproduit le Zeitgeist, l’esprit du temps, devenant un diorama du siècle. Or, État Civil n’est pas seulement un récit d’années fugitives, des premières expériences à l’école, de la découverte d’un monde, des premières fautes et expiations… C’est la narration de la jeunesse d’un siècle qui se serait divisé en deux guerres mondiales, arrivant en retard à sa rencontre avec le destin. Un siècle éternellement en retard sur lui-même: d’où l’importance de livres comme celui-ci, avant-gardes d’une Europe qui aurait pu être, mais ne fut pas, et que le geste suicidaire de Drieu l’a empêché de voir. Un acte d’une extrême compassion, peut-être, commis par l’auteur envers lui-même.

«Tout crépuscule est une aube», écrivait Ernst Jünger. Si Drieu évoque ses expériences juvéniles, ce n’est pas pour fermer la porte à l’enfance, mais pour en préserver intacte toute la fraîcheur. Il suffit de lire quelques pages d’État Civil, autobiographie en l’absence de biographie, pour comprendre: «Les enfants n’appartiennent pas à la même époque, à la même race, au même continent que les hommes. Ils vivent dans des Ères passées ou encore à venir… Armés de tous leurs sens, dotés d’une capacité extraordinaire d’intuition, ils parlent avec tout l’univers une langue mystique qu’ils oublient aussitôt, et habitent des terres vierges». Ils ressemblent aux sauvages: «Comme eux, ils se laissent domestiqués, et comme eux, ils meurent si leur liberté se perd».
Un jeune Robinson Crusoé du 20ème siècle, Drieu a horreur des adultes, qui colonisent l’imaginaire avec la tyrannie du fait accompli et le masque du cynisme, affirmant la suprématie d’une vie tranquille, à l’abri du risque et de l’aventure. Ce sont eux, les geôliers de cette mystique de l’enfance qui, dans son innocence coupable, dépasse les domaines humains pour capter des vérités cosmiques: «J’ai vécu le mystère de la solitude de notre planète parmi les étoiles, comme je ne le revivrai jamais avec l’artifice de l’intelligence». L’enfant décrit par Drieu sait beaucoup de l’histoire du monde et de l’homme, et n’est pas du tout disposé à renoncer à cette conscience. Il veut que la flamme de son été enchanté, comme l’appellerait Ray Bradbury, continue de briller: «Caché au fond du jardin avec mon chien et mon fusil, j’ai connu l’angoisse, le fond même de notre histoire humaine; une angoisse que je ne retrouverais qu’au cœur d’un obus, dans la terre déserte, sous un ciel qui s’effondrait».
Il portera cette enfance avec lui dans les années à venir, dans ses rencontres et ses relations, dans les soirées de gala et les tempêtes d’acier, y infusant ses œuvres et ses articles pour ces revues qui lui coûteront l’excommunication par la culture officielle et l’accès au Panthéon de la Pléiade seulement en 2012, dans une édition d’ailleurs très expurgée et hygiénisée par ceux qui ne se lassent pas de réécrire notre passé. Mais cela n’enlève rien à la valeur de livres comme celui-ci. Le «maudit» Drieu nous connaissait très bien...
13:06 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre drieu la rochelle, lettres, lettres françaises, littérature, littérature française |
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