Luc NANNENS:
Trois livres sur les relations germano-soviétiques de 1918 à 1944
La problématique complexe des relations ger-mano-soviétiques revient sur le tapis en Alle-magne Fédérale depuis quelque temps. Trois livres se sont penchés sur la question récem-ment, illustrant leurs propos de textes officiels ou émanant de personnalités poli-tiques. Pour connaître l'arrière-plan de l'accord Rib-bentrop-Molotov, l'historien britannique Gordon Lang, dans le premier volume de son ouvrage (le se-cond volume n'est pas encore paru),
²... Die Polen verprügelnŠ³. Sowjetische Kriegstreibereien bei der deutschen Führung 1920 bis 1941, 1. Teilband, 1914 bis 1937, Askania-Weißbuchreihe, Lindhorst, 1988, 175 S., DM 24,50,
retrace toute l'histoire des rapprochements entre l'Allemagne et l'URSS, isolée sur la scène diploma-tique, contre les puissances bénéfi-ciaires du Traité de Versailles et contre l'Etat polonais né en 1919 et hos-tile à tous ses voi-sins. L'enquête de Gordon Lang est minutieuse et, en tant que Britannique, il se réfère aux ju-gements sévères que portait David Lloyd George sur la création de l'Etat polonais. Lloyd George, en effet, écrivait: "La proposition de la Commission po-lonaise, de placer 2.100.000 Allemands sous la do-mination d'un peuple qui, jamais dans l'histoire, n'avait démontré la ca-pacité de se gouverner soi-même, doit néces-sairement déboucher tôt ou tard sur une nou-velle guerre en Europe orientale". Le Premier Ministre gallois n'a pas été écouté. John May-nard Keynes, qui quitta la table de négociation en guise de protestation, n'eut pas davantage l'oreille des Français qui voulaient à tout prix installer un Etat ami sur les rives de la Vistule. Notable exception, le Maréchal Foch dit avec sagesse: "Ce n'est pas une paix. C'est un ar-mistice qui durera vingt ans".
Ni les Soviétiques, exclus de Versailles et virtuelle-ment en guerre avec le monde entier, ni les Alle-mands, punis avec la sévérité extrême que l'on sait, ne pouvaient accepter les condi-tions du Traité. Leurs intérêts devaient donc immanquablement se rencon-trer. En Alle-magne, les troupes gouvernementales et les Corps Francs matent les insurrections rouges, tandis que Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg sont assassinés. D'autres chefs rouges, en re-vanche, furent courtisés par le gouvernement anti-bolchévique, dont Radek, emprisonné à Berlin-Moabit puis trans-féré en résidence sur-veillée, et Viktor Kopp, venu de Moscou pour suggérer au Directeur du Département de l'Est du Ministère des Affaires Etrangères alle-mand, le baron Adolf Georg Otto von Maltzan, de jeter les bases d'une coopération entre l'Armée Rouge et la Reichswehr pour lutter contre la Pologne. Malt-zan écrivit, immédiatement après l'entrevue, un mé-morandum qui stipulait en substance que, vu l'échec des négociations à Copenhague entre Britanniques et Soviétiques, Lénine voulait éliminer la Pologne, pion des Occidentaux, afin de faire fléchir Londres. Pour réaliser cet objectif, il fallait combiner une en-tente entre Russes et Allemands. Maltzan ex-plique que l'Allemagne ne marchera jamais avec les Français pour sauver la Pologne, que la Reichswehr, réduite à 100.000 hommes, suffi-sait à peine pour maintenir l'ordre intérieur, et que des relations avec l'URSS s'avèrraient illu-soires tant que la propagande bolché-vique vitu-pérait contre le gouvernement de Berlin et créer des désordres dans la rue. Kopp promit de mettre en frein à cette propagande et suggéra les bases d'un accord commercial, mettant dans la balance l'or russe à échanger contre des locomotives et des ma-chines-outils allemandes.
L'objectif soviétique: renforcer l'industrie allemande et faire vaciller l'Empire Britannique
Au cours des mois qui suivirent, il apparut clai-rement que l'objectif des Soviétiques était de renforcer l'industrie allemande, de façon à s'en servir comme "magasin" pour moderniser la Russie, dont l'objectif politique n'était pas, pour l'instant, de porter la révo-lution mondiale en Europe, mais de jeter son dévolu sur l'Asie, l'Asie Mineure, la Perse et l'Afghanistan et de susciter des troubles en Egypte et aux Indes, afin de faire vaciller l'Empire britannique. En juillet 1920, Kopp revient à la charge et fait sa-voir que l'URSS souhaite le retour à l'Allemagne du Corridor de Dantzig, afin de faciliter les communications com-merciales entre le Reich et la Russie, via la Poméranie et la Prusse Orientale. L'aile gauche du parti socia-liste polonais reçut l'ordre de Moscou de ré-clamer le retour aux frontières de 1914, réduisant la Pologne à la pro-vince russe qu'elle avait été de 1815 à 1918. L'objectif des Allemands, surtout de l'état-major du Général von Seeckt, et des Soviétiques était de contourner tout éventuel blocus britannique et de bri-ser la vo-lonté française de balkaniser l'Europe cen-trale. L'élimination militaire de la Pologne et l'entente germano-russe pèseraient d'un tel poids que jamais les armées françaises ex-sangues n'oseraient entrer en Allemagne puisqu'un tel geste serait voué à un cuisant échec. Seeckt, avec son armée insignifiante, devait menacer habilement les Français tout en ne les provoquant pas trop, de façon à ce qu'ils ne déclenchent pas une guerre d'encerclement avant que les Russes ne puissent intervenir.
L'analyse était juste mais, sur le terrain, l'Armée Rouge est battue par les Polonais et par la stratégie de Weygand, dépêché dare-dare à Varsovie. Cet échec soviétique, assorti d'énormes compensations territo-riales au béné-fice de la Pologne (Traité de Riga, 18 mars 1921), n'empêcha pas la collaboration secrète avec la Reichswehr: toutes les armes interdites à l'Allemagne par les clauses du Traité de Ver-sailles, comme les avions, les bombes, les blin-dés de combat et de reconnaissance, l'artillerie lourde, les gaz de combat, les canons anti-aé-riens, etc. furent cons-truites et testées en Russie dans des bases se-crètes. Gordon Lang consacre un très long chapitre sur la collaboration ger-mano-russe partant de l'accord Ra-thenau-Tchit-chérine (1922), avec pour toile de fond l'occupation de la Ruhr (1923) et l'affaire Schlageter, le Pacte de Locarno (1925), le refus de la part de la SPD de réviser les clauses de Versailles, l'éviction de Trotski et l'avènement de Staline (1927), l'accession de Hindenburg à la Présidence du Reich (1927), la montée du national-socialisme.
Staline donne l'ordre au KPD de collaborer
avec la NSDAP
La politique de Staline était de créer le socia-lisme dans un seul pays et de transformer l'URSS en un "croiseur cuirassé", en lutte contre les impérialismes. Pour parvenir à cet objectif, il fallait industrialiser à outrance un pays essentiellement agricole. On sait à quelles tragédies cette volonté à conduit pour le pay-sannat slave et les koulaks. L'Allemagne, elle, s'est partiellement sauvée du marasme grâce à cette volonté politique: dès l'arrivée de Staline au pouvoir, les échanges économiques entre les deux pays quintu-plent. Les machines quittent les usines allemandes pour la Russie nouvelle et, en échange, les Sovié-tiques, livrent du pé-trole, des minerais et des céréales.
Quand le parti de Hitler prend de l'ampleur et obtient le soutien de la droite (de la "Deutsch-Nationale Volkspartei", en abrégé DNVP), les communistes allemands visent la création d'un front commun avec la SPD, un parti modéré dont la ligne globale avait été d'accepter bon gré mal gré les réparations. L'ordre de Moscou, formulé par Staline lui-même, exigeait une po-litique diamétralement opposée: marcher avec la NSDAP contre les modérés qui acceptaient Versailles! Dans l'optique de Staline, un pou-voir socialo-communiste dans le Reich aurait affaibli l'industrie alle-mande, réservoir de machines pour la Russie nou-velle, et aurait donc en conséquence diminuer la puis-sance mon-tante de Moscou. Les communistes alle-mands reçurent l'ordre précis de ne rien entreprendre d'aventureux contre la droite, contre les nazis ou contre la Reichswehr, de façon à ce que la collabora-tion germano-russe puisse créer un front anti-occi-dental et anti-impérialiste.
Le 1 juin 1932, le nouveau gouvernement von Papen place le Général von Schleicher à la tête du Ministère de la Reichswehr en remplace-ment du Général Groe-ner, fidèle exécutant de la doctrine de von Seeckt. Moscou ordonne aussitôt aux communistes allemands de com-battre les sociaux-démocrates et de les présen-ter à leurs ouailles comme les ennemis princi-paux de la classe ouvrière. Pas question donc d'assigner ce rôle négatif aux nationaux-socialistes. Le chef du Komintern, Dimitri Ma-nouilski, explique que, dialectiquement, la NSDAP est à l'avant-garde de la dicta-ture du prolétariat tandis que les sociaux-démocrates trompent les masses en agitant l'épouvantail anti-fas-ciste. Pendant la campagne électorale, la KPD et la NSDAP militent pour une abrogation pure et simple de toutes les clauses de Ver-sailles et rejettent toutes les formes de répara-tions. La SPD, elle, ne veut pas de révision du Traité et perd sa crédibilité auprès des millions de chômeurs allemands.
La Reichswehr aurait été incapable de mater un putsch conjoint des nazis
et des communistes
Aux élections du 6 novembre 1932, malgré le recul des nationaux-socialistes, l'ambassadeur soviétique Khintchouk réitère les ordres de Moscou aux communistes allemands car "Hitler ouvre la voie à une Allemagne soviéti-sée". Communistes et Nationaux-Socialistes organisent de concert une grève des trans-ports en commun à Berlin, qui connaît un franc suc-cès. Schleicher est inquiet: il met les circons-criptions militaires en alerte et simule des man¦uvres pour sa-voir si la Reichswehr serait capable de briser un putsch perpétré de concert par les communistes et les nazis. Le rapport fi-nal qui lui est transmis le 2 dé-cembre 1932 est alarmant: l'armée serait incapable de faire face à un putsch unissant les deux partis "extrémistes". Ne disposant que de 100.000 hom-mes, elle est en infériorité numérique de-vant les 130.000 militants du Kampfbund communiste, ren-forcés par les 30.000 adoles-cents de l'organisation de jeunesse, et des 400.000 SA et HJ de la NSDAP. De plus, la réussite du mouvement de grève conjoint dans les transports publics berlinois a démontré que les putschistes éventuels pourraient paralyser les chemins de fer, empêchant tout mouvement de troupes vers les centres insurrectionnels. Schleicher est dès lors obligé, pour sauver la République de Weimar aux abois, de faire des concessions aux Al-liés pour que ceux-ci per-mettent à la Reichswehr de disposer de 300.000 hommes lors de la Conférence de Genève prévue pour 1933.
Poussé dans le dos par le Komintern, la KPD entonne des refrains aussi patriotiques que les nationaux. Le Komintern proclame le 10 jan-vier 1933: "Il faut com-battre sans merci les oppresseurs de la nation; il faut lutter contre l'occupation de la Sarre, l'oppression des Alsa-ciens et des Lorrains, contrer la politique ra-pace de l'impérialisme polonais à Dantzig, lut-ter contre l'oppression des Allemands en Haute-Silésie, en Po-mérélie et au Tyrol du Sud, contre la mise en escla-vage des peuples et des minorités ethniques en Tchécoslovaquie, contre la perte de ses droits par le peuple autrichien". Mais Moscou continue à faire davantage confiance à la NSDAP. Le 22 janvier 1933, les hitlé-riens projettent une manifestation provo-catrice devant le quartier général communiste de Berlin. Les Sovié-tiques donnent l'ordre à leurs coreligionnaires berli-nois de ne pas s'y opposer. Après la prise du pouvoir par Hitler, l'immeuble sera perquisitionné et la police y trouvera des "preuves" d'un projet de putsch com-muniste. Le Reichstag brûle le 27 février, apparem-ment par l'action d'un communiste hollandais, Mari-nus van der Lubbe. La KPD est interdite. A Moscou, les milieux gouverne-mentaux restent calmes et choi-sissent l'attentisme: il faut sauver les relations privilé-giées entre l'URSS et l'Allemagne et ne pas les gâ-cher par une propagande anti-nazie irréflé-chie.
Litvinov, Hitler
et Rosenberg
Les Soviétiques refuseront de tenir compte des dé-clamations anti-communistes des dirigeants nazis. Litvinov avertit cependant Dirksen, am-bassadeur du Reich à Moscou, que cette bien-veillance cessera si l'Allemagne tente un rapprochement avec la France, comme l'avaient fait les sociaux-démocrates de Stre-semann et vraisemblablement le Général Schleicher. Lit-vinov déclare que le gouvernement soviétique n'a pas l'intention de changer sa politique à l'égard de l'Allemagne mais fera tout pour em-pêcher une alliance germano-française. En échange, Litvinov promet de ne pas s'allier avec la France et de ne pas réitérer la politique d'encerclement de l'Entente avant 1914, l'URSS n'ayant pas intérêt à reconnaître les clauses du Traité de Versailles et l'existence de l'Etat polo-nais. Le 29 avril 1933, Hitler reçoit Khintchouk en présence du Baron Konstantin von Neurath, et pro-met de ne pas s'occuper des affaires inté-rieures russes à la condition expresse que les Soviétiques n'interviennent pas dans les affaires intérieures alle-mandes (en clair: cessent de soutenir les communistes allemands).
Pendant les premières années du régime hitlé-rien, les relations germano-russes sont donc restées positives avec toutefois une seule petite ombre au tableau: les activités d'Alfred Rosen-berg, chef du bureau des af-faires étrangères de la NSDAP et rédacteur-en-chef de son organe de presse, le Völkischer Beobachter. Né dans les pays baltes, ayant étudié à Moscou, Rosenberg haïssait le communisme soviétique. Il rê-vait d'une balkanisation de l'URSS et notam-ment d'une Ukraine indépendante. Hitler ne le nomma pas Ministre des Affaires Etrangères du Reich, ce qui soula-gea les Soviétiques. Des en-voyés spéciaux laissaient sous-entendre régu-lièrement que si Rosenberg deve-nait Ministre des Affaires Etrangères, les Soviétiques pour-raient être amenés à reconduire leur alliance avec la France. La tragédie de la "Nuit des longs cou-teaux", au cours de laquelle Schlei-cher est éliminé, satisfait Staline qui voyaient dans les victimes des instruments d'une poli-tique d'alliance avec la France (donc avec la Pologne).
Démontant le système de Versailles pièce par pièce, Hitler rapatrie les usines d'armement dis-séminées en Russie. Les installations de Kama et de Tomka, où furent élaborés les premiers chars allemands et la tac-tique offensive de l'arme blindée, sont démantelées et recons-truites en Allemagne. Ensuite, c'est au tour du centre aérien de Vivoupal, matrice de la future Luft-waffe. Les usines avaient bien servi le Reich et l'URSS; les deux puissances avaient pu moderniser leurs armées à outrance. Dans l'Armée Rouge et la nouvelle Wehrmacht, on retrouvera les mêmes armes modernes, supé-rieures à celles de tous leurs adver-saires.
L'élimination de Toukhatchevski
Hitler, en annulant les effets de l'article 198 du Traité de Versailles, se rendait parfaitement compte que la Reichswehr avait créé l'Armée Rouge de Staline. Comment ôter aux Sovié-tiques l'atout que les rela-tions privilégiées entre les deux armées leur avaient octroyés? Gordon Lang décrit le rôle de Heydrich: celui-ci avait pu observer les purges contre les trots-kistes et constater avec quelle rage paranoïaque Sta-line poursuivait et éliminait ses adversaires. Soup-çonneux à l'extrême, le dictateur géorgien pre-nait as-sez aisément pour argent comptant les bruits de com-plot, vrais ou imaginaires. Hey-drich en conclut qu'il suffisait de faire courir la rumeur que le Maréchal Toukhatchevski com-plotait contre Staline. Or une vieille haine cou-vait entre les deux hommes. Lors de l'offensive soviétique contre la Pologne en 1920, Toukhat-chevski marcha victorieusement sur Varsovie et donna l'ordre au deuxième corps d'armée sovié-tique, commandé par Vorochilov et Boudienny, de faire mouvement vers la capitale polonaise et de prendre en tenaille leur adversaire. Voro-chilov et Boudienny, sous l'impulsion de Sta-line, alors commissaire politique aux armées, refusèrent de suivre cet ordre et marchèrent sur Lemberg, capitale de la Gali-cie. Weygand, commandant en chef des troupes po-lonaises, s'engouffra dans la brèche et battit tour à tour les armées de Toukhatchevski et de Vorochi-lov, Boudienny et Staline. Toukhatchevski n'avait jamais raté l'occasion de rappeler cette gaffe monumentale de Staline. En fabriquant de faux documents accablants pour le Maréchal, Heydrich savait que Staline saute-rait sur l'occasion pour éliminer ce témoin génant de sa faute politique majeure. L'élimination de l'état-major soviétique réduisit l'Armée Rouge à l'im-puissance pendant plusieurs années. Parmi les res-capés des purges: Vorochilov et Bou-dienny...
Si Staline était indubitablement germanophile, Tou-khatchevski, contrairement à la plupart des trotskistes épurés ou dissidents, l'était aussi. Lang reproduit un document intéressant de 1935: les notes prises lors de l'entrée en fonc-tion du nouvel attaché militaire alle-mand en URSS, le Général Ernst-August Köstring. Ces notes révèlent la volonté de Toukhatchevski de s'en tenir aux principes de von Seeckt. En 1936, Toukhatchevski conseille au Ministre des Af-faires Etrangères roumain, Nikolae Titulescu de ne pas lier le destin de la Roumanie à la France et à la Grande-Bretagne, Etats vieux et usés, mais à l'Allemagne, Etat jeune et dynamique. Pourquoi Heydrich a-t-il contribué à liquider un militaire compétent, ami de son pays? Parce que la germanophilie de Toukhat-chevski n'était pas inconditionnelle, vu le pacte Anti-Komin-tern: le Maréchal avait organisé des ma-n¦uvres et des Kriegspiele, dans lesquels l'Al-le-magne envahissait l'URSS et l'Armée Rouge orga-nisait la défense du territoire. Ce fait dément les ac-cusations d'espionnage au profit de l'Allemagne. Est-ce l'encouragement aux Rou-mains à s'aligner avec l'Allemagne qui a servi d'alibi aux épurateurs sta-liniens? En effet, une Rou-ma-nie sans garantie al-lemande aurait été une proie facile pour l'URSS qui voulait récupérer la Bessarabie...
Le premier volume du livre de Gordon Lang s'arrête sur l'épisode de l'élimination de Tou-khatchevski. Un autre historien, Karl Höffkes, dans
Deutsch-sowjetische Geheimverbindungen. Unveröffentliche diplomatische Depeschen zwischen Berlin und Moskau im Vorfeld des Zweiten Weltkriegs, Grabert Verlag, Tübingen, 1988, 298 S., DM 38,
présente tous les documents relatifs au pacte ger-mano-soviétique, signé le 23 août 1939.
Höffkes classe les documents par ordre chronolo-gique, ce qui permet de suivre l'évolution des événe-ments qui ont conduit au partage de la Pologne en septembre 1939. Il si-gnale aussi que, vu la participa-tion militaire ac-tive des Soviétiques au démembrement de la Pologne, à l'occupation des Pays Baltes et de la Bessarabie/Bukovine entre le 17 septembre 1939 et le 22 juin 1941, la culpabilité alle-man-de dans le déclen-chement de la seconde guerre mondiale ne saurait être exclusive, indé-pen-damment des raisons qui ont poussé les deux puissances à agir. Officiellement, les So-vié-ti-ques prétendent être rentrés en Pologne parce que l'Etat polonais avait cessé d'exister et que leur devoir était de protéger les populations ukrainiennes et biélorusses de Volhynie et de Galicie. Les Alliés avaient déclaré la guerre à l'Allemagne le 3 septembre 1939 mais ne feront pas de même pour la Russie après le 17 sep-tembre. Dans la Pravda du 29 no-vembre 1939, Staline lui-même justifie ses positions:
1. Ce n'est pas l'Allemagne qui a attaqué la France et l'Angleterre, mais ce sont la France et l'Angleterre qui ont attaqué l'Allemagne et ont donc pris sur elles la responsabilité de la guerre actuelle.
2. Après le déclenchement des hostilités, l'Allemagne a fait des propositions de paix à la France et à l'Angleterre et l'Union Soviétique a ouvertement soutenu ces propositions alle-man-des, parce qu'elle a cru et croit toujours qu'une fin rapide de la guerre améliorerait ra-dicale-ment le sort de tous les pays et de tous les peuples.
3. Les castes dominantes de France et d'Angle-terre ont rejeté de façon blessante les propo-sitions de paix allemandes et les efforts de l'U-nion Soviétique en vue de mettre rapidement fin à la guerre. Voilà les faits.
Les "protocoles secrets", niés par les Soviétiques
En annexe au texte officiel du Pacte germano-sovié-tique existaient des "protocoles secrets supplémen-taires", où les intentions les plus of-fensives des deux partenaires transparaissaient très clairement. Ces pro-tocoles n'ont pu être évoqués lors du Procès de Nu-remberg en 1946. L'avocat de Hess, le Dr. Seidl, re-çut l'inter-diction de lire le texte, sous pression du pro-cureur soviétique Rudenko. L'hebdomadaire lon-donien The Economist s'insurgera contre cette attein-te aux droits de la défense, si fla-grante puis-que la te-neur des "protocoles secrets supplé-mentaires" avait pu être vérifiée dans les faits.
Dans les documents consignés dans le livre de Höffkes, nous avons repéré beaucoup de détails inté-ressants. Ainsi, dans le texte du protocole des conver-sations entre le Dr. Schnurre et le chargé d'affaires soviétique Astakhov, daté du 17 mai 1939, on ap-prend que l'Union Sovié-tique souhaitait que les accords commerciaux entre la Tchécoslovaquie et l'URSS demeurent tels quels sous le protectorat alle-mand, instauré après la disparition de la République tchécoslo-vaque. Il suffisait, disait Astakhov, de les re-conduire purement et simplement. L'élimination de la Tchécoslovaquie ne créait aucun problème entre le Reich et l'URSS (cf. Höffkes, doc. n°5).
Dans un rapport envoyé par l'ambassadeur al-lemand à Moscou, von der Schulenburg, au Se-crétaire d'Etat aux Affaires Etrangères von Weizsaecker (père de l'actuel Président de la RFA), daté du 22 mai 1939, on apprend les difficultés que rencontrent les Alliés à Moscou pour créer un gigantesque front anti-fasciste englobant l'URSS. Les Anglais hésitent à ga-rantir les frontières de l'URSS, de peur de pous-ser complète-ment les Japonais dans les bras des Allemands (doc. n°8).
Le document n°15, consistant en un rapport du sous-secrétaire Dr. Woermann à propos de ses conversa-tions avec l'envoyé bulgare Draganoff, daté du 15 juin 1939, nous apprend le rôle que joua ce diplomate bulgare dans la gestation du Pacte du 23 août. Draga-noff connaissait per-sonnellement Astakhov, lequel lui avait dit que l'URSS était sollicitée par deux straté-gies: l'une postulait l'alliance avec la France et l'Angle-terre, l'autre l'alliance avec l'Allemagne, indé-pendamment des idéologies communiste et na-tionale-socialiste. L'URSS choisirait l'Allema-gne sans hésiter si l'Allemagne décla-rait offi-ciellement qu'elle n'atta-querait pas la Russie ou si elle signait avec l'URSS un pacte de non-agression.
Pour les Soviétiques, l'URSS et le Reich s'opposent aux démocraties capitalistes
Le document n°24, un rapport de Schnurre sur ses conversations avec Astakhov et Babarine (Directeur de la représentation commerciale so-viétique à Berlin), témoigne des intentions so-viétiques à la date du 27 juillet 1939. Les Soviétiques souhaitent une reprise des relations économiques, politiques et culturelles avec le Reich. La presse des deux pays doit modérer ses propos, suggèrent les deux diplomates sovié-tiques, et ne pas publier d'articles offensants contre l'autre. L'Allemagne, l'Italie et l'URSS ont une chose en commun, malgré toutes les di-vergences idéolo-giques: l'hostilité aux démocraties capitalistes. De ce fait, l'URSS ne peut s'aligner sur les démocraties oc-cidentales. Asta-khov signale, rapporte Schnurre, que des pro-blèmes peuvent surgir du fait que l'Allemagne comme l'URSS considèrent que les Pays Baltes, la Finlande et la Roumanie appartiennent à leur sphère d'influence. Il peut ainsi apparaître que l'Allemagne cherche à utiliser ces petites puis-sances contre l'URSS, comme avait cherché à le faire la France, en créant le "cordon sanitaire" après Versailles.
Et Astakhov poursuit: l'Angleterre ne peut rien offrir de concret à la Russie; l'alliance germano-japonaise n'est pas dirigée contre la Russie; la question polo-naise, avec le corridor de Dantzig, finira par être ré-solue au bénéfice du Reich. Une inquiétude point tout de même chez Asta-khov: l'Allemagne hitlérienne se considère-t-elle comme l'héritière de l'Autriche en Eu-rope orientale, en d'autres mots, cherche-t-elle à in-clure dans sa sphère d'influence les pays gali-ciens et ukrainiens soumis jadis à la Double Monarchie austro-hongroise? L'objet du rapport de Schnurre contribua à dissiper des malenten-dus. Aujourd'hui, il nous ren-seigne admirable-ment non seulement sur les intentions sovié-tiques de l'été 1939 mais aussi sur les intérêts éternels de la Russie en Europe Orientale.
Le document n°28, un câble de Schulenburg au Mi-nistère des Affaires Etrangères (3 août 1939), révèle quelques réticences de Molotov: le pacte Anti-Ko-mintern n'est pas une simple façade comme on tente depuis quelques se-maines de le faire accroire tant du côté sovié-tique que du côté allemand. En effet, ce pacte a soutenu les projets agressifs du Japon à l'égard de l'URSS ‹le Japon venait d'être battu aux confins de la Mandchourie par les troupes de Jou-kov‹ et l'Allemagne a appuyé le Japon, tout en re-fusant de participer à des conférences internationales si l'URSS y participait aussi, l'exemple le plus fla-grant étant Munich. Schu-lenburg rétorqua que l'URSS, en signant un traité avec la France en 1935, s'est laissée en-traîner dans des menées anti-alle-mandes et qu'en conséquence l'Allemagne a dû révi-ser certaines de ses positions, au départ russophiles.
Les positions de Ribbentrop et d'Oshima, ambas-sadeur du
Japon à Berlin
Le document n°33, un télégramme de von Rib-bentrop à Schulenburg daté du 14 août 1939, nous indique la position du Ministre des Af-faires Etrangères du Reich. Il n'y a pas de conflit d'intérêts entre l'URSS et le Reich sur la ligne reliant la Baltique à la Mer Noire; les di-vergences de vue dues aux idéologies ont certes engendré la méfiance réciproque, mais ce bal-last doit être progressivement éliminé car il ap-paraît de plus en plus évident, sur la scène in-ternationale, que les démocraties occidentales capitalistes sont égale-ment ennemies de l'Alle-magne nationale-socialiste et de la Russie stali-nienne. Si la Russie et l'Allemagne s'entre-dé-chirent, ce sera dans l'intérêt des démocra-ties occidentales: voilà ce qu'il faut éviter. Les me-nées bellicistes de l'Angleterre postulent un rè-glement ra-pide du contentieux germano-sovié-tique. Dans ce même télégramme, Ribbentrop suggère une visite per-sonnelle à Moscou.
Le document n°48, daté du 22 août 1939, la veille de la signature du Pacte, rend compte d'une conversation téléphonique entre Ribben-trop et l'ambassadeur du Japon, Oshima, sur les projets allemands et sovié-tiques. Outre que l'apparent changement d'attitude des Allemands risquait de choquer quelques milieux japonais, l'ambassadeur nippon émettait une seule réti-cence: l'URSS, rassurée en Europe, renforcerait sans doute son front extrême-oriental et rallu-merait le conflit sino-japonais pour en tirer toutes sortes de pro-fits. Quoi qu'il en soit, l'évolution dans cette di-rection était prévisible et comme le Japon ne souhaite pas réanimer le conflit qui venait de l'opposer à l'URSS, l'ambassadeur nippon rassure Ribbentrop: la position du Japon ne changera pas. L'ennemi n°1 du Japon comme de l'Allemagne était dé-sormais l'Angleterre: il fallait donc que les deux puissances du Pacte Anti-Komintern normali-sent leurs relations avec Moscou.
Les conversations entre Staline, Ribbentrop
et Molotov
Le document n°51 est mieux connu et consiste en un rapport du sous-secrétaire Hencke sur les conversa-tions entre Ribbentrop, Staline et Mo-lotov dans la nuit du 23 au 24 août 1939. Les trois hommes d'Etat pas-sèrent en revue l'état du monde. L'Allemagne offrait sa médiation pour aplanir les différends entre l'URSS et le Japon. Staline critiquait l'annexion de l'Albanie par l'Italie et craignait que Mussolini ne s'attaque à la Grèce. Ribbentrop répondit que Mussolini se félicitait du rapprochement entre Russes et Al-lemands. L'Allemagne souhaitait de bonnes re-lations avec la Turquie mais celle-ci avait ré-pondu en adhérant à la coalition anti-allemande, sans en informer le gouver-nement du Reich. Tous se plaignaient de l'attitude turque et évo-quaient les sommes d'argent versées par l'An-gleterre pour la propagande anti-allemande en Turquie. Quant à l'Angleterre, Ribbentrop se rendait compte qu'elle cherchait à troubler le rapprochement germano-russe et Staline consta-tait la faiblesse numé-rique de l'armée an-glaise, le tassement en importance de sa flotte et son manque d'aviateurs patentés. Mais Staline ajou-tait que malgré ses faiblesses, l'Angleterre pour-rait mener la guerre avec ruse et tenacité. Sta-line demanda à Ribbentrop ce qu'il pensait de l'armée française, très importante numéri-quement sur le pa-pier; l'Allemand répondit que les classes de recrues dans le Reich s'élevaient à une moyenne de 300.000 hommes, alors qu'el-les n'étaient que de quelque 150.000 hommes en France, vu le recul démogra-phique du pays. La ligne Siegfried (Westwall) était cinq fois plus puissante que la ligne Maginot et, par con-séquent, toute attaque française contre l'Allema-gne serait vouée à l'échec.
Le document n°53 reproduit les fameux "pro-tocoles secrets supplémentaires", signés par Ribbentrop et Molotov, où Russes et Alle-mands se partagent l'Eu-rope Orientale en zones d'in-fluence (cf. la carte qui illustre cet article). Rappelons que le point 3 men-tionne l'intérêt soviétique pour la Bessarabie attribuée en 1918 à la Roumanie. L'Allemagne déclare se dés-intéresser de cette région.
L'avis de Mussolini
Le document n°55 est une lettre de Hitler adres-sée à Mussolini et datée du 25 août 1939. Hitler demande l'avis de Mussolini sur la situation nouvelle.
Le document n°56 reproduit la réponse du Duce, en-voyée le jour même. En voici le contenu intégral: "Führer, je réponds à votre lettre que vient de me remettre à l'instant l'ambassadeur von Mackensen. 1) En ce qui concerne l'accord avec la Russie, j'y sous-cris entièrement. Son Excellence Göring vous dira que je confirme les propos tenus lors des entre-tiens que j'ai eus avec lui en avril dernier: en l'occurence qu'un rapprochement entre l'Alle-magne et la Russie est nécessaire pour éviter l'encerclement par les dé-mocraties.
2) J'estime qu'il est utile de faire le nécessaire pour éviter une rupture ou un refroidissement avec le Ja-pon, à cause du nouveau rapproche-ment de celui-ci avec les Etats démocratiques qui en résulterait. Dans ce sens, j'ai envoyé un télégramme à Tokyo et il semble qu'après avoir surmonté l'effet de surprise, l'opinion publique japonaise adoptera une meilleure attitude psy-chologique.
3) L'accord de Moscou bloque la Roumanie et peut contribuer à faire changer la position de la Turquie, qui a accepté les prêts anglais, mais n'a pas encore signé d'alliance. Une nouvelle attitude de la Turquie ré-duirait à néant tous les plans stratégiques des Français et des Anglais en Méditerranée orientale.
4) Pour ce qui concerne la Pologne, je com-prends parfaitement l'attitude de l'Allemagne et admets le fait qu'une situation aussi tendue ne peut perdurer à l'infini.
5) Pour ce qui concerne l'attitude pratique de l'Italie en cas d'une action militaire, mon point de vue est le suivant:
Si l'Allemagne attaque la Pologne et que le conflit demeure localisé, l'Italie accordera à l'Allemagne toutes formes d'aide politique et économique.
Si l'Allemagne attaque et que les Alliés de la Pologne amorcent une contre-attaque contre l'Allemagne, je porte d'avance à votre connais-sance, qu'il me paraît opportun que je ne doive pas prendre moi-même l'initiative d'activités belligérantes, vu l'état actuel des préparatifs de guerre de l'Italie, dont nous vous avons tenus au courant régulièrement et à temps, vous, Füh-rer, ainsi que von Ribbentrop.
Mais notre intervention peut être immédiate si l'Alle-magne nous livre sans retard le matériel militaire et les matières premières nécessaires à contenir l'assaut que Français et Anglais diri-geront essentiel-lement contre nous.
Lors de notre rencontre, la guerre était prévue pour 1942; à ce moment-là j'aurais été prêt sur terre, sur mer et dans les airs selon les plans prévus.
Je suis en outre d'avis que les simples prépara-tifs mi-litaires, ceux déjà entamés et les autres, qui devront être commencés dans l'avenir en Europe et en Afri-que, immobiliseront d'impor-tantes forces fran-çaises et britanniques.
J'estime que c'est mon devoir inconditionnel, en tant qu'ami loyal, de vous dire toute la vérité et de vous avertir d'avance de la situation réelle: ne pas le faire aurait des conséquences dés-agréables pour nous tous. Voilà ma conception des choses et, puisque sous peu je devrai convoquer les plus hauts organes du régime, je vous prierais de me faire connaître la vôtre.
s. MUSSOLINI.
L'enquête de Höffkes ne reprend que des do-cuments datés entre le 17 avril 1939 et le 28 septembre 1939. Après cette date, Russes et Allemands collaborent étroitement pour réduire toute résistance polonaise au silence. Staline tente de réaliser sur le terrain la zone d'in-fluence qui lui a été octroyée le 23 août. La Fin-lande résiste héroïquement pendant la guerre d'hiver de 1939-40 et Staline doit se contenter de quelques lambeaux de territoires qui sont toutefois stratégique-ment importants. Dans le sillage de la campagne de France, il occupe les Pays Baltes, avec, en plus, une bande territo-riale de la Lithuanie, normalement attri-buée au Reich. Ensuite, il occupe la Bessarabie et la Bukovine, contre les accords qui le liaient à Hitler (1). A partir de ce moment, l'Allemagne devient réticente et la méfiance de Hitler à l'égard des "bolchéviques" ne cesse plus de croître. Le discours "anti-fasciste" est réinjecté dans les écoles de l'Armée Rouge. Staline en-courage les Yougoslaves à résister aux pres-sions allemandes; les Anglais lui suggèrent, contre sa promesse d'entrer en guerre à leurs côtés, la "direction des Balkans". Molotov en parle à Hitler et demande au Führer s'il est prêt à faire une concession équivalente. A partir de ce moment, Hitler envisage la guerre avec l'URSS. Le gouvernement yougoslave adhère à l'Axe puis est renversé par un putsch; Staline recon-naît le nouveau gouvernement et Hitler envahit la Yougoslavie. Les relations privilé-giées entre le Reich et l'URSS avaient cessé d'exister...
Les protocoles du
9 novembre 1940
La dernière tentative allemande de mener une politique commune avec la Russie date du 9 novembre 1940. Molotov est à Berlin pour né-gocier. Il détient une position de force: l'URSS a reconstitué le territoire des tsars de 1914, Finlande exceptée. L'Allemagne n'a pas réussi à mettre l'Angleterre à genoux. Molotov exige dès lors les Dardanelles, la Bulgarie, la Rouma-nie, la Finlande, un accès à la Mer du Nord... Hitler rétorque en soumettant un plan de "coalition continentale euro-asiatique", inspiré du théoricien de la géopolitique, Haushofer. L'Allemagne et la Russie se partageraient la tâche: le Reich réorganiserait l'Europe tandis que la Russie recevrait en héritage une bonne part de l'Empire britannique en Asie. Staline domine-rait ainsi la Perse, l'Afghanistan et les Indes, tout en bénéficiant d'une immense façade maritime dans l'Océan Indien. Les protocoles du 9 novembre 1940 n'ont jamais été signés. Les Soviétiques ont toujours nié leur authenti-cité, comme ils ont nié l'authenticité des "protocoles secrets supplémentaires" du 23 août 1939.
Le texte de ces protocoles non signés, nous l'avons retrouvé dans le livre de Peter Kleist (Die euro-päische Tragödie, Verlag K.W. Schütz KG, Pr. Oldendorf, 1971, 320 S.). Les trois pays de l'Axe suggéraient à l'URSS de participer à la construction de la paix, promet-taient de respecter les possessions soviétiques, de ne pas adhérer individuellement à une coali-tion qui serait dirigée contre l'une des quatre puissances signataires. La durée de cet accord serait de 10 ans. Dans le protocole secret n°1, soumis aux quatre puissances, l'Allemagne promettait de ne plus étendre sa puissance en Europe mais de faire valoir ses droits en Afrique centrale. L'Italie promettait de ne plus poser de revendications territoriales en Europe mais de concentrer sa pression en Afrique du Nord et du Nord-Est. Le Japon promettait que ses aspirations seraient circonscrites à l'espace extrême-oriental au Sud de l'archipel japonais. L'URSS devait promettre que ses aspirations d'expansion territoriale se porte-raient à l'avenir vers l'Océan Indien.
Un second protocole secret, devant être signé par les trois puissances européennes de la "quadripartite" en-visagée, prévoyait de dégager la Turquie de ses obligations à l'égard de la France et de l'Angleterre. Une offensive diplomatique dans ce sens devait être amorcée dans la loyauté, avec échanges d'information réci-proques. Les trois pays devaient viser à établir un accord avec la Turquie, respectant l'intégrité territo-riale turque. Un troisième point prévoyait le règlement de la navigation dans les détroits, impliquant une révision du statut de Montreux. L'URSS recevrait le droit de franchir les dé-troits, tandis que toutes les autres puissances, y compris l'Allemagne et l'Italie, renonceraient à ce droit, sauf bien sûr les autres Etats riverains de la Mer Noire. Les navires de commerce pourraient sans difficultés majeures continuer à fran-chir les détroits.
Les Soviétiques refusent de participer à la construction de la "Grande Eurasie"
Cette suggestion, pourtant pleine de sagesse, n'a pas été retenue par les Soviétiques, encore fas-cinés par la volonté séculaire des Tsars de contrôler tout l'espace orthodoxe du Sud-Est de l'Europe et de conquérir Constantinople. Le re-fus de participer à la construc-tion de la "Grande Eurasie" semble être corroboré par le témoi-gnage récent d'un officiel soviétique passé à l'Ouest, Viktor Souvorov (ou Suworow) (in Der Eisbrecher. Hitler in Stalins Kalkül, Klett-Cotta, 1988, 420 S., DM 38). Pour le transfuge russe, le calcul de Staline a été le suivant: lais-ser les forces allemandes venir à bout de la France et de l'Angleterre, puis dicter des condi-tions énormes à l'Allemagne exsangue, de façon à la tenir totalement sous la coupe de la Russie. En cas de refus, les Armées Rouges envahi-raient l'Europe. Hitler aurait été conscient de ce projet et n'aurait jamais envisagé de conquérir un "espace vital" à l'Est, explique un autre his-torien, Max Klüver (in: Präventivschlag 1941. Zur Vorgeschichte des Rußland-Feldzuges, Druffel Verlag, Leoni am Starnberger See, 1986-89 (2. Auflage), 359 S., DM 38). Son en-quête minu-tieuse retrace au jour le jour l'évolution de la situation en Europe depuis le 23 août: la dépendance de l'Allemagne vis-à-vis des matières premières russes, les plans colo-niaux du Reich après l'effondrement de la France, la création d'un foyer juif à Madagascar, le problème épineux de la Bukovine, l'offre de paix de Hitler à l'Angleterre, l'accord éco-nomique limité entre la Grande-Bretagne et l'URSS du 27 août 1940, l'arrivée de Eden sur la scène et l'amélioration des re-lations soviéto-britanniques, la nouvelle doctrine de l'Armée Rouge, l'arbitrage de Vienne réglant les pro-blèmes de frontières entre la Hongrie et la Roumanie, la pomme de discorde finlandaise, le refus de la part de Molotov d'accepter le proto-cole du 9 novembre 1940, la campagne des Balkans, le Traité soviéto-yougoslave du 5 avril 1941. Ce livre explique l'échec de l'accord d'août 1939 et révèle en fait que l'"Opération Barbarossa", déclenchée le 22 juin 1941, était une "guerre préventive". Nous y revien-drons.
Cette "guerre préventive" se déclenche donc le 22 juin 1941. Les Allemands avancent rapidement. Après quatre jours, toute la Lithuanie tombe entre leurs mains; vers la mi-juillet, ils sont aux portes de Leningrad. Le Reich se trouve désormais confronté à une mosaïque de peuples slaves et non slaves, aux frontières floues, disséminés sur un territoire immense, qu'il s'agit d'administrer, d'abord pour faciliter les opérations militaires, ensuite pour créer les bases d'un avenir non soviétique. Les avis divergeaient considérablement: les uns souhaitaient imposer un régime dur de type colonial dans l'espace balte, ukrainien, biélorusse, russe et caucasien; les autres estimaient qu'il fallait se mettre à l'écoute des aspirations des peuples occupant ces pays, canaliser ces aspirations au profit du reste de l'Europe et atteler leurs potentialités humaines et économiques à un grand projet d'avenir: l'espace indépendant de la Grande Europe, de l'Atlantique à l'Oural et au-delà. Le Professeur Alfred Schickel, Directeur de la "Zeitgeschichtliche Forschungsstelle" d'Ingolstadt (Bavière), a exhumé six mémoranda du Prof. Theodor Oberländer, mobilisé pendant la guerre avec le grade de Capitaine (Hauptmann) dans l'Abwehr. Oberlän-der était un adversaire résolu des plans de type co-lonial pour l'espace slave; professeur de sciences politi-ques et d'agronomie, il avait effectué plusieurs voyages dans le Caucase comme conseiller agricole à l'époque du tandem germano-soviétique sous Weimar, avant de devenir Doyen de l'Université de Prague en 1940.
Ami de Canaris, Oberländer fut, tout au long du conflit, un chaleureux partisan de la coopération entre les peuples de l'Est et l'Allemagne ainsi qu'un avocat passionné de la mise sur pied d'unités militaires composées de ressortissants des divers peuples d'URSS. Les éditions Mut (Asendorf) ont récemment publié les textes intégraux de ses six mémoranda sous le titre:
Theodor OBERLÄNDER, Der Osten und die Deutsche Wehrmacht. Sechs Denkschriften aus den Jahren 1941-43 gegen die NS-Kolonialthese, Mut Verlag (Postfach 1 - D-2811 Asendorf), Asendorf, 1987, 144 S., DM 18,80.
Le premier mémorandum (octobre 1941) concerne le Caucase, région bien connue du Professeur Oberländer. Outre une description géographique, ethnographique et historique de la région, le texte comporte
une esquisse des événements qui ont conduit à la bolchévisation du Caucase
et un plan suggéré aux nouvelles autorités allemandes.
Ce plan prévoit 1) un nouvel ordre agricole, comprenant un démantèlement des kolkhoses et adapté à chaque ethnie et à chaque type de culture ou d'élevage; 2) une administration autonome, gérée par des élites autochtones; 3) la liberté religieuse et culturelle, qui permettra d'enthousiasmer les Caucasiens pour l'idée d'une Europe continentale libre et indépendante. Oberländer souligne l'importance stratégique de la région, plaque tournante entre la plaine ukrainienne et les plateaux iranien et anatolien, surplombant les champs pétrolifères irakiens. Si le bloc continental européen doit voir le jour, il importe que le Caucase puisse y jouer un rôle capital et que les populations qui le composent se sentent intimement concernées par la création de la Nouvelle Europe et lui apportent la richesse de leur diversité culturelle et leur pétrole.
Le second mémorandum (28 octobre 1941) avait pour objet de donner des directives au haut commandement afin d'assurer l'approvisionnement des armées en marche et de garantir l'acquisition d'un maximum de surplus en substances alimentaires sur les terres ukrainiennes. Articulé en cinq volets, le texte décrit notamment l'atmosphère dans les villes et villages ukrainiens au moment de l'entrée des troupes allemandes; à l'Ouest de l'ancienne frontière polono-soviétique, les Allemands furent d'emblée reçus en libérateurs et l'on attendait d'eux qu'ils contribuent à réaliser les aspirations du nationalisme ukrainien. A l'Est de l'ancienne frontière, les Allemands rencontrèrent une population attentiste, inquiète, amortie par deux décennies de terreur communiste mais non directement hostile aux nouveaux occupants. Cette population était prête à accepter un régime d'occupation très dur car elle était parfaitement habituée à des traitements d'une incroyable rudesse.
Pour Oberländer, ce fatalisme ne devait pas induire les autorités allemandes à profiter de cette sinistre flexibilité mais au contraire à offrir généreusement des libertés afin de susciter les enthousiasmes. Le paysannat, qui n'avait pas oublié les rigueurs staliniennes de 1933, devait pouvoir espérer un régime plus favorable voire un avenir radieux, sur les terres les plus fertiles en blé d'Europe. Le gouvernement militaire devait dès lors prévoir la distribution de graines, le démantèlement graduel du système kolkhosien par l'octroi de primes à la production, éveiller l'initiative personnelle à tous les niveaux, engager des ingénieurs autochtones pour surveiller et maximiser la production, mettre sur pied une Croix-Rouge ukrainienne, offrir à l'Ukraine toute sa place dans la Nouvelle Europe à égalité avec les autres nations de l'Axe, recruter une police et une armée ukrainiennes. Pour parfaire cette politique, il importait d'éviter les bavures; en filigrane, on perçoit une dénonciation véhémente des erreurs psychologiques déjà commises par les militaires et les administrateurs allemands.
Le troisième mémorandum d'Oberländer (automne 1942) signale le phénomène des partisans à l'arrière des lignes allemandes. Les partisans sont peu nombreux, signale Oberländer; beaucoup d'entre eux ne sont pas des habitants de la région mais des troupes soviétiques parachutées. Mais la déception de certains Ukrainiens nationalistes, d'abord prêts à collaborer avec les Allemands contre les Staliniens, grossira indubitablement leurs rangs. En conséquence, il faut prévoir et favoriser une politique allant dans le sens des intérêts nationaux ukrainiens, créer les conditions d'un Etat ukrainien pleinement souverain. Le quatrième mémorandum formule les mêmes desiderata de manière quelque peu plus formelle.
Le cinquième mémorandum consiste en 24 thèses sur la situation militaire à la mi-mars 1943. Comme le signale les éditeurs, ces 24 thèses constituent une sévère critique de la politique menée par le gouvernement allemand dans les territoires occupés mais, vu la censure, contiennent des éléments de phraséologie nationale-socialiste, évoquant, entre autres, le "génie du Führer". Ce texte est d'une importance capitale: il révèle une vision grandiose du destin de l'Europe, quoiqu'encore marqué d'un catholicisme impérial que l'on retrouve chez Carl Schmitt. Oberländer part d'un éventail de faits historiques connus: les peuples dominants ont de tous temps fondé des Empires et assuré une paix intérieure aux territoires qu'ils dominaient.
Les événements de la guerre en cours prouvent que les techniques modernes, réduisant les pesanteurs du temps et de l'espace, ont rapproché les peuples et favorisé les projets d'unification européenne. Dans la thèse troisième, Oberländer pose l'équation "Allemagne (le Reich auquel il accorde une dimension spirituelle et non raciale) = Continent européen", exactement comme l'avaient propagée les théoriciens de la géopolitique Kjellén et Haushofer. "Thèse 3: L'Allemagne et son continent sont inséparables. Le moment est enfin venu, de transformer en réalité politique ces faits naturels, c'est-à-dire de créer le Großraum européen, sous la direction de l'Allemagne (Oberländer reprend ici le jargon national-socialiste). La situation qu'occupe l'Allemagne est défavorable en ceci: nous avons, en l'espace de très peu d'années ‹donc simultanément si l'on veut parler en termes d'histoire‹ voulu parfaire deux tâches historiques s'excluant l'une l'autre sur le plan pratique: 1) Créer la Grande-Allemagne (Großdeutschland), ce qui a suscité la désapprobation de tous les peuples limitrophes, directement concernés, et la méfiance de bon nombre d'autres nations; 2) Parfaire l'unification européenne, tâche pour laquelle nous devons transformer les mêmes peuples hostiles en alliés et les gagner à notre cause. C'est pourquoi il est important de prendre systématiquement en compte tous les réflexes psychologiques, en tous les domaines de la politique européenne. Fuir cette tâche serait de la trahison; non seulement à l'endroit de l'Europe mais aussi à l'endroit de notre propre peuple. Car tout peuple appelé à exercer le leadership mais qui cherche à se soustraire à sa tâche, sombre dans l'insignifiance spirituelle et politique, comme le prouve l'exemple historique des Etats grecs de l'Antiquité".
Les points suivants du mémorandum d'Oberländer constituent un réquisitoire contre les diverses formes de matérialisme massificateur: l'Europe de l'avenir doit se baser sur des valeurs de personnalité collective, propres à chaque peuple. La garantie accordée à ces innombrables personnalités devait, pensait Oberländer, susciter une synergie à l'échelle continentale. Les pays "occupés" ne devaient plus être nommés de cette façon: il fallait systématiquement, surtout à l'Est, parler de "territoires libérés". Au centre de la problématique néo-européenne, Oberländer place la "question slave". C'est cette question qui a déclenché la première guerre mondiale. L'Allemagne doit apparaître comme la puissance libératrice des peuples slaves soumis à la Russie et/ou au bolchévisme, non comme une nouvelle puissance coloniale, comme la manipulatrice d'un nouveau knout. Les Slaves de l'Ouest et de l'Est doivent être mobilisés pour la construction de l'Europe Nouvelle, à l'instar des Bulgares, des Slovaques et des Croates. L'Europe ne peut se passer d'eux: ni sur le plan géopolitique-stratégique ni sur le plan économique (complémentarité des richesses minières et agricoles des pays slaves avec l'infrastructure industrielle de l'Europe occidentale).
Dans cette optique, Oberländer critique les thèses anti-slaves à connotations racistes: la composition ethnique des peuples russe, ukrainien et biélorusse englobe un solide pourcentage de "sang nordique", donc la thèse d'une radicale différence somatique entre Slaves et Germains ne tient pas debout. La question de l'accroissement du territoire national allemand, des zones de peuplement allemand, doit se résoudre raisonnablement, sans raidir l'ensemble des peuples slaves: Allemands et Ukrainiens doivent trouver un modus vivendi, peut-être au détriment de la Pologne.
Dans son sixième mémorandum (22 juin 1943), Oberländer précise sa pensée quant au grand-espace européen. La Petite-Europe, c'est-à-dire l'Europe sans l'espace slave, n'est qu'un appendice péninsulaire de la masse continentale asiatique, comparable à la Grèce au sein de l'Empire romain. Pour éviter cet handicap et pour inclure les potentialités des peuples slaves, ce qui signifie, du même coup, agrandir et consolider la charpente de la Grande Europe, l'Allemagne doit pratiquer une politique de la main tendue, favoriser des réformes agraires pour s'allier le paysannat ébranlé par le communisme, recréer des strates d'artisans indépendants dans la population, etc.
Les propositions d'Oberländer sont restées lettre morte. La disgrâce de Canaris provoqua son éclipse des rangs des décisionnaires allemands.
A l'heure de la perestroïka, des remaniements multiples en Europe centrale et orientale, à l'heure d'une volonté générale mais confuse de modernisation, de l'abandon des chimères étriquées et obsolètes du marxisme-léninisme, il importe de connaître tous les éléments des complicités et des inimitiés qui ont marqué l'histoire des peuples russe, allemand, polonais, balte, ukrainien, caucasien, etc. La construction d'un ensemble solide ne peut reposer sur les sables mouvants des proclamations idéologiques. L'histoire tragique, mouvementée, glorieuse ou sanglante, représente un socle de concrétude bien plus solide... Les amateurs de terribles simplifications, les spécialistes de l'arasement programmé de tous les souvenirs et de tous les réflexes naturels des peuples, partent perdants, sont condamnés à l'échec même s'ils mobilisent des moyens colossaux pour se hisser momentanément sous les feux de la rampe. Construire la "maison commune", c'est se mettre à l'écoute de l'histoire et non pas rêver à un quelconque monde sans heurts, à un paradis artificiel de gadgets éphémères. Les adeptes soft-idéologiques de la gorbimania tombent sans doute dans le panneau, mais au-delà des promesses roses-bonbon du gorbatchévisme, veillent les gardiens de la mémoire historique.
Luc NANNENS.