samedi, 05 février 2022
L'hédonisme autarcique de l'école cyrénaïque
L'hédonisme autarcique de l'école cyrénaïque
Écrit par "Noorglo"
Ex: https://www.liberecomunita.org/index.php/filosofia/243-l-edonismo-autarchico-della-scuola-cirenaica
L'école cyrénaïque s'est développée à Cyrène, une ville grecque d'Afrique du Nord, dans la première moitié du IVe siècle av. J.C. L'école s'est formée quelques décennies après la mort de son initiateur Aristippe, un Cyrénéen qui avait émigré à Athènes, étudié avec Socrate et Protagoras, puis était retourné dans sa patrie pour diffuser sa pensée. Plus qu'une véritable école, on devrait parler d'une direction philosophique variée et non unique.
L'histoire de l'école cyrénaïque commence avec Aristippe de Cyrène, né vers 435 av. Il est venu à Athènes à un jeune âge et est devenu un disciple de Socrate. Nous disposons de peu d'informations sur ses déplacements après l'exécution de son maître en 399 avant J.-C., bien qu'il ait vécu un certain temps à la cour de Dionysius Ier de Syracuse. On ne sait pas exactement quelles doctrines philosophiques attribuées à l'école cyrénéenne ont été formulées par Aristippe. Diogène Laertius, à la suite de Diction le Péripatéticien et de Panetios, propose une longue liste de livres attribués à Aristippe, bien qu'il rapporte également que Sosicrate a déclaré qu'il n'avait rien écrit.
Parmi ses élèves, il y avait sa fille Arete, qui a transmis ses enseignements à son fils, Aristippe le Jeune. C'est lui, selon Aristocle de Messène, qui transforma les enseignements de son grand-père en un système complet, bien qu'il soit encore possible de dire que les bases de la philosophie cyrénaïque furent posées par Aristippe l'Ancien.
Plus tard, l'école se scinde en différentes factions, représentées par Annicéris de Cyrène, Hégésias de Cyrène, Théodore l'athée, qui développent des interprétations opposées de la philosophie cyrénaïque, dont beaucoup sont une réponse au nouveau système hédoniste posé par Épicure. Au milieu du IIIe siècle avant J.-C., l'école cyrénaïque était devenue obsolète ; l'épicurisme avait dépassé ses rivaux cyrénaïques en offrant un système plus sophistiqué.
L'école de philosophie cyrénaïque a donc été fondée par Aristippe, qui a fait du plaisir le but premier de l'existence. École non homogène, l'école cyrénaïque devait s'articuler intérieurement en diverses nuances éthiques et ne se retrouver que plus tard et en partie dans l'épicurisme. Épicure, en effet, a doté sa doctrine hédoniste d'un fondement ontologique et gnoséologique absent chez les Cyrénaïques, développant leur pensée exclusivement sur le terrain d'une éthique de la vie quotidienne, pragmatique et loin des principes théoriques. Aristippe caractérise cette orientation philosophique sur la base de l'anthropocentrisme, du sensualisme absolu, de la recherche du plaisir corporel et de l'autosuffisance individualiste.
Ce dernier point, qui caractérise l'hédonisme d'Aristippe, se traduit par l'énonciation d'un individualisme extrême et d'une autosuffisance non loin du cynisme, avec un certain mépris des conventions sociales et de toute tradition. Le plaisir immédiat et dynamique va de pair avec l'individualisme de la recherche du plaisir, embrassant chaque moment de l'existence qui peut l'offrir et sous quelque forme que ce soit. Seuls les faits humains sont dignes d'intérêt et les phénomènes naturels ne sont dignes d'intérêt que s'ils produisent du plaisir.
Mais l'autosuffisance, cet important principe aristippéen, concerne aussi le plaisir, qu'il faut poursuivre sans en devenir dépendant, car s'il est toujours bon, donc à poursuivre en toute situation et circonstance, s'il devient possédé, il doit être abandonné car l'autosuffisance et l'autonomie individuelle sont au-dessus de tout.
Le vrai plaisir est toujours et dans tous les cas dynamique (et non pas l'aponeia épicurienne = "absence de douleur") et constitue le véritable moteur positif de l'existence d'une personne, qui est une succession discontinue d'instants et qui doit être vécue uniquement dans le présent, en ignorant le passé et le futur : c'est une formulation ante litteram du soi-disant carpe diem, un message qui trouvera des adeptes et des interprètes surtout parmi de nombreux intellectuels du monde latin. Enfin, le phénoménalisme d'Aristippe est absolu, puisqu'il soutient que seul ce qui est perçu est réel: ce réductionnisme sensoriel et individualiste révèle également chez Aristippe des références indubitables à la philosophie sophistique.
Plusieurs chercheurs ont tendance à déplacer la théorisation de l'hédonisme cyrénaïque d'Aristippe (l'Ancien) à son petit-fils Aristippe le Métrodacte (également appelé Aristippe le Jeune) par l'intermédiaire de sa fille Arete (buste, ci-dessus), qui était une femme cultivée et sensible à la philosophie de son père. En d'autres termes, Aristippe l'Ancien se serait limité à orienter son comportement dans une direction hédoniste (mais tout de même avec une certaine mesure) et vers un certain détachement ironique aristocratique qui favorisait plutôt les éléments d'autonomie existentielle et d'autosuffisance. Selon cette interprétation, il se serait tenu à l'écart de l'hédonisme grossier dont l'école cyrénaïque fut souvent accusée par la suite.
Il serait resté fondamentalement un socratique, qui aurait conservé un certain détachement du plaisir, non sans réserves, exprimé dans l'aphorisme bien connu : "posséder le plaisir, mais ne pas être possédé par lui" (traduit en latin par habere non haberi). Il semble qu'il s'agissait d'une réponse à une critique concernant sa fréquentation d'une hétérosexuelle appelée Laide: "Je la possède, je ne suis pas possédé par elle" était sa réponse, ainsi que "il vaut mieux gagner et ne pas être esclave des plaisirs que de ne pas en profiter du tout".
Bien que, par conséquent, il ne recherchait pas seulement le plaisir catastématique "négatif" comme les épicuriens, mais surtout le plaisir cinétique et actif, Aristippe proposait la "mesure", contrairement à certains de ses élèves qui ont été définis comme proto-Libertins pour cette raison.
Après la mort du fondateur, l'école a d'abord été dirigée par sa fille Arete et son petit-fils Aristippe le Jeune. Les disciples d'Aristippe, comme nous l'avons déjà mentionné, ne constitueront jamais une école véritablement homogène, mais développent son hédonisme dans différentes directions. Cela peut être considéré comme une confirmation du manque de théorisation de sa philosophie, puisqu'il s'est limité à indiquer une direction éthique, qui à son tour peut être interprétée de diverses manières.
En dehors d'Aristippe le Jeune, dont nous avons parlé et auquel certains attribuent une intention de radicalisation dans le même cadre hédoniste, émergent comme successeurs ultérieurs trois personnages d'une profondeur notable, même s'ils ne sont pas très bien documentés, tous trois vivant entre la seconde moitié du IVe et la première moitié du IIIe siècle avant J.-C. (donc contemporains ou légèrement plus jeunes que le IIIe siècle avant J.-C.). (donc contemporains ou légèrement plus jeunes qu'Épicure) : Hégésippe, Annicéris (ou Annicerides) et Théodore l'athée.
Vision philosophique
Les Cyrénaïques étaient des hédonistes et croyaient que le plaisir, surtout le plaisir physique, était le bien suprême de la vie. Ils considéraient le type de plaisir physique comme plus intense et plus désirable que les plaisirs mentaux. Le plaisir était pour les Cyrénaïques le seul bien de la vie et la douleur le seul mal. Socrate avait considéré la vertu comme le seul bien humain, mais il avait également accepté un rôle limité pour son côté utilitaire, permettant au bonheur d'être un objectif secondaire de l'action morale. Aristippe et ses partisans en ont tiré parti et ont élevé le bonheur au rang de facteur primordial de l'existence, niant que la vertu ait une quelconque valeur intrinsèque.
Épistémologie
Les Cyrénaïques étaient connus pour leur théorie sceptique de la connaissance. Ils ont réduit la logique à une doctrine concernant le critère de la vérité. Selon eux, nous pouvons connaître avec certitude nos expériences sensorielles immédiates, mais nous ne pouvons rien savoir de la nature des objets qui provoquent ces sensations.
Toute connaissance est une sensation immédiate. Ces sensations sont des mouvements purement subjectifs, et sont douloureuses, indifférentes ou agréables, selon qu'elles sont violentes, tranquilles ou douces. En outre, elles sont entièrement individuelles et ne peuvent en aucun cas être décrites comme quelque chose qui constitue une connaissance objective absolue. La sensation est donc le seul critère possible de connaissance et de conduite. Les manières dont nous sommes affectés sont les seules que l'on puisse connaître, donc le seul but pour chacun doit être le plaisir.
Éthique
L'école cyrénaïque déduit un but unique et universel pour tous les hommes, à savoir le plaisir. Il s'ensuit que les plaisirs passés et futurs n'ont pas d'existence réelle pour nous, et que parmi les plaisirs présents il n'y a pas de distinction de genre. Socrate avait parlé des plaisirs supérieurs de l'intellect ; les cyrénaïques niaient la validité de cette distinction et affirmaient que les plaisirs du corps, plus simples et plus intenses, devaient être préférés. Le plaisir momentané, de préférence physique, est donc le seul bien pour les hommes.
Selon les Cyrénaïques, le sage doit avoir le contrôle des plaisirs plutôt que d'en être l'esclave, sinon il éprouvera de la douleur ; cela exige du jugement pour évaluer les différents plaisirs de la vie. Selon la doctrine cyrénaïque, les lois et les coutumes doivent être prises en compte, car bien qu'elles n'aient aucune valeur intrinsèque, leur violation entraînera des sanctions désagréables imposées par d'autres. De même, l'amitié et la justice sont utiles pour le plaisir qu'elles procurent.
Les derniers Cyrénaïques
Les cyrénaïques postérieurs, Annicéris de Cyrène, Hégésias de Cyrène, Théodore l'athée, ont tous développé des variantes de la doctrine cyrénaïque. Selon Annicéris, le plaisir est obtenu par des actes individuels de gratification, recherchés pour le plaisir qu'ils produisent ; Annicéris a beaucoup insisté sur l'amour de la famille, de la patrie, de l'amitié et de la gratitude, qui procurent du plaisir même lorsqu'ils exigent des sacrifices.
Hégésippide pense que le bonheur est impossible à atteindre et que, par conséquent, le but de la vie est d'échapper à la douleur et à la tristesse. Les valeurs traditionnelles telles que la richesse, la pauvreté, la liberté et l'esclavage sont toutes indifférentes et ne produisent pas plus de plaisir que de douleur. Selon le philosophe, l'hédonisme cyrénaïque était la façon la moins irrationnelle de gérer les peines de la vie.
Pour Théodore, en revanche, le but de la vie est le plaisir mental, et non le plaisir physique, et il s'attarde davantage sur la nécessité de la modération et de la justice. Dans une certaine mesure, tous ces philosophes tentaient de répondre au défi posé par l'épicurisme.
14:37 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, philosophie grecque, antiquité grecque, hellénisme, hellénité, cyrénaïques, cyrène, épicuriens, épicure | | del.icio.us | | Digg | Facebook
samedi, 29 janvier 2022
Radiographie de l'homme dissolu
Radiographie de l'homme dissolu
Le vieil Epicure, le tetrapharmakos et l'hédoniste contemporain
Diego Chiaramoni
Ex: https://www.geopolitica.ru/es/article/radiografia-del-hombre-disoluto
"Personne parce qu'il est jeune n'hésite à philosopher, ni parce qu'il est vieux à philosopher ne devient blasé. Personne est jeune ou vieux pour la santé de son âme" Lettre à Ménécée, 122.
Les processus conjoncturels de l'histoire ont toujours invité certains hommes à la noble tâche de penser. La décadence, dont la loi spirituelle intime est de ne pas trouver de fond, c'est-à-dire qu'on peut toujours être plus décadent, a fait émerger certaines balises dans les nuits sombres de l'histoire. Le Danois Kierkegaard, par exemple, écrivait dans son journal : "Il y a un oiseau (le falco osiphraga ou halieto au Mexique) qui est appelé le précurseur de la pluie. Je le suis aussi. Lorsque la tempête commence à se former sur une génération, les individualités de mon espèce apparaissent" (1). Lorsque la communauté se désagrège, lorsque le "nous" qui galvanise les liens humains se fracture, des tentatives d'auto-préservation apparaissent toujours. Cela s'est produit hier et cela se produit aujourd'hui, bien qu'avec des nuances très différentes.
Épicure, né à Samos (Grèce) vers 341 avant J.-C., s'inscrit dans cette tradition qui tente de faire de la philosophie une médecine de l'âme. La crise des cités-États grecques, l'effondrement des traditions, le lent déclin de la Polis, ont incité certaines consciences à tenter de trouver des réponses à l'un des grands drames de l'homme : celui d'habiter un monde désenchanté. Platon et Aristote avaient défendu avec lucidité et autorité la Polis comme cadre de référence pour l'épanouissement du potentiel humain. L'homme isolé doit être une bête ou un dieu, mais jamais un homme.
Épicure va tenter de retrouver, désormais au sein de la vie intrapersonnelle, la sécurité que procurait autrefois la communauté civique. Ce nouveau support sur lequel l'homme doit trouver son bonheur est l'autarkia, c'est-à-dire le pouvoir sur lui-même, l'autosuffisance. En ce sens, le but de l'œuvre d'Épicure est donc de devenir une ascèse du plaisir qui, à son tour, doit nécessairement être interprétée comme un repli de l'individu dans la seule sphère du cosmos où il peut encore trouver sécurité et sens, la sphère intrapersonnelle. Comme on peut le constater, la politique avait été laissée trop loin derrière. Cette expérience d'impuissance, ce sentiment de vivre dans un monde pour lequel ma propre présence ne compte pas, engendre comme réaction la culture de l'indifférence (ataraxie).
Pour Épicure, vivre n'est alors plus, comme le voulait Platon, "une préparation à la mort", mais une adaptation à la vie. Ceci n'est pas accidentel, mais s'enracine également dans le fond ontologique de sa philosophie, qui est essentiellement sensualiste et tend donc à se désengager des questions spéculatives. Pour Épicure et son école, la philosophie devient une tâche stérile si elle n'est pas orientée vers l'atteinte du bonheur.
Après avoir exposé ces lignes propédeutiques, analysons ensuite la proposition épicurienne connue sous le nom de "tétrapharmachus" (τετραφάρμακος). Quatre sont les grandes peurs humaines que le philosophe de Samos développe entre autres dans sa célèbre Lettre à Ménécée, l'une des rares œuvres conservées au fil du temps et qui résume sa conception éthique. Ces peurs sont: des dieux, de la mort, de la douleur et de l'échec (qui concerne sans doute l'avenir). Epicure s'est inspiré d'un ancien médicament utilisé par les Grecs, fabriqué à partir d'un mélange de quatre éléments naturels: cire jaune, résine de pin, colophane et suif de bélier. Les propriétés médicinales de cette pommade étaient la purification et l'analgésie. Épicure donne alors forme à une pharmacologie des peurs. Voyons ce qu'il nous dit :
"N'est pas impie celui qui rejette les dieux du vulgaire, mais celui qui impute aux dieux les opinions du vulgaire. Car les affirmations du vulgaire sur les dieux ne sont pas des prénotions, mais de fausses suppositions" [2]. Les dieux ne sont pas à craindre car ce sont des êtres divins, d'une nature différente de la nature humaine. Par conséquent, la colère ou le courroux sont des projections anthropologiques qui sont imposées aux dieux. En tout cas, s'ils existent, les dieux devraient être un modèle à imiter".
"Habituez-vous à considérer que la mort n'est rien par rapport à nous. Car tout bien et tout mal est dans la sensation ; or la mort est la privation de la sensation. Il s'ensuit que la juste connaissance que la mort n'est rien par rapport à nous rend joyeuse la condition mortelle de la vie" [3].
Épicure montre sans équivoque sa conception sensualiste de l'existence. Tout est dans la sensation et, par conséquent, "le plus terrifiant des maux, la mort, n'est rien par rapport à nous, car, quand nous sommes, la mort n'est pas présente, et quand la mort est présente, nous ne sommes plus" [4].
La peur de la douleur, qu'Épicure développe en termes de tension avec le plaisir, est pour le philosophe de Samos une peur infondée, car toute douleur est en réalité facilement supportable. S'il s'agit d'une douleur intense, sa durée sera courte, alors que, si la douleur est légère, malgré sa possible longue durée, elle sera facile à supporter. Ce principe est appelé "catastrophique" et concerne précisément l'évitement de la douleur.
"Il faut se rappeler que l'avenir n'est ni tout à fait à nous, ni tout à fait pas à nous, de sorte que nous ne l'attendons pas avec une certitude totale comme s'il devait être, ni ne le désespérons comme s'il ne devait pas être du tout" [5]. Dans ce cadre situationnel, il n'y a pas lieu de craindre l'avenir ou l'échec, puisque ce qui se passe dans le futur ne nous concerne pas directement, et que nous ne pourrions donc guère le changer.
Voilà pour Épicure et sa pharmacologie face aux grandes et éternelles peurs de l'homme. A ce stade, et comme promis dans le titre de cet article, la question suivante se pose : cette conception épicurienne peut-elle être mise en relation avec l'hédonisme contemporain ? Le premier point d'ancrage d'une réponse possible se trouve chez le philosophe de Samos lui-même, qui, semble-t-il, avec un zèle responsable envers sa doctrine, nous met en garde contre les déformations possibles de celle-ci. Épicure écrit :
" (...) Quand nous disons que le plaisir est la fin, nous ne parlons pas des plaisirs des dissolus ni à ceux qui résident dans la jouissance douée, comme le croient certains ignorants ou en désaccord ou qui interprètent mal la doctrine, mais du fait de ne pas souffrir de douleur dans le corps ou de trouble dans l'âme" [6].
Nous pensons que le terme "dissolu" est une définition exacte de l'homme contemporain. Un dissolu, selon son étymologie latine dissolutus, est celui dont la nature répond à la dissipation, celui qui dissout l'essentiel des choses. Un dissolu est un être dégradé dans son humanité profonde. L'hédoniste contemporain répond à un impératif catégorique: "tu dois jouir". Cette exigence de jouissance, liée à l'empire de la consommation et à la réification de l'autre, ternit la vie et les relations humaines avec l'encre visqueuse d'une fausse autosatisfaction. À cet égard, nous retrouvons les mots de Byung-Chul Han qui, dans son ouvrage L'agonie d'Eros, note avec lucidité :
"Le corps, avec sa valeur d'exposition, est assimilé à une marchandise. L'autre est sexualisé comme un objet excitant. On ne peut pas aimer l'autre dépouillé de son altérité, on ne peut que le consommer" [7]. L'hédoniste contemporain ne veut pas être une marchandise.
L'hédoniste contemporain ne craint pas les dieux, mais vénère des idoles. Comme le disait le grand Dostoïevski, la nature humaine ne peut vivre sans génuflexion et si elle ne s'agenouille pas devant Dieu, elle s'agenouille devant d'autres choses, car à proprement parler il n'y a pas d'athées mais des idolâtres. Le monde, sans charme ni transcendance, ne vaut pas le temps de la contemplation.
L'hédoniste contemporain ne craint pas la mort parce qu'elle est superficielle et improductive, ou peut-être la craint-il, ou même plus, il en a une terreur évitante, et pour cette raison, non seulement il a transformé les cimetières en prairies artificielles, mais il a vidé le culte des morts de son contenu pour imposer la procédure administrative de crémation soudaine et de pulvérisation des cendres.
L'hédoniste contemporain, lui aussi, ne regarde pas la douleur en face, car la souffrance n'a pas de sens et ne possède même pas la valeur d'offrande ou de purification. Même les nouvelles pseudo-religions ont inventé un slogan dans l'air du temps : "Arrêtez de souffrir".
Enfin, l'hédoniste contemporain ne craint pas l'avenir, non pas parce que "aujourd'hui son affliction lui suffit" comme l'écho de l'Évangile, mais parce que l'hédoniste d'aujourd'hui est un court-termiste. Son "carpe diem" ne fait pas référence à un profond carpir dans le verger du jour pour en saisir l'écho d'éternité, mais à presser la seule orange qu'il peut voir dans le tiroir.
Parmi nous, Argentins, le philosophe Silvio Maresca a consacré de fructueuses heures d'étude à la subjectivité moderne et à son écho dans la société contemporaine. Dans sa pratique pédagogique, il répétait sans cesse que le sujet moderne naît vide, est pensé de la pensée et, par conséquent, au cours des siècles, augmentera son besoin de compléter ce qu'il n'a pas. Ce caractère illimité du désir entraîne à son tour une illusion de plénitude. C'est la clé de voûte de l'hédonisme contemporain, que le lucide Schopenhauer observait aussi d'un œil clinique : à l'instant de plaisir succède l'ennui.
L'ennui est le noyau latent de l'hédoniste contemporain, de l'homme dissolu, car qu'est-ce que l'ennui sinon une tristesse sans amour ?
Notes:
[1] Kierkegaard. S. Journal intime. Santiago Rueda, Buenos Aires, 1955 : p. 141.
[2] Épicure. Lettre à Ménécée, 123-124. Traduction de Pablo Oyarzún (Université catholique du Chili).
[3] Ibidem, 124.
[4] Ibidem, 125.
[5] Ibidem, 127.
[6] Ibidem, 131.
[7] Byung-Chul Han. L'agonie d'Eros. Ed. Herder, Barcelone, 2014 : p. 23.
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