Conscients de l’obsolescence des clivages politiques et socio-économiques (Droite – Gauche, bourgeoisie – prolétariat), certains chercheurs proposent des nouvelles lignes de démarcation, culturelles, métapolitiques, voire anthropologiques. David Goodhart suggère une distinction entre les « Partout » (anywhere) et les « Quelque Part » (somewhere), et à l’intérieur de ces deux clans des sous-groupes extrémistes : les « Villageois planétaires » et les « Autoritaristes endurcis ».
Les pages qui suivent s’inspirent largement du livre de Goodhart. Je reprendrai désormais ces expressions sans mettre les guillemets. Quant à l’adjectif « résistible », il renvoie à Bertolt Brecht et à sa pièce La résistible ascension d’Arturo Ui. Il importe en effet de s’interroger sur la domination grandissante des types humains Partout et Villageois planétaires et sur la possibilité de la freiner ou d’y mettre un terme à la faveur d’une « noomachie » conduite par un « bloc contre-hégémonique », pour reprendre les termes d’Alexandre Douguine (1).
Goodhart s’appuie sur les résultats d’enquêtes et de sondages. Certes, les statistiques comportent une part d’« illusion » inhérente au « règne de la quantité » (René Guénon). Mais les chiffres qui parsèment le livre correspondent assez bien aux tendances actuelles telles que les ressentent nos lectrices et lecteurs. Ils rejoignent mon propre ressenti pour les trois pays d’Europe francophone où j’ai vécu et pour les soixante dernières années. Goodhart cite d’ailleurs des travaux effectués en Suisse, ainsi que des recherches menées aux États-Unis. La portée de son ouvrage dépasse largement le cadre du Royaume-Uni.
C’est au seuil de la cinquantaine que je découvre Internet après avoir grandi avec un père représentant pour un fabricant de papier carbone. Je suis un produit de l’exode rural, un fils d’immigrés wallons venus s’installer à Bruxelles en février 1940. Après la traite des Noirs et avant les vagues migratoires issues successivement des rives Nord et Sud de la Méditerranée, le dépeuplement des campagnes constitue une des formes d’arrachement des Quelque Part à leur milieu ancestral pour en faire des Partout aux yeux desquels on fait miroiter le prétendu El Dorado citadin.
En moins de deux décennies, certains vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale ont perdu leurs empires (2) ultra-marins. Ce paradoxe a marqué la génération des enfants nés vers 1950. Chez ceux qui se sont assimilés au clan des Partout, on observe une sorte de culpabilité post-coloniale et le désir d’imposer une « relecture flagellatrice » de l’histoire européenne, selon l’excellente formule d’un rédacteur d’Éléments.
Dans la revue Culture Normande (3), Didier Patte distingue « la notion idéologique de colonialisme » et « la réalité certes ambiguë de la colonisation ». Entre les deux persiste une « équivoque soigneusement entretenue ». Certes, la colonisation est riche en excès et abus en tous genres, mais elle a aussi permis la construction d’écoles, d’hôpitaux, d’infrastructures routières et ferroviaires, comme l’a souligné l’acteur Roger Hanin peu avant son décès. Les Européens d’aujourd’hui n’ont pas à battre leur coulpe pour des exactions commises par leurs ancêtres issus de cinq ou six pays (4) riverains de l’Atlantique et de la Mer du Nord. Goodhart considère l’enseignement supérieur universitaire comme le principal foyer de gestation de la mentalité des Partout et des Villageois planétaires. Il note cependant qu’une fraction de la jeunesse semble avoir déjà basculé dans le clan des Partout avant même son entrée à l’université. Cela n’est pas surprenant pour qui se remémore le tourbillon de réformes qui s’est abattu, dans les années 1970, sur les études secondaires.
Jusqu’en 1965, j’ai vécu toute ma scolarité dans un régime ultra-directif, et ceci malgré la variété de la coloration idéologique des écoles : cycle primaire dans un établissement communal d’orientation socialiste, un premier athénée dirigé par un franc-maçon notoire et un second athénée à la tête duquel se trouve un préfet membre des Scriptores Catholici. Même après Mai 68 et ses assemblées libres peu mouvementées – il est vrai – en comparaison des événements parisiens, les stages de l’Université de Bruxelles en vue d’obtenir l’agrégation restent marqués par une pédagogie autoritaire. Nous sommes alors en 1969.
Mais lorsqu’en février 1972, après un passage dans une école privée (non confessionnelle) de Genève j’entre dans l’enseignement officiel du canton, la découverte d’une pédagogie laxiste et permissive constitue un choc que je vis assez mal. À Genève sévissent alors ceux qu’Éric Zemmour appelle les « pédagogistes » : des concepteurs de bureau qui élaborent des théories sacrifiant toute forme de discipline sur l’autel de la « créativité », mais qui ne se confrontent jamais aux classes de vingt-cinq adolescents guettant la première occasion de perturber le cours.
Dans toute l’Europe francophone apparaît brusquement « rénové », c’est-à-dire en rupture avec l’autorité magistrale, les techniques de dressage (Roland Barthes qualifie l’orthographe de « fasciste »), l’enracinement dans l’histoire nationale et l’apprentissage des langues anciennes (latin, grec). On retrouve dans la mentalité des Partout cette hantise de la « réalisation de soi » au mépris de toute règle contraignante, de toute référence au passé et de tout sentiment d’appartenance à une communauté organique.
Avant d’examiner comment ces Partout deviennent des Villageois planétaires au contact du monde universitaire, soulignons que les pédagogies non-directives inaugurent, pour le demi-siècle suivant, une série de bouleversements sociétaux qui désarçonnent les Quelque Part en raison de leur rapidité et de leur cumul relayé par les media : dépénalisation de l’avortement et de l’euthanasie, abolition de la peine de mort, mariage pour tous, GPA, PMA. Alors que chacune de ces mesures nécessite une approche singulière et un long temps de réflexion, nous sommes désormais tenus de les accepter en bloc, sans réserve ni délai, sous peine d’être traités de réactionnaires. Il en résulte un « retour de bâton », un « puissant contrecoup » qui génère les « Autoritaristes endurcis ». Goodhart se réfère ici à sa collègue Karen Stenner, titulaire d’un doctorat en psychologie politique, qui a parfaitement saisi cette dialectique des extrêmes analogue au binôme alchimique solve – coagula (dissolution – durcissement).
Contrairement à ce qu’affirme Goodhart à propos de l’enseignement supérieur, le système des campus résidentiels (un internat jouxtant les salles de cours et les amphithéâtres) n’est pas une exception britannique. Dans la région liégeoise, où je vis depuis 2015, je connais au moins trois hautes écoles doublées d’un pensionnat. En outre, toutes les villes universitaires belges renferment un important parc immobilier de logements estudiantins (en Belgique on les appelle les kots). La pratique de la colocation (à deux ou à plusieurs) est fréquente et favorise les contacts inter-culturels et inter-ethniques.
À l’époque où j’étudiais à l’Université de Bruxelles, il y avait deux cités universitaires : l’une pour les garçons au cœur du campus, l’autre pour les jeunes filles légèrement en dehors. Ainsi pouvaient déjà se côtoyer, vers 1970, des jeunes provenant de toutes les provinces du Royaume. Le programme Erasmus, d’abord à l’échelon européen, puis au plan mondial, accentue ensuite cet élargissement des horizons et l’impression que « le monde est un village », pour reprendre le titre d’une émission créée par la radio belge francophone en 1998. « La massification de l’enseignement supérieur », l’émergence d’un « secteur universitaire hypertrophié » : voilà des phénomènes qui remontent aux années 1960, vont de pair avec une disqualification du travail manuel et ipso facto avec l’immigration fournissant au patronat une armée de réserve, une classe ouvrière de rechange.
Depuis 1953, dans le quartier où mes parents font construire leur maison, les immeubles poussent comme des champignons grâce à des maçons italiens. Une décennie plus tard, c’est un chauffeur originaire d’Oujda qui m’emmène de Molenbeek au campus situé à l’autre bout de la capitale. Sans omettre l’importance de la communauté turque dans des communes comme Saint-Josse ou Schaerbeek, ainsi que dans certaines régions wallonnes, c’est l’accord belgo-marocain de 1964 qui constitue le principal fondement de la politique belge d’immigration. L’immigration est une des « pommes de discorde » entre les deux clans et a fortiori entre leurs sous-groupes extrémistes.
Sans faire la moindre concession au politiquement correct, Goodhart analyse le problème avec sérénité et ne jette jamais de l’huile sur le feu. En conclusion, il espère même la réconciliation des deux clans qui sont « les deux moitiés de l’âme politique de l’humanité ». Il faut néanmoins pointer du doigt quelques grossières erreurs de politique migratoire, en Belgique comme en France. Le regroupement familial, qui reconstitue chez les immigrés, sinon la tribu, au moins ce que les ethnologues appellent la « grande famille », est autorisé au moment même où notre famille « nucléaire » (noyau père – mère – enfants) commence à se décomposer.
De surcroît, cette mesure coïncide avec le début des réformes sociétales signalées plus haut et propres à heurter l’atavisme musulman de ces populations, à le réveiller sous des formes « Autoritaristes endurcies ». De nombreux jeunes Belges d’origine marocaine fréquentent aujourd’hui les universités. Des jeunes filles voilées entreprennent des études aussi diverses que le droit, le commerce, la logopédie ou la biologie médicale. On a voulu en faire des Partout mais elles semblent rejoindre les rangs des Quelque Part dans l’adhésion à un certain conservatisme.
Selon Goodhart, ce phénomène concerne aussi une partie de la jeunesse autochtone, celle qu’il nomme la « génération Z » (jeunes filles et garçons nés après 2001). Cela donne l’espoir d’une résilience face au traumatisme de la « grande libéralisation » qui, depuis une quarantaine d’années, se présente volontiers comme un processus aussi irréversible que la succession des saisons. Après tout, parmi les 7,3 milliards de Terriens, « à peine plus de 3 % vivent hors de leur pays de naissance ». Dans ces 200 ou 250 millions de personnes, beaucoup se situent dans une zone intermédiaire entre les deux clans. La planète est donc gouvernée par une minorité de Partout et de Villageois planétaires : nouvelles élites « créatives » de l’Occident post-moderne et milliardaires émergents de l’ancien Tiers Monde.
Les « secteurs » et les « milieux » de la « création » sont, selon Goodhart, avec les universités et la caste médiatique, les plus importants fournisseurs de Partout et de Villageois planétaires. Le flou qui entoure la notion de « création » constitue à mon avis le seul point faible du livre de Goodhart. Je suppose qu’il utilise le mot « création » dans une acception large, non limitée aux arts et aux lettres. Je présume qu’il envisage aussi toute l’industrie du divertissement : tourisme, mode, sport, cinéma, variétés. J’espère pouvoir l’un ou l’autre article à l’application de la grille de lecture de Goodhart dans certains domaines sportifs (5) ou dans le secteur de la chanson française « à texte » (6).
Je recommande tout spécialement, dans le livre de Goodhart, la lecture de la page 251. L’auteur y développe une critique de l’égalitarisme qui repose sur la distinction entre l’équité et l’équivalence. Les sondages montrent que les Quelque Part acceptent les réformes sociétales de la « grande libéralisation » dans la mesure où les circonstances les rendent équitables : par exemple, refuser l’avortement de confort, mais tolérer l’interruption volontaire d’une grossesse non désirée. En revanche, l’équivalence est érigée en dogme par les Partout qui considèrent que l’enseignement ne doit pas « remplir les cerveaux », mais « libérer ce qui s’y trouve déjà ». En d’autres termes, n’importe qui est capable de faire n’importe quoi en n’importe quel moment ou endroit. Cette vision du monde est à rebours de la conception du « temps qualifié » développée par Jean Phaure dans le sillage de René Guénon qui, de son côté, parle des « déterminations qualitatives de l’espace ». Ici s’impose également un renvoi à Julius Evola et à son chapitre « L’Espace, le Temps, la Terre » dans Révolte contre le monde moderne.
Comme les Partout et les Quelque Part de Goodhart, les « races de l’esprit » d’Evola reposent sur des visions du monde transversales qui dépassent le sfractures sociales ou ethniques. Un compromis est-il possible entre les deux clans ? Il faudrait pour cela « que les Partout cessent de prendre de haut les Quelque Part, blancs ou non, qu’ils apprennent à accepter la légitimité d’opinions contraires ». Les Quelque Part devraient se rendre compte qu’ils « ne peuvent pas exercer le pouvoir politique en braillant des insultes depuis le banc de touche – se sentir pris de haut n’est pas une raison suffisante pour porter un démagogue inexpérimenté à la présidence ».
telle pourrait être une conclusion respectueuse de l’état d’esprit de David Goodhart toujours ouvert au dialogue. Mais l’éventualité d’une « fracture » non résorbable n’est pas à exclure. Il y aurait alors, d’un côté, la mondialisation « sans racines et où plus rien n’est sacré », l’idéologie des Villageois planétaires où se dissoudraient les identités locales, nationales et continentales. En face se dresserait un « bloc contre-hégémonique », parfois exempt de durcissements monolithiques. Ce serait une sorte de fédérations d’empires se respectant les uns les autres, bâtis sur les affinités ethniques de leurs populations et renouant avec leur héritages spirituels. Ainsi serait l’Europe dans ce « nouvel ordre de la Terre » : un Phénix renaissant des cendres de l’Union européenne, un « empire sans impérialisme », selon la belle formule que nous a malheureusement confisquée Manuel Barroso.
Daniel Cologne
Notes
1 : Voir dans Synthèse nationale (numéro d’hiver 2020), la recension de deux livres d’Alexandre Douguine par Georges Feltin-Tracol. Selon l’étymologie grecque, « noomachie » signifie « combat spirituel ».
2 : Cet impérialisme moderne n’a rien à voir avec l’idée traditionnelle d’imperium développée par Julius Evola.
3 : n° 66, février 2020, p. 28.
4 : Aux cinq grandes puissances coloniales d’Europe occidentale, j’ajoute la Belgique qui, avant de coloniser le Congo sous Léopold II, avait déjà des vues sur la Chine et le Guatemala sous Léopold Ier.
5 : Il est clair que l’« arrêt Bosman » (1995) a fait basculer le football du clan des Quelque Part au clan des Partout. Le joueur liégeois Jean-Marc Bosman s’est vu refuser un transfert à Dunkerque et a saisi la Cour européenne de justice qui lui a donné raison au nom de la libre circulation des travailleurs dans l’UE.
6 : On peut observer chez Brel, Aznavour, Nougaro et bien d’autres un mélange de Quelque Part et de Partout. Nougaro est sublime quand il célèbre sa ville natale de Toulouse mais, par ailleurs, il dénie à la race blanche l’aptitude à l’élan mystique :
« Quel manque de pot
Je suis blanc de pot
Rien ne luit là-haut
Les anges zéro
Je suis blanc de peau. »
On retrouve ici le complexe de culpabilité post-coloniale propre aux Partout.
• David Goodhart, Les deux clans. La nouvelle fracture mondiale, Les Arènes, 2019, 400 p., 20,90 € (version originale anglaise parue à Londres en 2016).