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mercredi, 16 mars 2022

Maurice Maeterlinck « l’arpenteur de l’invisible »

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Maurice Maeterlinck « l’arpenteur de l’invisible »

par Daniel COLOGNE

Au milieu du XIXe siècle, la bourgeoisie flamande est majoritairement francophone et conservatrice. Elle envoie ses enfants dans les meilleures écoles catholiques et les destine à la carrière juridique. C’est dans ce type de milieu que naît à Gand, le 29 août 1862, Maurice Polydore Marie Bernard Maeterlinck.

Maeterlinck fréquente le collège gantois Sainte-Barbe. Il y côtoie Charles Van Lerberghe, « le poète au crayon d’or », auquel Raymond Trousson, mon professeur préféré de l’Université de Bruxelles, a consacré un volumineux ouvrage, et Grégoire Le Roy, dont j’ai cité quelques vers dans mon article sur Jacques Brel (in Culture Normande, n° 59). Cette génération d’écrivains belges de langue française, qui est aussi la génération de Maurice Barrès (également né en 1862), est l’une des plus brillantes de la francophonie périphérique. On y note la présence d’Eugène Demolder (1862 – 1919), ancien juge de paix dont l’œuvre est à redécouvrir, avec sa Flandre rêvée où sont transposés des évènements bibliques. Maeterlinck entreprend des études de droit, mais exerce très peu le métier d’avocat en raison d’une notoriété littéraire rapide qui lui permet de vivre de sa plume avant d’avoir atteint la trentaine.

9782070322459-fr-300.jpgLa revue La Jeune Belgique publie dès 1885 ses premiers poèmes rassemblés en 1889 dans le recueil Serres chaudes. La même année, La Princesse Maleine génère un éloge dithyrambique d’Octave Mirbeau et une flatteuse comparaison avec Shakespeare. C’est le point de départ d’un succès qui se maintient tout au long d’un parcours de dramaturge et d’essayiste couronné en 1911 par l’attribution du prix Nobel de littérature.

Maeterlinck demeure à ce jour le seul Belge à avoir obtenu cette distinction, à laquelle s’ajoutent le Grand Cordon de l’Ordre de Léopold (1920) et l’ennoblissement par Albert Ier (1932). Le comte Maeterlinck s’éteint à Nice le 6 mai 1949, à son domicile de la villa Orlamonde. Il laisse une œuvre riche d’une quarantaine de titres, dont quinze font l’objet d’une adaptation musicale. Pelléas et Mélisande (1892) inspire entre 1897 et 1903 cinq grands compositeurs : William Wallace, Gabriel Fauré, Claude Debussy, Arnold Schoenberg et Jean Sibelius.

Son œuvre de traducteur dévoile la filiation philosophico-littéraire dans laquelle se situe Maeterlinck. Sa traduction de Macbeth semble justifier le rapprochement louangeur de Mirbeau dans son article du Figaro évoqué plus haut. Celle de Ruysbroeck l’Admirable confirme à quel point la spiritualité de Maeterlinck est au diapason du mysticisme médiéval flamand. Mais c’est la transposition de deux œuvres de Novalis qui éclaire le mieux sa vision du monde aux antipodes du cartésianisme. Aux « idées claires et distinctes » du rationalisme français, Maeterlinck oppose en les privilégiant « les puissances supérieures, les influences inintelligibles, les principes infinis » dont il est persuadé « que l’univers est plein » et qui « agissent sur notre destinée ». Ainsi Paul Gorceix a-t-il pu qualifier Maeterlinck d’« arpenteur de l’invisible » dans une étude récente parue chez l’éditeur bruxellois Le Cri (2005). Le même analyste n’a cessé de rechercher, dans les articles de Textyles et de la Revue de littérature comparée, « l’image de la germanité » chez Maeterlinck, « Belge flamand de langue française ».

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Faire de Maeterlinck un héritier du romantisme allemand ne contredit qu’en apparence sa passion pour un sport violent (la boxe), une discipline de combat (l’escrime), la randonnée à vélo, les engins motorisés inaugurant le culte moderne de la vitesse. Maeterlinck est un personnage à multiples facettes dont la plus étonnante est sa minutieuse observation de la Nature à travers le monde des abeilles, des termites et des fourmis, sans oublier son remarquable essai sur L’Intelligence des fleurs (1907). Encore réédité en 2009, La Vie des abeilles ouvre en 1901 le cycle de la « grande féerie » du vivant non humain qui s’étale sur trois décennies. Ces « œuvres d’histoires naturelles » éveillent l’admiration de Jean Rostand. « L’esprit de la ruche » est la puissance mystérieuse qui en ordonne les activités aussi nombreuses que diverses et dont la reine est l’« organe représentatif », comme l’écrit un de ses biographes.

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Un spécialiste de Maeterlinck (ce que je ne suis nullement) évoquerait Bulles Blues (1948), récit autobiographique conçu pendant la seconde Guerre mondiale et la période d’exil aux États-Unis, les notes de voyage ramenées d’Égypte et publiées en 1928 (première parution en anglais dès 1925), la préface aux discours politiques de Salazar (1935). Je ne puis que citer un ouvrage comme Douze Chansons (1896), préfacé pour l’édition de 1923 par Antonin Artaud, pour qui Maeterlinck « est apparu dans la littérature au moment qu’il devait venir » pour y introduire « la richesse multiple de la subconscience ». À ce jugement imprégné de psychanalyse, je préfère celui de Rainer Maria Rilke, qui nous ramène salutairement au théâtre, tant il est vrai que Maeterlinck se définit avant tout comme une « poète dramatique ». Selon Rilke, « la scène, chez Maeterlinck, ne tient jamais dans le champ d’une lorgnette ». Elle présente une largesse et « une étrange fraternité » qui émerge de « la mêlée des personnages et de leurs anxieuses rencontres ».

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La liaison de près d’un quart de siècle de Maurice Maeterlinck et de Georgette Leblanc, cantatrice et femme de spectacle, s’inscrit dans une sorte de fatalité pareille à celle qui gouverne le destin des protagonistes de ses pièces. Née à Rouen en 1869, Georgette est la sœur cadette de Maurice Leblanc, créateur d’Arsène Lupin. Maurice et Georgette se rencontrent à Bruxelles, au cours d’une soirée organisée par le grand avocat Edmond Picard (1836 – 1924). Georgette interprète alors Carmen de Bizet au théâtre de la Monnaie et Picard, proche de la soixantaine (nous sommes en 1895), connaît une grande notoriété de protecteur des arts et des lettres, de défenseur d’écrivains qui offensent la bourgeoisie bien-pensante et de fondateur de revues (par exemple, L’Art moderne, plutôt orientée vers l’engagement social en littérature, concurrente de La Jeune Belgique citée plus haut et d’obédience plus parnassienne).

Maurice et Georgette voyagent beaucoup, de l’île de Walcheren à la Vendée en passant par les Vosges. Le couple ne se stabilise que de manière très relative, car il s’accoutume à changer d’habitat selon les variations saisonnières. On le trouve ainsi à Paris, au 67 de la rue Raynouard, dans une des anciennes maisons d’Honoré de Balzac, mais aussi sur la Côte d’Azur niçoise, où Maeterlinck fait bâtir la somptueuse demeure du boulevard Carnot. Il y finira ses jours, l’année même du treizième centenaire de l’abbaye Saint-Wandrille. À ce haut-lieu de la spiritualité, ainsi qu’avec l’ancien presbytère de Gruchet-Saint-Siméon, découvert par Georgette Leblanc lors d’un voyage à bicyclette, nous pénétrons en Normandie, capitale de la géographie littéraire du couple, région « souple comme un parc anglais, mais un parc naturel et sans limites ». « La Normandie, ajoute Maeterlinck, est un des rares points du globe où la campagne se montre complètement saine, d’un vert sans défaillance. »

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À Saint-Wandrille, entre 1907 et 1918, Georgette Leblanc et Maurice Maeterlinck tentent une expérience de théâtre total unissant les pièces Pelléas et Mélisande, à l’origine du triomphe jamais démenti de l’écrivain gantois, et Macbeth, décidément source récurrente de son inspiration. Cette expérience scénique illustre l’opiniâtreté avec laquelle la sœur de Maurice Leblanc assume sa vocation d’artiste de représentation. Elle joue Sapho de Gounod, fait une conférence à l’université populaire du XVe arrondissement de Paris, lors d’une soirée inaugurale rehaussée par un discours liminaire d’Anatole France. Le 17 juin 1899, chez Ollendorff (l’éditeur de son frère), elle chante des adaptations des poésies de Baudelaire. Le 15 décembre 1897, au théâtre de la Bodinière, rue Saint-Lazare, son récital illustre une conférence de Georges Vanor sur Schubert et Schumann. Stéphane Mallarmé et Jules Renard sont dans la salle. Ils lui réservent un accueil enthousiaste, au contraire de Jean Lorrain, pas convaincu par la capacité vocale de Georgette et toujours aussi expert en bons mots, qui écrit dans sa chronique du lendemain que Georgette Leblanc a « l’aphonie des grandeurs ».

Georgette Leblanc a la secrète ambition d’écrire et de nombreux extraits de sa correspondance avec Maeterlinck, dans les périodes où les deux amants sont séparés par leurs activités théâtrales et musicales respectives, sont intégralement repris dans La Sagesse et la Destinée (1898), essai pour lequel le créateur d’Arsène Lupin va jusqu’à suggérer une signature commune. « Je t’ai un peu volée », avoue Maurice Maeterlinck à sa muse normande.

immmthages.jpgUne chose est sûre : des essais comme Le Trésor des Humbles (1896) et La Sagesse et la Destinée se ressentent de l’influence de Georgette sous la forme d’un optimisme plus affirmé, d’une moindre soumission aux forces obscures du fatum. «N’acceptons jamais passivement notre destin; luttons sans cesse pour en faire ce que nous voulons qu’il soit; et si nous essuyons des défaites, travaillons activement à ce qu’elles nous rendent plus forts et surtout meilleurs. » Maeterlinck fait ici écho au volontarisme nietzschéen (« ce qui ne nous tue nous rend plus forts »), tandis que dans le premier des deux textes qui suivent de très près la rencontre avec Georgette, il se lance dans une apologie du silence face à l’hypertrophie de la parole et à la rhétorique de « Sire le Mot ». Il écrit donc dans Le Trésor des Humbles : « Les Âmes se pèsent dans le silence comme l’or et l’argent se pèsent dans l’eau pure, et les paroles que nous prononçons n’ont de sens que dans le silence où elles baignent. »

 

9791030901719b.jpgOn ne peut contourner le très récent ouvrage de Michel Arouimi (1) où sont opérés plusieurs rapprochements inattendus entre Maeterlinck et des écrivains comme Kafka, Rimbaud et Melville. L’auteur explore les essais de Maeterlinck qui sont « les plus imprégnés de mystique » et qui « ont été les victimes de l’holocauste pratiqué par notre culture, si hostile aux voix qui se réclament de l’Esprit au lieu de s’attacher au réel brut, devenu roi de ce monde ». Plusieurs chapitres de l’essai sur La Mort (1913) « recensent les hypothèses sur différents types de communication avec les morts et sur la vie post mortem, objet d’expériences recensées dans une abondante littérature, dont Maeterlinck respecte le sérieux apparent, sans lui donner vraiment son adhésion ».

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Maeterlinck se montre ainsi moins sévère que René Guénon lorsqu’il examine des courants comme le théosophisme ou le spiritisme. Le penseur installé en terre musulmane en 1930 dénonce dans le théosophisme une « pseudo-religion » et dans le spiritisme une « erreur » alors que Maeterlinck les analyse comme des hypothèses, au même titre que la réincarnation, dans la perspective d’un « préétabli des destins humains » assez proche de la prédestination pascalienne. « N’entrons-nous pas dans la vie chargés d’un long passé, d’une lourde expérience ? », écrit Maeterlinck dans L’Ombre des Ailes (1936). Cette idée proche de la notion hindoue de karma n’est pas incompatible avec la croyance en une divinité transcendante toutefois différente du Dieu des chrétiens ou du Jéhovah vétéro-testamentaire. « J’aime mieux me tenir à un infini dont l’incompréhensible est sans limite que de me restreindre à un Dieu dont l’incompréhensible est bornée de toutes parts. » Quant à Jéhovah, « il n’est que l’ombre déformée » de la Déité qui se laisse entrevoir « derrière lui et au-dessus de lui ».

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Le grand mérite du livre de Michel Arouimi est de déplacer le projecteur vers le Maeterlinck philosophe plutôt que d’éclairer prioritairement, comme on a coutume de le faire, le Maeterlinck passionné par les « insectes sociaux » et le Maeterlinck dramaturge, dont les « innovations » préfigurent toutefois « le dépouillement de la scène contemporaine ». La plume de Maeterlinck a des « sinuosités proustiennes » et sa constante préoccupation « d’une forme adaptée à son propos » le rapproche d’Henri Bosco. Quant à cette « sorte d’hérédité » attestée par « l’empreinte de nos ancêtres dans nos moindres cellules », elle renvoie évidemment à Barrès et explique « le désintérêt de notre époque pour la pensée de Maeterlinck, les hommes d’aujourd’hui étant persuadés de la vacuité de notre être à la naissance, avant de présenter les traits que ne lui donnerait que l’éducation ». Il faut imaginer l’auteur de L’Oiseau bleu au volant de sa Dion-Bouton pour saisir combien la personnalité de Maeterlinck se présente sous de multiples aspects. D’aucuns lui attribuent même une certaine ambiguïté, notamment dans ses rapports avec Grégoire Le Roy (2), son ancien condisciple chez les Jésuites gantois.

À l’époque où je rédigeais le présent article, durant l’automne 2017, j’ai eu le privilège de rencontrer l’arrière-petite-fille de Le Roy. Nous avons parlé de l’une ou l’autre lettre envoyée par Maeterlinck à son ex-compagnon de collège où, sous le couvert de quelques conseils amicaux, il donne l’impression de vouloir brider l’inspiration de Le Roy et garder la plus haute marche du podium des trois anciens élèves de Sainte-Barbe. Le décès précoce de Van Lerberghe, à l’âge de 46 ans, laisse Le Roy et Maeterlinck en concurrence directe à partir de 1907. Il est pour Maeterlinck d’autant plus facile de reléguer Le Roy dans l’ombre que ce dernier manque totalement de confiance en soi.

Reconnaissons néanmoins que l’œuvre de Le Roy, nonobstant quelques magnifiques poèmes où affleurent la hantise du Temps et la nostalgie du romantisme, se révèle assez disparate en face des différents blocs du corpus maeterlinckien : cycle de la Nature et des « insectes sociaux », essais philosophiques, théâtre symboliste largement adapté par les plus grands compositeurs de l’époque.

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Reste le problème historique de L’Annonciatrice, une pièce de Le Roy dont le texte a été longtemps déclaré perdu et qui pourrait être chronologiquement antérieur à L’Intruse de Maeterlinck. Le Roy pourrait revendiquer le statut de pionnier dans la dramaturgie symboliste belge et, en tout cas, le texte de sa pièce est conservé dans les archives de la famille. Un auteur anglais l’a d’ailleurs publié en 2005, en même temps que Mon cœur pleure d’autrefois et la Chanson d’un soir, dans le cadre d’une édition critique. La Chanson d’un soir et la Chanson du pauvre de Le Roy font écho aux Douze Chansons de Maeterlinck , à la Chanson d’Ève de Van Lerberghe et à la Chanson de la rue Saint-Paul de l’Anversois Max Elskamp. Il y a là tout un champ de recherche autour d’une poésie assumant la musicalité verlainienne et s’exprimant dans ce que Pol Vandromme appelle la « sourdine de la rêverie mélancolique ».

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Que Maeterlinck présente certains travers « humains, trop humains » n’enlève rien à l’ampleur de son œuvre. Sa tendance à se replier sur lui-même, notamment durant la période de Gruchet-Saint-Siméon, inspire à Georgette Leblanc un trait d’humour lorsqu’elle désigne l’ancien presbytère normand comme « l’Éden boudique » de son Maurice bien-aimé et pourtant fidèle. Maeterlinck lui-même note avec une désinvolte ironie, au lendemain d’un voyage en voiture contrarié par de nombreux problèmes techniques, qu’il pourrait en tirer la matière d’une encyclopédie des tracas de l’automobile.

Dramaturge prolixe, savant attiré par la flore et certains aspects du règne animal, philosophe s’interrogeant sur la destinée humaine sans tomber dans le piège de l’intransigeance commune aux croyants fanatiques et aux athées convaincus, Maurice Maeterlinck est un des écrivains les plus complets de son siècle : cette période de 1850 – 1950 où l’affrontement de la tradition de la tradition et de la modernité a été porté à son plus haut degré d’incandescence.

Daniel Cologne

Notes

1 : Michel Arouimi, Maeterlinck ou Naître par la mort, Paris, Orizons, coll.                   « Profils d’un classique », 2017.

2 : Grégoire Le Roy (1862 – 1941), bibliothécaire de formation, artiste – peintre, écrivain éclectique (poésie, théâtre, nouvelles, critique d’art), conservateur du musée Wiertz (Antoine Wiertz, 1806 – 1865, peintre romantique belge, auteur d’une étrange prophétie sur le destin supranational de Bruxelles).

dimanche, 16 janvier 2022

Grégoire Le Roy. Un écrivain belge à redécouvrir

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Grégoire Le Roy. Un écrivain belge à redécouvrir

par Daniel COLOGNE

Grégoire Le Roy « connaît depuis bien longtemps le triste sort du poète oublié ». Ainsi s’exprime l’universitaire anglais Richard Bales, grand spécialiste de Marcel Proust. Depuis quelques années, cet éminent professeur des universités d’Exeter et de Belfast incite à la redécouverte de ce peintre et écrivain gantois condisciple de Maurice Maeterlinck et de Charles Van Lerberghe au prestigieux collège Sainte-Barbe de Gand (1).

Le Roy est présenté comme « the all-but-forgotten poet (and painter) » et, comparativement à la réussite de ses deux compagnons jésuitiques (« a creative literary life »), son parcours littéraire est qualifié de not totally successful (2). Il fait pourtant partie d’un groupe d’écrivains belges célèbres qui ont en commun une correspondance échangée avec le non moins renommé peintre ostendais James Ensor : Émile Verhaeren, Georges Eekhoud, Camille Lemonnier, Maurice des Ombiaux (3).

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Né en 1862 à Gand, bibliothécaire de formation, il occupe ce poste à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles avant de devenir conservateur du musée Wiertz (4). La Chanson du Pauvre est le seul recueil de vers de Le Roy évoqué dans l’émission télévisuelle « En toutes lettres ». C’est une production de la télévision belge datant des années 1990 et faisant la part belle à Van Lerberghe et Maeterlinck.

Au fil des décennies, dans les textes de Grégoire Le Roy, l’inspiration populaire cède la place à la réflexion philosophique. Dans Au Cimetière, poème encore rédigé avec une certaine liberté de rythme, il y a l’ébauche d’une interrogation sur le Temps et son pouvoir destructeur. La réponse demeure ambiguë. La distinction entre le Temps et l’Éternité n’est pas nette, mais très suggestive, s’avère l’évocation du lieu « où tout geste insulte au repos » et « où nos pas font surgir d’inquiétants échos ».

Le Temps est un des plus beaux textes de Le Roy, qui compose ici en alexandrins de douze pieds. Pour que l’être humain « s’interroge, il faut que, sur sa route, il ait croisé le Temps ». Le Temps est symbolisé, comme dans Les Vieux de Jacques Brel, par une pendule au « bruit indiscret », par : 

« Une horloge de bois avec son vieux cadran,

Qui du premier jour de l’an jusqu’à la fin décembre,

Vous crispera de son tic-tac désespérant ».

Le poète ajoute :

« La douleur seulement décompte les instants. »

Souffrances, larmes et regrets sont nécessaires à l’homme « pour savoir tout le prix d’un souvenir ».

Grégoireleroy7.jpgDans la pensée du poète se succèdent les deux facettes du romantisme : la conquête de l’espace par le progrès industriel (Victor Hugo s’extasiant au spectacle des premiers chemins de fer) et le sentiment de la précarité de la condition humaine qui fait s’écrier à Lamartine (1790 – 1869) : « Ô Temps, suspends ton vol ! (Le Lac) »

À la seconde de ce deux facettes, Grégoire Le Roy accorde sa préférence. Le retour à la première lui apparaît dangereux et, pour lui, il ne saurait s’agir d’une résurgence du romantisme. Celui-ci générait « des poèmes sublimes » exaltant un « triste et merveilleux amour », alors que le « monde nouveau » est fait « d’âpre volonté » se consumant dans les « ardeurs » et les « flammes ». Telle est la charge symbolique du poème intitulé Les Voix qui débute comme suit, en alexandrins :

« Comme la voix de Pan, un soir des temps antiques,

J’entends, autour de moi, ceux qui vont proclamant

Qu’il est mort à jamais le monde romantique

Que l’homme avait créé si douloureusement. »

Très intéressante est la référence à la divinité mythologique de l’élan vital. À trois années près, Grégoire Le Roy est l’exact contemporain du philosophe Henri Bergson (1859 – 1941) dont il prend en quelque sorte le contre-pied, car loin de positiver le temps en le définissant comme « création incessante d’imprévisible nouveauté », il en souligne le pouvoir destructeur et la puissance d’anéantissement.

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Cultiver « le souci des choses éternelles (Les Voix, vers 14) » est indispensable pour guérir du mal de vivre. Le mysticisme esquissé dans Au Cimetière devient ici plus cohérent. Une certaine religiosité d’inspiration lamartinienne s’affirme en même temps que la facture classique du vers à douze pieds, que privilégie le poète du Lac.

Le chroniqueur d’une revue libérale rapporte une confidence de 1932 où Le Roy lui dévoile son amitié avec Émile Verhaeren (1855 – 1916) : « Verhaeren est souvent venu chez moi, surtout au début de la guerre. Il me semble me rappeler qu’un jour, je l’ai vu tailler son nom dans un arbre. » C’était près de l’entrée par la « charmante petite grille en fer forgé qui retenait toujours l’attention du flâneur épris d’art (5) ».

s-l400glr.jpgLe Roy réside alors à Molenbeek, de 1902 à 1919, à peu près à l’endroit où se dressera plus tard le chalet d’un club sportif que j’ai fréquenté dans ma jeunesse. C’est à Ixelles, dans la « ville haute », qu’il décède en 1941, en laissant des œuvres dont les titres sont marqués du sceau de la mélancolie : Les Chemins dans l’ombre (1920), La Nuit sans étoiles (1940).

Le Roy est aussi l’auteur de L’Annonciatrice, une pièce de théâtre dont le texte passait pour perdu et que Richard Bales a pu retrouver en compulsant les archives familiales auxquelles les descendants de Le Roy lui ont donné accès (6). D’après une lettre adressée par Auguste Vermeylen, essayiste et romancier bruxellois d’expression flamande, à Emanuel De Bom, bibliothécaire honoraire de la ville d’Anvers, les deux premiers actes de L’Annonciatrice étaient écrits bien avant L’Intruse de Maeterlinck et Les Flaireurs de Van Lerberghe, drames abordant aussi le thème de la mort.

Le Roy est donc le premier dramaturge symboliste belge dans l’ordre chronologique. Son effacement au profit de Maeterlinck et Van Lerberghe résulte d’un relatif désintérêt de la critique, en dépit des numéros spéciaux que lui ont consacrés les revues Le Thyrse (de son vivant, en 1899) et Épîtres (après son décès, en 1951). Richard Bales met en lumière les dons artistiques de Grégoire Le Roy qui illustre lui-même son recueil poétique Le Rouet et la Besace (1912). Il possède en outre « une voix de baryton exceptionnellement mélodieuse », se produit en concert, fréquente assidûment le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles et fait « entrer dans sa poésie des sujets musicaux particulièrement riches (7) ».

« De la musique avant toute chose » : tel est le mot d’ordre de Paul Verlaine, qui sert de modèle à Le Roy, tandis que Van Lerberghe et Maeterlinck subissent plutôt l’influence de Stéphane Mallarmé. Le Roy affirme son rejet du « mallarmisme » dans une lettre du printemps 1906. « Sur les fenêtres de mon cœur, deux mains pâles se sont collées. Et à moi maintes pièces alambiquées que je ne supporte plus (8). » En revanche, il compose ses vers à la manière de Verlaine dès 1886 dans Cantilène, texte écrit à Paris et repris l’année suivante dans le recueil La Chanson d’un soir (1887). Richard Bales nous en donne un éloquent extrait :

« Qu’est-il pire sur terre

Que de souffrir d’amour ?

Quelle peine aussi chère

Pourtant que cet amour ?

Elle est douce, elle est lente

Et calme et consolante

À notre âme dolente

Où s’attriste l’amour. »

On retrouve à la fois dans le registre verlainien la musicalité hexasyllabique du vers et le thème post-romantique de la déléctation dans la souffrance sentimentale.

lachansondupauvr00lerouoft_0009.jpgLe recueil Mon cœur pleure d’autrefois (1889) est qualifié d’« archimauvais (9) » par Van Lerberghe qui dénie à Le Roy la vocation de poète. Le Roy serait un peintre « égaré dans les lettres (10). Le groupe d’écrivains issus de Sainte-Barbe n’est donc pas aussi soudé qu’on le présentait dans l’émission « En toutes lettres ». Les « confrontations » l’emportent parfois sur les « interférences », notamment à propos de L’Annonciatrice. Van Lerberghe paraît « offensé par une trop proche ressemblance avec le thème de son propre drame (11) ». Pourquoi Maeterlinck conseille-t-il à Le Roy de resserrer sa pièce en un acte alors que, sur la base des deux premiers actes, Auguste Vermeylen envisage une traduction en néerlandais et une représentation prometteuse à Anvers ?

Selon Richard Bales, l’oubli dans lequel est tombée l’œuvre de Le Roy pourrait s’expliquer, d’une part, par la difficulté de mener de front une carrière littéraire et une vie professionnelle chargée, d’abord à Anvers, puis à Bruxelles, d’autre part, par une certaine inaptitude de l’auteur à renouveler son inspiration. « Le Roy se contentera de retravailler les mêmes thèmes fin de siècle et ce longuement après l’extinction de la mode (12). » « Le Roy poursuivrait une carrière désormais figée dans un passé qui n’était plus de mode (13). »

S’il faut poursuivre la recherche sur Le Roy, c’est d’abord dans la mesure où son œuvre témoigne d’un courant « décadentiste » également illustré, en Belgique, par Georges Rodenbach l’Aîné (1855 – 1898), qui consacre d’ailleurs, en 1885, dans La Jeune Belgique, le premier article traitant de Le Roy et de ses deux anciens condisciples. Mais il convient de scruter aussi dans l’œuvre de Le Roy les éventuels relents d’une certaine puissance inspiratrice qu’il serait étonnant de ne pas déceler chez un mélomane « wagnérien », de surcroît très lié à l’autre grand aîné Émile Verhaeren (1855 – 1916). Ce n’est pas par hasard que l’universitaire anglais qui s’intéresse à Le Roy soit aussi un spécialiste de Proust. Il est évident que la nostalgie, la délicatesse, la hantise de la durée et de sa dimension destructive sont des thèmes qui relient Le Roy à l’auteur d’À la recherche du temps perdu. Par ailleurs, le travaux de Le Roy sur Ensor et De Bruycker sont à incorporer dans le vaste corpus des œuvres de critique d’art d’un grand nombre d’écrivains belges : Verhaeren, Demolder, Pierron, Eekhoud, Lemonnier, pour lesquels, dans une autre partie du livre édité par Peter Lang, on va jusqu’à évoquer une « prédestination » dont les racines sont à chercher dans les siècles de Rubens, Brueghel, les frères Van Eyck, Van der Weyden, Bouts et Vandergoes.

Richard Bales reproduit trois extraits des pièces des trois écrivains gantois qui évoquent des signes prémonitoires de la Mort.

« La Fille : Je n’attends personne.

La Mère écoutant : Oui, oui, il y a quelque chose qui frôle, comme ça, là, sous la porte, sûr, il y a quelque chose qui traîne. Qu’est-ce qu’il y a, ma fille ?

La Fille : C’est un oiseau de nuit, petite mère (extrait des Flaireurs de Van Lerberghe). »

*

« La Fille : Il doit y avoir quelqu’un dans le jardin; les rossignols se sont tus tout à coup.

L’Aïeul : Je n’entends pas marcher cependant.

La Fille : Il faut que quelqu’un passe près de l’étang, car les cygnes ont peur.

Une autre fille : Tous les poissons de l’étang plongent subitement (extrait de L’Intruse de Maeterlinck). »

*

« Jérôme : En est-il tombé du malheur, sur cette maison.

Brigitte : Du malheur et de la douleur !

Jérôme : Comme la neige et la grêle qui tomberont bientôt.

Brigitte : Quelle différence avec autrefois ! Cette maison où c’était un bonheur de vivre, où tout malgré la vieillesse était joyeux, aimant comme des jeunes filles, où l’on entendait toujours la voix de Mademoiselle Claire au piano dans le jardin, que sais-je ! (extrait de L’Annonciatrice de Le Roy). »

*

Richard Bales note à juste titre qu’une parenté littéraire est à observer entre Le Roy et Verhaeren, ce qui n’est absolument pas le cas chez Van Lerberghe et Maeterlinck. La remarque n’est pas seulement valable pour des raisons stylistiques. Chez Van Lerberghe, l’image de « l’oiseau de nuit » et le frôlement sous la porte apparaissent comme des signes précurseurs assez pauvres, comparativement au silence des rossignols, à la frayeur des cygnes et à l’immersion des poissons évoqués par Maeterlinck (14) pour préfigurer l’issue finale dramatique. Les répliques de Maeterlinck sont aussi claires que celles de Le Roy, mais celui-ci se distingue par un recours thématique aux forces du rude climat du Nord (la « grêle », la « neige »), comme chez Verhaeren, « Le vent cornant novembre », et chez Jacques Brel :

« Et des chemins de pluie

Pour unique bonsoir. »

Chez Verhaeren, le déchaînement des intempéries accompagne souvent une atmosphère d’angoisse liée à une impression d’isolement.

« Au carrefour des trois cents routes

La vent des peurs et des déroutes. »

 

« Oh ! La maison perdue au fond du vieil hiver

Dans les brumes de Flandre et les vents de la mer. »

 

Le Roy écrit ces répliques de L’Annonciatrice dans le registre de Verhaeren en y ajoutant, comme touche personnelle, le regret d’un passé en filigrane duquel on décèle une sorte d’âge d’or d’éternelle jeunesse, comme dans les mythologies antiques. Pour souligner encore davantage la parenté Le Roy – Verhaeren, rappelons que si l’auteur des Villes tentaculaires manifeste sa foi dans les progrès de la science, il n’est pas insensible au charme quelque peu désuet des vieilles cités flamandes à beffrois, béguinages et pigeons crénelés. Il sait aussi ce que sont le « malheur » et la « douleur » s’effondrant sur lui durant sa période dépressive dont il sort via sa rencontre avec l’artiste liégeoise Marthe Massin. Enfin, pour en revenir à Le Roy, le souvenir d’un jardin égayé par une voix féminine et le son d’un piano convie à la suggestion d’un rapprochement avec la scène de la « fête étrange » dans Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier (1886 – 1914).

On en revient alors à l’ambiance décadente post-romantique. Le livre sur la Belgique entre deux siècles est le tome douze d’une collection intitulée « Le Romantisme et après ». Grégoire Le Roy appartient à cette « queue de comète du romantisme » dont a parlé Pierre Gillieth à propos de Maurice Barrès (1862 – 1923), exact contemporain de Le Roy.

Nombreuses sont donc les pistes conduisant à une nécessaire redécouverte de l’œuvre de Grégoire Le Roy par les romanistes passionnés de belgitude littéraire et de survivances romantiques (15).

Daniel COLOGNE

Notes

1 : Richard Bales, « Grégoire Le roy et ses amis gantois. Interférences et confrontations », pp. 167 – 174, in Collectif, La Belgique entre deux siècles. Laboratoire de la modernité (1880 – 1914), Peter Lang, Berne, 2007. Peter Lang est un grand éditeur européen multilingue. L’ouvrage ici recensé est bilingue français – anglais.

2 : La Belgique entre deux siècles, op. cit., pp. 14 – 15.

3 : Idem, p. 116, note 21.

4 : Né à Dinant, Antoine Wiertz (1806 – 1865) est un peintre romantique dont la plupart des tableaux sont de dimensions impressionnantes et représentent des scènes mythologiques ou bibliques (La Chute des Anges rebelles). Détesté par Baudelaire, mais admiré par Hugo, Wiertz a aussi peint des petits portraits des personnages hugoliens (Esmeralda, Quasimodo). Il est l’auteur d’une étrange prophétie sur le destin supranational de Bruxelles.

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5 : in Le Bluet du 12 octobre 1950.

6 : Richard Bales a édité les textes de L’Annonciatrice, de Mon cœur pleure d’autrefois et de La Chanson d’un soir en 2005 aux Presses universitaires d’Exeter.

7 : Richard Bales, art. cit., p. 162.

8 : Idem, p. 172.

9 : Id., p. 163.

10 : Id., p. 165.

11 : Id., p. 168.

12 : Id., p. 171.

13 : Id., p. 174.

14 : Il faut rappeler ici l’intérêt de Maeterlinck pour la Nature en général et le règne animal en particulier (non limité aux insectes sociaux, abeilles, fourmis, termites).

15 : Entre la rédaction et la mise en ligne du présent article, nous avons le regret d’apprendre le décès du professeur Richard Bales.

Annonce

Réédition d'un classique de Daniel Cologne:

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Éléments pour un nouveau nationalisme

20,85 TTC

En 1977, Daniel Cologne publie dans le cadre du Cercle Culture et Liberté Éléments pour un nouveau nationalisme. Malgré le contexte de Guerre froide et la pesanteur du condominium planétaire américano-soviétique, il pose un regard métapolitique clairvoyant et avance des propositions fort actuelles près de cinquante ans après leur émission. Devenue mythique et introuvable, cette brochure méritait une réédition.

Ce retour s’accompagne d’articles au ton visionnaire parus en leur temps dans Défense de l’Occident de Maurice Bardèche ainsi que dans la revue traditionaliste radicale–intégrale francophone Totalité.

Souvent en marge de la « Nouvelle Droite », Daniel Cologne aborde avec d’autres textes plus ou moins récents des thèmes spirituels, historiques et géopolitiques. De la crise du covid-19 aux origines des Hyperboréens, du Mont-Athos à la place du national-socialisme dans la modernité, de l’étymon spirituel fasciste aux écrits de Raymond Abellio, il œuvre en faveur de la civilisation européenne de langue française. Il explique aussi pourquoi les peuples natifs de l’œcumène européen doivent maintenant préparer leur destin po-laire et tendre vers un avenir hespérial.

Pour commander: https://synthese-editions.com/produit/elements-pour-un-nouveau-nationalisme/

mardi, 11 janvier 2022

Trois notes de lecture de Daniel Cologne: Jean Rogissart, Louis Quièvreux, Bernard Baritaud

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Trois notes de lecture de Daniel Cologne

Jean Rogissart : une saga ardennaise

par Daniel COLOGNE

Il y a le cycle des Rougon-Macquart d’Émile Zola, celui des Salavins de Georges Duhamel, des Thibault de Roger Martin du Gard. La littérature française est traversée par un courant romanesque où l’objectif de l’écrivain est d’embrasser l’histoire d’une famille sur plusieurs générations. On en trouve une trace jusque dans les lettres françaises de Belgique, avec Les temps inquiets de Constant Burniaux (1892 – 1975), romancier et poète injustement oublié.

rogissart_jean_reduit.jpgJean Rogissart n’est pas totalement méconnu et l’étude universitaire qui lui a été consacrée, à Dijon, en 2014, pourrait être le point de départ d’une reconnaissance posthume bien méritée.

L’élection des premiers députés socialistes à Charleville et Sedan vers 1900 inspirent à l’auteur de pertinentes réflexions sur « certaines manœuvres politiciennes » et sur « les dérives bourgeoises survenant même parmi les forces de gauche ».

Tout au long des quatre générations dont Jean Rogissart déroule le parcours, revient le problème « de l’engagement face à ce qui pèse sur l’homme : injustices sociales, guerres », l’obsédante interrogation sur l’attitude qu’il faut opposer aux malheurs qui accablent l’humanité.

Dans le sixième tome intitulé L’orage de la Saint-Jean, Rogissart évoque l’offensive allemande de mai 1940. « Vers minuit on frappe à notre porte; on frappait à toutes les portes. C’était lugubre ces chocs sourds dans le silence. Accompagné du secrétaire de mairie, le garde-champêtre avertissait les habitants. Par ordre supérieur nous devions quitter le village avant cinq heures du matin. Tous les ponts de la Meuse sauteraient alors que les retardataires seraient bloqués sur la rive droite. »

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Du point de vue idéologique, le point culminant de cette saga familiale ardennaise se situe dans le deuxième volume, dont le titre Le temps des cerises se réfère à la chanson que Jean-Baptiste Clément aurait composé sur les barricades de la Commune de Paris. Ce dernier est de passage dans la région ardennaise. Mythe ou réalité ? Peu importe, car le socialisme qu’il y propage ne considère pas la religion comme un « opium du peuple ». La croyance en Dieu y est présentée comme l’aboutissement du processus par lequel « l’homme rompt ses chaînes millénaires » et abolit l’esclavage…

C’est à cette condition que la Providence divine devient crédible et le message philosophique de Jean Rogissart couronne une œuvre s’inscrivant dans une des plus riches veines du roman français.

Les trois patries de Louis Quièvreux

par Daniel COLOGNE

Originaire du Hainaut, le militaire de carrière et capitaine – commandant d’infanterie Joseph Quièvreux épouse Marie-Josèphe Vandenotelaar, une corsetière de la banlieue Ouest de Bruxelles. De leur union naît un fils prénommé Louis, le 15 mai 1902. Louis Quièvreux obtient son diplôme d’instituteur à l’école normale Charles-Buis, un établissement bruxellois réputé pour la formation des enseignants de niveau primaire.

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Dès 1924, Louis Quièvreux abandonne l’enseignement et se dirige vers le journalisme où l’attend une fructueuse carrière sous son patronyme et sous le nom d’emprunt de Pierre Novelier. À la faveur d’une place obtenue dans un concours organisé par La Dernière Heure, Louis Quièvreux est enrôlé par le quotidien bruxellois. Il y signe ses premiers billets, où il touche les sujets les plus divers, d’une campagne contre la vivisection à des comptes-rendus de procès retentissants en passant par des notes sur la vie bruxelloise. À partir de 1925, il devient un collectionneur acharné de tout ce qui se rapporte à l’histoire et au folklore de la capitale.

En 1946, Louis Quièvreux est embauché par La Lanterne (aujourd’hui La Capitale), autre quotidien bruxellois pour lequel il recense le procès de Nuremberg. Durant de nombreuses années, les lecteurs de La Lanterne se régalent de la chronique journalière que Louis Quièvreux intitule « Ce jour qui passe » et où il évoque, dans un style mêlant harmonieusement l’humour, la nostalgie et le pittoresque, les multiples facettes du patrimoine populaire bruxellois.

Germaniste polyglotte maîtrisant le néerlandais et l’anglais, Louis Quièvreux donne des conférences sur les ondes de Radio Munich, devient le correspondant européen de plusieurs journaux britanniques et travaille en qualité d’« European reporter », pour la National Broadcasting Corporation de New York (1937 – 1940).

51tH6fYyZLL.jpgSa connaissance de la langue de Shakespeare, dont il compile un certain nombre d’extraits, s’accompagne d’une spécialisation, dans l’univers institutionnel britannique, auquel il consacre un de ses premiers ouvrages. Son inlassable curiosité intellectuelle le plonge dans les traditions artistiques d’Espagne. Il se taille une réputation d’érudit en matière de guitare et de flamenco.

Louis Quièvreux passe les vingt dernières années de sa trop brève existence à Uccle, rue Henry-van-Zuylen, dans un chalet suisse du XIXe siècle. Il cherche son inspiration au pied de l’impressionnant tilleul qui se dresse au milieu du jardin. Mais une autre maison est aussi chère à son cœur que le Mont des Arts au cœur de Bruxelles, pour reprendre le titre d’un de ses meilleurs livres. C’est la fermette ancestrale de Frasnes-les-Buissenal, le village hennuyer de sa famille. Rongé par la maladie, Louis Quièvreux lui rend une ultime visite vers la mi-octobre 1969. Ce dernier pèlerinage lui inspire un « billet poignant » dans Le Peuple du 22 octobre 1969. « Au revoir, petite maison » paraît sous la plume de Pierre Novelier, dans Le Soir, au lendemain de son décès.

Louis Quièvreux s’en est allé le 19 octobre 1969, avec sa coutumière discrétion, par un beau dimanche ensoleillé où l’inexorable déclin de la nature n’était perceptible qu’au travers d’un léger vent d’automne.

Louis Quièvreux symbolise une quête identitaire citadine (certains quartiers spécifiques de Bruxelles) et revendique en même temps une appartenance à une Europe inscrite dans un triangle géographique pointé sur les Îles britanniques, la Bavière et l’Andalousie. Il illustre l’opulence méconnue du patrimoine littéraire de l’Ouest bruxellois. Bruxelles, la Belgique et l’Europe : telles sont les trois patries (charnelle, historique et idéale) de Louis Quièvreux.

Après s’être illustré dans la résistance durant la Seconde Guerre mondiale, Louis Quièvreux entame un quart de siècle d’intense production littéraire, dont voici un aperçu: Flandricismes et wallonismes dans la langue française, L’île anglaise et ses institutions, The Best Extracts from Shakespeare, Guide de Bruxelles, Recueil d’histoires sur le folklore bruxellois, Dictionnaire des dialectes bruxellois, Histoire des enseignes bruxelloises, La belle commune d’Uccle, Les impasses de Bruxelles (en collaboration avec Robert Desart), Anthologie de Couroble, Marolles, cœur de Bruxelles, Le Mont des Arts cher à nos cœurs, Des mille et un Bruxelles, Bruxelles notre capitale.

Bernard Baritaud : le gaullisme en héritage

par Daniel COLOGNE

Né en 1938 à Angoulême, Bernard Baritaud fréquente l’université de Poitiers, la ville où résident ses parents. Il y étudie les lettres classiques, notamment avec le professeur Bardon, dont j’ai moi-même entendu parler en 1966 par un de ses collègues latinistes bruxellois.

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Bernard Baritaud vit d’ailleurs actuellement dans la capitale flamande, belge et européenne. Il a toujours entretenu des relations avec la Belgique. Il a publié ses premiers poèmes dans la revue bruxelloise Le Taureau. Il a enseigné à l’école européenne de Mol (Limbourg), un établissement réservé aux enfants des fonctionnaires de la CEE (Communauté économique européenne), selon la dénomination de l’époque. Cette année 1964 marque le début de nombreuses pérégrinations professionnelles qui le conduiront en Grèce et au Sri Lanka.

9782867144882_1_75.jpgCo-auteur de trois romans policiers, Bernard Baritaud peut s’enorgueillir d’une opulente bibliographie où figurent cinq recueils poétiques, des journaux intimes, des livres de souvenirs et un ouvrage de critique littéraire consacré à Pierre Mac Orlan aux éditions Pardès dans la collection « Qui suis-je ? » dont il est un incontestable spécialiste. Balzac, Drieu la Rochelle et Paul Morand garnissent sa riche galerie d’écrivains préférés, sans oublier Stendhal dont Lucien Leuwen est selon lui le chef-d’œuvre.

Bernard Baritaud laisse un testament politique paru en 2018 aux éditions du Bretteur. Je me souviens du Général évoque l’exercice du pouvoir de Charles De Gaulle, dont le solde lui paraît « grandement positif », à l’exception du printemps 1962, de la fin tragique de la guerre d’Algérie, du « train fou s’emballant jusqu’à la catastrophe finale pour les Pieds-Noirs ».

Il salue aussi en De Gaulle un « mémorialiste de haute tenue » et il se souvient que lorsqu’il était étudiant à Poitiers, il avait fait encadrer et placer la photo du Général au-dessus de son bureau. Il garde enfin « le souvenir ébloui de la mer des Antilles » et de Pointe-à-Pitre, où il fit son « service militaire adapté », une alternance d’enseignement en civil et de prestation en uniforme, le tout étalé sur une période de vingt-deux mois.

Le style de Bernard Baritaud se colore de lyrisme exotique lorsque revient à sa mémoire le « jaillissement des poissons volants, traits de lumière rasant les vagues aussitôt aspirés par l’écume ».

 

 

mardi, 26 octobre 2021

Le retour de Daniel Cologne par un détour au Pays Basque...

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Le retour de Daniel Cologne par un détour au Pays Basque...

Ex: https://voxnr.com/52871/le-belge-daniel/

Militant actif au mitan des années 1970 en Suisse au nom du Cercle Culture et Liberté, le Belge Daniel Cologne rédige diverses brochures remarquées. Outre Julius Evola, René Guénon et le christianisme (réédité en 2011 aux éditions Avatar), il rédige en 1977 avec Georges Gondinet un fascicule au titre provocateur : Pour en finir avec le fascisme. Essai de critique traditionaliste-révolutionnaire. Il collabore à la revue de Maurice Bardèche Défense de l’Occident et publie la même année Éléments pour un nouveau nationalisme, un appel concis et vibrant en faveur d’une Droite européenne intégrale.

Introuvable chez la plupart des bouquinistes, ce court essai métapolitique vient d’être traduit en espagnol avec l’accord de l’auteur qui avait appris quelques mois plus tôt l’existence d’une édition parue dans la langue de Cervantes de Julius Evola, René Guénon et le christianisme et de Pour en finir avec le fascisme.

Pour la circonstance, l’essai, intitulé Elementos para un nuevo nacionalismo y La ilusión marxista, s’accompagne d’une préface inédite de l’auteur qui replace son point de vue dans le contexte de la Guerre froide. Il y a ajouté le verbatim d’une conférence prononcée, toujours en 1977, à Lausanne, ensuite paru en mars 1978 dans le n° 156 de Défense de l’Occident et qui traite de « L’illusion marxiste ».

Quand Daniel Cologne écrit son essai sur un nouveau nationalisme qu’il ne peut qu’envisager européen, il s’inscrit déjà aux périphéries de la « Nouvelle Droite » issue du GRECE dont il désapprouve l’orientation biohumaniste, nominaliste et empirique scientiste. Les différents revirements postérieurs de la Nouvelle Droite parisienne ont rendu caduques ses critiques souvent prémonitoires. Usant d’une belle plume didactique, l’auteur revient sur « le mythe de la troisième voie », tente de définir une authentique Droite radicale organique et dresse des perspectives d’avenir sur la nouvelle idée nationaliste. Ainsi avance-t-il que « si, sur le plan économique, le nationalisme révolutionnaire peut se situer à gauche, pour ce qui est des valeurs essentielles, politiques, éthiques et culturelles, il doit être une idéologie de droite et ne pas avoir peur de revendiquer cette étiquette après l’avoir redéfinie comme il convient. Contrairement à ce que croient la plupart des nationalistes révolutionnaires, c’est en refusant l’étiquette qu’ils font le jeu du terrorisme intellectuel, sont accusés de noyer le poisson et passent pour des complices de l’establishment bourgeois. Le meilleur moyen d’éviter ce malentendu n’est ni de reprendre l’étiquette stupidement à son compte, ni de vouloir la fuir à tout prix, mais de la redéfinir dans l’optique traditionaliste susdite, ce qui autorise sa revendication pour les composantes essentielles de l’idéologie nationaliste révolutionnaire ».

Il conçoit cet idéal nationaliste européen sur les traces de Max Scheler, le fondateur de l’anthropologie philosophique et maître à penser d’Arnold Gehlen, et de son compère Georges Gondinet. Ce dernier a peu de temps auparavant théorisé un nationalisme ternaire fondé sur la complémentarité de la patrie charnelle (les régions ou/et les ethnies), de la patrie historique (la nation politique) et de la patrie idéale (l’Europe). Daniel Cologne estime que « le seul moyen de résoudre l’épineuse question des ethnies, dont le réveil menace les nations d’éclatement, est d’ouvrir les nationalismes sur l’Europe. D’une part, le nationalisme doit emprunter à la grande tradition politique de notre continent la notion d’État organique qui concilie l’unité nécessaire à toute société évoluée avec le respect, voire l’encouragement de sa diversité naturelle. Conçu de façon organique, le nationalisme s’accommode d’une certaine autonomie des régions. D’autre part, si la nation, loin de s’ériger en un absolu, se considère seulement comme une composante autonome du grand ensemble organique européen, les régions et les ethnies n’auront aucune peine à se considérer comme les incarnations nécessaires du principe de diversité au sein de la grande unité nationale. Dans une Europe organique des nations organiques, être breton ou français, basque ou espagnol, flamand ou belge, jurassien ou suisse ne sont que des manières parmi d’autres d’être européen ».

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En langue espagnole, et également auprès des éditions Letras Inquietas, le long entretien que Daniel Cologne avait accordé à Robert Steuckers en 2001.

S’il s’interroge avec inquiétude sur la « catamorphose de l’esprit héroïque », l’auteur s’attache aussi à mettre en valeur l’« étymon spirituel européen » afin de permettre aux peuples natifs du Vieux Continent d’effectuer le grand saut salutaire vers l’affirmation grande-européenne complète. Il n’hésite pas par conséquent à insister que « l’antimatérialisme et l’élitisme ne sont pas les éléments constitutifs d’une “ troisième voie ” idéologique parmi d’autres, mais les composantes d’un courant authentiquement révolutionnaire opposé à la collusion capitalo-communiste et à l’hydre à deux têtes de la démocratie ». Il prévient plus loin que « la concrétisation politique de l’étymon spirituel héroïque de l’Europe est la conception organique et aristocratique de l’État chère à notre continent ».

Agrémentée de notes qui expliquent les clins d’œil à l’actualité de cette époque, la conférence sur la pensée marxiste conserve une singulière actualité quatre décennies plus tard. En effet, dans cette dissection méticuleuse du marxisme alors dominant dans le champ culturel occidental, Daniel Cologne annonce sans le savoir lui-même la machine infernale intellectuelle wokiste – féministe – LGBTiste qui corrompt aujourd’hui les universités rongées par le fléau libéral ! « L’action dissolutive du marxisme idéologique sur la mentalité occidentale, note-t-il bien avant l’émergence du communisme de marché, a été grandement facilité par le préalable travail de sape du libéralisme bourgeois. »

Il prévient enfin l’auditoire que le cœur nucléaire de la théorie marxiste, la lutte des classes, va tôt ou tard être substitué par d’autres affrontements tout aussi segmentés, partiels et parcellaires : les femmes contre les hommes, les jeunes contre les adultes, les véganes contre les carnivores, les immigrés contre les autochtones. Même s’il ignore le vocabulaire victimaire, inclusif, décolonial, non racisé et peut-être post-genré désormais en vogue, l’auteur signale les prémices une future « intersectionnalité » qui doit mettre à bas toutes les structures patriarcales hétérosexuelles genrées blanches non validistes…
Bientôt auteur de nombreuses monographies sur des écrivains étrangers francophones, dont maints Belges, ce grand connaisseur des Lettres françaises accuse le « Nouveau Roman » de « déconstruire » l’œuvre littéraire en elle-même. Il ne se doute pas qu’à ce moment-là, les têtes pensantes de l’« École de Francfort » exilées aux États-Unis dès la fin des années 1930 élaborent la « psychologisation » du marxisme et la « psychiatrisation » du fascisme…

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Grâce aux éditions Letras Inquietas, le public hispanophone peut dorénavant s’approprier deux textes de haute volée, véritables munitions intellectuelles dans la guerre culturelle en cours, d’autant que « face à la pensée totalitaire marxiste, doit se dresser une pensée totale, ou, si l’on préfère, organique ». Et la France ? Il est souhaitable que cet essai paraisse de nouveau par les bonnes grâces d’un valeureux éditeur hexagonal. Il serait temps, car entre les zélotes loufoques du Frexit et les tenants insupportables de l’euro-mondialisme cosmopolite, la vision européenne, enracinée et exigeante de Daniel Cologne s’impose plus que jamais comme une évidence incontestable.

• Daniel Cologne, Elementos para un nuevo nacionalismo y La ilusión marxista, Letras Inquietas, colección Identidades, 2021, 78 p., 11,90 €.

 

 

dimanche, 06 décembre 2020

La chanson française ou la déconstruction en douceur

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La chanson française ou la déconstruction en douceur

par Daniel COLOGNE

Ex: http://www.europemaxima.com

En 1860 est fondé le cabaret montmartrois « Le Lapin agile » (initialement « Lapin à Gilles », du nom de son fondateur André Gilles). Un siècle plus tard, Claude Nougaro y fait ses débuts, tandis que Jacques Brel et Georges Brassens chantent dans des cabarets concurrents comme « Les trois baudets » ou « Patachou ».

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Bien que traversée par des courants très divers, la chanson française séculaire puise son inspiration dans l’amour du pays, de sa capitale, de ses terroirs, de son histoire souvent tourmentée et de ses paysages métamorphosés par les cycles saisonniers.

Des gens qui sont de quelque part

Rappelons-nous la Douce France de Charles Trénet et La Paimpolaise de Théodore Botrel qui exalte sa Bretagne comme Tino Rossi célèbre son « Île de Beauté ». De Fréhel à Édith Piaf en passant par Damia et Berthe Sylva, la chanson misérabiliste rend hommage au petit peuple parisien, à ses ouvrières qui meurent trop jeunes (Les Roses blanches), à ses gamins affligés d’un handicap (Le petit bosco), à ses accordéonistes qui demandent l’aumône sur les quais de la Seine en jouant l’air de L’Hirondelle du faubourg, des Petits pavés ou de la Valse brune.

R-13879884-1563185645-4099.jpeg.jpgVainqueur du premier concours Eurovision en 1956, André Claveau est la figure emblématique de cette chansonnette bien enracinée, amoureuse du petit train montagnard qui part pour son dernier voyage, nostalgique de la diligence qui mettait une semaine pour aller de Paris à Tours. Avec leur souvenir de la marelle enfantine sous les cerisiers roses et les pommiers blancs, ces refrains peuvent paraître surannés, mais savent parfois se revêtir d’une parure sensuelle de bon goût (Domino). Claveau change de registre lorsqu’il ravive la mémoire des combats vendéens (Les Mouchoirs rouges de Cholet, Prends ton fusil, Grégoire). Dans Trop petit, mon ami s’exprime une ferveur chrétienne qui rappelle La petite église de Jean Lumière.

Après la Seconde Guerre mondiale s’affirme la brillante génération des chanteurs nés vers 1930, dont les répertoires glorifient encore souvent les lieux qui les ont vus naître. Pensons par exemple à Gilbert Bécaud, à ses Marchés de Provence ou à ce petit chef-d’œuvre intitulé C’est en septembre. Mais dans certaines discographies se glissent déjà des thèmes qui annoncent la « grande libéralisation » (David Goodhart) censée conduire vers l’Eldorado du village planétaire.

« Quand on n’a que l’amour. »

Mon admiration pour cet artiste hors normes comporte sans doute une part de chauvinisme patriotique. Jacques Brel a fait revivre le Bruxelles des gibus et des crinolines. Il a dépeint les « chemins de pluie » du « plat pays » flamand. Il a saisi l’étrange atmosphère d’une cité wallonne figée par les rigueurs des nuits hivernales (Il neige sur Liège). Mais il ne faut pas oublier les maladresses de ses premiers « 78 tours » (La Foire, Au printemps, Il peut pleuvoir). Que serait-il advenu de lui sans la soudaine notoriété que lui confère une chanson de 1956 rivalisant d’audience radiophonique avec le Bambino de Dalida et le Deo d’Harry Belafonte ?

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Quand on n’a que l’amour annonce déjà les appels d’aujourd’hui à accueillir toute la misère du monde.

« Quand on n’a que l’amour

À offrir à ceux-là

Dont l’unique combativité

Est de chercher le jour. »

Brel confond, comme la bien-pensance actuelle, le légitime désir d’éradiquer la misère et la glorification du délinquant, dans la ligne du Victor Hugo des Misérables (le bon Valjean, ex-bagnard, contre le méchant policier Javert).

« Quand on n’a que l’amour

Pour habiller matin

Pauvres et malandrins

De manteaux de velours. »

Mieux encore qu’aux Misérables hugoliens c’est aux Voyous de velours de Georges Eekhoud qu’il faut ici se référer. Et voici un autre couplet :

« Quand on n’a que l’amour

Pour parler aux canons

Et rien qu’une chanson

Pour convaincre un tambour. »

Arrivé à Paris en 1953, Brel est comme une éponge qui s’imbibe du pacifisme germano-pratin, des appels à la désertion de Boris Vian et de Mouloudji, du dégoût existentialiste inspiré par les guerres d’Indochine et d’Algérie. Mais cet irénisme va conduire l’Europe à oublier le vieil adage romain Si vis pacem, para bellum et notre continent deviendra un nain géopolitique dominé à l’Ouest par le pragmatisme anglo-saxon, menacé au Sud par un terrorisme religieux et condamné à l’Est à se heurter au Rideau de fer, puis à la muraille de Chine.

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Quelques thèmes déconstructeurs seront ainsi charriés par le répertoire brellien que nous continuerons toutefois d’aimer jusque dans l’ultime petit chef-d’œuvre intitulé Orly et la dernière exclamation du grand Jacques trop tôt disparu :

« Mais nom de Dieu que c’est triste

Orly le dimanche

Avec ou sans Bécaud. »

« Je suis blanc de peau »

Les interprètes les plus mièvres se surpassent quand ils évoquent leur lieu de naissance : par exemple, Marseille et son accent que Mireille Mathieu a gardé depuis qu’elle a vu le jour dans la cité phocéenne.

Que dire alors de Claude Nougaro, sublime quand il célèbre Toulouse : sommet d’un répertoire à forte personnalité, où se marient le jazz et la java, où les rythmes de La Nouvelle-Orléans s’intègrent au texte sans nuire à sa qualité poétique et où il est bien légitime que le fils d’un artiste lyrique du Capitole (« Papa, mon premier chanteur de blues ») rende hommage à Louis Armstrong. Mais pourquoi donc dénier à la race blanche l’aptitude à l’élan mystique ?

« Quel manque de pot

Je suis blanc de peau

Pour moi, rien ne luit là-haut

Les anges zéro

Je suis blanc de peau. »

« Il faut tourner la page

Déchirer le cahier

Le vieux cahier des charges. »

Vive l’humanité exonérée de ses devoirs ! C’est ce que semble s’écrier cette autre chanson, plus tardive, elle aussi bien construite, comme Quatre boules de cuir. Amoureux de la boxe, comme Maurice Maeterlinck, Nougaro se souvient que dans sa « ville rose » où « l’Espagne pousse un peu sa corne », « même les mémés aiment la castagne ». « Ici, si tu cognes, tu gagnes. » De la très bonne chanson, où se faufile insidieusement un embryon de la guerre des races où les villageois planétaires veulent nous entraîner.

« Entre copains de tous les sexes »

La chanson « idiote » d’autrefois ne se moque pas seulement – et gentiment – des homosexuels, comme Fernandel dans Il en est. Milton brocarde les cocus et les couples mal assortis. Georgius ridiculise l’enseignement (Le lycée Papillon). Les jongleries verbales d’Ouvrard (« J’ai la rate qui se dilate », « Les rotules qui ondulent », etc.) sont une trouvaille de jeune recrue voulant se faire réformer.

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Comme ils disent (1972) de Charles Aznavour est à mi-chemin entre Il en est et les gay prides échevelées qui dégénèrent en paradodies de fêtes nationales. Le personnage retrouve chaque matin « son lot de solitude » après ses amours « dérisoires et sans joie », après son numéro de déshabillage finissant en nu intégral, après sa virée nocturne avec « des copains de tous les sexes » qui « lapident » les gens qu’ils « ont dans le nez » avec « des calembours mouillés d’acide ».

Voici donc l’immense Aznavour précurseur de la théorie du genre et de la multi-parentalité. Ces fleurons de la cynique ultra-modernité s’insinuent discrètement dans une œuvre gigantesque bercée par la nostalgie de la musique tzigane (Les deux guitares), obsédée par la rupture sentimentale (Et pourtant, Sur ma vie, Il faut savoir, Deux pigeons, Que c’est triste, Venise), magnifiée par le rappel du génocide arménien trop longtemps occulté.

« C’est une romance d’aujourd’hui »

Restons en 1972. Le grand succès de l’été est la Belle Histoire de Michel Fugain. C’est la rencontre d’un nomade et d’une citoyenne du monde. Ils s’étreignent au bord d’une route avant de repartir, l’un vers les brumes du Nord, l’autre vers le Soleil du Midi. La Providence est convoquée pour adouber cet amour éphémère. Plus tard, Fugain nous invitera à « marcher sur la tête pour changer les traditions ».

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Il y a des années-charnières, des points d’inflexion de l’histoire de tous les secteurs, y compris ceux du sport, du cinéma et de la chanson. L’arrêt Bosman de 1995 transforme les équipes de football en tours de Babel, alors qu’en Belgique, par exemple, jusqu’en 1961, un joueur étranger devait évoluer une saison parmi les réserves avant d’accéder à une place de titulaire.

À partir de 1966 et de La Grande Vadrouille, les films détenant le record du nombre d’entrées dans les salles obscures sont presque exclusivement des comédies, alors qu’auparavant, le même record est détenu par Les Misérables, Quai des Orfèvres et Autant en emporte le vent. 1972 pourrait être le millésime-tournant de l’histoire de la chanson et 1974 celui de l’Eurovision. Vive le groupe Abba. Oubliés Jacqueline Boyer, Jean-Claude Pascal, Isabelle Aubret, France Gall et sa poupée offerte par Gainsbourg, le vainqueur espagnol de 1968 en qui l’on voyait un futur « Aznavour catalan ».

« Car le monde et les temps changent. »

Il nous grise avec son histoire de marin qui revient au pays. Il nous fait partager son émotion pour Céline et sa colère contre L’Épervier. Il nous conte une mésaventure sentimentale survenue quand refleurissent les jonquilles et les lilas. Il laisse gravé dans notre mémoire le « fameux trois-mâts » où Dieu est seul maître à bord (Santillano). Mais dans une de ses nombreuses adaptations de Bob Dylan, Hugues Aufray enjoint aux parents de « rester crachés ». « Vos enfants ne sont plus sous votre autorité », reprend l’icône noire Joséphine Baker peu avant son décès. « Le monde et les temps changent. »

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Sans aller jusqu’aux répertoires actuels, que je connais trop mal, on peut déceler la même ambiguïté chez des chanteurs nés vers 1950. Bernard Lavilliers peut à la fois se faire l’aède du nouveau nomadisme (On the road again) et exalter les travailleurs aux « mains d’or » de la sidérurgie de Thionville. Laurent Voulzy aime se produire dans les cathédrales où sa Jeanne trouve un décor de rêve, mais Le Pouvoir des Fleurs illustre l’utopique naïveté d’une certaine jeunesse d’après-guerre.

« Changer les choses

Avec des bouquets de roses. »

Mais revenons à Hugues Aufray avec une autre chanson de la mer, au texte élaboré, au rythme entraînant, au contenu quasi messianique.

« Le jour où le bateau viendra »

C’est l’histoire d’un navire qui débarque sur un littoral imaginaire. Elle s’adresse aux hommes de la Fin des Temps. Ils pourront reposer sur le sable « leurs pieds fatigués », tandis que, planant au-dessus des dunes, « les oiseaux auront le sourire » et qu’au grand large, les pharaons sont promis à la noyade.

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Ce navire a peut-être un lien avec « le bateau pensant et prophétique » de Léo Ferré, qui prend « le chemin d’Amérique », c’est-à-dire « le chemin de l’amour ». Il s’en va avec une Madone attachée « en poupe par le col », mais à son retour, il porte dans la même position une Madone « d’une autre couleur ».

Le bateau espagnol est un des plus beaux textes de poésie française mise en musique, mais il n’est pas interdit d’y voir jaillir une des premières étincelles du feu que certains se plaisent à attiser aujourd’hui : celui de la guerre des races sur fond de revanchisme post-colonial.

Daniel Cologne.

lundi, 09 novembre 2020

La résistible ascension des "Villageois planétaires"

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La résistible ascension des «Villageois planétaires»

par Daniel COLOGNE

Conscients de l’obsolescence des clivages politiques et socio-économiques (Droite – Gauche, bourgeoisie – prolétariat), certains chercheurs proposent des nouvelles lignes de démarcation, culturelles, métapolitiques, voire anthropologiques. David Goodhart suggère une distinction entre les « Partout » (anywhere) et les « Quelque Part » (somewhere), et à l’intérieur de ces deux clans des sous-groupes extrémistes : les « Villageois planétaires » et les « Autoritaristes endurcis ».

Les pages qui suivent s’inspirent largement du livre de Goodhart. Je reprendrai désormais ces expressions sans mettre les guillemets. Quant à l’adjectif « résistible », il renvoie à Bertolt Brecht et à sa pièce La résistible ascension d’Arturo Ui. Il importe en effet de s’interroger sur la domination grandissante des types humains Partout et Villageois planétaires et sur la possibilité de la freiner ou d’y mettre un terme à la faveur d’une « noomachie » conduite par un « bloc contre-hégémonique », pour reprendre les termes d’Alexandre Douguine (1).

Goodhart s’appuie sur les résultats d’enquêtes et de sondages. Certes, les statistiques comportent une part d’« illusion » inhérente au « règne de la quantité » (René Guénon). Mais les chiffres qui parsèment le livre correspondent assez bien aux tendances actuelles telles que les ressentent nos lectrices et lecteurs. Ils rejoignent mon propre ressenti pour les trois pays d’Europe francophone où j’ai vécu et pour les soixante dernières années. Goodhart cite d’ailleurs des travaux effectués en Suisse, ainsi que des recherches menées aux États-Unis. La portée de son ouvrage dépasse largement le cadre du Royaume-Uni.

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C’est au seuil de la cinquantaine que je découvre Internet après avoir grandi avec un père représentant pour un fabricant de papier carbone. Je suis un produit de l’exode rural, un fils d’immigrés wallons venus s’installer à Bruxelles en février 1940. Après la traite des Noirs et avant les vagues migratoires issues successivement des rives Nord et Sud de la Méditerranée, le dépeuplement des campagnes constitue une des formes d’arrachement des Quelque Part à leur milieu ancestral pour en faire des Partout aux yeux desquels on fait miroiter le prétendu El Dorado citadin.

En moins de deux décennies, certains vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale ont perdu leurs empires (2) ultra-marins. Ce paradoxe a marqué la génération des enfants nés vers 1950. Chez ceux qui se sont assimilés au clan des Partout, on observe une sorte de culpabilité post-coloniale et le désir d’imposer une « relecture flagellatrice » de l’histoire européenne, selon l’excellente formule d’un rédacteur d’Éléments.

Dans la revue Culture Normande (3), Didier Patte distingue « la notion idéologique de colonialisme » et « la réalité certes ambiguë de la colonisation ». Entre les deux persiste une « équivoque soigneusement entretenue ». Certes, la colonisation est riche en excès et abus en tous genres, mais elle a aussi permis la construction d’écoles, d’hôpitaux, d’infrastructures routières et ferroviaires, comme l’a souligné l’acteur Roger Hanin peu avant son décès. Les Européens d’aujourd’hui n’ont pas à battre leur coulpe pour des exactions commises par leurs ancêtres issus de cinq ou six pays (4) riverains de l’Atlantique et de la Mer du Nord. Goodhart considère l’enseignement supérieur universitaire comme le principal foyer de gestation de la mentalité des Partout et des Villageois planétaires. Il note cependant qu’une fraction de la jeunesse semble avoir déjà basculé dans le clan des Partout avant même son entrée à l’université. Cela n’est pas surprenant pour qui se remémore le tourbillon de réformes qui s’est abattu, dans les années 1970, sur les études secondaires.

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Jusqu’en 1965, j’ai vécu toute ma scolarité dans un régime ultra-directif, et ceci malgré la variété de la coloration idéologique des écoles : cycle primaire dans un établissement communal d’orientation socialiste, un premier athénée dirigé par un franc-maçon notoire et un second athénée à la tête duquel se trouve un préfet membre des Scriptores Catholici. Même après Mai 68 et ses assemblées libres peu mouvementées – il est vrai – en comparaison des événements parisiens, les stages de l’Université de Bruxelles en vue d’obtenir l’agrégation restent marqués par une pédagogie autoritaire. Nous sommes alors en 1969.

Mais lorsqu’en février 1972, après un passage dans une école privée (non confessionnelle) de Genève j’entre dans l’enseignement officiel du canton, la découverte d’une pédagogie laxiste et permissive constitue un choc que je vis assez mal. À Genève sévissent alors ceux qu’Éric Zemmour appelle les « pédagogistes » : des concepteurs de bureau qui élaborent des théories sacrifiant toute forme de discipline sur l’autel de la « créativité », mais qui ne se confrontent jamais aux classes de vingt-cinq adolescents guettant la première occasion de perturber le cours.

311oZpMlZuL._SX362_BO1,204,203,200_.jpgDans toute l’Europe francophone apparaît brusquement « rénové », c’est-à-dire en rupture avec l’autorité magistrale, les techniques de dressage (Roland Barthes qualifie l’orthographe de « fasciste »), l’enracinement dans l’histoire nationale et l’apprentissage des langues anciennes (latin, grec). On retrouve dans la mentalité des Partout cette hantise de la « réalisation de soi » au mépris de toute règle contraignante, de toute référence au passé et de tout sentiment d’appartenance à une communauté organique.

Avant d’examiner comment ces Partout deviennent des Villageois planétaires au contact du monde universitaire, soulignons que les pédagogies non-directives inaugurent, pour le demi-siècle suivant, une série de bouleversements sociétaux qui désarçonnent les Quelque Part en raison de leur rapidité et de leur cumul relayé par les media : dépénalisation de l’avortement et de l’euthanasie, abolition de la peine de mort, mariage pour tous, GPA, PMA. Alors que chacune de ces mesures nécessite une approche singulière et un long temps de réflexion, nous sommes désormais tenus de les accepter en bloc, sans réserve ni délai, sous peine d’être traités de réactionnaires. Il en résulte un « retour de bâton », un « puissant contrecoup » qui génère les « Autoritaristes endurcis ». Goodhart se réfère ici à sa collègue Karen Stenner, titulaire d’un doctorat en psychologie politique, qui a parfaitement saisi cette dialectique des extrêmes analogue au binôme alchimique solve – coagula (dissolution – durcissement).

Contrairement à ce qu’affirme Goodhart à propos de l’enseignement supérieur, le système des campus résidentiels (un internat jouxtant les salles de cours et les amphithéâtres) n’est pas une exception britannique. Dans la région liégeoise, où je vis depuis 2015, je connais au moins trois hautes écoles doublées d’un pensionnat. En outre, toutes les villes universitaires belges renferment un important parc immobilier de logements estudiantins (en Belgique on les appelle les kots). La pratique de la colocation (à deux ou à plusieurs) est fréquente et favorise les contacts inter-culturels et inter-ethniques.

1200px-erasmus_logo.svg_.pngÀ l’époque où j’étudiais à l’Université de Bruxelles, il y avait deux cités universitaires : l’une pour les garçons au cœur du campus, l’autre pour les jeunes filles légèrement en dehors. Ainsi pouvaient déjà se côtoyer, vers 1970, des jeunes provenant de toutes les provinces du Royaume. Le programme Erasmus, d’abord à l’échelon européen, puis au plan mondial, accentue ensuite cet élargissement des horizons et l’impression que « le monde est un village », pour reprendre le titre d’une émission créée par la radio belge francophone en 1998. « La massification de l’enseignement supérieur », l’émergence d’un « secteur universitaire hypertrophié » : voilà des phénomènes qui remontent aux années 1960, vont de pair avec une disqualification du travail manuel et ipso facto avec l’immigration fournissant au patronat une armée de réserve, une classe ouvrière de rechange.

Depuis 1953, dans le quartier où mes parents font construire leur maison, les immeubles poussent comme des champignons grâce à des maçons italiens. Une décennie plus tard, c’est un chauffeur originaire d’Oujda qui m’emmène de Molenbeek au campus situé à l’autre bout de la capitale. Sans omettre l’importance de la communauté turque dans des communes comme Saint-Josse ou Schaerbeek, ainsi que dans certaines régions wallonnes, c’est l’accord belgo-marocain de 1964 qui constitue le principal fondement de la politique belge d’immigration. L’immigration est une des « pommes de discorde » entre les deux clans et a fortiori entre leurs sous-groupes extrémistes.

Sans faire la moindre concession au politiquement correct, Goodhart analyse le problème avec sérénité et ne jette jamais de l’huile sur le feu. En conclusion, il espère même la réconciliation des deux clans qui sont « les deux moitiés de l’âme politique de l’humanité ». Il faut néanmoins pointer du doigt quelques grossières erreurs de politique migratoire, en Belgique comme en France. Le regroupement familial, qui reconstitue chez les immigrés, sinon la tribu, au moins ce que les ethnologues appellent la « grande famille », est autorisé au moment même où notre famille « nucléaire » (noyau père – mère – enfants) commence à se décomposer.

De surcroît, cette mesure coïncide avec le début des réformes sociétales signalées plus haut et propres à heurter l’atavisme musulman de ces populations, à le réveiller sous des formes « Autoritaristes endurcies ». De nombreux jeunes Belges d’origine marocaine fréquentent aujourd’hui les universités. Des jeunes filles voilées entreprennent des études aussi diverses que le droit, le commerce, la logopédie ou la biologie médicale. On a voulu en faire des Partout mais elles semblent rejoindre les rangs des Quelque Part dans l’adhésion à un certain conservatisme.

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Selon Goodhart, ce phénomène concerne aussi une partie de la jeunesse autochtone, celle qu’il nomme la « génération Z » (jeunes filles et garçons nés après 2001). Cela donne l’espoir d’une résilience face au traumatisme de la « grande libéralisation » qui, depuis une quarantaine d’années, se présente volontiers comme un processus aussi irréversible que la succession des saisons. Après tout, parmi les 7,3 milliards de Terriens, « à peine plus de 3 % vivent hors de leur pays de naissance ». Dans ces 200 ou 250 millions de personnes, beaucoup se situent dans une zone intermédiaire entre les deux clans. La planète est donc gouvernée par une minorité de Partout et de Villageois planétaires : nouvelles élites « créatives » de l’Occident post-moderne et milliardaires émergents de l’ancien Tiers Monde.

Les « secteurs » et les « milieux » de la « création » sont, selon Goodhart, avec les universités et la caste médiatique, les plus importants fournisseurs de Partout et de Villageois planétaires. Le flou qui entoure la notion de « création » constitue à mon avis le seul point faible du livre de Goodhart. Je suppose qu’il utilise le mot « création » dans une acception large, non limitée aux arts et aux lettres. Je présume qu’il envisage aussi toute l’industrie du divertissement : tourisme, mode, sport, cinéma, variétés. J’espère pouvoir l’un ou l’autre article à l’application de la grille de lecture de Goodhart dans certains domaines sportifs (5) ou dans le secteur de la chanson française « à texte » (6).

41N2G+tUmcL._SX195_.jpgJe recommande tout spécialement, dans le livre de Goodhart, la lecture de la page 251. L’auteur y développe une critique de l’égalitarisme qui repose sur la distinction entre l’équité et l’équivalence. Les sondages montrent que les Quelque Part acceptent les réformes sociétales de la « grande libéralisation » dans la mesure où les circonstances les rendent équitables : par exemple, refuser l’avortement de confort, mais tolérer l’interruption volontaire d’une grossesse non désirée. En revanche, l’équivalence est érigée en dogme par les Partout qui considèrent que l’enseignement ne doit pas « remplir les cerveaux », mais « libérer ce qui s’y trouve déjà ». En d’autres termes, n’importe qui est capable de faire n’importe quoi en n’importe quel moment ou endroit. Cette vision du monde est à rebours de la conception du « temps qualifié » développée par Jean Phaure dans le sillage de René Guénon qui, de son côté, parle des « déterminations qualitatives de l’espace ». Ici s’impose également un renvoi à Julius Evola et à son chapitre « L’Espace, le Temps, la Terre » dans Révolte contre le monde moderne.

Comme les Partout et les Quelque Part de Goodhart, les « races de l’esprit » d’Evola reposent sur des visions du monde transversales qui dépassent le sfractures sociales ou ethniques. Un compromis est-il possible entre les deux clans ? Il faudrait pour cela « que les Partout cessent de prendre de haut les Quelque Part, blancs ou non, qu’ils apprennent à accepter la légitimité d’opinions contraires ». Les Quelque Part devraient se rendre compte qu’ils « ne peuvent pas exercer le pouvoir politique en braillant des insultes depuis le banc de touche – se sentir pris de haut n’est pas une raison suffisante pour porter un démagogue inexpérimenté à la présidence ».

telle pourrait être une conclusion respectueuse de l’état d’esprit de David Goodhart toujours ouvert au dialogue. Mais l’éventualité d’une « fracture » non résorbable n’est pas à exclure. Il y aurait alors, d’un côté, la mondialisation « sans racines et où plus rien n’est sacré », l’idéologie des Villageois planétaires où se dissoudraient les identités locales, nationales et continentales. En face se dresserait un « bloc contre-hégémonique », parfois exempt de durcissements monolithiques. Ce serait une sorte de fédérations d’empires se respectant les uns les autres, bâtis sur les affinités ethniques de leurs populations et renouant avec leur héritages spirituels. Ainsi serait l’Europe dans ce « nouvel ordre de la Terre » : un Phénix renaissant des cendres de l’Union européenne, un « empire sans impérialisme », selon la belle formule que nous a malheureusement confisquée Manuel Barroso.

Daniel Cologne

Notes

indexadnoom.jpg1 : Voir dans Synthèse nationale (numéro d’hiver 2020), la recension de deux livres d’Alexandre Douguine par Georges Feltin-Tracol. Selon l’étymologie grecque, « noomachie » signifie « combat spirituel ».

2 : Cet impérialisme moderne n’a rien à voir avec l’idée traditionnelle d’imperium développée par Julius Evola.

3 : n° 66, février 2020, p. 28.

4 : Aux cinq grandes puissances coloniales d’Europe occidentale, j’ajoute la Belgique qui, avant de coloniser le Congo sous Léopold II, avait déjà des vues sur la Chine et le Guatemala sous Léopold Ier.

5 : Il est clair que l’« arrêt Bosman » (1995) a fait basculer le football du clan des Quelque Part au clan des Partout. Le joueur liégeois Jean-Marc Bosman s’est vu refuser un transfert à Dunkerque et a saisi la Cour européenne de justice qui lui a donné raison au nom de la libre circulation des travailleurs dans l’UE.

6 : On peut observer chez Brel, Aznavour, Nougaro et bien d’autres un mélange de Quelque Part et de Partout. Nougaro est sublime quand il célèbre sa ville natale de Toulouse mais, par ailleurs, il dénie à la race blanche l’aptitude à l’élan mystique :

« Quel manque de pot

Je suis blanc de pot

Rien ne luit là-haut

Les anges zéro

Je suis blanc de peau. »

On retrouve ici le complexe de culpabilité post-coloniale propre aux Partout.

David Goodhart, Les deux clans. La nouvelle fracture mondiale, Les Arènes, 2019, 400 p., 20,90 € (version originale anglaise parue à Londres en 2016).

mercredi, 14 octobre 2020

Contre le nouvel ordre sanitaire

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Contre le nouvel ordre sanitaire

par Daniel COLOGNE

Dans l’ensemble, notre famille de pensée a bien réagi au « confinement » du printemps 2020, qui était une quarantaine n’osant pas dire son nom (voir Éléments, n° 184, encadré de la page 37). Dans le même numéro, Hervé Juvin se demande si tout principe poussé à son extrême ne finit pas par s’inverser. Cela expliquerait comment, après un demi-siècle entonnant l’hymne à la grande déesse Mobilité, on est passé du jour au lendemain à l’arrêt de la quasi-totalité de la planète.

Toujours dans la même livraison, ainsi que dans la suivante (Éléments, N° 185), je recommande la lecture des articles de Slobodan Despot, tout comme dans Synthèse nationale (n° 54), je conseille de lire les contributions de Pieter Kerstens, Bernard Plouvier et Charles-Henri d’Elloy. De tous ces très bons textes se dégage l’idée que les mesures de sécurité prônées par les conseillers scientifiques et relayées par les dirigeants politiques sont disproportionnées par rapport au risque sanitaire réel.

BHL-Virus.jpegJ’ai toutefois choisi de m’attarder sur le livre que Bernard-Henri Lévy a consacré à ce nouvel ordre sanitaire, alors que la France et la Belgique rivalisaient d’incohérence pour amorcer le « déconfinement ». D’aucuns vont s’étonner que je fasse une recension plutôt favorable de cet ouvrage. Elle ne change rien au fossé idéologique qui me sépare de cet auteur, mais je ne suis pas un lanceur de tartes à la crème et, lorsque paraît Ce virus qui rend fou, je ne me sens pas tenu d’ironiser : « le Lévy nouveau est arrivé ».

Bien sûr, si « le moi est haïssable » et si cette sentence pascalienne peut servir d’ingrédient à une critique de l’individualisme, les singularités collectives que sont les peuples ne doivent pas pour autant être absorbées par le grand mélange, surtout qu’en l’occurrence c’est l’homme albo-européen qu’on invite à devenir « l’otage » du Big Other. Pourquoi les peuples ne pourraient-ils pas vivre côte à côte, dans le respect réciproque de leur « étymon spirituel » (Léo Spitzer) ? Je suis pour une fédération de grands ensembles impériaux dont les relations pacifiques dépendent précisément, non d’une mixture mondiale selon la doxa dominante actuelle, mais de cette persévérance ontologique évoquée par Heidegger et reformulée par Alexandre Douguine.

C’est peut-être sur une idée de ce type que travaille René Guénon peu avant 1930 et son installation en terre musulmane d’Égypte. Une des rares fois où j’ai entendu prononcer le nom de Guénon à la télévision, c’est dans la bouche de BHL au cours de son émission « Les Aventures de la Liberté » (vers le milieu des années 1990, me semble-t-il). Guénon « tiers-mondiste » ? Oui, mais pas au sens de Franz Fanon et Jean Ziegler. « L’autre tiers-mondisme » de Guénon implique une critique impitoyable de l’égalitarisme moderne.

Il m’empêche que j’ai apprécié certaines pages du petit livre de BHL et que je partage quelques-unes de ses réactions face à la quarantaine du printemps 2020, qui est aussi une parodie de la fonction prophétique à travers les courbes exponentielles et anxiogènes des fameux modélisateurs. À propos de Roselyne Bachelot, dont il discerne la « feinte humilité », BHL écrit : « On la consulte comme un oracle (p. 20). » il compare à une « Pythie triste » le chef du conseil scientifique qui annonce chaque soir « le nombre des morts de la journée (p. 19) ».

En me remémorant les opinions contradictoires des « experts » conviés par les diverses chaînes de télévision, je crois aussi « qu’écouter ceux qui savent, si c’est bien des scientifiques que l’on parle, c’est écouter une pétarade perpétuelle et, quand on est un État, inviter la foire à la table du roi ! (p. 24, c’est BHL qui souligne) » Et si le virus était « un dérèglement dans la combinatoire d’organes et de pathologies qui fait un sujet singulier ? » Alors, « les metteurs en scène du grand spectacle de la guerre au virus (p. 51) » perdraient tout crédit et mériteraient le ton quelque peu moqueur des responsables suisses, bien meilleurs gestionnaires de la crise sanitaire que leurs homologues belges et français.

Je conçois le « malaise » que l’on peut éprouver devant « notre ahurissante docilité à l’ordre sanitaire en marche et à sa mise en demeure des corps (p. 73) ». Une sorte d’apartheid générationnel peut être décrypté dans les propos d’une « cheffe de service à l’hôpital Saint-Antoine » ou de « bio-éthiciens américains » exhortant « ceux du grand âge » à ne pas encombrer les salles de réanimation, « à céder leur place aux plus jeunes pour les tests et les vaccins », bref « à crever sans faire d’histoire (p. 77) ». Il est légitime de s’interroger sur « le peu de débats que suscitèrent, finalement, les projets de traçage numérique présentés, dans tout l’Occident, comme le moyen le plus sûr de vivre un déconfinement heureux (p. 78) ».

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Qu’un reportage au Bangladesh, réalisé avant la mise en quarantaine, mais paru après en raison des « délais d’écriture et d’impression », puisse être tenu pour un « exemple de relâchement » : voilà qui illustre bien « l’empire du procès » épinglé par Régis Debray parmi les « coûts de la sujétion numérique ». Voilà de quoi faire planer la plus grande méfiance « sur les réseaux dits sociaux, c’est-à-dire, de plus en plus souvent, asociaux (p. 88) ».

Pour se convaincre que la vie doit aspirer à une dimension qui la dépasse, on peut faire appel à « toutes les sagesses du monde, la juive mais pas seulement (p. 81, c’est moi qui souligne) ». Se référer à sa propre tradition ancestrale ne doit postuler aucun exclusivisme. BHL convoque aussi un dialogue platonicien pour conjurer le péril d’un nouvelle « montée du pouvoir médical (p. 17) », déjà incarné, dès l’Antiquité romaine, par Galien, « quasi-directeur de conscience » de trois empereurs, et à l’époque de la Révolution française, par le magistrat-médecin Cabanis qui échappe à la Terreur.

Enfin, est-on bien certain que la crise sanitaire du printemps 2020 n’a pas accentué « une tendance lourde de nos sociétés (p. 85) » qui existait déjà auparavant ? Certes, le « préfet » qui donne ses directives par microphone dans la dystopie d’Hermann Kasack (La Ville au-delà du fleuve) cède la place aux images de Jérôme Salomon et Emmanuel André, spécialiste du dénombrement quotidien et macabre des personnes infectées, hospitalisées, réanimées et décédées.

Mais prenons garde. Demain, c’est peut-être tout notre patrimoine civilisationnel (« opéras, philharmonies, les plus grands musées du monde ») qui nous sera « servi, en mode virtuel, sur le plateau d’un petit déjeuner au lit à perpétuité (p. 84) ». Un astrologue prédit que les années 2001 – 2100 seront « le siècle des virus ». Vers quel monde irions-nous au fil des pandémies futures ? « Un monde où règnent les techniciens de la ventilation, les surveillants généraux de l’état d’urgence, les délégués à l’agonie. Un monde où, à la place du monde qui fait trop mal, on a des gels hydro-alcooliques, des balcons où l’on s’auto-complimente, des chiens à promener deux fois par jour muni de son attestation covid et des villes expurgées de la foule humaine comme une salle d’opération de ces infections nosocomiales (p. 103). »

Allons-nous docilement accepter une société qui bannit la poignée de mains et où les masques-barrières ostracisent l’échange de sourires conviviaux ?Allons-nous tolérer que des « applications numériques » deviennent pourvoyeuses « de télétravail, télé-enseignement, téléconsultation, télétransport (p. 77) », sans oublier les jeux vidéos garantissant aux plus jeunes un apprentissage ludique dans la ligne des pédagogies progressistes ?

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Comme Pieter Kerstens, je précise que j’appartiens à la génération « à risques ». Mais il faut savoir vivre avec un virus comme avec le péril d’un déraillement de train, le danger quotidien d’une agression dans un monde qui s’ensauvage, la certitude, deux ou trois fois par été, de canicules et de vagues de chaleur appelées à s’intensifier dans un futur proche. En un mot, comme l’écrit le collaborateur de Synthèse nationale, il faut aborder le problème en adulte, alors que les conférences de presse de Sophie Wilmès cherchent à nous infantiliser et que les médias, la chaîne française LCI et sa pâle copie belge LN24, nous inoculent les poisons de l’incertitude et de la peur.

Je respecte le personnel hospitalier, qui a besoin d’un statut humain et financier revalorisé, et non de cette parodie de fonction guerrière offerte par Macron, Philippe et Véran, leur « front » de soignants, leur « première ligne » d’infirmières et leurs « brigades » de traceurs numériques. Je suis conscient de pouvoir être affecté ou emporté par le covid-19, comme le journaliste Mazerolles et l’ancien arbitre de football Javaux, comme le politicien Devekian et le chanteur Christophe.

J’apporte néanmoins mon soutien à des groupes comme « Folie virale » et à leurs manifestations dont j’espère qu’elles se multiplieront en réunissant des milliers de personnes, comme en Allemagne ou aux États-Unis, et non quelques centaines, comme le 16 août à Bruxelles, parmi des Belges bien timorés. C’est pourtant la Belgique qui a le triste record du plus mauvais ratio décès/nombre d’habitants, malgré des mesures tantôt drastiques, tantôt incohérentes, parfois ridicules (comme la « bulle » de cinq personnes), souvent injustes (je pense par exemple au sort réservé aux forains).

La « crise » du coronavirus est loin d’être close. La rentrée scolaire et estudiantine peut réserver une mauvaise surprise. Certaines populations européennes (Belgique, France, Italie, Espagne) semblent ne plus avoir la maturité de leurs aînés qui sont passés à travers les épidémies grippales de 1957 et 1969 sans céder à la panique. C’était aussi un temps où les gens n’étaient pas encore lobotomisés par les media et où les gouvernants ne s’aplatissaient pas devant « un savoir approximatif qui se donne pour une science ». Régis Debray parle ici de l’économie qui a dicté sa loi durant le cycle 1970 – 2020. Mais qu’en est-il de la virologie, parodie de fonction souveraine en ce pénible millésime qui touchera bientôt à sa fin ?

Daniel Cologne

• Bernard-Henri Lévy, Ce virus qui rend fou, Grasset, Paris, 2020, 112 p., 8 €.

dimanche, 06 septembre 2020

Philippe Baillet: Passeports pour des temps post-bourgeois

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Philippe Baillet: Passeports pour des temps post-bourgeois

par Daniel COLOGNE

La société actuelle, qui considère le bien-être comme une fin en soi, a de plus en plus tendance à se présenter comme un horizon historique indépassable.  Pareille prétention constitue une parodie de l’âge d’or et de l’état édénique évoqués par les mythologies et les religions, une contrefaçon des « îles bienheureuses » entrevues par le Zarathoustra de Nietzsche. Même si c’était « l’ombre de Dionysos » (Michel Maffesoli) qui bercerait le monde post-moderne avec la sérénade du « oui à la vie », il ne faudrait pas oublier que « celle-ci, sous ses formes les plus hautes, est toujours ennoblie par les qualités proprement apolliniennes de discipline, d’ordre, de hiérarchie et de maîtrise » (p. 147. Les citations suivies d’un numéro de page sont extraites du livre recensé).

 

51SFkzQ77FL._SX298_BO1,204,203,200_.jpgVoici l’un des nombreux points culminants du livre de Philippe Baillet, tant par l’élégance de l’écriture que par la pertinence de la pensée. Recueil d’articles parus entre 1988 et 2010 dans Catholica, Le Choc du Mois, La Nef et La Nouvelle Revue d’Histoire, florilège de textes étalés sur deux décennies et complété par un essai inédit fournissant son titre à l’ensemble, cet ouvrage est marqué par une peu commune aptitude à l’organisation du savoir.

 

Prenant parfois pour point de départ la biographie d’un auteur (comme par exemple Ernst Kantorowicz, que je ne connaissais que de nom), la recension embrasse peu à peu d’autres livres, dont Philippe Baillet tire la « substantifique moelle » avec une rare cohérence, sans s’écarter du sujet initial et en déployant cette qualité essentielle du journaliste, dont Maurice Bardèche me fit part en 1975, lorsqu’il m’encouragea à poser ma candidature à Valeurs Actuelles : la capacité de traiter un dossier.

 

Je ne vois rien d’inconvenant à émettre quelques considérations d’ordre autobiographique, puisque Philippe Baillet le fait lui-même dans sa préface et dans son hommage à Bernard Dubant, qui devait avoir à peu près le même âge que moi et dont j’apprends ainsi le décès avec tristesse.

 

Rien d’étonnant à ce que Bernard Dubant se soit intéressé dès 1975 à Donoso Cortés, auquel Philippe Baillet consacre deux chapitres de son recueil, tout en louant le rôle d’éveilleur de son ami disparu : « il fut d’ailleurs le premier à appeler mon attention sur l’importance du penseur espagnol » (p. 158).  Tous deux se sont également rencontrés sur les figures atypiques du théâtre français que sont Antonin Artaud et Alfred Jarry, chapitres terminaux de l’ouvrage, le texte sur l’auteur d’Ubu-Roi étant dû à Lucien Renart alias Bernard Dubant.

 

J’ai personnellement connu Philippe Baillet entre 1977 et 1979 et, s’il n’avait pas pris place à la tribune du colloque évolien dont il parle en page 159, c’était pour nous réserver, lors du débat qui suivit, une intelligente et vigoureuse intervention sur le guerrier vietcong et le Tupamaro d’Uruguay, à ses yeux plus proches de l’héroïsme évolien que les rodomontades pseudo-chevaleresques dont beaucoup de jeunes « nationalistes révolutionnaires » se gargarisaient à l’époque.

 

md30657416862.jpgJe garde de Philippe Baillet le souvenir d’un homme d’allure plutôt discrète, mais qui savait, lorsque les circonstances s’y prêtaient, éblouir par une érudition surprenante chez un jeune homme de 27 ans, comme en ce samedi après-midi de janvier 1978 en compagnie d’Yvonne Caroutch et Arnold Waldstein, ou forcer la sympathie par sa franchise, comme à Lyon en février 1979, lorsqu’après ma conférence au Cercle Péguy, nous nous sommes retrouvés entourés de jeunes filles catholiques qui n’étaient pas forcément pour lui (et pour moi encore moins !) un auditoire conquis d’avance.

 

Je m’en vais clore les paragraphes des souvenirs à la fois en contant une anecdote amusante et en abordant les choses sérieuses, parmi lesquelles le choix du titre. Philippe Baillet écrit : « À l’âge de quinze, vingt ou trente ans, même quand on est viscéralement de droite, quand on déteste sans moyen terme le monde né avec la Révolution française, on succombe presque toujours à la magie des mots et l’on se dit « révolutionnaire », en croyant que l’emploi d’un mot plutôt que d’un autre est parfaitement anodin. J’ai moi-même connu cette ivresse, mais il y a longtemps que je suis dégrisé » (p. 15).

 

Yves Bataille, Georges Gondinet et moi-même étions loin d’être dessoûlés lorsque, réunis autour d’une succulente galette des Rois en janvier 1978, nous nous vantions à tour de rôle d’être des « révolutionnaires professionnels ». Philippe Baillet n’était pas présent ce soir-là. Le quatrième convive était Éric Vatré, qui attendait patiemment son tour de présenter sa carte de visite, et qui déclina in fine son identité en ces termes : « un contre-révolutionnaire professionnel ».

 

« Voilà pour la “ contre-révolution ”. Et “ blanche ” parce que nous sommes confrontés depuis longtemps déjà à des ennemis porteurs d’un projet funeste » (Ibid.). Pour définir ce projet, Philippe Baillet a recours à Jules Monnerot. Ce projet consiste à « modifier la teneur de la population française » et en une « opération grandiose d’invasion acceptée », écrit l’auteur de Racisme et identité nationale dans un numéro spécial de la revue Itinéraires (1990).

 

Philippe Baillet ajoute que « notre seule chance de survie est liée à l’apparition d’un nouveau type humain de race blanche dans les guerres civilisationnelles et ethniques qui s’annoncent » (p. 16).

 

On pourrait s’étonner de voir un homme pétri de pensée évolienne accorder tant d’importance à la nation française, mais l’amplification immédiate du sujet remet l’auteur dans le sillage de Dominique Venner et de son brillant éditorial de La Nouvelle Revue d’Histoire (n° 49) : c’est l’Europe qui est en « dormition » et que doit réveiller un chevalier pareil à celui des contes de Perrault et de Grimm redonnant vie à la « Belle au bois dormant ».

 

41877770._SX318_.jpgPhilippe Baillet va plus loin. Selon lui, la menace pèse sur l’Occident tout entier. L’essai de plus de vingt pages qui donne son intitulé au livre aborde la « radicalisation du conservatisme » et l’« émergence de la Droite  » racialiste ” aux États-Unis » (p. 87). Ce texte inédit est probablement récent, puisque la recension des livres bien connus de Samuel Huntington date de 2005, corrobore le vœu d’une « contre-révolution blanche » et atteste l’état actuel de la pensée de l’auteur.

 

Philippe Baillet se distingue de la doxa droitiste française caractérisée par un « anti-américanisme rabique, systématique, aveugle » (p. 107), « comme si les Américains blancs devaient expier jusqu’à la fin des temps le fait d’être nés dans une culture issue du protestantisme dissident » (p. 108).

 

Reconnaître l’existence d’« esprits libres d’outre-Atlantique » (p. 62) n’est pas incompatible avec la désignation des États-Unis comme ennemi géopolitique principal, ainsi que l’affirme à plusieurs reprises une livraison récente d’Éléments (n° 136). Je remarque d’ailleurs que Philippe Baillet confirme son soutien au Choc du mois, bien que la nouvelle mouture de cet organe de presse soit moins radicale que la précédente. « L’influence indirecte d’Alain de Benoist y est de plus en plus perceptible » (p. 10).

 

Pour Alain de Benoist, la bourgeoisie est au plan social ce que sont les États-Unis au niveau géo-politique : l’ennemi principal.  Mais qu’est-ce que le bourgeois ? L’homme « qui pense bassement » et que fustige Gustave Flaubert ? Le « cochon qui aspire à mourir de vieillesse » tout en s’abêtissant que vilipendent Léon Bloy et Jacques Brel ? Philippe Baillet fait sienne la formule de Donoso Cortés. La bourgeoisie doit être pourfendue en tant que « classe discuteuse » (p. 32).  Il ne s’en cache d’ailleurs pas : « Il s’agit, grâce à certaines armes intellectuelles, de se préparer au combat, non au débat » (p. 13). Il exècre les discussions des plateaux télévisuels, sans règles préalables et sans objectif clairement fixé, dont chacun repart avec les mêmes entraves et préjugés que ceux qu’il apportait en passant au maquillage.

 

Est-on pour autant en présence d’un polémiste « au couteau entre les dents » ? Certes non. Le projet évoqué plus haut est monstrueux, mais ses adeptes ne sont pas forcément des monstres. « Écraser une secte n’est pas imiter ses fureurs, sa rage sanguinaire et l’homicide enthousiasme dont elle enivre ses apôtres » (p. 22). Ainsi parle l’abbé Augustin Barruel, dont Philippe Baillet loue l’indispensable distinction entre la bataille des idées et la destruction des hommes.

 

unnamedEKl.jpgL’article hyper-critique consacré à « Israël et ses extrêmes » (p. 117) fait immédiatement suite à un légitime éloge « des grands érudits juifs modernes » : Kantorowicz déjà cité, Marc Bloch, Raymond Aron, Aby Warburg.  Parmi les « représentants du peuple juif » dignes d’inspirer notre admiration, et au rebours d’un autre a priori encore trop rageusement enraciné chez bon nombre d’entre nous, Philippe Baillet mentionne « tous ceux qui, libraires spécialisés dans l’ancien ou éditeurs d’ouvrages à faible tirage et à vente lente, sont en quelque sorte les artisans de la haute culture, ceux qui, par exemple dans des domaines comme l’orientalisme, en ont assuré la pérennité matérielle, chose de plus en plus difficile aujourd’hui » (p. 116).

 

Je ne cache pas que, de prime abord, une certaine perplexité m’a saisi en voyant Philippe Baillet se rallier « à la cause du peuple blanc » (p. 79), comme l’ex-libéral Samuel Huntington aujourd’hui « au soir de sa vie » (p. 85). Ceux qui n’ont pas notre couleur de peau seraient-ils tous inaptes à devenir, eux aussi, des « artisans de la haute culture » ? René Guénon et Julius Evola ne nous auraient-ils délivré du biologisme que pour nous y faire retomber, par une sorte de régression, sous l’empire de l’une ou l’autre projection statistique assignant à notre race un statut de minorité dans un quart de siècle ?

 

Mais Philippe Baillet précise que « pour Huntington, l’identité nationale américaine repose sur deux piliers, la culture et la religion, non sur la race » (p. 84). Aux Européens de méditer ce message, même si le patrimoine religieux y est plus diversifié qu’aux États-Unis.  Outre-Atlantique, Huntington défend l’importance de la culture anglo-protestante. De ce côté-ci de l’océan, l’unité religieuse ne semble pouvoir se faire qu’au prix d’un « œcuménisme libéral » (Nikos Vardhikas), c’est-à-dire d’une sorte de consensus-ratatouille, où catholiques, orthodoxes et réformés se tairaient sur les sujets qui fâchent et seraient ramenés à leur plus petit commun dénominateur.

 

Dès lors, les Européens doivent plutôt miser sur leur unité culturelle et, s’ils intègrent le concept de « race », ce ne peut en aucun cas se faire dans l’acception « pseudo-biologique » (Christian Vandermotten) d’aujourd’hui, mais au sens évolien de « race de l’esprit », ou dans la perspective d’un vieux fond anthropologique se référant à « une histoire singulièrement lointaine » (André Siegfried).

 

Philippe Baillet évoque « la mise au pas de toute pensée vraiment libre » (p. 115) par le nazisme qui a ainsi contraint à l’exil plusieurs historiens allemands d’origine juive : Mosse, Laqueur, Stern, dont il déplore l’inexistence ou le caractère tardif des traductions en français (p. 66).

 

Le brillantissime article de 2010 « Sur deux approches de l’idéologie nazie » (p. 63) prouve que l’étape la plus récente du Denkweg de Philippe Baillet n’est entachée d’aucun repli crispé sur une position nationaliste et raciste.

 

41UbyzKeMQL.jpgAu détriment de l’« indigeste pavé prétentieux et très décevant » (p. 76) d’un universitaire français, Philippe Baillet privilégie l’analyse de George L. Mosse, autre « esprit libre d’outre-Atlantique ». Ce dernier voit dans le mouvement völkisch une des plus profondes « racines intellectuelles du Troisième Reich ». Il y décèle une « conception essentiellement culturelle […] de l’État-nation », en réaction contre « l’industrialisation à marche forcée » de l’Allemagne et « à cause de la très longue et tortueuse édification de l’unité politique » (p. 69).

 

Philippe Baillet nous fait découvrir cet historien américain d’origine juive allemande, dont l’œuvre vient à peine d’être traduite en français, près d’un demi-siècle après sa publication originale (1964). Il se fait l’écho de l’auteur d’Intellectual Origins of the Third Reich en rappelant comment les nazis s’inscrivirent dans la continuité du mouvement völkisch, mais au prix d’une terrible simplification, d’une catamorphose des Juifs en symboles dégradants (les « rats », les « bacilles ») et d’un détournement de la « révolution allemande » dans le sens d’une « révolution antijuive » (p. 72).

 

Les grandes tragédies humaines, les guerres du XXe siècle, les éventuels conflits ethniques et civilisationnels de demain : tout cela peut générer un « nouveau type humain » (p. 16), mais pas nécessairement apparenté au kshatriya.  Certes, des tranchées de 14-18, ont émergé Drieu, Barbusse, Evola, Jünger, et Hitler lui-même gazé à l’ypérite sur le front de l’Yser. Mais si l’on regarde par exemple les écrivains belges sortis de la « boue des Flandres », on découvre plutôt des figures apparentées au brahmane. L’un d’eux intitule son roman de guerre Mes cloîtres dans la tempête, répondant ainsi aux Orages d’acier. Le poète José Gers part en quête de sagesse vers un Jardin des Hespérides via l’aventure maritime. Ses voyages vers le Sud lui font adopter l’Afrique, tant maghrébine que subsaharienne, comme une seconde patrie. Nulle tentation d’un totalitarisme « de gauche » ou « de droite » chez cet aventurier iréniste, pas plus que chez son ami le peintre René Devos, engagé volontaire en 1915, à l’âge de 18 ans, chantre pictural de la féminité, cette « Floride à jamais inexplorée ».  Rien de « fasciste » ou de « communiste » non plus chez le délicat Constant Burniaux, brancardier bénévole dès 1914 (il a 22 ans), auteur du récit Les Brancardiers, puis de poèmes exaltant les choses simples de la vie, cette enfance perpétuelle pourvoyeuse de nostalgie dont « nul ne guérit » (Jean Ferrat). Il n’est donc pas sûr qu’à l’éventuel « horizon de fumée et de feu » (Milosz) se lèveraient forcément de nouveaux « purs » et durs, forgerons du Nouvel Ordre de demain.

 

De même qu’entre occidentalisation et modernisation dans le sillage de Samuel Huntington, Philippe Baillet démasque la prétendue synonymie des concepts de « progrès » et de « révolution » à la faveur de sa très fine analyse d’Augusto Del Noce (pp. 137 à 147).

 

Dans la pensée de ce philosophe italien, une loi cyclique devrait avoir une résonance toute particulière chez les évoliens et les guénoniens.  Cette loi « veut que les grands courants de pensée […] reproduisent toujours, dans leur phase terminale, leurs traits originels, mais sous une forme accentuée » (p. 141). Philippe Baillet donne ensuite la parole à Del Noce : « L’idéologie spontanée de la bourgeoisie est le matérialisme pur, le positivisme exclusivement attentif aux faits bruts, la négation de toute présence d’un sens qui transcende le phénomène immédiat ».

 

augusto-del-noce.jpgDel Noce décrit ainsi « l’irreligion naturelle » qui caractérise la société actuelle et avec laquelle « on passe même du rejet, qui est encore le signe paradoxal d’un certain intérêt, à l’indifférentisme complet » (p. 138) sur le plan religieux.

 

Si le cycle bourgeois entre dans sa « phase terminale », les temps à venir peuvent donc être qualifiés de « post-bourgeois », d’où l’intitulé de ma recension. Pour le terme « passeports », je me suis inspiré du titre d’un livre de Jean Biès, dont j’ai rendu compte vers 1982 je ne sais plus exactement où, peut-être dans la revue Totalité, dont Philippe Baillet mentionne la fondation en page 160.

 

Il serait intéressant d’approfondir la confrontation du « bourgeoisisme » tel que l’envisage Del Noce avec les cyclologies de René Guénon et de Julius Evola.

 

Le cycle « bourgeois » selon Del Noce serait comparable à la « première phase de l’action antitraditionnelle » selon Guénon.  Toutefois s’y glissent déjà les sous-phases ou les micro-cycles caractérisés, d’une part par le compromis de l’esprit bourgeois avec le christianisme (compromis dont la bourgeoisie n’a plus besoin aujourd’hui), d’autre part par les parodies de spiritualité des totalitarismes (communisme, fascisme, nazisme), qui relèvent déjà de la « seconde phase de l’action antitraditionnelle » (Guénon) et que Del Noce appelle « la période sacrée de la sécularisation » (p. 142), l’irreligion d’aujourd’hui en étant la « période profane » (p.1 43).

 

Quant à Julius Evola, sa loi de « régression des castes dominantes » (version décadentiste des théories de Pareto et de Michels) devrait impliquer dans le futur un réveil du communisme, à moins que, sur les ruines des désastreuses expériences des totalitarismes « rouges », surgisse rapidement le type humain du « cinquième État » qui impose sa domination. Ce serait alors dans un livre comme Explorations. Hommes et problèmes (Éditions Pardès, traduction de Philippe Baillet) qu’il faudrait chercher, du point de vue évolien, les « passeports pour des temps post-bourgeois ».

 

Le problème est loin d’être simple. Relisons à nouveau Del Noce, intelligemment cité par Philippe Baillet. « C’est pourquoi l’on remarque ce paradoxe qui fait que la vitalité, de matière qui doit être vaincue et transfigurée par les valeurs, est elle-même élevée au rang de valeur, et même devient mesure de toute autre valeur » (p. 140).

 

Je souscris entièrement à ces lignes, mais ce culte de la vitalité me paraît renvoyer à la « seconde phase de l’action antitraditionnelle » selon Guénon : « seconde phase » se mêlant alors à la première, ainsi qu’en témoigne par exemple la critique que fait Guénon du vitalisme de son contemporain Bergson. Tout cela se passe bien avant « les années 1960 » (Ibid.), mais le vitalisme connaît effectivement un regain durant cette décennie à travers le mouvement New Age.

 

Le chapitre concerné reste muet sur le point de départ du cycle bourgeois. Puisqu’il a été question du « monde né de la Révolution française », on peut situer ce point de départ dans l’œuvre de Denis Diderot, véritable écrivain-fétiche de certains universitaires bruxellois, dont l’influence commence heureusement à être contrebalancée, comme je le montrerai plus loin, par d’autres références propres à une génération de plus jeunes professeurs.

 

Encore ne faut-il pas oublier que le fils du coutelier de Langres, aussi conseiller de Catherine II de Russie, se dédouble dans Le Neveu de Rameau en un Moi rationaliste et un Lui où le professeur Maurice Lefebvre voit un pré-romantique.

 

Mais cela ne contredit pas la théorie de Del Noce, car on peut considérer que le matérialisme à l’état brut, trait originel du Diderot de la Lettre sur les Aveugles, revient aujourd’hui sous la forme accentuée de la fin de cycle, sans tolérer désormais aucune contre-partie « romantique ».

 

Voici une autre formulation de Del Noce que doivent méditer tous ceux qui sont convaincus d’être dans un « inter-règne », comme le répète inlassablement et avec raison Alain de Benoist.  Décrivant « la situation actuelle », Del Noce écrit : « mort des anciens idéaux, mais dans le même temps aveu que de nouveaux idéaux ne peuvent pas naître » (cité par Philippe Baillet, p. 143).

 

Tel est du moins l’« aveu » que le Système veut nous arracher.  Une évidence n’en demeure pas moins. Précisément parce que nous sommes dans un « inter-règne », il est difficile de cerner les contours des « nouveaux idéaux », de désigner l’ennemi de demain, de braquer le projecteur sur celui qui, demain, nous désignera comme ennemi.

 

Plusieurs rédacteurs d’Éléments (n° 136) évoquent le « capitalisme post-bourgeois » et donc forcément « post-prolétarien ». Mais alors, s’agit-il encore de « capitalisme » ? Ne faut-il pas in fine recourir au meilleur Guénon, celui de la « révolte du kshatriya » ? Le plus grand danger n’est-il pas incarné par le kshatriya émancipé de la supériorité du brahmane, c’est-à-dire par la vitalité dionysiaque refusant de se laisser ennoblir par les valeurs apolliniennes ? La nouvelle classe dominante ne serait-elle pas composée de ce type humain posant « un regard-pirate sur l’Univers » (Frank-Albert Duquesne), recruté parmi les renégats de toutes races et de toutes les traditions, de même que le type humain qu’il faut lui opposer doit émaner de tous les horizons ethniques et culturels ?

 

Malgré l’ampleur de son index et de son apparat critique, Philippe Baillet ne cite Guénon que cinq fois : une fois en bas de page, deux fois dans l’article sur Artaud, deux fois en liaison avec Bernard Dubant et Jean-Claude Cuin, un autre ami trop tôt disparu.

 

L’auteur a choisi d’insister sur le péril qui menace l’homme blanc sans prôner pour autant une quelconque supériorité de celui-ci. Écoutons-le à nouveau répercuter l’avertissement d’Huntington. « L’Occident a vaincu le monde non parce que ses idées, ses valeurs, sa religion étaient supérieures […], mais plutôt par sa supériorité à utiliser la violence organisée. Les Occidentaux l’oublient souvent, mais les non-Occidentaux jamais » (cité p. 81).

 

La présente recension touche à sa fin et j’espère n’avoir oublié de mentionner aucun des chapitres. Chacun correspond à un mérite particulier de l’auteur. Certains s’attaquent à des sujets de moi quasi inconnus. C’est dire si je m’incline avec respect devant l’immense culture de Philippe Baillet, autodidacte qui a su se faire accepter dans certains milieux universitaires, ainsi qu’en témoigne en 2007 sa collaboration à des mélanges dédiés à Jean-Pierre Laurant septuagénaire.

 

Philippe Baillet est le principal artisan de la réception de Julius Evola dans l’espace francophone. Son parfait bilinguisme italo-français lui permet d’aborder dans le texte original et de nous restituer fidèlement la pensée de grands politologues transalpins. Toujours soucieux de faire la part des choses, il peut juger la traduction d’Evola par Pierre Pascal « calamiteuse » tout en rendant hommage à l’auteur de la Chanson de Robert Brasillach (p. 56).

 

Son article sur Boris Souvarine fut publié avant les livres de Jean-Louis Panné et François Furet, à une époque où « il était de bon ton de taire les liens très étroits, après 1945, [de Boris Souvarine] avec d’anciens collabos » (p. 53).

 

Il faut un indéniable courage intellectuel pour affronter le « sujet maudit » des Protocoles des Sages de Sion (p. 43) sous l’angle évolien de l’alternative « authenticité – véracité » (p. 48). La question n’est pas de savoir si ce texte est authentique.  On sait qu’il s’agit d’un faux. En revanche, on est en droit de s’interroger sur la plausibilité de réalisation de son programme, celui-ci pouvant d’ailleurs être concocté en un tout autre milieu que celui d’une loge « judéo-maçonnique ».

 

cms_visual_1360418.jpg_1586176470000_253x450.jpgTitulaire d’une agrégation en philosophie et lettres de l’U.L.B. (Université Libre de Bruxelles, émanation du Grand Orient de Belgique), je suis bien placé pour savoir comment on risque de se désagréger sous l’effet de la quasi permanente « leçon de conformisme » dispensée par « les cliques universitaires et leur structure féodale » (p. 77).

 

La situation me semble toutefois moins désespérée à l’U.L.B., où l’on édite et enseigne depuis peu Roberto Michels et André Siegfried. Même parmi les professeurs soixante-huitards, dont certains furent mes compagnons de promotion (tels que Jacques Lemaire et Alain Goldschläger, dont j’ai recensé le livre sur le « complotisme »), Philippe Baillet aurait trouvé en Jacques Sojcher, dissertant sur « la crise de la vérité » dans la philosophie moderne, un interlocuteur plus valable qu’André Comte-Sponville à propos du « perspectivisme » (p. 128) de Nietzsche, pour qui « les évidences élémentaires sont déjà des masques ou des filtres » (p. 129).

 

Ce fut pour moi un plaisir et un honneur de rendre compte du livre de Philippe Baillet.  Me revient en mémoire un restaurant asiatique où nous étions attablés avec Bernard Dubant. Je me rappelle deux convives sympathiques, prodigieusement intéressants, non dénués d’un humour dont ils saupoudraient de manière bien dosée leur conversation d’érudits. Avec ce recueil d’articles témoignant de près d’un quart de siècle de recherches, Philippe Baillet s’érige en essayiste accompli, de lecture agréable et à la documentation fouillée. Il incite notre famille intellectuelle à se libérer de certains de ses a priori. Il nous indique le chemin d’une authentique pensée libre, tandis que de fallacieux « libres-penseurs », porteurs auto-proclamés de douteuses « lumières », cherchent à nous mener tout droit à l’impasse. Philippe Baillet est de ces éveilleurs dont nous avons un urgent besoin. Grâce lui soit rendue, ainsi qu’à son éditeur, de nous léguer cet excellent florilège.

 

Daniel Cologne

 

• Philippe Baillet, Pour la Contre-Révolution blanche. Portraits fidèles et lectures sans entraves, Éditions Akribeia, 2010, 188 p., 18 € (+ 5 € de port). À commander : Akribeia, 45/3, route de Vourles, F – 69230 Saint-Genis-Laval.

 

lundi, 18 mai 2020

Le « Nouvel Âge » : une imposture prophétique

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Le « Nouvel Âge » : une imposture prophétique

par Daniel COLOGNE

9782702103937-G.JPGEn raison de sa provenance californienne, ce courant de pensée est plus connu sous le vocable anglais de New Age. On peut situer l’origine de cette mouvance intellectuelle au début des années 1960, notamment avec le livre de Marilyn Ferguson, Les enfants du Verseau (1962).

Je reviendrai plus loin sur la récupération tendancieuse de l’astrologie par le New Age, dont il est évidemment possible de trouver des signes avant-coureurs antérieurs à 1960. Je pense tout particulièrement à Paul Le Cour, aussi fondateur de la revue Atlantis en 1926, originaire de Blois comme René Guénon (celui-ci meurt en 1951 et Le Cour en 1954). L’admirateur de Guénon que je suis toujours reconnaît bien volontiers la mesquinerie de certains procès guénoniens dans le cadre de la féroce rivalité qui oppose les deux penseurs issus de la même ville et s’intéressant aux mêmes centres d’intérêt (l’ésotérisme, l’occultisme, l’Atlantide, etc.).

En 1983, le mouvement New Age organise à Bruxelles un grand congrès intitulé « The World We Choose (Le Monde que nous choisissons) ». Une revue est lancée et son titre est révélateur : Réseaux. C’est en effet toute une organisation réticulaire qui s’installe sur le haut de la ville, les beaux quartiers de la capitale de la Belgique et de l’Union européenne. On voit se tisser une immense toile d’araignée dont les fils relient les officines de médecines alternatives (réflexologie, iridologie, radiesthésie), des magasins végétariens, des restaurants macrobiotiques, des écoles de yoga, des centres d’études de thérapies orientales (ayurvédisme, acupuncture), des librairies dont les vitrines et les rayons regorgent d’ouvrages consacrés à la théosophie, l’anthroposophie, les pédagogies non directives.

Le leitmotiv de ce mouvement est la « croissance personnelle ». Le New Age véhicule un individualisme intégral qui, pour reprendre les termes de Julius Evola, constitue son véritable « visage » dissimulé par le « masque » d’un spiritualisme frelaté. Nous avons ici affaire à une forme particulièrement pernicieuse d’égalitarisme qui consiste à attribuer à tout un chacun la possibilité de réaliser sa « croissance personnelle » et les atouts nécessaires à la poursuite victorieuse du bonheur. C’est l’illusion de l’« égalité des chances » qui incite chaque individu à se lancer dans une course effrénée au bien-être et qui suscite in fine des inégalités de plus en plus monstrueuses telles qu’on les voit se développer depuis quelques décennies, après la parenthèse des « Trente Glorieuses » où beaucoup se sont imaginés qu’abattre les fascismes ouvrait automatiquement la voie à une ère d’équité et à la concrétisation du rêve kantien de « paix perpétuelle ».

Lors d’une émission télévisuelle animée par Christophe Dechavanne, un adepte du « Nouvel Âge » affirmait qu’on allait passer d’un cycle caractérisé par l’« amour du pouvoir » à une ère auréolée du « pouvoir de l’amour ». Par-delà le tonnerre d’applaudissements qui salua ces belles paroles (les media utilisent la « claque » comme dans les théâtres d’autrefois), il convient de détecter derrière cette creuse phraséologie une de ces « idées chrétiennes devenues folles, comme dit Chesterton : la confusion entre l’amour communautariste du prochain (réservé aux membres de la communauté des chrétiens) et l’amour laïcisé et universalisé du semblable (dont on doit témoigner envers chaque homme en ce qu’il a d’ordinaire en commun avec les autres, dans la « nudité de son visage », comme l’écrit Levinas).

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Matthieu Ricard.

Le New Age se réfère souvent au bouddhisme. Il ne s’agit évidemment pas de la « doctrine de l’Éveil » brillamment analysée par Evola, mais d’une variante édulcorée se présentant sous la forme d’une éthique compassionnelle et altruiste, dans la ligne actuelle du moine Matthieu Ricard, fils de Jean-François Revel. Pour l’homme occidental déchristianisé, le bouddhisme peut servir de philosophie de rechange apte à lui donner un semblant de religiosité tout en faisant l’économie de la transcendance.

Rappelons les réticences de René Guénon vis-à-vis du bouddhisme, qu’il a longtemps perçu comme un moment de « révolte des ksatriyas ». Ananda Kentish Coomaraswamy et Marco Pallis ont dû déployer des trésors de persuasion pour que Guénon, seulement quatre ans avant son décès, admette le caractère « traditionnel » du bouddhisme, en dépit de sa négation du système des castes.

Je m’accorde une brève digression pour suggérer que la « révolte des ksatriyas » ne se réduit pas à une série d’insurrections des « guerriers » contre les « prêtres » (comme dans la querelle médiévale du sacerdoce et de l’Empire), mais constitue un processus plurimillénaire continu analogue au Ragnarokir de la mythologie nordique, l’obscurcissement du divin dans la conscience humaine, le « crépuscule des dieux », comme on le dit souvent et improprement. Ce processus d’obscuration est déjà en germe durant l’« Âge d’Or », ainsi qu’en témoigne le mythe de la chasseresse Atalante poursuivant le sanglier de Calydon. Le sanglier est en effet un des avatars de Vishnou durant l’Âge d’Or. En toute rigueur métaphysique, on peut même dire que ce processus est en germe dès que l’on passe du plan principiel (archè) à celui de la manifestation (genesis), pour reprendre les termes de la Bible des Septante (traduction grecque de l’Ancien Testament). Le choix du mot genesis de préférence au mot poesis montre qu’il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une « création », mais d’une « manifestation » qui se développe à partir d’un plan principiel. Il est par ailleurs évident que la caste est, dans le monde pré-moderne, la manière privilégiée d’assigner un cadre limitatif à l’épanouissement individuel, qui se réalise ainsi sub conditione, et non de la manière frénétique et sans limites préconisée par le New Age post-moderne.

J’ai mentionné plus haut l’utilisation de la phytothérapie hindoue et de la médecine traditionnelle chinoise, non pour glorifier le savoir des Anciens, mais pour contribuer à la « croissance personnelle ». Plus importante encore est la récupération de l’astrologie dite « mondiale » (1) pour faire croire que l’humanité passe actuellement d’une « Ère des Poissons » à une « Ère du Verseau », d’un cycle bimillénaire dont l’épicentre a été la Chrétienté médiévale (où l’agapé christique dérive en un « amour du pouvoir ») à une période de durée analogue dont les signes annonciateurs recoupent les symptômes d’une « déconstruction » (censée nous mener au « pouvoir de l’amour »).

Le lecteur peu familiarisé avec l’astrologie sera surpris de voir le Verseau succéder aux Poissons, alors que dans le Zodiaque des saisons, les Poissons viennent après le Verseau. Mais le mouvement pris en considération par le New Age est le déplacement rétrograde du point vernal (du latin ver, vernis, le printemps) dans le Zodiaque sidéral. Ce sont les constellations qu’envisage le New Age, et non les signes énumérés dans les media par les « horoscopes » (terme impropre par ailleurs).

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Le point vernal se meut lentement (à raison de 72 ans par degré zodiacal) des Poissons en direction du Verseau, mais comme les frontières des constellations sont floues, on peut diviser le Zodiaque sidéral en douze parties de différentes façons et accréditer la thèse selon laquelle l’« Ère du Verseau » commence aujourd’hui ou aurait débuté au « siècle des Lumières », voire à la Renaissance. L’« Ère du Verseau » coïncide selon certains avec la modernité et pour le New Age avec la post-modernité porteuse d’un « nouveau paradigme ». Les astrologues sérieux, notamment ceux qui éditent les Raphael’s Ephemeridis, prennent pour modèle un Zodiaque sidéral logiquement axé sur les étoiles Aldébaran et Antarès, qui se font face au milieu des constellations du Taureau et du Scorpion. Une fois ce modèle adopté, on constate que le point vernal a encore six degrés à parcourir dans les Poissons et que l’« Ère du Verseau », si tant est qu’elle ait une signification, commence dans un peu plus de quatre cents ans.

Le véritable objectif du New Age est de faire passer les transformations mentales, sociétales et technologiques d’aujourd’hui pour les produits d’une fatalité historique et les germes d’un futur universellement radieux. Il s’agit évidemment d’une contrefaçon de la « fonction prophétique » telle que l’ont exposée René Guénon et Frithjof Schuon, dans le sillage de Saint-Yves d’Alveydre. Cette fonction prédictive est subordonnée à la parfaite connaissance des influences cosmiques telles que la détient la fonction « souveraine », c’est-à-dire « sacerdotale » et » liée au sacré », comme l’écrit un rédacteur d’Éléments (n° 181, décembre 2019 – janvier 2020).

De cette « fonction prophétique » parfaitement intégrable dans la tripartition fonctionnelle dumézilienne, le « Nouvel Âge » offre une parodie diamétralement opposée à la spiritualité indo-européenne. Celle-ci s’illustre à travers les œuvres de Julius Evola, le « tantrika d’Occident », et de rené Guénon, qui s’est certes installé en terre d’islam pour finir ses jours, mais dont les livres majeurs consacrés aux « formes traditionnelles » abordent les divers courants de l’hindouisme.

La branche chrétienne du New Age évoque souvent le passage d’un Christus Ichtus à un Christus Aquarius. Aquarius est le nom latin de la constellation du Verseau, mais c’est aussi l’un des thèmes les plus importants de la comédie musicale Hair, sorte de manifeste soixante-huitard du « Nouvel Âge ». Rappelons que la version française de Hair est due à Julien Clerc, qui chante aussi La Californie et fait plusieurs fois allusion à cette région (2).

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En guise de conclusion, je voudrais attirer l’attention de nos lecteurs sur la manière subtile dont s’insinuent dans les esprits les thématiques du « Nouvel Âge » et de la grande « déconstruction » du demi-siècle écoulé à travers des répertoires qui sont loin d’être qualitativement négligeables. Éric Zemmour a pertinemment observé comment la chanson Les Divorcés de Michel Delpech marque le point de départ de la mode des familles recomposées (thème que l’on retrouve aussi dans le répertoire de Daniel Guichard et de Gérard Lenormand). Il serait intéressant de faire une étude exhaustive de toutes ces chansons dont les couplets et les refrains traversent les générations et s’impriment dans les mémoires en charriant insidieusement quelques thèmes « déconstructeurs » fidèles à la perspective New Age. Même dans l’hypothèse où l’« Ère du Verseau » ne ferait pas l’économie d’une catastrophe, la seule maison « à rester debout » serait celle dont on a « jeté les clefs » et que Maxime Le Forestier imagine teintée de bleu sur fond de ciel californien.

Notes:

1 : André Barbault lui-même admet que son « indice cyclique » a des effets davantage locaux que mondiaux et il reconnaît de surcroît la difficulté de localiser ces effets. Son « indice cyclique » est toutefois un outil intéressant. C’est la somme des écarts de longitude entre les planètes. Plus cette somme est basse, plus la période est difficile. Durant le siècle passé, l’indice cyclique le plus bas se situe en 1982.

2 : « J’entends les motos sauvages,

Qui traversent nos villages,

Venant de Californie,

de Londres ou bien de Paris. » (La Cavalerie)

mercredi, 30 octobre 2019

Victor Hugo et le mouvement de l’Histoire. Lecture d’un chapitre de Notre-Dame de Paris

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Victor Hugo et le mouvement de l’Histoire. Lecture d’un chapitre de Notre-Dame de Paris

par Daniel COLOGNE

Les réflexions qui suivent sont inspirées par le chapitre II du livre cinquième du célèbre roman hugolien. Victor Hugo (1802 – 1885) parsème son récit de quelques chapitres qui relèvent de la philosophie de l’Histoire, de la conception architecturale ou de la vision imaginaire du Paris médiéval (voir notamment le livre troisième). Car le roman se passe en 1482, date faisant partie intégrante du titre, millésime ravalé au rang de sous-titre ou carrément occulté au fil des innombrables éditions, adaptations cinématographiques ou conversions en comédies musicales.

Adrien Goetz, préfacier de l’édition 2009 chez Gallimard (coll. « Folio classique »), a le mérite de réhabiliter cette année 1482 sans insister sur sa proximité avec 1476 – 1477 : défaites de Charles le Téméraire à Grandson et Morat, sa mort à Nancy, extinction des derniers feux de ce que Julius Evola appelle « l’âme de la chevalerie », tandis que pointe comme une improbable aurore le pragmatisme calculateur de Louis XI. Nonobstant une importante réserve que je formulerai en conclusion, je trouve la préface d’Adrien Goetz remarquable et je m’incline devant l’étonnante érudition des 180 pages de notes de Benedikte Andersson.

Le volume contient aussi d’intéressantes annexes où l’on découvre sans surprise un Victor Hugo admirateur de Walter Scott, en face duquel Restif de la Bretonne fait piètre figure en apportant « sa hottée de plâtres » au grand édifice de la littérature européenne. Pourtant, Victor Hugo cite rarement ceux qu’il juge responsable du déclin des lettres françaises. Il ne fait qu’égratigner Voltaire, vitupère globalement les récits trop classiques dans des pages critiques où peuvent se reconnaître pour cibles l’Abbé Prévost, Madame de La Fayette, voire le Diderot de Jacques le Fataliste. Pour qui sait lire entre les lignes et connaît quelque peu la production littéraire du siècle des prétendues « Lumières », les considérations désabusées sur le roman épistolaire ne peuvent viser que Choderlos de Laclos et ses Liaisons dangereuses. Mais le chapitre II du livre cinquième vaut surtout par sa profondeur historique et une véritable théorie des trois âges de l’humanité que Victor Hugo nous invite à méditer avec une maîtrise stylistique et une organisation du savoir assez époustouflantes chez un jeune homme de 29 ans (Notre-Dame de Paris 1482 paraît en 1831).

hugovndp.jpg« Quand la mémoire des premières races se sentit surchargée, quand le bagage des souvenirs du genre humain devint si lourd et si confus que la parole, nue et volante, risqua d’en perdre en chemin, on les transcrivit sur le sol de la façon la plus visible, la plus durable et la plus naturelle à la fois. On scella chaque tradition sous un monument. » Ainsi Victor Hugo évoque-t-il le premier passage d’une ère d’oralité à un âge où l’architecture devient « le grand livre de l’humanité ». Souvenons-nous cependant de la parole biblique concernant la pierre que les bâtisseurs ont écartée et qui est justement la pierre d’angle. Le risque de « perdre en chemin » un élément essentiel deviendrait-il réalité dès que s’élèvent les premiers menhirs celtiques que l’on retrouve « dans la Sibérie d’Asie » ou « les pampas d’Amérique » ?

Toute tradition devant contenir une part de trahison (le latin tradition a donné le français traître), l’âge architectural serait alors le monde de la Tradition proprement dite, déjà synonyme de déclin par rapport aux temps originels et primordiaux, illuminés par la prodigieuse mémoire des « premières races ». Depuis « l’immense entassement de Karnac […] jusqu’au XVe siècle de l’ère chrétienne inclusivement », l’architecture est le mode d’expression dominant. Il ne faut pas pour autant tenir pour négligeable les autres fleurons artistiques et littéraires qui s’échelonnent tout au long de cette période plurimillénaire : les épopées et tragédies, l’Odyssée, l’Énéide et la Divine Comédie, dont on a pu écrire dans Éléments (n° 179, p. 68), qu’elles sont les trois piliers de la culture européenne. À plus forte raison, Victor Hugo mentionne les vénérables textes sacrés, et notamment le Mahabharata, dont l’auteur légendaire Vyasa « est touffu, étrange, impénétrable comme une pagode ».

Dans la Chrétienté médiévale, le style des édifices religieux romans est analogue à celui de l’architecture hindoue. La « mystérieuse architecture romane » est « sœur des maçonneries théocratiques de l’Égypte et de l’Inde », écrit Hugo. C’est une architecture de caste, où l’on ne voit que le détenteur de l’autorité sacerdotale. « On y sent partout l’autorité, l’unité, l’impénétrable, l’absolu, Grégoire VII; partout le prêtre, jamais l’homme; partout la caste, jamais le peuple. » « Qu’il s’appelle brahmane, mage ou pape, dans les maçonneries hindoue, égyptienne ou romane, on sent toujours le prêtre, rien que le prêtre. Il n’en est pas de même dans les architectures de peuple. »

Le style gothique est, selon Hugo, une « architecture de peuple ». Il assure la transition entre le Moyen Âge et les Temps modernes. Ceux-ci débutent avec l’invention de l’imprimerie. Avant de revenir en détail sur la vision hugolienne de la période gothique – passage du chapitre qui me semble le plus contestable -, brossons rapidement le tableau d’une modernité où la littérature devient l’art dominant, mais où les autres arts s’émancipent de la tutelle architecturale. « La sculpture devient statutaire, l’imagerie devient peinture, le canon devient musique. » L’architecture « se dessèche peu à peu, s’atrophie et se dénude ». Mais la littérature l’accompagne rapidement dans son déclin, hormis « la fête d’un grand siècle littéraire », qui est celui de Louis XIV et qui éclipse injustement Montaigne, Rabelais et la Pléiade.

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L’objectif du romantisme est la résurrection simultanée de l’architecture et des lettres, ainsi qu’en témoigne l’engagement de Victor Hugo depuis la Bataille d’Hernani jusqu’à la mobilisation de son ami Viollet–le-Duc pour restaurer la cathédrale parisienne et l’Hôtel de Ville de Bruxelles. Achevé en 1445 sous le duc de Bourgogne Philippe le Bon, père de Charles le Téméraire, l’Hôtel de ville de Bruxelles est encore de style gothique et Victor Hugo saisit très bien le mouvement créatif qui s’étend de l’architecture religieuse à l’architecture civile en traversant les trois ordres dont Georges Duby démontre magistralement qu’ils constituent les fondements de l’imaginaire médiéval. « L’hiéroglyphe déserte la cathédrale et s’en va blasonner le donjon pour faire un prestige à la féodalité. » Mais il s’en va également orner les édifices qui font la fierté de la commune qui perce sous la seigneurie tout comme « la seigneurie perce sous le sacerdoce ».

Dans l’acception hugolienne du terme, le peuple apparaît comme l’opposition solidaire de toutes les couches sociales dominées contre la caste dominante, en l’occurrence le sacerdoce. Ce type d’antagonisme peut approximativement s’observer au cours de l’histoire des Pays-Bas espagnols. Plus encore que l’Église catholique, l’oppresseur est alors une forme de durcissement politico-religieux incarné par Philippe II et ses gouverneurs au premier rang desquels le sinistre duc d’Albe. La toile de Breughel intitulée Les Mendiants symbolise la solidarité de toutes les strates de la population des Pays-Bas contre la tyrannie hispano-chrétienne. Ce sont deux aristocrates, les comtes d’Egmont et de Hornes, qui prennent l’initiative de l’insurrection et qui sont décapités juste en face de l’Hôtel de Ville, devant le bâtiment qui abrite aujourd’hui le musée vestimentaire de Manneken-Pis !

Aux voyageurs désireux de découvrir ce patrimoine européen septentrional au rythme du flâneur dont Ghelderode fait l’éloge, et non dans la précipitation propre au tourisme de masse (voir l’éditorial d’Alain de Benoist dans la livraison d’Éléments déjà citée), je conseille de s’attarder au square du petit-Sablon, dont l’entrée est gardée par l’imposante statue d’Egmont et de Hornes, « populistes » ante litteram. Dans la lutte actuelle entre « populistes » et « mondialistes », les premiers peuvent-ils encore compter sur le Gotha et sur l’Église ? Car la caste dominante n’est plus le sacerdoce, mais une « hyper-classe mondialiste (Pierre Le Vigan) », une coterie de capitalistes revenus à leurs fondamentaux, à l’individualisme hors-sol et au déplacement massif de populations coupées de leurs origines, depuis la traite des Noirs jusqu’aux migrants d’aujourd’hui en passant par le regroupement familial des années 1970 transformant une immigration de travail en immigration de peuplement. Les déclarations pontificales et l’attitude des dernières monarchies européennes dévoilent plutôt une position favorable au mondialisme. Tout ceci ne nous éloigne de Victor Hugo qu’en apparence. Hugo est aussi « populiste » avant l’heure en attribuant au « peuple » une créativité, un peu comme Barrès l’accorde au « visiteur de la prairie », à la différence près que le rôle de la « Chapelle » barrésienne est d’orienter les élans et les rêves vers des fins spirituelles supérieures.

Chez Hugo, la créativité populaire, dont témoigne le foisonnement du style gothique, est magnifiée comme une sorte de préfiguration de la libre pensée. Hugo relève à juste titre que l’architecture gothique incorpore des éléments parfois « hostiles à l’Église ». Ce n’est pas à l’astrologie qu’il pense alors qu’il semble bien connaître la cathédrale de Strasbourg à laquelle on a consacré un livre entier décrivant ses innombrables figurations zodiacales.

L’hostilité à l’Église dans certains thèmes gothiques n’est pas une offensive anti-cléricale par le bas (catagogique, dirait Julius Evola), comparable à la critique pré-moderne qui va culminer chez un Voltaire dans ses imprécations contre « l’Infâme », mais l’affirmation d’un imperium supérieur à l’Église (dépassement anagogique, par le haut, de la théocratie pontificale). Julius Evola associe cette idée impériale gibeline au mystère du Graal dont Victor Hugo ne souffle mot et qui est pourtant contemporain de la naissance du style gothique. En effet, c’est entre le dernier quart du XIIe siècle et le premier quart du XIIIe siècle que prolifèrent les récits du cycle du Graal, comme s’ils obéissaient à une sorte de directive occulte, à un mot d’ordre destiné à la caste guerrière visant à la sublimer en une chevalerie en quête d’un élément essentiel perdu.

Round_Table._Graal_(15th_century).jpgLe thème du Graal est l’équivalent païen, au sens noble du terme, de la pierre d’angle biblique rejetée par les bâtisseurs. Énigmatique demeure à mes yeux cette phrase de René Guénon : « Le Graal ne peut être qu’un zodiaque. » Mais je suis convaincu que, pour déchirer le voile qui recouvre le mystère des origines, pour retrouver ce « grain d’or » dont parle l’astronome Kepler (1571 – 1630), il faut emprunter la voie de l’astrologie, domaine impensé de notre mouvance intellectuelle (du moins à ma connaissance), art antique vénérable raillé par La Fontaine et Voltaire, discipline dévoyée depuis quatre siècles, hormis quelques soubresauts : le marquis de Boulainvilliers (1658 – 1722), une école française aux alentours de 1900 (Caslant, Choisnard, Boudineau), une école belge (avec Gustave-Lambert Brahy comme figure de proue), les travaux plus récents de Gauquelin et Barbault (tous deux nés en 1920). Si le Graal est un vase, ce n’est pas exclusivement parce que Joseph d’Arimathie y a recueilli le sang de Jésus crucifié, mais c’est, par-delà sa dérivation chrétienne, par son identification plus générale à un récipient recueillant la pluie des influences cosmiques. Cet élargissement de la signification du Graal s’inscrit, soit dans la « Préhistoire partagée (Raphaël Nicolle) » des peuples indo-européens, soit dans une proto-histoire plus ample, ainsi qu’en témoigne le rapprochement d’Hugo entre les pierres levées d’Europe occidentale et celle de l’Asie sibérienne et de l’Argentine.

Que Victor Hugo soit passé à côté de cette importante thématique note rien à la qualité de son chapitre que j’ai relu avec un intérêt admiratif et donc je vais conclure la recension en prenant mes distance par rapport à Adrien Goetz, excellent préfacier par ailleurs. Trois âges se succèdent donc dans la vision hugolienne du mouvement de l’Histoire. Le premier âge est celui de la transmission orale. Le deuxième est celui de la parole écrite et construite, où l’architecture est l’art dominant. Le troisième est celui de la parole imprimée, de la domination du livre, de la « galaxie Gutenberg » qui inspire en 1962 à McLuhan son ouvrage majeur.

Né à Besançon comme les frères Lumière, Victor Hugo assiste au balbutiement d’un quatrième âge que le préfacier Adrien Goetz nous convie à nomme l’âge des « révolutions médiologiques ». Cette nouvelle ère présente aujourd’hui le visage d’un « magma », le spectacle d’un « boueux flux d’images » avec pour fond sonore « le bruissement des images virtuelles et des communications immédiates ». Ses lucides observations n’empêchent pas le préfacier de rêver que « l’œuvre d’art total du XXIe siècle » puisse surgir bientôt de la toile d’araignée réticulaire en offrant aux générations futures un éblouissement comparable à celui que génère la lecture d’Hugo ou de Proust. Adrien Goetz va plus loin : « Les multimédias […] sont les nouvelles données de l’écriture peut-être, bientôt, de la pensée. » Il appelle de ses vœux « une sorte de cyberutopie ». Mais qu’elle soit « œuvre-réseau », livre imprimé, monument de pierre ou litanie psalmodiée des premiers temps d’avant l’écriture, l’utopie ne peut s’appuyer que sur les invariants anthropologiques qui, précisément, se désagrègent au fil de « la généralisation de la webcam ».

Ces invariants sont l’espérance d’un au-delà transfigurant, la certitude d’un en-deçà déterminant, la nécessité d’une Gemeinschaft hiérarchique ne faisant toutefois pas l’économie de la justice. Ils sont certes remis en question depuis plusieurs siècles, mais c’est l’individualisme post-moderne qui en constitue le contre-pied parfait. En même temps que les « liens hypertextes », qu’Adrien Goetz destine à une transmutation comparable à celle des alchimistes, s’affirme un type humain dominant dénué d’élan spirituel, oublieux de ses atavismes et fiévreusement lancé dans une course au plaisir qu’il s’imagine régie par l’« égalité des chances ».

Daniel Cologne

mercredi, 27 février 2019

Une certaine idée de la fonction productive

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Une certaine idée de la fonction productive

par Daniel COLOGNE

Agréablement présenté, élégamment écrit, abondamment documenté, le dernier livre de Georges Feltin-Tracol suscite, comme de coutume, le plus vif intérêt (1). Je l’ai reçu au moment où je commençais la lecture des nouvelles livraisons d’Éléments et de Réfléchir & Agir.

En feuilletant ces dizaines de pages promises à une passionnante lecture, j’ai eu l’attention attirée par quelques lignes extraites d’un compte-rendu : « La substance du nordicisme consiste en la capacité de l’homme à élever chaque objet du monde physique, matériel, jusqu’à son archétype, jusqu’à son idée (2). »

Le « nordicisme » est ici considéré dans son acception évolienne de lumière boréenne à l’origine de l’indo-européanité et de sa grande triade fonctionnelle. Placée sur le pied inférieur du podium, la fonction productive ne doit cependant pas être négligée par ceux qui souhaitent « l’accomplissement de finalités plus élevées […] Ne méprisons toutefois pas l’économie ! (3) », s’exclame l’auteur, même si elle est naturellement subordonnée au plan politique comme celui-ci est subalterne par rapport à la spiritualité.

Comme tous les domaines du monde manifesté, la fonction productive peut être élevée à son idée archétypale, c’est-à-dire à son origine ou à son principe, selon la riche étymologie du mot grec archè. L’hypothèse de recherche de la présente recension est la suivante : le solidarisme brillamment analysé par Georges Feltin-Tracol serait-il l’idée archétypale de la fonction productive ?

Pour comprendre le sens de ce questionnement, il faut rappeler la doctrine traditionnelle (ou archaïque) des deux natures : la nature physique (ou matérielle) et la nature métaphysique (ou spirituelle). La seconde est propre au monde des idées : peut-être un « arrière-monde » platonicien que beaucoup d’entre-nous récusent en se situant plutôt dans le sillage de Nietzsche. Il est cependant clair qu’une divergence de ce type ne doit en aucun cas fracturer le camp de ceux qui militent pour des « finalités élevées », pas forcément transcendantales (4). Genesis en archè : tels sont, en grec, les trois premiers mots de l’Ancien Testament, titre du premier livre inclus. Ce point alpha (archè) contient en lui toutes les possibilités du devenir (genesis), au premier rang desquelles la dualité distinctive, qui dégénère ensuite en dualisme séparatif. Le concept de bi-unité cher à Thierry Jolif est peut-être le stade de la dualité distinctive le plus proche de l’origine (5).

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Dans l’ordre de la fonction productive, la bi-unité gestion – exécution, selon les termes de Raymond Abellio (6), pourrait être le point de départ d’une réflexion visant à élever l’économie à son idée archétypale. Le binôme capital – travail serait aussi à appréhender comme une bi-unité, comme l’a très bien compris le « gaullisme de gauche (p. 147) » avec son thème de la « production ». Un chapitre quasi-terminal (7) du livre lui est consacré. L’évocation quasi conclusive de la « participation gaullienne (p. 162) » explique l’intitulé que j’ai choisi pour ma recension, en souvenir d’une célèbre « certaine idée de la France ».

Lorsque qu’éclate la bi-unité proche de l’origine apparaissent, sur le plan socio-économique, des dualismes du type libéralisme – marxisme (quand on prend en considération les matrices philosophiques) ou du genre capitalisme – communisme (si l’on envisage les modèles d’organisation sociale). Il devient alors impératif de partir en quête d’une « troisième voie », d’adopter des « positions tercéristes (p. 43) ». En explorant les « sources de l’erreur libéral (p. 61) » dans le sillage d’Arnaud Guyot-Jeannin, maître d’œuvre d’un livre collectif vieux de vingt ans, Georges Feltin-Tracol épingle le « schisme protestant de 1517 (p. 62) ». Il est certain que les religions réformés sont le véhicule d’un individualisme dissolvant dont les effets se prolongent au sein de multiples sectes et mouvements relevant de ce que Spengler nomme la « seconde religiosité ». On en arrive au point où des déséquilibrés mentaux se prétendent détenteurs de charismes et, dans cette mise en œuvre d’une sorte de contrefaçon de l’Esprit Saint, il convient d’observer avec lucidité la protestantisation du catholicisme.

Poursuivant son tour d’horizon historique, l’auteur décèle d’importants germes de la pensée libérale dans l’Angleterre de 1688 – 1689 (la « Glorieuse Révolution »). S’attaquant aux « communautés bioculturelles », le libéralisme déconstruit l’ordre hiérarchique du monde ancien, dont Éric Zemmour donne une éloquente description : « Les hommes avaient l’habitude de rester dans leur condition. On ne regardait pas en haut avec regret et envie. On se trouvait bien dans son monde (8). » À défaut d’ascenseur social, comme on dit aujourd’hui, il y avait un escalier à « plusieurs étages », où « chacun pouvait gravir toutes les marches du sien, mais pas monter au-delà; arrivé sur le palier, on se heurtait à des portes closes (9) ».

Ainsi pouvait-on, dans l’artisanat traditionnel, fleuron de la fonction productive du monde ancien, être apprenti, puis compagnon, puis maître. La loi Le Chapelier de 1791 abolit « toutes les organisations ouvrières et paysannes sans omettre le compagnonnage professionnel », nous rappelle l’auteur, qui en arrive ainsi à l’époque de la Révolution française. Réagissant contre la confiscation de la Révolution par la bourgeoisie sans pour autant se draper dans une pose réactionnaire, des penseurs comme Blanqui, Proudhon et Sorel, tous trois nés dans la première moitié du XIXe siècle, affichent des « positions tercéristes ». Ils représentent les « socialismes français » qui constituent, sous le gouvernement de Vichy, la matière d’un numéro spécial de la revue Idées (10).

gft-liv1.JPGAprès l’affaire Dreyfus, ce socialisme tercériste se laisse contaminer par l’idéologie libérale du progrès, cette « gigantesque escroquerie à l’espérance » que dénonce Bernanos dans une retentissante conférence prononcée à Bruxelles en 1927. La même année, Guénon publie La Crise du monde moderne, dont un chapitre s’intitule « Le chaos social » (11). À qui profite celui-ci ?, s’interroge Michel Marmin dès 1996. L’auteur fait écho au conférencier du GRECE dès la page 5 en précisant que « la question sociale demeure au XXIe siècle un enjeu crucial au même titre que le défi identitaire des peuples européens et la préservation des écosystèmes, de leur flore, de leur faune et de leurs paysages ». reprenons notre approche chronologique et penchons-nous sur l’entre-deux-guerres mondiales.

Chef de la Phalange espagnole, José Antonio Primo de Rivera évoque une « inquiétude européenne » face au double péril du totalitarisme soviétique et de la translation atlantiste de l’Occident. La crainte de voir l’Europe disparaître de l’histoire au profit des États-Unis (ceux-ci supplantant la domination biséculaire de l’Angleterre) est le moteur des « fascismes – régimes » (Italie, Allemagne) et des « fascismes – mouvements » (Croatie, Roumanie, Flandre) selon la subtile distinction de Maurice Bardèche (maintes fois cités, notamment pp. 42, 54, 58 et 59). Parallèlement aux fascismes, qui se profilent déjà comme une « troisième voie », le mouvement des « non-conformistes des année Trente » peut aussi revendiquer une position tercériste, voire une analogie avec la « Quatrième Théorie » d’Alexandre Douguine, puisqu’ils récusent le libéralisme et le marxisme, mais aussi le fascisme.

Lecteur attentif des Hommes au milieu des ruines, Georges Feltin-Tracol rappelle qu’Evola est favorable à un « droit de co-direction, co-gestion et co-détermination (p. 86) » permettant aux ouvriers, ainsi déprolétarisés, de participer à la direction des entreprises. Toutefois, « il faudrait également envisager, au détriment des ouvriers, une participation aux pertes éventuelles (Evola, cité p. 87) », parallèlement à la possibilité d’une participation aux bénéfices. Au moment même où les idées politiques et socio-économiques d’Evola pénètrent en France, les GNR (Groupes nationalistes-révolutionnaires) animés par François Duprat et Jean-Gilles Malliarakis découvrent le solidarisme russe, dont une des branches les plus importantes est l’Alliance populaire des travailleurs et solidaristes russes, (NTS) « fondée en juillet 1930 à Belgrade par de jeunes émigrés russes blancs (p. 127) ».

Malgré « l’implacable répression des organes soviétiques de sécurité (p. 129) », la NTS s’attelle à un patient travail de démantèlement du système marxiste-léniniste. Elle est relayée dans cette tâche de longue haleine par d’autres mouvements d’inspiration sociale-chrétienne, dès 1964, ensuite à l’approche de la Perestroïka (groupes fondés par le protestant Victor Roth en 1987 et le dissident Ossipov en 1988). Mais dès la première moitié des années 1970, parallèlement au succès des livres de Soljenitsyne, le solidarisme russe fait des émules en France, tandis que les éditions L’Âge d’Homme publient Berdiaeff, l’un des « pères philosophes » du mouvement. On voit apparaître des revues intitulées Jeune Nation solidariste et Cahiers du Solidarisme. La revue Renaissance de Genève, futur organe du GNR de Suisse romande et de Haute-Savoie, et la revue Horizons européens de Paris, animée par un cercle de celtisants réunis autour de Pierre Lance, font un écho sonore aux dissidents russes et à l’« Église du silence » évoquée par le pasteur Wurbrandt, tout en explorant en Afrique des positions tercéristes qui tentent de dépasser la stérile alternative capitalisme – communisme.

Gaspard Grass publie dans Renaissance un article sur la « troisième voie libyenne ». Georges Feltin-Tracol estime en effet que Mouammar El-Kadhafi veut « sortir du cercle des régimes réformistes et de leurs solutions partielles » tout en brisant l’hégémonie bipolaire du « système capitaliste pourri » et de la « société bureaucratique oppressive » (propos du Guide libyen cités p. 51). Quant aux rédacteurs d’Horizons européens, ils soutiennent la résistance de l’Angolais Jonas Savimbi contre « le gouvernement communiste pro-castriste de Luanda ». « Refusant la présence militaire de La Havane et de Moscou, Savimbi ne se soumettait pas non plus aux exigences de Londres et de Washington (p. 49) ». « Au risque de choquer quelques âmes sensibles (p. 51) », l’auteur range parmi les doctrines tercéristes l’islamisme partisan de la restauration du califat et la tendance néo-ottomane du président turc Erdogan. Quant à l’« islam chiite iranien (p. 52) », il est intéressant d’apprendre que sa révolution de 1979 a une dette philosophique importante envers Ahmad Fardid, disciple de l’Allemand Martin Heidegger. La « persévérance dans l’Être », cet effort heideggérien contre l’oubli ontologique, permet de trancher les deux têtes de l’hydre libérale : l’effacement des origines et l’édification d’un « homme nouveau » façonné par ceux qu’Éric Zemmour appelle les « pédagogistes », c’est-à-dire un homme affranchi de tout respect envers l’histoire, la culture générale et la maîtrise du langage.

À l’opposé d’Heidegger, la quête de l’Autre « dans la nudité de son visage (Levinas) » ne peut servir de fondement à un projet de société et ne s’observe qu’à travers d’exceptionnelles (et parfois admirables) aventures, comme celle du Père Damien parmi les lépreux de Molokaï. Un écrivain flamand a pu écrire que, face au Père Damien, « nous sommes tous des Pharisiens ». « Distinguer de nos jours le socialisme de la gauche semble aberrant tant l’opinion les associe dans une catégorie commune, indivisible et homogène (p. 25). » On peut en dire autant de la démocratie et du libéralisme et c’est pourquoi il faut saluer l’excellent dossier de la revue Éléments sur les « démocraties illibérales (12) ».

Jean-Claude Michéa est un des penseurs actuels qui contribue le mieux à la dissipation de ces malentendus. Il est donc normal que Georges Feltin-Tracol le cite (p. 63) et passe en revue sa bibliographie (p. 88) riche de six titres, auxquels il faut ajouter le recueil paru à l’occasion de la Coupe du Monde de football 2018 (13). L’éminent penseur de Montpellier s’interroge sur la capacité du football d’échapper à la gangrène du « capitalisme absolu » qui fait déjà tant de dégâts dans d’autres secteurs des « industries du divertissement (p. 12) ». Michéa mise sur l’attractivité d’un football « socialiste » héritier du passing game des premiers clubs ouvriers, opposé au dribling game glorifiant l’exploit individuel et incarné par l’Autriche (années 1930), la Hongrie (années 1950) ou, plus près de nous, la dominatrice équipe espagnole (2008 – 2012) à l’ossature barcelonaise. Peut-être vaudrait-il mieux parler d’un football « solidariste » se distinguant du « football de spéculation », car l’expression « football libéral » ne me semble pas appropriée aux conceptions tactiques défensives d’un Herrera (Italie des années 1960) ou, tout récemment, des Français Jacquet et Deschamps (14).

Il est difficile de trouver un vocable susceptible de remplacer le terme « socialisme ». C’est pourtant indispensable dans la mesure où le socialisme a perdu toute crédibilité, d’abord en faisant sien le progressisme libéral au tournant des XIXe et XXe siècles, ensuite en délaissant, depuis un demi-siècle, les masses laborieuses, ouvrières et paysannes, au profit de toute une série de minorités prétendument discriminées, dont les litanies victimaires s’invitent à la table des « problèmes de société » (avortement, euthanasie, peine de mort et « mariage pour tous », les deux derniers servant de déclics décisifs pour des élections présidentielles). On peut dire que el solidarisme est le signifiant substantif idéal, même s’il faut rester vigilant. En Belgique, la Mutualité Socialiste a été rebaptisée Solidaris. L’auteur a aussi pensé au « justicialisme » argentin de Peron, mais la référence à une doctrine sud-américaine pourrait être négativement connotée par le lourd passé de cette région du globe, le souvenir des juntes militaires, une fâcheuse propension à la violence. Jusqu’à nouvel ordre, optons donc pour le solidarisme, troisième voie entre le libéralisme et le sociétalisme, condition d’un « nouvel ordre économique et social » tel que le présente en 1997 Bruno Mégret. Celui-ci « dépeint sans forcer le trait la situation économique et sociale désastreuse de la France à la veille du lancement de la monnaie unique européenne qu’il a violemment combattue (p. 96) ».

gft-pub.jpgUne des conférences insérées dans le florilège de Georges Feltin-Tracol a été prononcée durant l’été 2018 au « Pavillon noir », local ouvert « sur les quais de la Saône » par le Bastion social de Lyon, après l’« incroyable répression (p. 19) » qui s’abattit sur ces courageux militants installés, au printemps 2017, dans un bâtiment inoccupé. Des Bastions sociaux du même type ont vu le jour dans cinq autres villes françaises (Strasbourg, Chambéry, Marseille, Aix-en-Provence et Clermont-Ferrand). Ils fonctionnent selon des modalités analogues à celle de la section lyonnaise issue du GUD (Groupe Union-Défense) conduite alors par Steven Bissuel, promoteur de la réquisition immobilière susdite. Le point de départ de cette téméraire action militante est l’occupation non conforme d’un bâtiment municipal du IIe arrondissement de la Capitale des Gaules. « Après l’avoir sommairement aménagé, le Bastion social va accueillir en priorité des sans-abris d’origine française. En effet, pendant que des travailleurs précaires dorment dans leur véhicule, des familles françaises endettées sont expulsées sans ménagement de leur foyer, et des clochards abandonnés dans la rue par des autorités peu charitables, les mêmes autorités offrent aux clandestins sans-papiers de bonnes conditions d’accueil. Écœurés et scandalisés par ce traitement franchement discriminatoire à l’encontre des nôtres au profit des autres, l’ami Steven Bissuel et son équipe entendent y remédier un petit peu (p. 15). »

Je m’en voudrais d’achever la présente recension sans attirer l’attention des lecteurs sur le chapitre consacré à Jean Mabire (pp. 31 – 42) qui est tout le contraire d’une « figure de proue de l’extrême droite fascisante (l’historien Pierre Milza, cité p. 31) ». Certes, il a collaboré à des publications comme Minute, National Hebdo et Le Choc du Mois, mais il y rencontra souvent l’incompréhension de ses collègues en raison de son « régionalisme normand », de son « enthousiasme européen » et d’un socialisme héritier des « socialismes endogènes français (p. 32) ». Le socialisme de Jean Mabire est « élevé à la puissance identitaire (p. 30) » à condition de distinguer trois échelons d’identité : la petite patrie (patrie charnelle, région), la grande nation forgée par l’histoire et l’idée européenne conçue comme « empire sans impérialisme (15) ». Cette identité triscalaire repose sur la combinaison des « mémoires locales », des histoires nationales et de la « volonté continentale », pour reprendre les termes employés par Georges Feltin-Tracol dans un autre livre paru en 2011.

Dans la mesure où le socialisme de Jean Mabire se situe dans la ligne de Babeuf, de Saint-Simon, de Fourier et, bien sûr, de Georges Sorel, cette autre figure de la Normandie, il constitue une « troisième voie » solidariste. En effet, ces socialismes français n’étaient pas « à gauche ». Ils s’opposaient à la fois à la gauche libérale et à la droite réactionnaire, comme le rappelle un historien trop méconnu dans un ouvrage de 2001 (Marc Crapez, cité p. 38). Georges Feltin-Tracol précise : « L’Affaire Dreyfus permettra la convergence de la gauche institutionnelle et du socialisme sur des prétextes laïques et anticléricaux. »

Le socialisme de Jean Mabire est donc une « position tercériste » enrichie d’une vision géopolitique comparable à celle de Raymond Abellio. En filigrane d’un passage de La torche et le glaive (1994), Georges Feltin-Tracol se demande si Jean Mabire « entrevoyait l’aire océanique Pacifique comme le pôle probable de l’ultra-modernité (p. 36) ». Après s’être confondu avec l’Europe, l’Occident a glissé vers l’Atlantique, constate Abellio, et d’une manière plus générale, vers les grandes espaces maritimes. Sur les rivages de ceux-ci surgissent les « villes-mondes » qui fascinent parfois les poètes. Toi qui pâlis au nom de Vancouver, écrit Marcel Thiry (16). Un renversement de signification s’opère par rapport au Nord-Ouest tel qu’il est conçu dans le monde de la Tradition. La région nordico-occidentale s’identifie au séjour des bienheureux dans la mythologie grecque. C’est vers le Nord-Ouest que court le sanglier de Calydon (17) poursuivi par la troupe des guerriers dont la chasseresse Atalante prend la tête. Rappelons que le sanglier est le symbole de la caste sacerdotale chez les Celtes et un avatar de Vishnou dans l’âge d’or du manvantara hindou. Au Nord-Ouest de Bruxelles, le roi-bâtisseur Léopold II rêvait de voir se dresser un Panthéon de style antique dédié aux « gloires nationales » belges. La pression des milieux catholiques a généré la monumentale Basilique du Sacré-Cœur et son immense parvis où Jean-Paul II a célébré une messe mémorable lors de sa visite en Belgique en 1985.

Le Nord-Ouest hyper-moderne inverse complètement le sens traditionnel de cette zone que privilégient, non seulement le « paganisme assumé (p. 31) » de Jean Mabire, mais aussi quelques extraits de l’Ancien Testament. Le « soir » est cité avant le « matin » dans le récit des sept jours bibliques (18), ce qui donne une primauté de la moitié Nord sur la moitié Sud de la sphère cosmique. Si l’attribution du Couchant à la tribu sacerdotale est implicite, il est par ailleurs très clair que le Levant est lié à la tribu royale. En toute rigueur métaphysique, la tribu sacerdotale est Lévi campe au centre du cercle tandis que le campement de la tribu royale de Juda se situe à l’Est (19). Au lever du Soleil, la marche des Hébreux reprend sous la direction de la tribu de Juda tandis que la tribu de Lévi est protégée au milieu de la caravane. Le devenir (genesis) est gouverné par les « hommes de puissance » (Abellio), pour autant que la puissance ne soit pas l’élan vital bergsonien, mais la permanence heideggerienne de l’« Estre » (archè).

Il m’a été impossible de suivre Georges Feltin-Tracol dans toutes ses analyses des théoriciens solidaristes, dont certains m’étaient d’ailleurs totalement inconnus. Mais une des principales missions de son livre est précisément d’inciter les militants de notre mouvance à s’intéresser de près à l’entreprise, car elle « va être le conservatoire de valeurs indispensables dans les temps difficiles qui risquent bien de s’annoncer (Philippe Schleiter, cité p. 111) ». Des entreprises fonctionnant selon la combinaison des valeurs d’hiérarchie et de solidarité peuvent tisser, sur les ruines laissées par les ravages de l’hyper-modernité, une toile d’araignées comparable au réseau des monastères du Haut Moyen Âge qui sauvegardèrent le sublime idéal contemplatif après l’essor des qualités non moins respectables des Romains légionnaires, juristes, constructeurs de routes et bâtisseurs d’amphithéâtres.

Entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le choc pétrolier (période que l’on a appelée les « Trente Glorieuses »), on a pu avoir l’impression que la « pluie d’or » promise par les libéraux anglais du XVIIIe siècle dégoulinait du sommet vers la base de la pyramide sociale. Mais les décennies suivantes ont déchiré le voile de l’illusion et il est urgent de sortir du « chaos social » en promouvant le solidarisme, dont Georges Feltin-Tracol montre brillamment qu’il s’inscrit dans une vieille tradition de pensée française. De même que la construction européenne des années 1950 s’est faite autour de préoccupations économiques, industrielles (charbon, acier) et énergétiques (Euratom), ainsi le solidarisme peut-il être la base d’une Europe sociale appelée à gravir les étages supérieurs de la politique et de la spiritualité. Cette Europe impériale future retrouverait ainsi son rayonnement d’autrefois que lui assigne sa position géographique (20). Cette Europe ne serait plus « occidentale », mais « hespériale (21) », selon le terme suggéré par Heidegger, en liaison avec le mythe du Jardin des Hespérides où Héraklès cueille les « pommes d’or ».

Ouvrant la voie à une Europe organique unissant ses nations et ses régions tout en respectant leur diversité, le solidarisme est la « révolution nécessaire » telle que l’ont pensée dans les années 1930 les non-conformistes Robert Aron et Arnaud Dandieu (plusieurs fois cités, notamment pp. 90 et 93).

Le livre de Georges Feltin-Tracol doit garnir la bibliothèque de toutes celles et de tous ceux qui ne veulent pas se laisser broyer par la tenaille dont les deux mâchoires sont, d’une part l’ultra-libéralisme, d’autre part une gauche que la fièvre des questions sociétales a éloignée du monde du travail confronté aux périls du déclassement social et du déficit identitaire.

Daniel Cologne

Notes

1 : Le recueil de Georges Feltin-Tracol, Pour la troisième voie solidariste, comporte des textes de conférences, des articles mis en ligne et des contributions à diverses revues, comme Salut public ou le bulletin des Amis de Jean Mabire.

2 : Note de lecture par Georges Feltin-Tracol des Mystères de l’Eurasie d’Alexandre Douguine, dans Réfléchir & Agir, n° 60, automne 2018, p. 56.

3 : Georges Feltin-Tracol, Pour la troisième voie solidariste, p. 86. Dorénavant, les numéros de page seront intégrés au texte.

4 : Rappelons le « mono-idéisme » d’Ananda Kentish Coomaraswamy (une première Idée supérieure aux autres), par rapport auquel, selon Maurice Maeterlinck, le Dieu des chrétiens, le Yahvé judaïque et l’Allah musulman sont des « ombres déformées ». Le passage du « mono-idéisme métaphysique ou monothéisme religieux constitue, selon Georges Vallin, la première mort de Dieu ».

5 : Primordialeest évidemment la bi-unité Homme – Femme. Voir à ce sujet la métaphysique du sexe développée par Julius Evola et le thème traditionnel de l’Androgyne, dont la rêverie d’un monde asexué d’Élisabeth Badinter est une pitoyable contrefaçon.

6 : cité p. 42, Raymond Abellio est porteur d’une vision géopolitique sur laquelle je reviendrai plus loin lorsqu’il sera question de Jean Mabire.

7 : Le tout dernier chapitre aborde l’« ergonisme » de Jacob Sher, ingénieur – électricien né en 1934 à Wilno (l’actuel Vilnius en Lituanie), alors territoire polonais, dans une famille communiste juive.

8 : Éric Zemmour, Destin français, Albin Michel, 2018, p. 307.

9 : Idem, p. 308.

10 : Souvenir personnel d’une conversation de 1978 avec Maurice Gaït, directeur de Rivarol.

11 : René Guénon s’installe en terre d’islam en Égypte en 1930. D’aucuns se méfient de certains guénoniens qui semblent favorables à une islamisation de l’Europe, conjointement à la permanence d’un « parti de l’étranger » sur le sol français (cf. à ce sujet Éric Zemmour, op. cit., se référant lui-même au Bloc-Notes de François Mauriac).

12 : dans Éléments, n° 174, octobre – novembre 2018.

13 : Jean-Claude Michéa, Le plus beau but était une passe. Écrits sur le football, Climats, 2018.

14 : Rappelons quand même que c’est le club ouvrier londonien Arsenal qui a prôné le premier renforcement défensif, avec l’entraîneur Chapman, dont le disciple Butler a entraîné le Daring de Bruxelles, le club de ma jeunesse, d’obédience alors libérale.

15 : Il faut prendre l’expression dans le sens inverse de celui que luia donné Manuel Barroso. Il ne s’agit pas d’une Europe qui renonce à la puissance et se laisse effacer de l’histoire. Doter l’Europe d’une force dissuasive est aussi une « troisième voie » entre le pacifisme naïf et l’agressivité belliqueuse.

16 : Après s’être inspiré de ses voyages, Marcel Thiry (1897 – 1972) célèbre l’identité wallonne. Bien que né à Charleroi, il exalte la région liégeoise et tout le cours de la Meuse qui va de Maizieres à Rotterdam. À la fin de sa vie, il milite pour la fin de a Belgique unitaire et la fédéralisation du pays.

17 : Dans Symboles de la Science sacrée, Guénon rapproche Calydon de Calédonia, l’ancien nom de l’Écosse situé au Nord-Ouest de l’Europe.

18 : Les 34 premiers versets de la Genèse, qui peuvent être lus selon la série numérique dorée 3 – 5 – 8 – 13 – 21 – 34, sont une sorte d’épure. À partir du verset 35, le récit devient plus chaotique avec l’expulsion du Jardin d’Éden, le meurtre d’Abel par Caïn, la fondation de la première ville par le même Caïn.

19 : La Bible, Nombres, chapitre 2, versets 1 à 31 « Organisation du camp d’Israël ».

20 : Voir spécialement dans dans Réfléchir & Agir, n° 60, l’article sur le général – baron von Lohausen (pp. 44 – 46), en particulier, p. 45, l’image cartographique montrant la centralité de l’Europe dans l’hémisphère Nord, « le plus couvert de terres ».

21 : dans Éléments, n° 174, p. 94, reprise d’un article de Guillaume Faye de 1980, « Pour en finir avec la civilisation occidentale ».

• Georges Feltin-Tracol, Pour la troisième voie solidariste. Un autre regard sur la question sociale, Éditions Les Bouquins de Synthèse nationale, coll. « Idées », 170 p., 20 € (+ 4 € de port).

mercredi, 14 novembre 2018

Éléments pour un alter-européisme de Droite

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Éléments pour un alter-européisme de Droite

par Thierry DUROLLE

Il y a un an, Europe Maxima mettait en ligne la recension d’un opuscule exhumé de la fin des années 1970 intitulé Pour en finir avec le fascisme. Essai de critique traditionaliste-révolutionnaire. Les auteurs, respectivement Georges Gondinet et Daniel Cologne, sont connus pour leur engagement dans ce que l’on nomma à l’époque le « traditionalisme-révolutionnaire ».

Le lecteur coutumier de nos articles sait que nous avons toujours revendiqué l’influence de ce courant, et plus largement de la Tradition qui est la base de notre vision du monde, bien que d’autres éléments viennent s’y greffer. Le traditionalisme-révolutionnaire connut une certaine effervescence grâce aux auteurs de cet opuscule recensé. Nous rappellerons que celui qui nous intéresse aujourd’hui, à savoir Daniel Cologne, compte parmi les collaborateurs réguliers de ce site.

À la fin de notre recension de Pour en finir avec le fascisme, nous évoquions une brochure de Daniel Cologne répondant au nom d’Éléments pour un nouveau nationalisme. Nous allons tenter de dégager les principales idées d’un court écrit qui, lui aussi, mériterait d’être réédité.

Nous n’avions aucune idée de qui était Daniel Cologne avant de recevoir par « hasard » sa brochure, il y a quelques années. L’auteur y esquissait les contours de ce que nous appelons une Droite authentique, c’est-à-dire une Droite d’obédience évolienne. Cette brochure sans prétention nous apparut dès lors comme un outil militant de premier choix. En effet, Daniel Cologne contourne le marécage de l’intellectualisme pour aller droit au but, tout en faisant preuve d’un excellent esprit de synthèse.

Dans le premier chapitre, Le mythe de la troisième voie, il redéfinit les enjeux qui se cachent derrière les deux blocs. Il écrit que « la véritable alternative n’est pas : capitalisme ou communisme, mais matérialisme ou antimatérialisme. Le vrai choix politique ne doit pas se faire entre la démocratie libérale et la démocratie populaire, mais entre l’égalitarisme et l’élitisme. L’antimatérialisme et l’élitisme ne sont pas les éléments constitutifs d’une “ troisième voie ” idéologique parmi d’autres, mais les composantes d’un courant authentiquement révolutionnaire opposé à la collusion capitalisto-communiste et à l’hydre à deux têtes de la démocratie (p. 7) ».

Capitalisme et communisme sont les deux faces d’une même pièce nommée matérialisme. Du point de vue traditionnel, il s’agit d’une inversion totale de la hiérarchie tri-fonctionnelle puisque la matière, que nous pouvons associer à la caste des producteurs et des marchands, a l’ascendant sur l’esprit associé à la caste sacerdotale. Nous pouvons ajouter ici que la première fonction étant éclipsé dans l’Âge de Fer, celle-ci se voit même parodiée par ce que Oswald Spengler nommait « seconde religiosité ».

Cologne-Nat-202x300.jpgEnsuite, Daniel Cologne tente de définir la Droite dans un deuxième chapitre. Celui-ci fait le constat qu’« une des plus belles victoires du terrorisme intellectuel de la Gauche a été d’imposer à l’opinion une fausse définition de la Droite (p. 9) ». Sa définition de la Droite est en fait synonyme de verticalité, belle référence évolienne. « Julius Evola propose d’ailleurs de redéfinir la Droite comme une tournure d’esprit traditionaliste. L’homme de droite est celui qui adhère aux valeurs dont on trouve l’empreinte dans toutes les grandes civilisations indo-européennes : prééminence du politique, de l’éthique et du culturel sur l’économique et le social, nécessité d’un État fort capable d’organiser en un tout cohérent la pluralité naturelle de la société, nécessité de l’aristocratie (au sens étymologique grec de “ gouvernement des meilleurs ”), reconnaissance des valeurs héroïques comme critères de l’élite, refus du matérialisme (p.10). »

L’auteur ajoute : « Disons plus exactement que la Droite se reconnaît de façon générale à son traditionalisme, par opposition à la Gauche où se rejoignent toutes les idéologies antitraditionnelles : libéralisme bourgeois, socialisme marxiste, anarchisme (p. 10). »

Les concepts de Gauche et de Droite sont éternelles puisque métaphysiques. Que des idées viennent de gauche ou de droite, ou se trouvent dorénavant dans un camp et non plus dans l’autre n’est pas important en soit.

Daniel Cologne poursuit en expliquant ses vues sur l’évolution du nationalisme. Il rend d’abord hommage à Charles Maurras qui a su développer une doctrine nationaliste à tendance positiviste. Celle-ci répond, selon l’auteur de la brochure, à « l’être-jeté-dans-le-monde » de Heidegger en l’ancrant dans un cadre concret. « L’enracinement dans les cercles concentriques que constituent les diverses communautés vitales – famille, cité, nation, civilisation – apporte une réponse immédiate et définitive à la problématique de la Geworfenheit. Le nationalisme est conçu comme le nécessaire attachement à l’une de ces communautés vitales, en l’occurrence la nation (p. 14). »

Ce qui est intéressant dans cette partie de l’exposé de Daniel Cologne réside dans sa compréhension de la nécessité d’un nationalisme prenant en compte les ethnies et les patries charnelles. « La problématique de la lutte des classes s’est considérablement estompée sous l’effet du progrès social pour faire place à une autre problématique bien plus importante aujourd’hui : celle des ethnies. Le réveil des patries charnelles est le grand fait social de l’après-guerre (p. 17) . »

Cette prise en compte doit ainsi se traduire par une ouverture du nationalisme sur l’Europe. L’expression de nationalisme européen nous semble inadéquate; préférons le terme d’altereuropéisme. L’auteur conclut que « le seul moyen de résoudre l’épineuse question des ethnies, dont le réveil menace les nations d’éclatement, est d’ouvrir les nationalismes sur l’Europe. D’une part, le nationalisme doit emprunter à la grande tradition politique de notre continent la notion d’État organique qui concilie l’unité nécessaire à toute société évoluée avec le respect, voire l’encouragement de sa diversité naturelle. Conçu de façon organique, le nationalisme s’accommode d’une certaine autonomie des régions. D’autre part, si la nation, loin de s’ériger en un absolu, se considère seulement comme une composante autonome du grand ensemble organique européen, les régions et les ethnies n’auront aucune peine à se considérer comme les incarnations nécessaires du principe de diversité au sein de la grande unité nationale. Dans une Europe organique des nations organiques, être breton ou français, basque ou espagnol, flamand ou belge, jurassien ou suisse ne sont que des manières parmi d’autres d’être européen (p. 18). »

L’Europe de Daniel Cologne peut se résumer à « la spiritualité héroïque, l’organicisme et l’aristocratie (p. 19) ». La bonne direction selon lui ? « Tant que l’esprit ordonne la matière, nous sommes dans le domaine des cultures supérieures (p. 19) ». La substantifique moelle d’Éléments pour un nouveau nationalisme se trouve condensée dans le paragraphe suivant. « L’héroïsme est l’etymon spirituel européen, l’idée maîtresse de notre culture, la constante de notre tradition s’exprimant à travers toutes les activités de notre esprit : arts, lettres, sciences. […] La concrétisation politique de l’etymon spirituel héroïque de l’Europe est la conception organique et aristocratique de l’État chère à notre continent. L’État organique concilie la diversité et l’unité, par opposition à l’État totalitaire qui annihile la diversité par la force et par opposition à l’anti-État pluraliste qui hypothèque l’unité en favorisant le développement des différences jusqu’à l’absurde (p. 20). »

En conclusion, Daniel Cologne met en garde le lecteur quant à la direction emprunté par le nationalisme-révolutionnaire. Nous ne pouvons qu’approuver son propos. « Le côté révolutionnaire du nationalisme de demain ne réside pas tellement dans l’acceptation d’une certaine forme de socialisme (p. 24) » puisque « l’alliance du nationalisme avec le socialisme démarxisé s’inscrit dans le “ sens de l’histoire ”, ce qui est précisément tout le contraire de la démarche révolutionnaire. […] Le nationalisme-révolutionnaire peut promouvoir dans le domaine de l’économie une certaine forme de socialisme, autant il doit se présenter, sur les plans spirituel,culturel, éthique et politique, comme une des incarnations les plus fidèles de la tradition européenne (p. 25) ».

En définitive, Éléments pour un nouveau nationalismes réussit le pari d’exposer des idées claires, permettant à quiconque, mais plus spécialement aux militants, de saisir les grandes lignes doctrinales d’une Droite authentique et alter-européenne. Plusieurs concepts importants sont évoqués et constituent autant de pistes à explorer, à approfondir et à intégrer. Bien que datant de 1977, ce texte demeure toujours aussi pertinent. Nous croyons en outre que le format court, c’est-à-dire celui des brochures, opuscules et autres vade-mecum, devrait également faire son grand retour à l’heure où les lectures et leurs lecteurs se font de plus en plus rares.

Thierry Durolle

• Daniel Cologne, Éléments pour un nouveau nationalisme, Cercle Culture et Liberté. Pour une Europe libre et unie, 1977, 27 p.

lundi, 12 février 2018

Michel de Ghelderode. Un prosateur méconnu en quête d’une patrie idéale

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Michel de Ghelderode. Un prosateur méconnu en quête d’une patrie idéale

par Daniel COLOGNE

Ultérieurement connu comme dramaturge sous le pseudonyme de Michel de Ghelderode, Adémar Martens naît le 3 avril 1898 à Ixelles, dans la banlieue Sud de Bruxelles.

C’est le dimanche des Rameaux, que les chrétiens nomment les Pâques fleuries. Par une étonnante coïncidence, dans cette rue de l’Arbre Bénit, est mort deux décennies plus tôt Charles De Coster (1827 – 1879), considéré comme le père fondateur des lettres belges de langue française (La Légende d’Ulenspiegel, 1867).

Dans un texte nostalgique de 1948, Ghelderode écrit :

« Ô cloches de neuf heures, ô larmes de ma mère,

Et ma sœur frappant d’un balai mon berceau

Parce que j’étais roux, que je n’étais pas beau !

Et naître près du lieu où mourut De Coster ! »

Balade_du_Grand_Macabre.jpgÀ son père archiviste, il doit sa « passion pour l’ancien ». Son nom de plume date de 1918 et s’inspire de celui d’un petit village des environs de Louvain, région natale de sa mère, qui berce son enfance par la narration de vieilles légendes flamandes.

Ghelderode exerce divers métiers, dont celui d’employé de librairie, qui lui permet de rencontrer Jeanne Françoise-Gérard (1894 – 1980). Il l’épouse en 1924. Il est alors fonctionnaire à l’administration communale de Schaerbeek, faubourg de Bruxelles où il décède le 1er avril 1962.

Ses chroniques sur les ondes de Radio-Bruxelles durant l’occupation allemande valent à Ghelderode une période de disgrâce toutefois relative et très courte, puisque Gallimard entame dès 1950 la publication de son Théâtre complet, dont le sixième et dernier volume paraîtra en 1982.

Luc Pire sa collection « Espace Nord » rééditent en 2016 Sortilèges, un recueil de contes fantastiques initialement paru en 1947, à Liège, aux éditions Maréchal. En ce début d’après-guerre, alors que Ghelderode est toujours totalement méconnu en tant que prosateur, le préfacier Franz Hellens, autre explorateur belge du paranormal, compare les récits ghelderodiens à ceux d’Hoffmann, de Poe et de Villiers-de-l’Isle-Adam.

En 1953 paraît aux éditions Durendal, à Bruxelles, La Flandre est un Songe, où sont rassemblées des chroniques parues dans les années 1930, dans des revues à tirage limité, voire confidentiel. C’est dans ces textes que Ghelderode étale une verve de narrateur qui reste encore à découvrir de manière d’autant plus impérative que l’opulente histoire de la Flandre en est la principale source d’inspiration.

Furnes et sa procession des pénitents du dernier dimanche de juillet, Gand où naquit Charles Quint, Malines qui fut la cité préférée des ducs de Bourgogne, Bruges qui se souvient du temps où ses quais étaient secoués par « la grande pulsation de la mer»: autant de villes où Ghelderode emmène ses lecteurs sur les traces de promeneurs imaginaires, « gens heureux puisqu’ils sont riches de temps à perdre ». Bruxelles complète la liste et si un autre poète a qualifié la capitale belge de « joyau flamand », c’est parce qu’elle était autrefois traversée par la Senne, affluent de la Dyle, qui arrose Malines et Louvain, et sous-affluent de l’Escaut. Bruxelles fait partie intégrante de la partie orientale du bassin scaldéen.

Voûtée depuis 1866 sur son parcours bruxellois, « l’aimable Senne coule souterrainement qu’on enjambe sans se douter de sa présence de rivière honteuse, dont le nom prêtait à sourire ». Pareille à son homologue et quasi homonyme parisienne, la Senne se divisait jadis en deux bras encerclant l’île Saint-Géry, du nom d’un évêque de Cambrai qui vint la visiter au VIIe siècle et dont la légende veut qu’il y affronta victorieusement des dragons.

MdGh-EB.jpgLa chronique de 1937 consacrée à Bruxelles renferme un superbe éloge du Flâneur, qui « est après tout le dernier avatar de l’homme libre dans une société où personne ne l’est plus guère ». « Ces flâneurs, dont je suis, ne les appelez pas des badauds. Ils méritent mieux, ces attendris, ces lunatiques. La flânerie est une badauderie dirigée, consciente. Et nombre de nos flâneurs ont droit au respect dû aux historiens et archéologues, car ils en savent long sur le passé de leur domaine et vous en révéleront à l’occasion les aspects sensationnels – voire les mystères. »

Ghelderode invite les habitants d’Anvers, de Lierre et d’autres hauts-lieux de sa Flandre bien-aimée à redécouvrir leur patrimoine citadin en se laissant guider par une sorte d’instinct venu du fond des âges. « Il suffira, un beau soir, de bonnement laisser aller vos jambes où elles veulent. Les jambes cessent d’être conduites par votre vouloir, suivent ataviquement et à votre insu les antiques routes marchandes de la cité. Ainsi font-elles, éclairées, éclairées par leur mémoire ancestrale, vous pouvez m’en croire. »

Comme De Coster, Ghelderode est fasciné par la Flandre du XVIe siècle courbant l’échine sous la rude domination des Habsbourgs d’Espagne. Avec Escurial et Le Soleil se couche, brefs morceaux de bravoure théâtrale, il nous laisse des petits chefs-d’œuvre dépeignant Philippe II à l’agonie dans son palais castillan et Charles Quint oublieux de sa fière devise dans le monastère d’Estrémadure, où il s’est retiré après son abdication et où Ghelderode ne lui tolère pour seule compagnie que des marionnettes et un perroquet proférant des jurons en dialecte marollien.

Autre drame très court et attestant la maîtrise de l’auteur : Les Aveugles. Trois pèlerins atteints de cécité croient cheminer vers Rome alors qu’ils tournent en rond dans la campagne brabançonne. Juché au sommet d’un arbre, un borgne leur assène la terrible vérité : tous les chemins mènent à la mort !

Il est cependant difficile de cataloguer Ghelderode parmi les auteurs anti-chrétiens quand on garde en mémoire la sublime Chronique de Noël de 1933. La Sainte-Famille suit le Massacre des Innocents dans le décor hivernal d’une ville flamande imaginaire qui rappelle l’Yperdamme d’Eugène Demolder (1862 – 1919) : contraction d’Ypres, à la flamboyante architecture gothique, et de Damme l’ensablée, où naît l’Ulenspiegel de De Coster. Tandis que les Rois-Mages patinent sur des canaux gelés, « la neige dégringole soudain, abolissant la ville et nous martelant d’innocence ». Joseph, Marie et Jésus s’en vont par les chemins enneigés d’une Flandre élevée au rang de terre sainte, comme dans les poèmes et les contes de José Gers (1898 – 1961), quasi strictement contemporain de Ghelderode, auteur oublié venu au monde sur les rives de l’Escaut. La Nativité de Ghelderode fait penser à Brueghel et à son Dénombrement de Bethléem, à l’arrière-plan duquel on reconnaît l’ancien village de Molenbeek.

MdGH-mann.jpgRevenons donc à Bruxelles et savourons l’évocation ghelderodienne de la « ville basse », qui « naquit péniblement dans les prés inondés enserrant l’île Saint-Géry » et de la « ville haute [qui] se développe sur le flanc de la vallée couronnée de forêts». Ghelderode est natif de la « ville haute » qui englobe « le pays d’Ixelles, si boisé, riche d’étangs et de terre conventuelles ». L’auteur pense évidemment à l’abbaye de la Cambre, qui abrita la retraite de Sabine d’Egmont, veuve de l’un des deux comtes (Egmont et Harnes) qui conduisirent une révolte anti-espagnole et furent décapités en 1568. Face à « l’homme contemporain de couleur neutre et de cervelle négative battant maussadement l’asphalte de l’Actuel », Ghelderode dresse le modèle du promeneur nostalgique inlassablement motivé par la redécouverte du Passé.

La Flandre est un Songe dévoile un Ghelderode prosateur très différent du dramaturge que d’aucun veulent enfermer dans la rubrique du « théâtre de la cruauté », sans que l’illustre anthologie de Lagarde et Michard lui concède pour autant une seule des lignes complaisamment accordées à Artaud, Arrabal et Genet.

Ce recueil de chroniques révèle aussi un Ghelderode fasciné par le mystère chrétien de la Nativité, en opposition avec le créateur de Barrabas, où le brigand occupe le devant de la scène au détriment d’un Jésus insignifiant. Saluons donc en Michel de Ghelderode un écrivain aux facettes multiples et contradictoires, un chantre d’une certaine idée de la Flandre, un narrateur-poète en recherche identitaire dont nous pouvons faire nôtres les lignes que voici : « Chacun sait où il va sur la planète, mais il arrive qu’on parte en quête d’une patrie morale. Le pèlerin se dit touriste que l’inquiétude pousse aux épaules vers quelque terre rêvée sainte, en appétit de ruines et de tombeaux, et secrètement préoccupé de retrouver le foyer primitif de sa tribu. Ainsi sommes-nous. »

Daniel Cologne

mardi, 13 septembre 2016

«Défense de la race» et «Solidarité anti-impérialiste», un dilemme pour la de pensée?

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«Défense de la race» et «Solidarité anti-impérialiste», un dilemme pour la de pensée?

par Daniel COLOGNE

Le concept de « tiers-mondisme » est forgé en 1952 par l’économiste et démographe français Alfred Sauvy. Étymologiquement, il évoque la recherche d’une « troisième voie » entre les deux impérialismes (étatsunien et soviétique) sortis vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Il trouve son expression politique dans la conférence des pays non-alignés réunis en 1955 à Bandoeng en Indonésie. Il finit par désigner le soutien à tous les « damnés de la Terre » et, de Frantz Fanon à Jean Ziegler, revêt une teinte progressiste.

lautre-tiers-monde-1.pngMais il existe aussi un « tiers-mondisme de droite » que son origine antérieure à 1952 autorise à qualifier de « paléo-tiers-mondisme » ou « tiers-mondisme » ante litteram. C’est ce courant de pensée qu’aborde le remarquable ouvrage de Philippe Baillet (1), sur une durée d’environ un siècle, avec un retour en arrière (p. 391) sur l’époque de la Révolution française.

Le livre de Philippe Baillet excelle par l’ampleur documentaire, le courage de l’engagement politique et une grande honnêteté intellectuelle. Hormis certains passages franchement polémiques, Baillet porte des jugements toujours nuancés sur des auteurs importants comme Renaud Camus, Alain de Benoist, Pierre-André Taguieff ou Guillaume Faye. Il conserve constamment une parfaite symétrie entre les points d’accord ou de désaccord qui le rapprochent ou le séparent desdits auteurs. Il manifeste un total respect pour les qualités humaines ou la hauteur de pensée d’un Maurice Bardèche ou d’un René Guénon, tout en développant par ailleurs une sévère critique de leurs idées.

Une remise en cause salutaire ?

L’autre tiers-mondisme interpelle tous ceux qui, comme moi, se sont beaucoup promenés en Guénonie et en ont fait longtemps leur province intellectuelle de prédilection. Après avoir lu le réquisitoire anti-guénonien centré sur les pages 17 – 19 et 233 – 271, on referme le livre de Baillet avec le sentiment que Guénon n’a pas sa place parmi les références de notre famille de pensée, c’est-à-dire la « droite radicale », que j’aurais tendance à nommer plutôt la « droite principielle », en raison même de l’influence de Guénon tout au long de mon parcours.

Baillet est très clair. La droite radicale doit recueillir l’héritage du « fascisme comme phénomène européen », dont le national-socialisme allemand lui semble la forme la plus aboutie. Le fascisme et le national-socialisme sont traversés par des courants alter-tiers-mondistes. Les adeptes de ces courants sont parfois regroupés sous l’expression d’Otto-Ernst Schüddekopf : « Gens de gauche de la droite (Die linke Leute von rechts) (cité p. 12). » C’est pourquoi Baillet opte finalement pour l’appellation « autre tiers-mondisme », de préférence à « tiers-mondisme de droite », qu’il utilise encore dans un article paru en 2013. Il est en effet difficile de classer « à droite » un homme comme mon compatriote (2) Jean Thiriart, qui se présente volontiers « comme un grand admirateur de Lénine (p. 165) ».

Redevenu nietzschéen après être passé par le traditionalisme intégral (Coomaraswamy, Guénon, Evola, dans l’ordre de leur année de naissance), Baillet estime le « sémitisme », dans ses trois déclinaisons judaïque, chrétienne et musulmane, totalement incompatible avec la vision albo-européenne du monde. Par conséquent, l’ouverture de notre famille de pensée à l’« autre tiers-mondisme » peut générer un véritable dilemme. D’un côté, il semble légitime que nous autres identitaires tendions à « reconnaître aux autres peuples ce que nous réclamons pour nous, l’accomplissement de notre particularisme racial (p. 48) », comme l’écrit Gregor Strasser dès 1932. Mais d’un autre côté, les peuples du tiers-monde, en lutte contre l’impérialisme devenu unicéphale (l’Occident américanocentré), donc théoriquement alliés de notre projet de régénération de l’Europe, épousent une trajectoire qui, via l’immigration de peuplement et le terrorisme islamiste, peut in fine mettre en péril, non seulement notre identité culturelle profonde, mais aussi notre substrat anthropologique.

Vers le milieu des années 1970, certains d’entre nous s’inquiètent déjà de la paradoxale solidarité qui lie des mouvements nationalistes-révolutionnaires à des « courants politiques hostiles au monde blanc (p. 220) ». À l’époque, Philippe Baillet est encore « alter-tiers-mondiste », mais aujourd’hui il considère cette position insoutenable. Elle lui semble d’ailleurs vouée à connaître, dans les milieux de la droite radicale européenne, un certain reflux, à cause des craintes légitimes engendrées par l’immigration de peuplement, l’installation durable de l’islam dans le paysage ouest-européen, le développement de l’islamisme radical, les crimes du terrorisme islamiste (p. 424) ».

fiumegda.jpgAux yeux de Baillet, l’immigration non européenne et non blanche et l’islamisation constituent deux périls conjoints. C’est une hydre à deux têtes qu’il faut mettre hors d’état de nuire en tranchant sans équivoque le dilemme susdit : non à la « solidarité anti-impérialiste », oui à la « défense de la race », qui postule le combat contre l’islam et l’immigration. Cette conclusion dénuée de toute ambiguïté est adossée à une pénétrante analyse historique des idées alter-tiers-mondistes déjà présentes, en 1919 – 1922, dans la Ligue de Fiume fondée par le poète-soldat italien Gabriele d’Annunzio.

Fascisme, national-socialisme et monde colonisé

En abordant le fascisme italien, Baillet souligne « les nombreuses rencontres entre Mussolini et Chandra Bose, le leader indépendantiste indien (p. 45) ». Mais il épingle aussi, de la part de l’Italie fasciste, « une politique incohérente envers le monde arabo- musulman (p. 41) ». Avant même la prise du pouvoir par le Duce, l’Italie relance ses prétentions en Afrique du Nord, qui ne sont à vrai dire que es velléités de fin de cycle colonialiste, quelque peu comparables aux rêves mégalomanes de la Belgique (autre pays de fondation récente).

L’Allemagne elle-même avait mené une politique coloniale contre-nature en Afrique. Après la perte de ses possessions africaines et de ses protectorats sur le Togo et le Cameroun, consécutivement à sa défaite de 1918, l’Allemagne revient à la claire conscience de n’avoir « jamais eu réellement la vocation coloniale (3) ». Le « principe de la continuité territoriale, de la continuité du sol (p. 74) » explique ce qui différencie l’Allemagne des puissances congénitalement poussées aux conquêtes d’outre-mer : le Portugal, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas (4). À ce principe géopolitique de la « continuité du sol » correspond la tendance philosophique allemande à exalter la « persévérance dans l’Être (Heidegger) », dont la « volonté de puissance » est l’expression nietzschéenne.

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Revenons à l’immédiat après-guerre 14 – 18 pour constater avec Baillet qu’un des leviers du revanchisme allemand est l’humiliation infligée à l’Allemagne par la France républicaine, « qui n’a pas reculé devant l’intégration de Sénégalais et de Maghrébins à ses armées », amenant ainsi « des Nègres jusque sur les rives du Rhin (p. 83) ». Il est clair que l’enrôlement de colonisés dans les armées des puissances coloniales est une forme d’immigration, mais en remontant plus loin dans le temps, on peut considérer du même point de vue la « traite des Noirs », flux migratoire massif de travail et de peuplement, trafic de chair humaine dont un grand port atlantique français fut un moment la plaque tournante. Des premières ébauches de contre-colonisation et de « remplacisme » sont audibles dès les années 1950 dans les milieux anarchistes (5). D’une manière générale, la colonisation est elle-même un grand flux migratoire dans le cadre d’une « première mondialisation » diagnostiquée, dès le XVIIe siècle, par un historien universitaire bruxellois (6).

En ce centenaire du scandaleux accord Sykes – Picot (1916) conclu par la France et la Grande-Bretagne au détriment des provinces non turques de l’Empire ottoman (Baillet en parle en note p. 157), il est bon de rappeler que « le régime fasciste et le régime national-socialiste affirmèrent très volontiers leur hostilité radicale aux empires coloniaux français et britannique, regardés comme des paravents de la démo-ploutocratie et de la finance internationale (p. 12) ». Mais certaines personnalités proches du NSDAP poussent la solidarité anticolonialiste jusqu’à l’adhésion à l’identité spirituelle des peuples colonisés. Tel est le cas de Johann von Leers, sur lequel je ne m’attarderai pas, car j’ignorais jusqu’à son existence. À l’opposé, et à l’intérieur même de la mouvance nationale-socialiste, Alfred Rosenberg prophétise « le flot montant des peuples de couleur (p. 82) » et la possibilité de voir l’islam devenir la religion fédératrice de ces peuples.

Un des grands mérites du livre de Baillet est de mettre au jour le foisonnement intellectuel d’une Allemagne hitlérienne animée par d’incessantes controverses. Son ouvrage est ainsi totalement non-conformiste. Il se situe à rebours du « bourrage de crânes (p. 448) » qui vise à faire passer depuis sept décennies, le national-socialisme pour une « dictature » matraquant la population allemande avec des slogans haineux et simplistes.

Un autre tiers-mondisme désormais politique

thiriart.jpgAprès 1945, l’autre tiers-mondisme « accède à une claire conscience de lui-même qui donne lieu à une formulation théorique cohérente (p. 161) ». Telle est l’œuvre de Jean Thiriart, fondateur de Jeune Europe et partisan d’une « Quadricontinentale », c’est-à-dire d’une coordination des luttes de libération nationale en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud (la « Tricontinentale » fondée à La Havane en 1966), mais aussi en Europe. L’histoire des idées est redevable à Thiriart de la désignation de l’« ennemi américain » au sein d’un courant de pensée pour lequel cette prise de position n’était pas évidente. Elle est consolidée, au sein de la « Nouvelle Droite », par Alain de Benoist, Giorgio Locchi et Guillaume Faye, en un temps où les États-Unis partagent encore avec l’Union Soviétique l’hégémonie duopole hérité de Yalta. Baillet montre très bien que la russophilie est un des traits récurrents et distinctifs de l’« autre tiers-mondisme », même avant la décomposition du communisme. Nous verrons d’ailleurs plus loin que lui-même invite aujourd’hui les identitaires albo-européens à se tourner vers la Russie de Poutine comme vers le salutaire « poumon extérieur » souhaité par Thiriart.

Maurice Bardèche est un autre exemple d’alter-tiers-mondisme. « C’est à l’enseigne d’une nébuleuse mystique fasciste, dont on chercherait en vain un commencement de définition, que Bardèche réconcilie régime nassérien et islam, sans jamais songer à distinguer l’islam comme religion et l’Islam comme civilisation, mais en les mélangeant allègrement (p. 149) ». À l’époque, la droite nationaliste cherche des « fascismes imaginaires » dans l’Égypte de Nasser ou la Libye de Kadhafi, un peu comme l’extrême gauche projette son idéal politique sur le Tiers-Monde sud-américain (Allende, Castro). Guevara lui-même a inspiré un des compagnons de route de la « Nouvelle Droite », un « lettré en quête d’une figure héroïque et romanesque (p. 32) » : Baillet veut parler de Jean Cau, auteur d’une « lecture romantique et naïve de la geste du Che (p. 31) ». Rendons cependant justice à l’auteur de La Grande prostituée qui, avant de succomber en 1979 au charme d’Ernesto l’Argentin, avait osé crier White is beautiful et nous avait donné vers 1975 l’un ou l’autre essai roboratif.

Revenant sur la Révolution française « nourrie par la passion de l’égalité, par définition insatisfaite (François Furet cité p. 393) », Baillet lui oppose « les couleurs inimitables du conservatisme anglo-américain (p. 397) ». Son intérêt pour la pensée contre-révolutionnaire d’Edmund Burke, dont un long extrait figure en tête du livre, ne s’insère pas dans son message « racialiste » comme une parenthèse inattendue. C’est notamment à l’idée de « race », totalement décriée de nos jours, que Baillet pense quand il évoque « le rôle socialement protecteur des préjugés (p. 402) ». Le préjugé racial « fondé en raison » ne postule nullement le dressage d’une hiérarchie rigide entre les ethnies. Il revient simplement à admettre le rôle de la race en tant qu’élément moteur de l’histoire et l’incompatibilité réciproque des « tropismes » de certaines populations que la « panmixisme utopique (p. 411) » condamnent le « vivre-ensemble ».

Par ailleurs s’esquisse sous la plume de Baillet un arc géopolitique albo-nordique qui, contournant une Europe de l’Ouest fatiguée et une France démissionnaire, « s’étendrait de Dublin à Vladivostok et qui, par le détroit de Behring, serait tout proche du Pacific Northwest cher aux nationalistes blancs des États-Unis (p. 453) ». Dans cette optique, la Russie est amenée à devenir le foyer d’irradiation d’une race blanche régénérée. Elle est aujourd’hui « le plus grand réservoir au monde d’hommes et de femmes de race blanche qui n’ont pas honte d’être ce qu’ils sont (p. 451) ». Elle est imperméable à l’ethnomasochisme comme l’est sa religion orthodoxe aux aberrantes dérives du christianisme occidental.

Que faire de l’islam (et de Guénon) ?

Mais replongeons-nous vers la fin des années 1970 où se produit un événement capital : la révolution iranienne de 1979. Certes, il s’agit de l’islam chiite, avec lequel Baillet croit une entente possible pour tous ceux qui aspirent à la régénération spirituelle de l’Europe. Cette entente n’est pas envisageable, selon lui, avec les diverses formes du sunnisme. Il semble néanmoins que le bouleversement de Téhéran donne, pour la droite radicale, le coup d’envoi d’un intérêt de plus en plus marqué envers l’islam dans son ensemble.

tot.jpgFondée deux ans plus tôt, la revue Totalité consacre un numéro spécial à la révolution iranienne et, dans les livraisons ultérieures, il est question d’une « croisade » (Antonio Medrano), qui « n’aura donc absolument pas lieu contre l’Islam, mais à ses côtés (p. 212) ». Éric Houllefort écrit que son camp est celui « du fanatisme des martyrs qui combattent et meurent dans la voie de Dieu (p. 210) ». Désormais, l’ennemi à désigner est la modernité. Le nationalisme-révolutionnaire se mue en un traditionalisme-révolutionnaire. Le monde de la Tradition auquel il est fait référence est celui décrit par Julius Evola et René Guénon. Sur la revue Totalité s’exerce l’influence de l’universitaire italien Claudio Mutti. Membre du groupe fondateur de Totalité, Baillet se livre aujourd’hui à une intransigeante critique de Mutti et de Guénon.

Claudio Mutti est un des militants de Jeune Europe de Thiriart dont le Denkweg va évoluer, selon Baillet, d’une manière très problématique. Lorsque Baillet fait sa connaissance en 1975, il a en face de lui quelqu’un qui « parlait déjà de l’islam, mais d’une façon qui n’allait guère au-delà de la volonté, classique chez les nationaux-révolutionnaires européens, de trouver des alliés politiques dans le monde musulman (p. 198) ». Mais dès 1978, Mutti se convertit à l’islam et se met à accumuler des choix que Baillet estime aujourd’hui, par delà la fascination exercée sur le « jeune militant » par l’« intellectuel fanatique et polyglotte », « erronés, aveugles et dangereux (p. 201) ».

Baillet fait à Mutti les griefs de brouiller « la vieille question monothéisme – polythéisme – paganisme (p. 213) », d’épingler quelques dérisoires aphorismes où Nietzsche se montre bienveillant envers l’islam, alors que la Grèce pré-platonicienne est la référence principale du penseur allemand (p. 228), et, last but not least, d’isoler un verset du Coran (XXX, 22) de manière à présenter l’islam comme favorable aux humanités plurielles, alors qu’il est, selon Baillet, universaliste et « a-racial (p. 225) ». L’auteur développe une sévère critique de Guénon et de ses continuateurs Frithjof Schuon, Michel Vâlsan et Charles-André Gilis. Je suis plus indulgent avec Schuon. Castes et races me semble un bon livre. La caste est bien analysée comme « tendance foncière » susceptible de « cristallisation sociale », comme principe de verticalité dans l’édification de la cité (alors que le racialisme relève d’un point de vue horizontal) et comme identité transversale somme toute assez proche de la « race de l’esprit » de Julius Evola. En revanche, là où je rejoins totalement Baillet, c’est quand il affirme la nécessité de soumettre les idées de Guénon à une analyse génétique de type nietzschéen, c’est-à-dire de les envisager au moins partiellement comme les produits d’une psychologie particulière, et notamment d’une « sensibilité exacerbée (p. 247) ». Je vais même plus loin en reliant le départ de Guénon vers l’Égypte en 1930 à la succession de déboires familiaux, sentimentaux et éditoriaux qu’il endure à la fin des années 1920.

Guénon-Planéte.jpgMais il faut fidèlement rendre compte des arguments de Baillet, pour qui Guénon n’est pas un penseur infaillible « missionné » par on ne sait quel Centre Suprême. Il reproche à l’œuvre de Guénon son caractère totalement impolitique (c’est lui qui souligne). À ses yeux, Guénon ne cesse de « penser hors sol ». Son indifférence à la dimension raciale est proportionnelle au « simplisme effarant » avec lequel il définit la notion de peuple qui, comme toutes les catégories intermédiaires entre l’individuel et l’universel, l’intéresse très peu. Il « sort de l’histoire » au point que son testament intellectuel de 1946 (Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps) ne contient pas une ligne sur le conflit mondial qui vient de se dénouer. À charge de Guénon, Baillet ajoute « sa méconnaissance presque totale du fait indo-européen », son approche de la mentalité moderne comme un « gigantesque envoûtement général », « son mépris affiché pour la coutume » et son ignorance des « réactions saines » de « régulation vitale » et de « défense immunitaire » garantissant la cohésion sociale.

Cela dit, il me semble abusif d’assimiler le Coran à un « invraisemblable fatras textuel (p. 225) ». Ce n’est pas faire allégeance au « parti islamophile », dangereux parce que « polymorphe », que rappeler la valeur numérique des lettres de l’alphabet arabe et ipso facto l’arithmosophie liée aux langues sacrées (hébreu, sanscrit, grec, latin). Une cohérence supérieure ne peut-elle être tirée d’une lecture coranique, biblique ou védique qui ne soit pas étroitement littérale ? Les récits des mythologies païennes sont-ils limpides ? Ne faut-il pas aussi un fil d’Ariane ésotérique pour cheminer dans leur labyrinthe, comme dans tous les dédales des légendes (legenda, choses devant être lues) ?

Il n’en reste pas moins que nous assistons de plus en plus à un « phénomène de remplacement » des Français de souche, sur leur territoire national ancestral, par des populations allogènes d’origine maghrébine et subsaharienne, pour l’essentiel (p. 372) ». Ce « grand remplacement » auquel Renaud Camus a consacré un livre majeur, s’accompagne d’un péril d’islamisation. Il est aussi observable, échelle réduite, dans quelques quartiers de ma commune natale de Molenbeek, en Belgique, où les premiers travailleurs marocains sont arrivés en 1964. Mais dans les faubourgs du Bruxelles comme dans les banlieues de Paris, le « chaos social » découle d’un discours officiel mensonger autour de notions comme la « multiculturalité » et l’« intégration ».

Le danger laïciste

Le Système prétend édifier une société « multiculturelle ». En réalité, il encourage la construction d’une société pluriraciale fonctionnant selon un seul critère d’intégration : l’adhésion au « modèle consumériste (p. 358) ». L’immigré qui ne s’assimile pas demeure fasciné par ce modèle et veut y « accéder tout de suite, ici et maintenant, sans effort et sans réciprocité sociale (Guillaume Faye cité p. 358) ». Il en résulte la délinquance des banlieues et lorsque le jeune allochtone arrive au point de rupture, il part s’engager pour Daech et peut revenir ensuite chez nous avec un projet d’attentat terroriste.

Mais à qui profite finalement le crime ? L’État islamique est une aubaine pour le Nouvel Ordre mondial américanocentré qui a retrouvé un ennemi à désigner, après la décomposition du communisme. Sa lutte contre l’« islamisme radical » peut de surcroît se présenter avantageusement comme un combat de la « civilisation » contre la « barbarie ». De même, à l’intérieur des sociétés européennes, et notamment de la société française, les « racailles » des périphéries urbaines sont un cadeau pour la nouvelle caste dominante où se côtoient des immigrés occidentalisés, qui renient leur tradition spirituelle, et des membres de « la gauche laïcarde (p. 387) », à laquelle Renaud Camus a tort de se rallier. Point n’est besoin d’employer le suffixe péjoratif -ard pour mesurer la potentialité négative d’une laïcité qui dérive en laïcisme.

moralelaique.jpgLa grande offensive laïciste de ces quarante dernières années est strictement contemporaine de l’immigrationnisme intensif, du relâchement des mœurs, du naufrage de l’enseignement, de la fièvre des questions sociétales et de l’émergence d’un type humain libéral-libertaire-libertin uniquement soucieux de sa « croissance personnelle ». Cette dernière expression est propre au mouvement New Age, que Baillet ne tient pas en grande estime, ce en quoi je suis totalement d’accord avec lui.

Globalement, je trouve d’ailleurs son livre très convaincant. Dans le sillage de Renaud Camus, Philippe Baillet lance un vigoureux appel à la lutte contre « l’éradication monstrueuse du sentiment identitaire, culturel, racial, civilisationnel (p. 450) ». Sans tomber dans le piège du conspirationnisme, il nous convie à nous interroger, non seulement sur les ennemis que nous devons désigner, mais aussi sur la ou les forces qui nous désignent comme ennemis. Pour reprendre l’heureuse formule d’un collaborateur de Réfléchir et Agir (7), il ne s’agit pas seulement de « savoir quelle est la nature du poison qui nous est inoculé 7, mais aussi d’identifier « qui tient la seringue ». pour ma part, je crois que la piqûre est administrée par le laïcisme davantage que par un « parti islamophile » sur lequel Baillet n’a toutefois pas tort d’attirer notre méfiante attention en raison de son caractère « protéiforme ».

Retour sur des années militantes

Puisque Baillet me cite à trois reprises, je ferai état de quelques souvenirs personnels et lorsqu’il s’agira d’auteurs mentionnés dans le copieux index de onze pages et vingt-deux colonnes, j’indiquerai la ou les pages de référence. En Suisse romande, où j’ai vécu et travaillé de 1970 à 1977, un groupuscule de droite radicale publiait la revue Renaissance, bientôt rebaptisé Le Huron. Un des membres défendait des idées relevant de « l’autre tiers-mondisme ». Gaspard Grass écrivait notamment sur la « troisième voie libyenne ». Il connaissait aussi très bien l’histoire des idées nationales-socialistes. Il leur avait consacré son mémoire de fin d’études. Petit-fils d’un militant de l’Union nationale, parti fasciste suisse d’avant-guerre, il m’a fait découvrir le fondateur de ce parti, Georges Oltramare, dont Baillet retrace avec exactitude le parcours tumultueux (pp. 67 et 93).

duprat.jpgAvec François Duprat, je n’ai eu que des relations épistolaires. Je ne puis donc ni confirmer ni infirmer le « dégoût physique (p. 24) » qu’il inspirait à Baillet et à d’autres. Il m’a accueilli dans sa Revue d’histoire du fascisme et m’a encouragé dans mon essai de transformer à Genève, le NOS (Nouvel ordre social) en un GNR (Groupe nationaliste-révolutionnaire). Le Genevois Georges Néri et moi-même avons crée le CCL (Cercle Culture et Liberté), à la tribune duquel ont pris la parole Jean-Gilles Malliarakis (p. 391) et Yves Bataille (pp. 178 – 179). Ma rencontre à Lausanne avec Gaston-Armand Amaudruz (pp. 159 – 160), qui reprochait à Evola de « débiologiser » la race, atteste que j’ai été aussi attentif que possible au discours identitaire de base, bien que ma préférence pour le traditionalisme intégral impliquât la revendication d’une identité tendancielle : la « race de l’esprit » transversale et trans-ethnique, la caste comme « tendance foncière (Schuon) ». Aux côtés de l’excellent germaniste Robert Steuckers (p. 99) militait le regretté Alain Derriks, dont je n’ai pas oublié cette remarque : la lecture d’Evola et de Guénon n’incite-t-elle pas à un alter-universalisme susceptible de détourner les identitaires des priorités de leur combat pour leur particularisme culturel et racial ?

Enfin, il va de soi qu’en même temps que Philippe Baillet (rencontré en 1977), Georges Gondinet est la personnalité qui m’a le plus marqué à l’époque. Notre collaboration comporte deux phases : 1975 – 1978 (Totalité, mais aussi, peu avant, Horizons européens, revue proche des idées de Thiriart, hormis son credo régionaliste) et 1982 – 1983 (fondation des éditions Pardès et de la revue L’Âge d’Or). J’assume l’entière responsabilité des torts dans notre rupture de 1984. En 1974, à la taverne genevoise du « Pied-de-Cochon », notre GNR de Suisse romande se réunit pour fonder sa revue Le Huron. Son rédacteur en chef Georges Néri a dû jeter l’éponge à la suite d’un chantage de son employeur. Mais ce soir-là, en milieu de jeunes collaborateurs (dont le signataire de ces lignes) surtout préoccupés par le terrorisme intellectuel des « Rouges », Néri fait sensation en lâchant : « Le communisme, cela passera, mais quand nous serons tous négrifiés, alors il sera trop tard. »

C’est pourtant un illustre Noir que je vais citer en conclusion. Si nous n’identifions pas clairement les « mécanismes de destruction » qui nous ciblent, nous courons au devant de défaites susceptibles de nous démobiliser. Méditons donc la devise de Nelson Mandela : « Je ne perds jamais. Je gagne ou j’apprends. »

Daniel Cologne

Notes

1 : Philippe Baillet, L’autre tiers-mondisme. Des origines à l’islamisme radical, Akribeia, Saint-Genis-Laval, 2016, 475 p., 25 €. L’intitulé de ma recension s’inspire d’un autre sous-titre qui apparaît, non sur la page de couverture, mais plus discrètement sur la page de garde.

2 : Je ne suis pas « Français d’origine wallonne (p. 199) », mais Belge de souche partiellement flamande par ma grand-mère paternelle.

3 : Remarque d’Adolf Hitler faisant partie des Bormann Vermerke (recueillies par martin Bormann) éditées par Bernard Plouvier sous le titre Derniers libres-propos, Déterna, Paris, 2010. Le propos ici concerné date du 7 février 1945.

4 : Tous ces pays ont une façade atlantique (directe pour quatre d’entre eux, indirecte pour les Pays-Bas, via la Mer du Nord, sous-espace maritime de l’Océan).

5 : Voir la chanson (très belle au demeurant) de Léo Ferré :
« Un jour, je m’en irai très loin en Amérique
Donner des tonnes d’or aux nègres du coton.
Je serai le bateau pensant et prophétique
Et Bordeaux croulera sous mes vastes pontons. »

Le Bateau espagnol

Le navire revient d’Espagne, toujours avec une Madone attachée :
« En poupe, par le col, mais d’une autre couleur. »

6 : Philippe Moureaux a aussi été pendant 20 ans bourgmestre socialiste de Molenbeek, dont les quartiers centraux donnent l’exemple, à échelle réduite, d’un « grand remplacement ». Il déclare ne pas avoir vu venir la radicalisation musulmane, si ce n’est sur le tard, le jour où une femme voilée a refusé de lui serrer la main. Il faut aussi rappeler la désastreuse politique urbanistique qui a frappé tout l’Ouest bruxellois en prévision de l’Expo 58 et lors du creusement du métro (début des années 1970).

7 : Cf. Réfléchir et Agir, n° 53, été 2016, p. 26.

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mercredi, 25 mai 2016

Georges Rodenbach, l’anti-Zola

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Georges Rodenbach, l’anti-Zola

par Daniel COLOGNE

« Le père à tuer, c’est Zola. » Tel est, selon Daniel Grojnowski, le mot d’ordre de plusieurs écrivains dans les années 1890 : Huysmans, Gourmont, Barrès, Gide.

 

Dans l’épigraphe de Paludes, Gide appelle de ses vœux « l’Autre école » apte à sortir les romanciers de l’ornière du naturalisme.

 

Dans À Rebours, Huysmans se demande s’il est encore possible d’écrire un roman après les deux décennies envahissantes du cycle des Rougon-Macquart (1871 – 1893).

 

« Là où Zola a passé, il ne reste plus rien à faire », écrit-il. L’herbe de la bonne littérature ne lui semble plus pouvoir repousser après le fléau de la grande fresque aux personnages nombreux et récurrents, aux rebondissements multiples et aux descriptions hyper-réalistes jusqu’à l’obscénité.  Un Belge sort soudain d’un relatif anonymat pour publier un récit aussi bref que surprenant : Bruges-la-Morte (1891).

 

Georges Rodenbach naît à Tournai en 1855. Dès 1878, il séjourne en France. Mais cet habitant de Paris reste habité par la Flandre, par l’Escaut qui arrose sa ville natale, par Gand, cette autre cité scaldéenne où il a fait ses études.

 

Bruges.jpgAuteur de huit recueils poétiques d’inspiration parnassienne, Rodenbach est surtout connu pour ses romans dont le style est aux antipodes du réalisme et du naturalisme. Trois personnages, une intrigue simple, une temporalité romanesque concentrée en un semestre, de novembre à mai : tels sont les ingrédients de Bruges-la-Morte.

 

Le récit se déroule au rythme de la détérioration progressive du lien passionnel entre Hugues Viane, rentier délicat et cultivé, et la danseuse Jane Scott, dont l’étonnante ressemblance avec la défunte épouse du héros est à l’origine du coup de foudre initial.

 

Hugues tue finalement Jane le jour même de la Procession du Saint Sang, qui commémore annuellement le retour de croisade de Thierry d’Alsace, comte de Flandre, avec quelques gouttes du sang de Jésus crucifié. Le troisième personnage est la servante Barbe, incarnation de la bigoterie rurale flamande de l’époque.

 

Hugues est le produit d’un « milieu » et d’un « moment », selon les lois d’un déterminisme plus subtil que les atavismes scientifiquement démontrables de Zola. Dans son avertissement liminaire, Rodenbach évoque, en termes parfois proches de l’astrologie (« ascendant », « influence »), déterminisme qui fait la part belle à l’irrationnel.

 

Bruges imprègne le héros tout entier, non seulement par ses « hautes tours » dont l’ombre s’allonge sur un texte photographique illustré (procédé encore assez rare à l’époque), mais aussi par la nostalgie de son glorieux passé, de ses artistes qui « peignaient comme on prie » et de la légende susdite où d’aucuns voient l’occasion de substituer au vocable très conventionnel de « Venise du Nord », l’appellation ésotérique de « Cité du Graal ».

 

Loin de l’agitation frénétique des villes modernes, avec leurs halles, leurs bassins houillers et leurs gares enfumées par la vapeur des trains, Bruges-la-Morte propose un regard rétrospectif et mélancolique sur le monde pré-industriel où toutes les activités humaines s’ordonnaient en une hiérarchie organique en vue d’une finalité spirituelle.

 

Atteint d’une inflammation du côlon, Georges Rodenbach meurt le 25 décembre 1898, à la fin de l’année où Zola s’engage dans l’affaire Dreyfus.

 

Daniel Cologne


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mardi, 15 décembre 2015

L’œuvre d’Hergé: un parcours cyclique

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L’œuvre d’Hergé: un parcours cyclique

par Daniel COLOGNE

Scénariste de bande dessinée, déjà biographe d’Hergé dans la collection « Qui suis-je ? » des éditions Pardès, Francis Bergeron retrace à nouveau le parcours du créateur de Tintin dans un excellent ouvrage, Hergé, le voyageur immobile. Géopolitique et voyages de Tin, de son père Hergé, et de son confesseur l’abbé Wallez.

 

« Voyageur immobile », Hergé ne précède pas son héros dans les lieux où il l’envoie. Il se fonde sur une documentation parfois approximative. Par exemple, le Maroc du Crabe aux pinces d’or est fortement « algérianisé » (Louis Blin).

 

Hergé s’inspire de divers contextes géopolitiques : les tensions du Moyen-Orient (Tintin au pays de l’or noir), le conflit sino-japonais (Le Lotus bleu), l’Anschluss (Le Sceptre d’Ottokar), la guerre entre la Bolivie et le Paraguay rebaptisé San Theodoros et Nuevo Rico (L’Oreille cassée).

 

Parmi les 25 « prêtres, curés et moines » mentionnés par Francis Bergeron et gravitant dans l’entourage d’Hergé, l’abbé Norbert Wallez est le plus important. Ainsi sont justifiés le titre et le sous-titre d’un livre qui recueille ma totale adhésion dans le récit des phases ascendantes et descendantes du cycle créatif hergéen.

 

Georges Rémi naît à Bruxelles le 22 mai 1907. Dès l’âge de 15 ans, il publie ses premiers dessins dans des revues proches du scoutisme. Il fait ses études secondaires au Collège Saint-Boniface (banlieue Sud de Bruxelles). À l’époque, on désigne encore ce cycle d’enseignement par l’expression « les humanités ». Il prend très vite pour pseudonyme l’inversion phonétique de ses initiales. Il entre comme employé au quotidien Le Vingtième Siècle, que dirige l’abbé Wallez.

 

Le prêtre crée un supplément destiné à la jeunesse. Tintin apparaît en 1929 dans Le Petit Vingtième. Ses premières aventures l’entraînent « au pays des Soviets » et au Congo belge, colonie 80 fois plus étendue que sa métropole. Ce sont des albums commandés par l’abbé Wallez, anticommuniste virulent et chaud partisan de la présence belge en Afrique subsaharienne.

 

Le milieu d’où Hergé est issu cultive une vision où l’Occident catholique, l’Europe coloniale et la race blanche sont au centre du monde. Mais l’artiste s’émancipe peu à peu de cette tutelle et, dans Tintin en Amérique, il défend les Peaux-Rouges victimes des compagnies pétrolières.

 

Un des principaux mérites de Francis Bergeron est la mise en lumière des sources littéraires d’Hergé : en l’occurrence, l’indianiste Paul Coze.

 

Tintin s’embarque ensuite pour un périple à travers l’Égypte, l’Arabie, l’Inde et la Chine, à la façon d’un Albert Londres ou d’un Joseph Kessel, dans ces années 1930 qui constituent l’âge d’or de la profession de grand reporter.

 

Une autre inspiration d’Hergé, Henry de Montfreid, apparaît dans Les Cigales du Pharaon. Francis Bergeron rappelle opportunément l’influence d’un livre comme Les Secrets de la Mer Rouge sur l’imagination de plus en plus féconde d’Hergé.

 

L’auteur souligne aussi combien les intrigues demeurent peu structurées jusqu’au Lotus bleu, premier d’une série de chefs-d’œuvre. Le rôle de l’ami Tchang est bien connu et il convient plutôt d’épingler le magistère moins notoire du Père Neret, qui met Hergé en garde contre les idées fausses qui courent sur les Chinois.

 

Le scénario des albums suivants devient de plus en plus élaboré tandis que, dans L’Oreille cassée, Tintin rencontre l’ethnologue Ridgewell, qui a décidé de finir ses jours parmi les Arumbayas, tribu fétichiste perdue au fin fond de la jungle amazonienne.

 

Dans L’Étoile mystérieuse, Tintin entreprend une expédition polaire avec son nouvel ami le capitaine Haddock (rencontré dans Le Crabe aux pinces d’or) et une brochette de savants.

 

Ceux-ci ne composent qu’une infime partie de l’impressionnante quantité d’hommes de science que Tintin côtoie, qui pratiquent les disciplines les plus diverses et dont on peut regretter que Francis Bergeron ne les énumère pas dans l’une de ses intéressantes  annexes : Siclone, Fan Se Yang, Halambique, Ridgewell, Topolino, le brave professeur Tournesol et le méchant docteur Müller, les sept profanateurs du tombeau inca, Baxter et Wolff.

 

Sur ce dernier personnage, je m’autorise un désaccord avec l’auteur, mais je ne m’y attarde pas plus que sur l’erreur d’appellation du sosie sioniste de Tintin (Goldstein, et non Finkelstein, dans Tintin au pays de l’or noir).

 

Car ces points de détail sont dérisoires en comparaison du brio avec lequel Francis Bergeron nous amène à la période des « chefs-d’œuvre absolus » : les deux diptyques s’achevant par la découverte de deux trésors, celui de Rackham le Rouge et celui des Incas.

 

Vient ensuite pour Hergé le temps des épreuves : le ridicule harcèlement des épurateurs, la dépression nerveuse, la cure psychanalytique, les fissures de son couple, la rencontre d’une seconde épouse de 27 ans sa cadette et un sentiment de culpabilité, voire une obsession de la pureté perdue que d’aucuns décryptent dans Tintin au Tibet, « l’œuvre au blanc ».

 

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Les intrigues perdent de leur force. Benoît Peeters a beau avoir écrit un livre entier sur Les Bijoux de la Castafiore, force est d’admettre que le scénario est quasi inexistant. Au hasard d’une promenade, Tintin découvre un camp tzigane établi près du château de Moulinsart. Il se laisse bercer par les violons nostalgiques de ces nomades, qui ne sont pas « tous des voleurs », comme le prétendent stupidement les Dupondt. Hergé confirme que son itinéraire singulier est un plaidoyer pour une humanité plurielle. Tintin explore les diverses couches culturelles de l’Amérique précolombienne, se fait un excellent ami dans un émirat arabe, rend hommage à son adversaire japonais Mitsuhiroto qui préfère le suicide au déshonneur, laisse à toute une famille chinoise un souvenir gravé dans les cœurs « comme dans le cristal le plus pur ».

 

À partir de L’Affaire Tournesol, Hergé se laisse gagner par un désenchantement parallèle à un tarissement progressif de son inspiration. Tintin renvoie dos à dos les « bons » Syldaves d’autrefois et les « mauvais » Bordures de toujours, car les uns et les autres veulent s’approprier une invention du brave Tryphon à des fins guerrières. Il ne reconnaît plus son vieil ami Alcazar devenu, dans le très faible Tintin et les Picaros, aussi cupide que son sempiternel rival Tapioca.

 

Je suis moins indulgent que Francis Bergeron envers le diptyque lunaire de 1952 – 1953. Le rythme du récit et l’effort de « suspense » ne reposent que sur deux éléments : le chantage exercé sur Wolff (pour des dettes de jeu, et non pour un passé nazi) et l’intrusion d’un passager clandestin dans la fusée (Jorgen, alias Boris, malfaiteur récurrent déjà actif dans Le Sceptre d’Ottokar).

 

Mais je partage avec Francis Bergeron la perception des années 1943 – 1948 comme l’apogée du cycle créatif d’Hergé. L’artiste a 38 ans en 1945. Il est au milieu de son existence. Il mourra le 4 mars 1983. Le Secret de la Licorne et Le Trésor de Rackham le Rouge sont les onzième et douzième albums d’une œuvre qui en totalise 23.

 

Vainement cherché au large des Caraïbes, le trésor se trouve dans une mappemonde qui surmonte une statue de saint Jean. La découverte a lieu dans la crypte du château de Moulinsart. Loin de l’Église de Pierre chère à l’abbé Wallez, nous sommes aux portes de l’Église de Jean et de son ésotérisme qui évoquent plutôt certaines obédiences maçonniques.

 

Aux antipodes des préjugés catholiques, colonialistes et racistes de sa sphère d’origine, le message d’Hergé se résume en une scène d’anthologie extraite du Temple du Soleil.

 

Tintin vole au secours du petit Indien Zorrino brutalisé par d’odieux descendants des conquistadores. Huascar, grand prêtre inca, observe discrètement la scène. Il comprend que Tintin n’est pas un ennemi de sa race. Il lui donne un talisman protecteur avant de fomenter contre lui un attentat ferroviaire. La confrontation des cultures ne se fait pas sans violence, mais la fraternisation finale s’opère dans le climat chevaleresque du culte de la parole donnée. Le grand Inca fait cesser les souffrances des sept savants victimes de magie noire pour avoir violé la sépulture de Rascar Capac. De leur côté, Tintin, Haddock et Tournesol jurent de ne jamais dévoiler en Europe l’emplacement du Tempe du Soleil. Grâce soit rendue à Francis Bergeron de nous avoir fait revivre les aventures qui ont enchanté notre jeunesse.

 

Daniel Cologne

 

• Francis Bergeron, Hergé, le voyageur immobile. Géopolitique et voyages de Tin, de son père Hergé, et de son confesseur l’abbé Wallez, Atelier Fol’Fer (BP 20047, F – 28260 La Chaussée d’Ivry), 2015, 180 p., 16 € (+ 3,70 € de frais de port).


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mardi, 06 novembre 2012

L’anti-Modernité : une révolte contre-productive ?

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L’anti-Modernité : une révolte contre-productive ?

par Daniel COLOGNE

Je ne regrette pas les années passées dans la compagnie livresque de René Guénon et Julius Evola. L’un a concrétisé sa critique principielle de la modernité en « s’installant en Islam ». L’autre a mené, jusqu’à son décès survenu en 1974, un inlassable combat pour « orienter convenablement tous les révoltés contre le monde moderne » (Georges Feltin-Tracol).

À la fin de la décennie 1970, on commence à parler de « post-modernité », de « condition post-moderne » (Jean-François Lyotard), mais c’est plutôt une « hypermodernité » que d’aucuns diagnostiquent dans les événements de l’histoire la plus récente. On est donc en droit de se poser cette question : la position à contre-courant n’a-t-elle pas eu pour effet d’accentuer ledit courant ? L’anti-modernité serait-elle une révolte contre-productive ?

Ce sont les pays de la plus ancienne sagesse (l’Inde, la Chine) qui mettent aujourd’hui le plus d’acharnement à épouser la cadence infernale du productivisme occidental. « Enrichissez-vous rapidement » : ce mot d’ordre qui fait la synthèse de Guizot et de Marinetti est devenu la devise d’une terre où les sages d’autrefois faisaient équivaloir un million d’années de l’histoire humaine et un instant de la respiration divine. La volonté de puissance matérielle est désormais la seule raison de vivre de la pseudo-élite de milliardaires de cette Extrême-Asie où, il y a 2 500 ans, on cherchait « la Voie » en évitant de « tailler du bois à la place du Grand Charpentier ».

Loin d’offrir à l’Occident, via ses écoles soufies, un modèle de redressement spirituel, l’Islam des dernières décennies est traversé par des tendances qui le font apparaître comme une hideuse « machine à fabriquer de la haine » (Bernard-Henri Lévy) et qui constituent l’expression hypermoderne de la guérilla dont le nom même date de l’enlisement de Napoléon en Espagne (1808). Ce terrorisme aveugle, insoucieux des dégâts collatéraux parmi des milliers d’innocents, est une caricature de la « guerre sainte » (« grande » ou « petite »), une version meurtrière et dévoyée de la mors triumphalis qui promettait au guerrier de la Tradition une ascension paradisiaque dans les bras des Walkyries.

Moins par conviction profonde que par honnêteté intellectuelle, Guénon a examiné les potentialités de l’Église catholique romaine de restaurer spirituellement l’Occident. Dans le sillage de Georges Feltin-Tracol, il n’est pas interdit de penser qu’Evola voyait dans le catholicisme « une adaptation des vieux polythéismes européens ». Force nous est cependant d’admettre que les courants de « renouveau » qui traversent aujourd’hui l’Église vont dans le sens d’une protestantisation : contact direct de l’individu avec Dieu, charismes attribués sans discernement à des laïcs, influence de l’évangélisme nord-américain, sans parler des talibans bien spécifiques, tout aussi dangereux que ceux d’Asie Centrale, réchauffés en leur sein par des sectes manichéennes.

Notamment inspiré par Otto Weininger, Evola développe une Métaphysique du sexe tout en nuances, où la supériorité principielle du H sur le F s’accomode de la bisexualité concrète de tout être humain et de la subtile distinction entre sexe intérieur et sexe apparent. Bien que cet ouvrage ait été revendiqué comme livre de chevet par la célèbre chanteuse Dalida, les media véhiculent plus que jamais, depuis le début des années 2000, l’égalitarisme homme-femme façon Kate Millett et Simone de Beauvoir.

Dans ce domaine, les repères sont tellement brouillés qu’on a vu des chefs de file de partis identitaires mettre l’égalité des sexes au fronton de leur programme. Un ex-commissaire de police ainsi reconverti en suffragette s’est rangé aux côtés des amazones hystériques de la laïcité face aux prétendus périls du foulard et de la burqa. En Belgique et en France, Mesdames Antoinette Spaak et Élisabeth Badinter ont sommé les femmes musulmanes de se dévoiler pour mesurer avec leurs consœurs occidentales « éclairées » tout le chemin parcouru depuis Lucy pour la conquête des droits du « deuxième sexe ».

Nous voici à l’évocation du darwinisme, un des dogmes intouchables de la modernité. Sur ce point aussi, la critique guénonienne et évolienne a eu un effet paradoxal. Censée rebelle à toute vérité absolue, la modernité oppose depuis peu, à ceux qui persistent à se révolter contre elle, son dogmatisme de substitution, sa religion de rechange, ses « valeurs-fétiches » dont Georges Feltin-Tracol a pu écrire qu’elles exercent une « tyrannie morale », voire une « insupportable théocratie ».

Le progressisme est une de ces « valeurs-fétiches ». Encore convient-il d’écouter le sage conseil de Paul Virilio et de ne pas confondre le progrès et sa propagande. Ce n’est pas parce que les média présentent la Gay Pride comme une fête nationale qu’il faut tenir tous les homosexuels pour des exhibitionnistes. Sur les ondes et les écrans, les dépénalisations de l’avortement et de l’euthanasie apparaissent comme d’irréversibles « avancées ». Il ne faut cependant pas réagir comme si Simone Veil et Willy Peers avaient poussé toutes les femmes à se débarrasser de leurs enfants non désirés. Le progrès ne consiste pas à tuer un enfant dans le ventre de sa mère ou à abréger les souffrances d’un vieillard. Il ne réside que dans une édulcoration juridique somme toute banale. Qui oserait en effet traiter d’assassins le médecin qui accorde à son patient le droit de mourir dans la dignité ou la jeune femme qui refuse d’assumer les conséquences d’un moment d’égarement ?

C’est dans la mesure même où la critique anti-moderne s’en prend à « l’état de droit » comme à un bloc monolithique que la modernité impose son « processus d’indistinction » (Alain de Benoist) au bout duquel même les plus légitimes discriminations passent pour des injustices.

Dans l’une de ses livraisons de 2009, la revue Éléments met en garde contre le non-discernement des « articulations historiques contingentes », auxquelles il faut opposer les articulations idéologiques essentielles. L’État de  droit n’est pas indissociable du libéralisme. Le fait que l’embryon des « droits de l’homme » (l’habeas corpus) ait vu le jour en Angleterre au XVIIe siècle n’autorise nullement à penser le « droits-de-l’hommisme » échevelé des années 2000 comme la « super-structure » d’une « nouvelle classe » bourgeoise, dont les intérêts seraient par essence liés au monde anglo-saxon, à la thalassocratie, voire à « l’humanisme occidental » dénoncé d’une manière « sloganique » (Éric Louvier) dénuée de toute réflexion.

Sur la base de critères secondaires (couleur de la peau, appartenance ethno-religieuse, marginalisation sociale, comportement sexuel minoritaire), le principe de non-discrimination de l’État de droit peut parfaitement être respecté par un régime non moderne, dont la doctrine officielle serait le retour aux inégalités naturelles, aux hiérarchies transversales, aux « races de l’esprit ». Pour cette dernière grande idée, les évoliens militent depuis trois décennies pour constater que le discours dominant demeure l’égalitarisme réduisant les humains à ce qu’ils ont de plus ordinaire en commun (double sens du latin laicus), tandis que la révolte anti-moderne reste entachée de racisme, « ennemi gémellaire » de l’universalisme, selon une heureuse formule de Georges Feltin-Tracol. Tradition et modernité seraient-elles des « ennemis gémellaires » ? Posons-nous enfin cette bonne question, sans quoi notre lutte contre un Système doté d’une immense faculté de récupération risque de déboucher sur une « impasse intellectuelle majeure » (Rodolphe Badinand).

La « démonie de l’économie » (Evola) et « le règne de la quantité » (Guénon) nous a préservés de l’absurde tentation de réduire l’homme à sa capacité de travail social. Nous avons mobilisé les plus vieux mythes de l’humanité pour étayer notre vision du travail comme pénible par définition, issu d’une « chute » et d’un « péché originel » (perspective biblique), résultant de la sortie de « l’Âge d’Or » (point de vue des légendes païennes), mais toujours connoté par les idées de souffrance, de peine, voire de torture.

Les utopistes narratifs et programmatiques des temps modernes ont consolidé cette vision. Les récits de voyages nous ont emmenés, non vers des « pays de nulle part » (ou-topos), mais vers des lieux idéaux où l’on se sent bien (eu-topos) parce qu’on y travaille de moins en moins. Les premières doctrines socialistes inscrivaient la diminution du temps de travail dans le développement normal de l’histoire de la « race humaine aux destins d’or vouée » (Émile Verhaeren). En 1911, le gendre de Karl Marx publiait un Droit à la paresse, tandis que jouaient encore en culottes courtes des sociologues qui annonceraient, un demi-siècle plus tard, une « civilisation des loisirs », une « révolution silencieuse » où le progrès technique délivrerait l’humanité d’une large part de pénibilité du travail, une « ère nouvelle » où serait déchiré « le vieux cahier des charges », comme le chantait Nougaro en 1988 (Il faut tourner la page).

On nous dit aujourd’hui que, pour faire face à la crise et relancer la croissance, il faut travailler plus, tant au niveau de la prestation hebdomadaire qu’à l’échelle de la vie tout entière. Presque aussi absurde que le service militaire obligatoire, cette idée figure parmi celles que l’on peut critiquer tant du point de vue traditionnel que moderne. C’est vers ce type de critique qu’il faut braquer de nouveaux faisceaux de clarté, afin de dépasser le clivage dans lequel les pseudo-Lumières cherchent à nous enfermer, pour abandonner le stérile et obsolète antagonisme Tradition – Modernité.

J’ai cité Verhaeren et pour terminer, à travers un coup d’œil sur ses recueils Les Campagnes hallucinées et Les Villes tentaculaires, je vais suggérer aux générations futures de notre famille de pensée l’approfondissement de nos lettres et de nos arts européens, et tout particulièrement de notre patrimoine poétique, qui recèle peut-être de plus vives sources de lumière que les grandes œuvres théoriques du traditionalisme.

Certains poèmes de Verhaeren évoquent la Tradition et la Modernité par des images fortes davantage que par l’enchaînement parfois rébarbatif des concepts, et ce dans la féconde perspective d’une « synthèse des mondes » aux antipodes des lassantes antinomies toujours recommencées.

 

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Mais il faut d’abord faire justice d’un préjugé. Verhaeren n’est pas un chantre du modernisme. Certes, il est fasciné par les cheminées d’usines et les locomotives à vapeur, mais il reste sensible au charme des béguinages et des beffrois. Le rythme de la vie moderne lui inspire une esthétique nouvelle désarticulant la strophe en vers hétérométriques, mais il n’abandonne jamais complètement l’usage de l’alexandrin. Il est socialiste sans jamais oublier que la conquête des droits implique l’assomption de devoirs correspondants. Il perd la foi catholique en 1885, mais dix ans plus tard, il écrit encore :

« Et qu’importent les maux et les heures démentes,

Et les cuves de vice où la cité fermente,

Si quelque jour, du fond des brouillards et des voiles,

Surgit un nouveau Christ, en lumière sculpté,

Qui soulève vers lui l’humanité

Et la baptise au feu de nouvelles étoiles. »

Reflété par l’agglomération urbaine dévorant la campagne, l’affrontement de la Modernité et de la Tradition se poursuit dans l’enceinte même de la cité, où coexistent désormais les joyaux d’architecture passée et le réseau de plus en plus dense du chemin de fer, que le jeune Verhaeren a vu s’étendre dans la seconde moitié du XIXe siècle.

« Et les vitraux, peuplés de siècles rassemblés

Devant le Christ – avec leurs papes immobiles

Et leurs martyrs et leurs héros – semblent trembler

Au bruit d’un train lointain qui roule sur la ville. »

(Les cathédrales)

 

Lorsque Émile Verhaeren décède en 1916, à l’âge de 61 ans, dans un stupide accident ferroviaire en gare de Rouen, Julius Evola n’est encore qu’un artilleur perdu dans l’anonymat des tranchées et René Guénon n’a pour carte de visite que quelques années d’errance dans l’univers glauque de l’occultisme parisien. Mais les vers prophétiques du poète couvrent aujourd’hui de leur voix sonore les lourdes ratiocinations philosophiques sur le matérialisme devenu planétaire :

 

« Oh l’or, là-bas, comme des tours dans les nuages,

L’or étalé sur l’étagère des mirages,

Avec des millions de bras tendus vers lui,

Et des gestes et des appels, la nuit,

Et la prière unanime qui gronde,

De l’un à l’autre bout des horizons du monde ! »

(La Bourse).

 

Point n’était besoin de déclarer des « guerres en chaîne » (Raymond Aron) et de remplir les rayons des bibliothèques pour deviner que le capitalisme sortirait vainqueur de toutes les révolutions qui ont cherché à l’abattre.

 

L’or de Verhaeren n’est pas seulement l’objet de la quête frénétique du profit. C’est aussi le métal précieux qui symbolise le premier âge du monde bien avant qu’Evola et Guénon n’appellent Hésiode et Virgile à la rescousse pour en célébrer les bienfaits perdus.

 

L’Âge d’Or selon Verhaeren n’est pas une théocratie parfaite, une royauté sacrée, un système de castes que n’altère aucun dysfonctionnement. C’est une source de lumière décrite en termes d’esthète :

« Plus loin que la vertu ou le vice,

Par au delà du vrai, du faux, de l’équité,

Et plus haute que n’est la force et la justice,

Luit la beauté. »

 

(Les idées)

« Clef du cycle humain », la beauté est « large accord » et « totale harmonie ». Toujours dans le même texte, Verhaeren ajoute :

« Les temps sont datés d’elle et marchent glorieux

Dès que sa volonté leur est douce et amie. »

Nous verrons plus loin que le « cycle humain » s’ouvre sur la beauté et se clôt avec la sagesse, mais il arrive que le poète attende aussi la beauté dans le futur,

« Vers les temps clairs, illuminés de fêtes ,

[car]

Quiconque espère en elle est au delà de l’heure

Qui frappe aux cadrans noirs de sa demeure. »

 

Sous les auspices de la sagesse ou de la beauté, ou des deux à la fois, le « temps des Dieux » reviendra et redonnera vie au « cœur antique de la terre » qui « pourrit » dans

« La plaine et le pays sans fin

Où le soleil est blanc comme la faim. »

(Les Plaines).

Dans cette attente alternent des périodes d’assombrissement et des phases de renouveau : l’Égypte, la Grèce, Florence, Paris. Le décadentisme linéaire contre-productif est étranger à Verhaeren qui salue l’humanisme du Quattrocento comme une authentique renaissance et le classicisme français indépendamment de son articulation historique avec l’absolutisme et le centralisme du « Roi-Soleil ».

Étonnante est la place que réserve Verhaeren au Christianisme dans le mouvement général de l’histoire. Le Dieu unique des chrétiens apparaît comme l’ultime avatar du polythéisme. Évoquant les ostensoirs des cathédrales, le poète écrit :

« Ils conservent, ornés de feu,

Pour l’universelle amnistie,

Le baiser blanc du dernier Dieu,

Tombé sur terre en une hostie. »

Certaines strophes ont des accents nietzschéens :

« L’esprit de la campagne était l’esprit de Dieu;

Il eut peur de la recherche et des révoltes;

Il chut; et le voici qui meurt, sous les essieux

Et sous les chars en feu des nouvelles récoltes. »

Mais avant la « mort de Dieu », c’est l’éclipse de l’astre diurne qui hante le poète et ne laisse dans l’obscurité que la crainte de la mort.

« Et les grands bras des Christs funèbres,

Aux carrefours, dans les ténèbres,

Semblent grandir et tout à coup partir,

En cris de peur, vers le soleil perdu. »

Verhaeren semble préfacer ici le monothéisme solaire d’Hermann Wirth (1885 – 1981) et la vision d’une humanité conviée à enrichir le « progrès » (uniquement horizontal et matériel) par une Aufgang (ascension spirituelle, dimension verticale).

« Ô race humaine aux destins d’or vouée. »

Dieu et Satan sont présentés comme des « ennemis gémellaires ». Pour affermir la foi en l’un, l’autre sème la peur. Face aux mauvaises récoltes et à leurs granges ravagées par les intempéries, les paysans ne savent plus à qui adresser leurs prières, à l’Être Suprême qui devrait rayonner de miséricorde ou à son complice destructeur inavouable :

« Le Satan noir des champs brûlés

Et des fermiers ensorcelés

Qui font des croix de la main gauche. »

(Pèlerinage)

Devant les ambiguïtés des chrétiens d’aujourd’hui, Verhaeren récrirait sans doute ces vers qui dépeignent les croyants d’avant 1914 :

« Luttant avec des cris et des antinomies,

Au nom du Christ, le maître abominable ou doux,

Selon celui qui interprète ses paroles. »

(Les idées)

Le matérialisme est évidemment dénoncé comme un symptôme crépusculaire :

« Comme un torse de pierre et de métal debout

Le monument de l’or dans les ténèbres bout. »

La modernité ne coïncide pas pour autant avec l’agonie de la civilisation. Verhaeren place dans la recherche scientifique son espoir d’une définitive résurrection à l’horizon d’un avenir lointain.

« C’est la maison de la science au loin dardée,

Par à travers les faits jusqu’aux claires idées. »

(La Recherche).

La science est à la fois une accumulation de savoir et un trésor de sagesse. Aussi Verhaeren imagine-t-il « les derniers paradis » comme des campagnes à la paix retrouvée, « un monde enfin libéré de l’emprise des villes » et de leur voracité tentaculaire, des champs « délivrés de leur folie » et « affranchis de leurs présages », une terre nouvelle

« Où s’en viendront rêver, à l’aube et aux midis,

Avant de s’endormir dans les soirs clairs, les sages. »

(Vers le futur)

De ce rêve de poète qui unifie le meilleur de la Tradition et de la Modernité en une synthèse « s’élevant au ciel », il y a peut-être beaucoup plus à attendre que des constructions philosophiques, si brillantes soient-elles, qui les opposent en un conflit sans issue et nous entraînent dans une impasse en sous-sol majeur.

Daniel Cologne


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