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dimanche, 01 mai 2016

Culture de masse ou Ochlocratie ?

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Culture de masse ou Ochlocratie?

La culture de masse, appelée volontiers « culture populaire » par ses défenseurs, telle que nous la connaissons, a fini par incarner à peu près tout ce qu’il aurait pu survenir de pire dans une société. Outre le phénomène du consumérisme dû à la massification des désirs, et l’utilitarisme gouvernant jusqu’à l’art lui-même en transformant la Culture en vulgaire industrie soumise aux marchés, elle impacte généralement sur le comportement d’un peuple dans d’autres domaines, tout simplement en étant parvenu à l’aliéner lui-même en tant que collectif. L’idée d’homme-masse repose sur le constat que l’individu est contradictoire avec les impératifs de la société de consommation, les mécanismes propagandistes d’icelle cherchant dès lors à briser « l’individualité » pour massifier l’individu comme s’il devenait à son tour une « foule », avec ce que cela suppose de direction émotionnelle, irrationnelle, bref de démagogie au sens premier. Dès lors, l’on en vient à constater la même chose que Pasolini : le peuple n’existe plus, la masse l’a remplacé. Il n’y aurait donc plus de démos, mais quelque chose que l’on pourrait rapprocher de l’okhlos tel qu’on le trouve dans la typologie des régimes des Politiques d’Aristote, mais aussi dans La Vie Heureuse de Sénèque.

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Plus précisément, Aristote définit le régime des foules, l’ochlocratie, comme tel :

« Une autre espèce de démocratie, c’est celle où toutes les autres caractéristiques sont les mêmes, mais où c’est la masse qui est souveraine et non la loi. C’est le cas quand ce sont les décrets qui sont souverains et non la loi. Cela arrive par le fait des démagogues. Car dans les cités gouvernées démocratiquement selon la loi il ne naît pas de démagogue, mais ce sont les meilleurs des citoyens qui occupent la première place. Là où les lois ne dominent pas, alors apparaissent les démagogues ; le peuple, en effet, devient monarque, unité composée d’une multitude, car ce sont les gens de la multitude qui sont souverains, non pas chacun en particulier mais tous ensemble. De quel gouvernement parle Homère en disant que « le gouvernement de plusieurs n’est pas bon », de celui-ci ou de celui où beaucoup de gens exercent le pouvoir individuellement, cela n’est pas clair. Donc un tel peuple, comme il est monarque, parce qu’il n’est pas gouverné par une loi, il devient despotique, de sorte que les flatteurs sont à l’honneur, et un régime populaire de ce genre est l’analogue de la tyrannie parmi les monarchies. C’est pourquoi le caractère de ces deux régimes est le même, tous deux sont des despotes pour les meilleurs, les décrets de l’un sont comme les ordres de l’autre, et le démagogue et le courtisan sont identiques et analogues. Et ils ont chacun une influence prépondérante, les courtisans sur les tyrans, les démagogues sur les régimes populaires de ce genre. Ces démagogues sont causes que les décrets sont souverains et non les lois ; ils portent, en effet, tout devant le peuple, car ils n’arrivent à prendre de l’importance que du fait que le peuple est souverain en tout, et qu’eux sont souverains de l’opinion du peuple. Car la multitude les suit. »

Il est dès lors possible de transposer pareille définition dans le cadre de nos sociétés contemporaines. Si nous regardons les grandes tendances sociales de fond, telles qu’elles furent brillamment analysées successivement par Pasolini, puis Christopher Lasch, et Michéa, nous remarquons que malgré leurs horizons différents, tous finissent par dresser le même constat autour d’un dénominateur commun qu’est la toute-puissance de la culture de masse. Si Aristote oppose loi et décret, peuple et masse (démos et okhlos), on en revient au final au dualisme entre raison et passion, dont le consumérisme érigea cette dernière en hégémonie culturelle. Sénèque, célèbre précepteur de Néron, tient un constat très semblable, bien qu’il ne nomme jamais l’okhlos.

CARPE DIEM

La société n’est plus conduite par la raison, ni même par l’intérêt général, mais par l’affect. Aristote opposait en effet la Loi à la Masse, la loi étant considérée comme l’expression pure de la raison, tandis que la Masse a toujours été l’allégorie du caprice, des passions aussi éphémères que contradictoires. Le principe de la société de consommation, en massifiant les désirs par l’instauration d’un hédonisme de masse s’inscrit pleinement dans ce paradigme. Le consommateur doit agir par des pulsions qu’on lui instille dans son esprit propre, de sorte qu’il perd son individualité, et devient masse lui-même. L’individu est contradictoire avec les impératifs de la consommation.

C’est dans cette logique que nous avons accédé à une « société de l’immédiat », véritable incarnation du carpe diem poussé à son comble. Puisque tout est éphémère, que tout doit répondre à des besoins crées ex nihilo, mais momentanés, nous avons nivelé la Loi sur le sociétal au lieu du social, la raison sur la passion, le langage sur la communication. En clair, la terre ne fait plus que juger le pays des Elfes si cher à Chesterton, mais l’a nivelé à son image. Le carpe diem du consumérisme n’a ni mémoire ; sa seule tradition est l’hédonisme, et ce n’est qu’en arrachant l’individu de tout processus culturel et historique, de praxis en quelque sorte, qu’il parvient à le massifier. Plus personne ne lit, plus personne ne prend le temps de la contemplation. Le recul ne peut être autorisé dans une civilisation où nous ne cessons d’être bombardés d’informations, de spots publicitaires, qui nous fournissent tout ce que l’intellect devrait faire comme effort en ouvrant un bon roman, jusqu’à la réflexion elle-même qui nous est offerte par les médias de masse en nous dépossédant de notre souveraineté sur nos propres opinions. Car si « ces démagogues sont causes que les décrets sont souverains et non les lois », c’est parce qu’« ils portent, en effet, tout devant le peuple, car ils n’arrivent à prendre de l’importance que du fait que le peuple est souverain en tout, et qu’eux sont souverains de l’opinion du peuple. Car la multitude les suit », ou, comme le disait plus brièvement Sénèque : « nous périssons par l’exemple des autres. »

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Dès lors que ce qu’on appellerait aujourd’hui le star-system est consacré, le démagogue (du grec démos : « peuple » ; et agô : « conduire ») n’a plus qu’à exploiter les passions populaires pour accroître sa propre popularité, à l’opposé du populiste, sans cesse invectivé, puisque plus intéressé par la défense des intérêts du peuple. Ce tour de force culturel ayant fait du populisme la lie de la pensée politique, est l’une des clefs pour comprendre pourquoi le peuple se hait lui-même aujourd’hui. Incapable d’être souverain de ses propres opinions, il se jette dans les bras de celles dénonçant ses propres défenseurs. Bref, « le peuple se dresse contre la raison en défenseur de son propre mal », comme le note Sénèque. C’est pourquoi il se produit ce qui se produit dans les assemblées où ceux-là mêmes qui ont fait les magistrats s’étonnent que ce soient ceux-là qui aient été faits, lorsque l’inconstante faveur populaire a changé. Nous approuvons et condamnons les mêmes choses : c’est l’issue de tout jugement rendu par la majorité. »

Par incapacité ou confort intellectuel, il donne de même plus d’importance au démagogue parce que celui-ci, en renonçant à toute forme d’élitisme, s’imagine que la politique n’est qu’affaire de psychologie. Comme James Burnham l’avait si bien compris, le démagogue actuel a la conviction solide, dogmatique même, que l’action politique procède des mobiles de l’homme politique, de son être, de son avoir, de son intimité, voire de « l’homme de la rue ». En croyant niveler le politique à un micro-trottoir permanent, le démagogue ne fait qu’appliquer scrupuleusement les procédés de la communication et des médias de masse. Il ne s’adresse plus à des individus, encore moins à des intellects, mais à un ensemble compact, monolithique, aussi bien physiquement que spirituellement, soit l’oklhos. Toute la politique d’aujourd’hui n’est plus qu’une vaste application du Viol des foules par la propagande politique de Tchakhotine, ou les discours s’articulent autour des pulsions primaires des électorats ; combattive, nutritive, sexuelle et parentale ; qui s’incarnent en réalité dans le charisme, l’intérêt matériel et immédiat, ou encore la recherche de la norme et de la sécurité. Les politiciens sont devenus autant d’enseignes, de labels, dont les électeurs choisiraient les axes les plus conformes à leurs intérêts personnels, fondés sur l’affect, au détriment des intérêts collectifs et de la raison, comme l’on choisirait les mets d’un menu de restaurant, réalisant la critique nietzschéenne de la démocratie qui veut qu’elle serait un régime de la médiocrité ; permettant aux électeurs de réfléchir assez pour pouvoir voter, mais pas suffisamment pour voter intelligemment. L’utilitarisme momentané guide sempiternellement nos choix, puisqu’eux-mêmes conditionnés à nos désirs de l’instant. Cette manufacture du consentement triomphe du fait que l’on ne cherche plus à convaincre, mais à persuader, et que le seul consensus optimal ne peut être qu’obtenu que par le prisme des intérêts particuliers de chacun, quitte à explorer les confins de l’extrême contradiction pour cela. Ce qui permet d’être souverain de l’opinion des gens, c’est précisément le grand cortège de flatteries à l’endroit de chacun. Les classes sociales ne permettent plus la lutte culturelle, mais sont au contraire instrumentalisées pour répondre aux impératifs de la communication. « C’est pourquoi il se produit ce qui se produit dans les assemblées où ceux-là mêmes qui ont fait les magistrats s’étonnent que ce soient ceux-là qui aient été faits, lorsque l’inconstante faveur populaire a changé ». (Sénèque, De la Vie Heureuse)

HOMO FESTIVUS

festi0FpW7so+L.jpgÀ partir de là advient la société acculturée, hédoniste, massifiée, et donc ochlocratique ; l’homo festivus succède à l’homo sapiens sapiens. Le démos n’existe plus pour la simple et bonne raison que le peuple ne se reconnaît plus après la longue et savante aliénation de lui-même. Il doit faire corps avec les pulsions qu’on lui inculque, corps avec l’Entreprise qui ne voit en lui qu’un consommable comme n’importe quel autre dont elle nécessite les services à un instant T ; bref, il doit s’oublier dans les grands ensembles qu’on lui impose aussi bien comme cadre de vie maximaliste qu’intimiste. Quand le retour des lubies liées à la Patrie ou à la Culture resurgissent inopinément par la force majeure, elles sont immédiatement avilies ; on leur fait dire leur exact contraire, on fait passer le festivisme pour une résistance culturelle contre la barbarie avec tout l’art de nous faire prendre des vessies pour des lanternes en comptant sur le concours bienveillant de la manufacture du consentement, parce que justement « les flatteurs sont à l’honneur », toujours plus agréables aux oreilles des foules que ces donneurs de leçons ataviques venant d’un autre temps. La docilité de l’homme moderne face aux décrets des démagogues est précisément l’un des points centraux de l’ochlocratie. Sénèque disait de la vie heureuse ne peut se traduire par un quelconque vote majoritaire, tout simplement parce qu’« il n’en va pas si bien avec les affaires humaines que ce qui est  le meilleur plaise au plus grand nombre : une preuve du pire, c’est la foule ». La société de consommation en est l’application moderne parfaite, puisqu’elle ne tolère ni vie privée, ni intimité, ni pensée personnelle. Elle se donne dans le voyeurisme le plus grossier, mais aussi le plus violent, puisque ceux qui refusent de s’y soumettre sont aussitôt suspicieux aux yeux de la fatuité des masses. Le corps en est objectivisé, puisque devenu objet de consommation et de jouissance immédiate, dont les innombrables concours de beauté procèdent sans la moindre honte. Celui qui, par malheur, prend le temps de la contemplation et de l’épanouissement intellectuel et spirituel est aussitôt jugé « bizarre », déprécié, comme un fort au pays des faibles. Il s’attire le ressentiment de tous, parce qu’il leur rappelle leur propre médiocrité.

Seulement, Aristote entendait l’ochlocratie comme limitée au moins au gouvernement d’une cité. Si la société de consommation a permis sa concrétisation par la voie de la communication et son langage physico-mimique, et sa propagande hédoniste soigneusement entretenue par les médias, elle a aussi permis le déracinement des individus. Reniant leur passé, leur identité culturelle, leur modèle culturel même, l’okhlos d’aujourd’hui ne se contente plus d’être un régime des foules borné à une entité politico-juridique telle qu’un État, mais l’a largement transcendé. En faisant de la liberté une fin absolue, une véritable tautologie politique, sociale et sociétale qui ne sauraient s’embarrasser de la moindre obligation envers quoi que ce fût, l’oklhos d’aujourd’hui ne se reconnaît plus qu’à travers les entéléchies qui conviennent à son statut de déraciné. Ces réalités virtuelles, village mondial en tête, qui voudraient réaliser le rêve platonicien de la cité unique – qu’Aristote avait critiqué sévèrement dans ses Politiques – où tout et n’importe quoi seraient en commun, des biens aux hommes, des contrées aux cultures, sont le danger à long terme de l’ochlocratie. L’idée qu’une œcuménopole permettrait l’unicité parfaite de l’espèce humaine ne serait en fait que la fin de ce dont les déracinés se rêvent propriétaires. Réfutant les déterminismes, ils veulent pourtant s’approprier les aboutissants des processus socio-historiques qui leur hérissent les poils comme on achèterait une orange marocaine dans un supermarché norvégien. Le clan est l’égal de la nation, les droits des minorités de la République. Dépourvu d’identité, de culture propre, bref de ce qui caractérise le démos, cette acculturation paradigmatique achèverait la massification des individus, puisqu’il n’y aurait plus de peuple, mais qu’une seule et immense masse planétaire qui grouillerait un peu partout, changeant de culture au gré de ses envies du moment ; un temps italienne, un temps esquimau, selon la dernière émission vue à la télé ou l’endroit où elle passe ses vacances. Ce serait un monde désenchanté, dépourvu de la moindre authenticité, où le consumérisme triomphant serait enfin parvenu à nous faire consommer la Culture, comme il nous a appris à consommer la politique, le travail et les travailleurs, ou encore les sentiments.