samedi, 16 mars 2019
Sénèque et la mondialisation malheureuse
Sénèque et la mondialisation malheureuse
par Nicolas Bonnal
Ex: https://nicolasbonnal.wordpress.com
Le monde moderne n’est qu’un monde usé jusqu’à la corde, et qui se croit nouveau parce qu’il a tout oublié.
L’actualité de Sénèque est toujours extraordinaire, jusques et y compris dans le domaine de la médecine (lettre XCV, voyez ce qu’en dit De Maistre) ou de la géographie ; son théâtre ignoré fourmille aussi de traits de génie et c’est dans sa tragédie Médée que Sénèque médite les limites de la science, de la navigation…et de la mondialisation, deux mille ans avant les rédacteurs fatigués de Zerohedge.com…
On écoute l’universitaire Jean-Noël Michaud sur ce monologue du chœur de Médée :
« Les vers 374-379 sont célèbres car on y a vu l’annonce de la découverte du Nouveau Monde. Et en fait on a eu raison : depuis que la science grecque et les savants d’Alexandrie ont établi que la terre était ronde et que le monde connu des Grecs et des Romains ne représentait tout au plus qu’un quart de la surface terrestre, l’Océan a cessé, dans la pensée des savants, d’être uinculum rerum, on a supposé qu’au-delà de l’Océan, comme au sud de l’équateur, il y avait d’autres terres, nouos orbes. »
Michaud ajoute :
« L’Amérique existait donc, dans la pensée des astronomes et des gens cultivés qui connaissaient leurs travaux, 1500 ans avant qu’on ne la découvre. »
Ce monde techniquement et géographiquement maîtrisé est spirituellement rétréci. Michaud :
« Naviguer n’est plus une entreprise héroïque qui requiert l’aide des dieux et un équipage de princes, n’importe qui peut sillonner la mer, sans l’aide d’un vaisseau magique. On construit des villes partout, l’univers s’ouvre à toutes les routes, on voit des Perses au bord de l’Elbe et des Indiens au bord de l’Araxe. La terre est le village planétaire de nos modernes internautes. Comme il nous est difficile aujourd’hui de ne pas donner à ces vers un sens positif, puisque même les adversaires de la mondialisation nous expliquent qu’en réalité ils sont pour ! »
Car l’empire romain est une mondialisation, est une matrice très consciente :
« Ce que disent ces vers, c’est bien ce que l’empire est en train de réaliser à l’échelle de l’orbis Romanus : assurer la permanence des relations maritimes, civiliser des régions sauvages en y établissant des villes, envoyer sur le Rhin des auxiliaires syriens et sur l’Euphrate des Espagnols. »
Et c’est la fin de la poésie dans le monde (je sais, on va nous traiter de ringards, de retardataires…) :
« Les Argonautes ont fait tomber la première barrière et ce premier écroulement a provoqué de proche en proche la chute de toutes les barrières qui séparaient les peuples les uns des autres, le monde civilisé du monde barbare, le cosmos de tous les au-delà, merveilleux ou épouvantables. »
Très belle envolée de l’universitaire sur le vieillissement du monde (si visible aujourd’hui mais pensez au grand remplacement de la démographie romaine…) :
« Peut-être Sénèque se souvient-il de la version hésiodique de la fin des temps : quand aux derniers temps de la cinquième race, la race de fer, tout sera vieux, les enfants viendront au monde avec des tempes blanches. On a l’impression que le chœur annonce aussi que le cosmos finira par s’éteindre dans la sénilité. »
La quête de la toison d’or précipite la fin d’un monde qui sera vieux et médiocre :
« En allant la chercher dans un espace où l’homme n’a pas sa place, Jason a libéré dans le monde des hommes les forces déchaînées d’un monde qu’un dieu ne domine plus. Le choeur Audax nimium donne à Médée sa dimension cosmique mais la réalisation de sa vengeance marquera aussi l’épuisement du cosmos et la fin du tragique. »
Un peu de Sénèque maintenant, inspiré auteur de théâtre :
« Il fut hardi, le premier navigateur qui osa fendre les flots perfides sur un fragile vaisseau, et laisser derrière lui sa terre natale, confier sa vie au souffle capricieux des vents, et poursuivre sur les mers sa course aventureuse, n’ayant pour barrière entre la vie et la mort que l’épaisseur d’un bois mince et léger ! On ne connaissait point alors le cours des astres, et l’on ne savait point encore se régler sur la position des étoiles qui brillent dans l’espace. »
Comme Hésiode, Rousseau ou Kierkegaard, Sénèque célèbre l’innocence ignorante de nos pères :
« Nos pères vivaient dans des siècles d’innocence et de pureté. Chacun alors demeurait tranquille sur le rivage qui l’avait vu naître, et vieillissait sur la terre de ses aïeux, riche de peu, ne connaissant de trésors que ceux du pays natal. »
Ensuite le vaisseau de Thessalie met fin aux enchantements des origines (les lucifériens bien sûr préfèreront ce qu’ils croient un progrès) ; et il y a un prix à payer (le réchauffement climatique ?) :
« Le vaisseau de Thessalie rapprocha les mondes que la nature avait sagement séparés, soumit la mer au mouvement des raines, et joignit à nos misères les périls d’un élément étranger. Ce malheureux navire paya chèrement son audace par cette longue suite de dangers qu’il lui fallut courir, entre les deux montagnes qui ferment rentrée de l’Euxin, et qui se heurtaient l’une contre l’autre, avec le retentissement de la foudre, tandis que la mer, prise lançait jusqu’aux nues ses vagues écumantes. »
Le prix à payer ? Sénèque en parle tel quel – c’est la fin des limites (mais dans un monde devenu petit, cela sonne comme une cour de prison abandonnée pour prisonniers…) :
« Quel fut le prix de ce hardi voyage ? Une toison d’or, et Médée plus cruelle que les flots mêmes, digne récompense des premiers navigateurs. Maintenant la mer est soumise, et se courbe sous nos lois : plus n’est besoin d’un navire construit par Minerve, et monté par des rois ; la moindre barque peut s’aventurer sur les flots : les bornes antiques sont renversées, et les peuples vont bâtir les villes sur des terres nouvelles. »
Les derniers vers sont fantastiques :
« Le monde est ouvert en tout sens, et rien plus n’est à sa place…L’Indien boit l’eau glacée de l’Araxe, le Perse boit celle de l’Elbe et du Rhin. Un temps viendra, dans le cours des siècles, où l’Océan élargira la ceinture du globe, pour découvrir à l’homme une terre immense et inconnue ; la mer nous révélera de nouveaux mondes, et Thulé ne sera plus la borne de l’univers. »
Sources
Sénèque, Médée Traduit par Eugène Greslou, 1834
Jean-Noël Michaud Le chœur Audax nimium (Sénèque, Médée, 301-379) (Persée, via latina)
16:04 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, sénèque, mondialisation, culture grecque, hellénisme, philologie classique, humanités gréco-romaines, nicolas bonnal | | del.icio.us | | Digg | Facebook