lundi, 11 décembre 2023
L'Europe, une économie sans âme et sans culture
L'Europe, une économie sans âme et sans culture
Gennaro Malgieri
Source: https://electomagazine.it/europa-uneconomia-senza-anima-e-senza-cultura/#google_vignette
Le vide qui caractérise la discussion sur le destin de l'Europe nous invite à reprendre en main des livres "intemporels", heureusement réédités par des maisons d'édition aussi pertinentes que raffinées. Rien de tel, en ces temps d'asphyxie politique plus que climatique, que de se "plonger" dans les pages de La Genèse de l'Europe de Christopher Dawson, l'un des plus grands historiens anglais du XXe siècle, méritoirement réédité par Lindau (pp. 409, euro 34.00), où l'introduction à l'histoire de l'unité européenne du IVe au XIe siècle - véritablement cruciale dans la construction de l'identité continentale - est considérée à juste titre comme un âge de renaissance, puisque l'intégration complexe entre l'Empire romain et l'Église catholique, la tradition classique et les sociétés essentiellement "barbares" mais soumises à la romanité a favorisé la naissance d'une civilisation vivante, comme l'a magistralement décrit Gioacchino Volpe dans ses études sur le Moyen Âge et les débuts de la nation italienne, une partie de la nation européenne qui a existé malgré tout comme un esprit d'entreprise dans la construction d'un édifice sur des ruines qui n'ont pas été enlevées, mais revitalisées grâce aussi au monachisme en tant que générateur de foi et de culture.
Christopher Dawson et Gioacchino Volpe, deux historiens à redécouvrir.
On peut discuter de la politique de Dawson, suscitée par des contingences qu'il convient d'historiciser, mais on ne peut manquer de discerner dans son analyse la recherche des fondements unitaires des nations elles-mêmes dans le cadre d'une Europe qui vivait au sein d'un "empire intérieur" qui attend toujours d'être ravivé. Ce même "empire" qui a suggéré à Paul Valéry les pages denses et passionnantes sur l'Europe disséminées dans les nombreux ouvrages consacrés au thème de la décadence de notre civilisation. Le désarroi est tel qu'une immersion dans la sagesse du grand poète et philosophe français est presque thérapeutique : "Nos civilisations savent maintenant qu'elles sont mortelles", lisais-je il y a quelques jours dans son célèbre Cahiers. Malheureusement, ceux qui ont la capacité de voir venir la tempête s'en remettent à des sourciers politiques qui, à l'aide de bâtons improbables, indiquent des atterrissages qui devraient être sûrs. Mais qu'est-ce qui est sûr quand le "travail de l'esprit", pour reprendre les mots de Valéry, ne produit plus rien pour façonner une civilisation qui se désagrège ?
Devant les Cahiers fermés, j'ouvre un autre recueil d'informations précieuses sur notre avenir, formulées à la veille de la première grande guerre civile européenne par un jeune Valéry dont la vie intense (1871-1945) lui a permis de recueillir les fruits de ses diagnostics pour conclure qu'il avait raisonné sur l'esprit européen en formulant des pronostics que personne ne semble vouloir prendre en compte aujourd'hui. Voici donc In morte di una civiltà (Aragno editore) qui comprend le scintillant essai en deux parties - issu de deux lettres publiées dans la revue londonienne Athenaeum en 1919 - La crisi dello spirito et d'autres écrits "quasi-politiques" où l'on puise des méditations non superficielles sur l'identité d'être européen et sur ce que signifie cette attitude de "conquête" de soi, d'abord, et ensuite projeter "prométhéennement" les résultats d'une éducation - je ne sais pas si elle est "humaine, trop humaine" ou même "divine" - qui a donné un sens au monde, sans jactance et sans exagérations rhétoriques.
Et "la crise de civilisation" nous introduit dans une considération du Vieux Continent qui ne peut certainement pas être optimiste aujourd'hui, comme Massimo Carloni, éditeur du volume, nous le fait comprendre en réfléchissant sur le "drame de l'esprit" en conclusion de l'essai composite de Valéry. Il écrit : "L'Europe née avortée des cendres de la Seconde Guerre mondiale, dans ses diverses métamorphoses comme l'Europe du charbon et de l'acier, de l'énergie atomique, de la Communauté économique, puis de la Banque centrale et de la finance, est une parodie décourageante, un simulacre bureaucratique du rêve de Valéry. L'homo europaeus, synthèse de liberté et de rigueur, d'imagination et d'intelligence, dont la Grèce a fourni le modèle parfait et Léonard la célèbre représentation, est aujourd'hui misérablement réduit à l'effigie d'une pièce de monnaie. Tandis que la Méditerranée, de creuset et de carrefour des civilisations, est devenue un lugubre cimetière marin jonchés de tombes... Ces signes décourageants suffisent à mesurer la distance abyssale qui nous sépare des origines de l'esprit européen que nous avons misérablement trahi.
Valéry l'avait-il prévu ? Je le crois. Pour conclure qu'"une économie n'est pas une société", il présupposait qu'elle devait avoir, pour ne pas risquer de périr rapidement, une culture, la conscience d'une histoire, une vision du monde et de la vie. Et au fond de lui, il espère que l'Europe redeviendra ce qu'elle a été par son esprit. "Tous les peuples qui ont débarqué sur ses rivages l'ont fait leur ; ils ont échangé des biens et des coups ; ils ont fondé des ports et des colonies où, non seulement les objets du commerce, mais les croyances, les langues, les coutumes, les acquisitions techniques, étaient des éléments de l'échange. Avant même que l'Europe actuelle ne prenne la forme que nous lui connaissons, la Méditerranée, dans son bassin oriental, avait vu naître une sorte de "proto-Europe". Et c'est là que l'Europe s'arrête aujourd'hui ? Où est-elle née du mythe, de la mer, de l'amour d'un dieu et des similitudes de peuples qui se reconnaissaient originaires d'un monde ancestral que nous aurions appelé indo-européen ? Nous ne pouvons pas y renoncer. L'heure n'est pas aux funérailles, mais aux renaissances. En y croyant, bien sûr.
Valéry écrit : "Notre Europe, qui n'était au départ qu'un marché méditerranéen, devient ainsi une immense usine ; usine au sens propre, machine à transformations, mais aussi usine intellectuelle sans équivalent. Cette usine intellectuelle reçoit de partout toutes les choses spirituelles ; elle les distribue à ses innombrables organes. Les uns saisissent les nouveautés avec espoir, avec avidité, en exagérant leur valeur ; les autres résistent, opposant à l'invasion des nouveautés la splendeur et la solidité des richesses déjà établies. Entre l'acquisition et la conservation, il faut sans cesse rétablir un équilibre mouvant, mais le sens critique s'attaque à l'une ou l'autre tendance, méconnaît les idées possédées et valorisées ; il teste et discute sans pitié les tendances de cet "ajustement" toujours en cours. Est-ce là le destin de l'Europe, oublieuse de l'équilibre raisonnable qui l'a amenée à être le sel de la terre ?
L'Europe, en somme, s'autodétruit. Du passé, on ne sait que faire. De l'avenir, on n'a pas la moindre perception. C'est comme si les Européens s'étaient construit une prison qui les oblige en quelque sorte à regarder à travers les barreaux ce qui se passe autour d'eux, le temps et l'espace s'amenuisant. Ils deviennent insignifiants, tandis que le monde construit par ceux qui les ont précédés devient babélique, en proie à des intérêts voraces, objet des appétits de nouveaux colonisateurs appartenant à d'autres univers culturels et anthropologiques. Comme par le passé, la civilisation européenne est elle aussi destinée à disparaître de la manière la plus lente et la plus sanglante : en renonçant à son existence, à sa capacité de se reproduire par des naissances, en abdiquant le rôle qu'elle devrait humainement conserver. Dans les années 1920, le livre d'un spécialiste des civilisations et de la décadence, Richard Korherr : Régression des naissances, mort des peuples, a fait sensation en Allemagne et en Italie. Korherr y montrait, en appliquant la méthode comparative, comment et dans quelle mesure la stérilité intentionnelle et programmée, motivée par l'égoïsme et par l'habitude de satisfaire des besoins immédiats fictifs, a fait tomber dans l'abîme des cultures qui avaient dominé de vastes régions de la planète et contribué à la formation de la civilisation euro-méditerranéenne.
Aujourd'hui, dans l'indifférence des peuples et de leurs classes dirigeantes, la même chose est en train de se produire, et il n'est donc pas abusif ou alarmiste d'affirmer que la désintégration de l'Europe est liée à deux facteurs principaux : le taux de natalité et la crise d'identité. Le premier et la seconde sont étroitement liés et donnent une idée du déclin sur lequel se trouvent les analystes capables de discerner entre les plis du malaise européen ce que sera l'avenir d'un continent qui, année après année, semble prendre les connotations d'une lande désolée dans laquelle peu de chercheurs tentent de s'accrocher à une certaine idée de l'Europe qui séduise, sans grand espoir, il faut bien le dire, surtout pour les jeunes générations dont l'indifférence manifeste à l'égard de leur avenir dans un contexte géopolitique et culturel en pleine mutation est le symptôme le plus douloureux d'un déclin inéluctable.
Parmi les observateurs les plus attentifs de la mutation européenne depuis quelque temps, on trouve Giulio Meotti, dont le livre au titre évocateur Notre-Dame brucia. L'autodistruzione dell'Europa (Giubilei Regnani editori, préface de Richard Millet), s'intéresse aux raisons d'une catastrophe annoncée depuis longtemps et devant laquelle la culture européenne, la politique étatique et la parodie de l'Union ont gardé les yeux fermés.
L'incendie qui a détruit une grande partie de la cathédrale française est une métaphore, pour Meotti, de la fin de l'Europe. On a l'impression que Notre-Dame brûle vraiment : "Le problème, observe Meotti, ne sera pas maintenant de reconstruire Notre-Dame, mais l'identité que représentait cette église". Devant la cathédrale en feu, nous pleurons l'image d'une civilisation brisée. "La déliquescence de l'Europe". C'est la conscience de l'Europe - et, si l'on veut, de l'Europe chrétienne - qui a brûlé à Paris. Et elle brûle encore, pour ceux qui savent voir la tragédie qu'elle a emblématiquement mise en lumière en nous parlant d'un monde qui n'a plus de raison d'être, dominé par des dévalorisations que la technologie exalte sans les freiner. Et surtout, elle démolit les fondements d'une civilisation. En un mot : l'Europe est malade du relativisme culturel. Le prix en est devenu douloureusement quantifiable, au point que la décomposition progressive des États-nations occidentaux est désormais possible", écrit Mme Meotti. Le multiculturalisme - construit sur fond de décadence démographique, de déchristianisation massive et de répudiation culturelle - n'est rien d'autre qu'une phase transitoire qui risque de conduire à la fragmentation de l'Occident. Avec l'effondrement de l'Église catholique et l'abandon des bergers, la "trahison des clercs", la destruction de la famille naturelle, la fin des idéologies et un politiquement correct qui fait tabula rasa de toute référence culturelle restante, la vague de populisme en Occident n'a été qu'une réaction à ce "choc civilisationnel".
Dans quelle mesure le populisme affecte-t-il l'espoir d'un retournement ? Je ne pense pas. Au contraire, d'après ce que nous comprenons, il semble vouloir exacerber le problème. Il n'a pas de recettes à opposer à la crise, pas d'horizons à montrer, pas de visions à proposer. C'est un cri. Il n'est donc pas suffisant.
20:13 Publié dans Actualité, Affaires européennes, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : europe, affaires européennes, déclin européen, chistopher dawson, gioacchino volpe, paul valéry, giulio meotti, philosophie, philosophie de l'histoire | | del.icio.us | | Digg | Facebook