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lundi, 14 décembre 2020

Le chemin de la montagne : la mystique alpine de Francesco Tomatis

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Le chemin de la montagne: la mystique alpine de Francesco Tomatis

Giovanni Sessa

Ex : https://www.ereticamente.net

Dans le monde de la marchandisation universelle, chaque aspect de la réalité est réduit à la dimension de pure « chose » (est choséifié). Même la nature, réduite à une simple res extensa par le calcul, est vécue seulement dans la catégorie de l'utilité et se voit réduite, selon la leçon de Rosario Assunto, à la dimension inanimée du « vert équipé ». Dans cette réduction de l'espace à une quantité homogène, toute différence environnementale semble avoir disparu. Les montagnes elles-mêmes, qui, pendant des millénaires, ont été considérées comme sacrées, ont été réduites à un simple site de consommation par l'industrie touristique.

41c-D03APKL._AC_SY400_.jpgQuelques penseurs isolés contestent cette réduction. Parmi eux, en Italie, Francesco Tomatis, spécialiste de la philosophie de Schelling, s'est distingué avec son livre monumental, La via della montagna (Le chemin de la montagne), aujourd'hui en librairie chez Bompiani Editore, qui reprend une conception mystique de la pratique de l'alpinisme (686 pages, € 20,00). Selon Tomatis : "Grâce à la concentration en montagne des éléments de vie [...] ; ils sont utilisables [...] pour la régénération cyclique mais aussi innovante et évolutive de tout être vivant" (p. 9). Aller à la montagne ouvre à la connaissance, à condition toutefois de laisser dans la vallée des instances purement subjectivistes et volontaristes : "Personne ne peut ouvrir la voie de la montagne. Elle s'ouvre plutôt à nous" (p. 9), c’est-à-dire à ceux qui l'abordent avec humilité et audace, motivés par la recherche de l'original, dans la conscience de la mortalité constitutive de chaque entité. Celui qui marche sur les sentiers ou grimpe sur les parois verticales, s'il est animé par de telles intentions, peut vivre : "une conversion à la richesse foisonnante du monde de la montagne [...], une descente sur le versant ensoleillé [...], révolutionnaire et archétypale pour tout être vivant, précisément parce que le re-cordo de l'ascension extatique, perpétuellement vivant dans son vertige, dessine un simple "ça", bien réel et vide" (p. 10). La rencontre avec la multiplicité vivante de la montagne, révèle une connaissance qui dit la présence de la souveraineté dans chaque entité, en effet elle découvre dans la présence, au sens émirati, la seule façon de se donner au "supervectorat" (p. 10). C'est l'acquisition spontanée d'une vision verticale, qui transforme sans violence celui qui en est le porteur, le rendant ainsi en phase avec la métamorphose cyclique et toujours égale mais différente (semblable à ce qu’en disait Klages) de toute chose.

unnamedrdma.jpgLa pratique de l'alpinisme se traduit, comme l'a rappelé René Daumal dans son Mont Analogue, en termes poétiques : un savoir qui s'applique dans une action, comme dans l'art entendu au sens traditionnel. Tomatis y explique, verum et factum convertuntur, réalisant la coïncidence entre l'ascension et la descente. La recherche spontanée de la divinité se manifeste dans la marche en montagne, elle donne lieu à une connaissance naïve, non achevée sur elle-même, se référant à autre chose, à l' « ultériorité hyperbolique » qui regarde à la verticale, exposée à la hauteur. Le livre se développe en deux parties, une partie ascendante et une partie descendante. L'itinéraire proposé semble structuré sur la voie épistrophique et hypostatique du néoplatonisme, car la "source nivelée" que l'on atteint verticalement est la même que celle qui, au retour, innerve, par sa présence, la vie multiforme de la montagne. L'ascension et la descente se développent autour de la montagne, symboliquement comprise comme axis mundi, suspendue entre la limite mortelle et la dimension verticale à laquelle nous tendons.

La révolution mystique alpine n'implique pas seulement l'alpiniste, mais au fil du temps, elle a eu des répercussions sur la vie alpine. Pour faire participer le lecteur à ce vécu "poétique" spécifique du monde, Tomatis rappelle les positions d'auteurs tels que Caveri, Bartaletti, Zanzi et d'autres, s'attardant notamment sur la civilisation occitane qui : "a permis, grâce à son langage et à son artisanat raffiné, à l'écoute de la transcendance de Dieu dans chaque petit aspect naturel [...] de redécouvrir la nature paradigmatique de l'homme alpin face à la mortalité quotidienne [...] en encourageant l'épanouissement lent et vif de la vie" (p. 12).

Tomatis décrit l'ascension par la voix d'alpinistes, de poètes et de scientifiques qui sont arrivés dans une cordée invisible jusqu'à la falaise du sommet où : "tout devient lumineux, brillant et éblouissant en même temps" (p. 13) et on rencontre le néant du sommet qui bientôt, sur le chemin du retour, sera transformé en un essaim vital. C'est à ce point du mouvement de la montagne que l'auteur présente les expériences de vie de Thoreau, De Luca et Roberto Einaudi, témoins "d'une méthode spirituelle capable de s'enraciner dans les terres les plus élevées, comme celles des bois et des montagnes" (p. 13).

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De telles expériences conduisent à la rencontre avec l'être montagneux, magistralement témoigné (entre autres) par Heidegger et Pareyson et par l'alpinisme ouvert au mystère de Bonatti et Messner. Ce dernier nous dit : "par la voie [...] de l'alpinisme extrême mais en style alpin, le long duquel il a touché les limites de la vie [...] il a expérimenté et élaboré une "philosophie du renoncement"" (pp. 525-526). L'auteur présente et discute, en outre, quelques expressions artistiques qui permettent, comme avec les photos de Pellegrino, de se rapprocher de l'âme des habitants des villages alpins. La conclusion, dans ce volume, nous semble la plus pertinente, représentant son cœur vital. Ici, la différence entre la philosophie ascétique et unidirectionnelle de la montagne chez Evola et sa position alpino-mystique est abordée.

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Tomatis reconnaît que la vision d'Evola était "une contribution extraordinaire à la compréhension de la dimension, à la fois spirituelle et physique, de la montagne" (p. 603), qui manquait à une vision claire de la coincidentia oppositorum alpino-mystique. Cela a conduit Evola à réduire l'expérience de la montagne à une ascension unilatérale, excluant la dimension du retour, de la descente. Tomatis attribue ce choix à la prééminence dans l'univers théorique evolien de la leçon subjectiviste fichtéenne. Cette explication nous semble peu convaincante : seul Evola dans ses travaux spéculatifs avait parfaitement compris, grâce à la réflexion consignée dans les pages consacrées à Schelling, que la liberté et la nécessité sont com-possibles, tout comme la montée et la descente. De plus, souligne Tomatis, l'interprétation du taoïsme qu’a élaborée Evola en 1959, montre un net dépassement des hypothèses subjectivistes. En tout cas, ce qui distingue les deux philosophies de la montagne est que la voie d'Evola est : "directement intuitive et réalisable", celle de Tomatis est : "vide et prédisposée à l'acceptation d'une grâce ou d'un événement aussi imprévisible, non possible, plus éloigné" (p. 606).

La première est la voie ascétique, la seconde la voie mystique : ce sont là les expressions de différentes équations personnelles. La voie mystique, à l'époque contemporaine, a trouvé un interprète en Mauro Corona, dont les mains : "savent embrasser la montagne, tester la roche [...] avec un souci tissé d’intelligence, respectueux de l'aura mystérieuse qui enveloppe encore plus sa nature" (p. 607).

C'est un livre stimulant que celui de Tomatis, très riche en informations, fabuleux du point de vue de la narration. L'auteur conduit, en tant que guide expert, le lecteur sur les chemins du "Royaume perdu" de la montagne.

Giovanni Sessa.