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dimanche, 04 mars 2007

Entretien avec J. Freund

Entretien avec Julien Freund

propos recueillis par X. Cheneseau

(revue Vouloir n°61/62, fév. 1990)

L'Europe est en décadence, malgré ses réussites technologiques, parce qu'elle ne croit plus en ses propres valeurs. Surmontera-t-elle cette crise ? Reviendra-t-elle à des valeurs traditionnelles ou en créera-t-elle de nouvelles ? Conservera-t-elle son identité ou l'abdiquera-t-elle face à un mondialisme triomphant ? Telles sont les questions fondamentales qui se posent aux peuples européens et auxquelles répond l'éminent sociologue Julien Freund.

I - Ancien directeur de l'UER des sciences sociales de l'université de Strasbourg, vous êtes l'auteur, entre autre, du fameux Qu'est-ce que la politique ? Ne pensez-vous pas que parmi les causes intellectuelles et spirituelles de la décadence européenne, vient en 1er lieu le pluralisme des valeurs ?

Par sa nature même, la valeur implique la pluralité. Là où il n'y aurait qu'une seule valeur, il n'y aurait pas de valeur du tout, faute de toute comparaison possible, fondement de toute évaluation. Une chose vaut plus qu'une autre, ou bien moins, ou bien elle lui est équivalente. Autrement dit, les valeurs sont distribuées sur une échelle, suivant qu'elles sont supérieures ou inférieures à d'autres ou encore équivalentes. Or le rapport de supériorité à infériorité s'appelle hiérarchie. Quiconque utilise la notion de valeur suppose une hiérarchie au moins implicite. L'égalitarisme moderne est un singulier qui exclut les valeurs, puisqu'elles sont au pluriel. En ce sens, l'égalité n'est une valeur qu'à côté d'autres comme la liberté, la charité, le bonheur, la vertu, la médiocrité ou la méchanceté.

La pluralité n'est cependant pas la même chose que le pluralisme, pas plus que la socialité n'est le socialisme ou la totalité le totalitarisme. Le pluralisme actuel des valeurs proclame que toutes les valeurs se valent et comme tel, il constitue une désagrégation de la valeur par désagrégation de tout hiérarchie. Dans ce cas, à la limite, l'innocence ne vaut pas plus que la faute, la droiture pas plus que l'hypocrisie. Évidemment, il n'y a plus de raison dans ce cas de préférer un député honnête à un député malhonnête, un enseignant conscient de sa tâche à un paresseux. Ce pluralisme des valeurs est incontestablement une des raisons de la décadence spirituelle de l'Europe.

II - Est-il trop tard pour une prise de conscience, pour un sursaut ?

On ne saurait exclure de la vie ni de l'histoire les situations exceptionnelles et les événements miraculeux. Si nous nous référons aux conditions actuellement données, la décadence de l'Europe est irrémédiable. Je dirais même que l'Europe est en pleine décadence depuis un certain nombre d'années. On peut avancer à ce propos divers arguments subjectifs, et de ce fait contestables, mais il demeure un argument objectif que personne ne saurait mettre en doute, sinon par sa mauvaise foi. L'Europe a été jusqu'à présent la seule civilisation qui ne fut pas simplement localisée à un territoire d'un continent. Non seulement elle fut continentale mais elle fut aussi la seule à acquérir la dimension mondiale. Elle a, en effet, mis en rapport des peuples qui jusqu'alors s'ignoraient totalement. Un habitant aborigène était aussi ignorant de l'Afrique qu'un Esquimau. Or l'Europe a été petit à petit présente sur tous les continents, même dans les îles jusqu'alors inhabitées, ou découvrant de petites îles océaniques qui aujourd'hui encore ne sont pas habitées en permanence. Et brusquement, au lendemain de la dernière guerre mondiale, elle a abandonné ses territoires extra-européens et s'est retirée à l'intérieur de ses frontières géographiques de subcontinent de l'Asie. Le fait indiscutable est que pendant des siècles, elle n'avait cessé de progresser dans tous les ordres, scientifiques, artistiques, économiques et autres, et brusquement, en 2 décennies à peine, elle a régressé jusqu'à cesser d'être politiquement une puissance mondiale. Il y a 50 ans, elle dominait tous les Océans, aujourd'hui elle éprouve toutes les peines du monde à se défendre efficacement dans ses frontières.

III - Pour vous, la décadence de l'Europe est-elle un fait irrémédiable ?

Je ne suis ni prophète, ni devin, mais je vois difficilement un retournement de la situation durant les prochaines générations. L'Europe est en décadence, en dépit de ses succès techniques. Il me semble même que l'Europe désire éprouver sa faiblesse jusqu'au bout, malgré toutes les invitations au sursaut, malgré toutes les bonnes intentions de ceux qui essaient de nous avertir des conséquences inéluctables de la décadence. Les Romains de la décadence, à part l'un ou l'autre esprit lucide (ils furent rares), n'avaient nullement conscience de vivre une période de décadence, puisque l'économie ne fut jamais aussi prospère qu'à cette époque et qu'on offrait aux citoyens toutes les jouissances des jeux sur les stades et, dans les cirques, les jeux les plus frivoles et les plus meurtriers. La décadence est au 1er chef morale et politique et non point économique ou technique.

Allez faire comprendre la prudence à un fou de la vitesse ! La drogue tue mais le plaisir qu'elle procure dans le présent est le plus fort. J'ai tendance à croire que l'économie du loisir, aujourd'hui prédominante jusqu'à faire du chômage un argument de la rhétorique politique, contribuera à accélérer la décadence. Il en va de même dans les autres domaines, en particulier celui de l'éducation. On élève petit à petit l'ignorance en prétention intellectuelle. L'expérience est dépourvue de signification, chaque génération vivant cependant sur l'acquis des précédentes, mais en même temps, en faisant croire que l'acquis dont elle profite est son oeuvre. L'éducation moderne consiste avant tout à apprendre à se mentir à soi-même.

IV - Orphelins, que pouvons-nous faire à l'avenir ?

Nous sommes en présence de changements en profondeur de la mentalité générale qui affectent l'ensemble des esprits dans le monde. Or, une mentalité ne se modifie pas sur ordre ou sur recommandation, si utile ou profitable qu'elle puisse être. L'avenir n'est cependant pas bouché, du fait qu'il n'y a pas de décadence historiquement absolue. En effet, la décadence est une transition, qui dure plusieurs générations, entre une civilisation épuisée et fatiguée et la naissance d'une nouvelle civilisation consciente d'un nouvel ordre, de nouvelles formes et normes. Cela nous le savons par toute l'histoire connue.

La question qui se pose aujourd'hui est de savoir si la civilisation nouvelle en gestation sera une civilisation mondiale, non pas une civilisation qui s'est mondialisée au fur et à mesure de son développement comme l'Europe, mais qui serait mondiale en esprit dès son principe. L'éventualité de ce nouveau type peut supposer l'apparition d'une nouvelle autorité, institutrice d'une nouvelle hiérarchie reconnue comme légitime et qui parviendrait à s'imposer universellement. Il est plus que probable que l'humanité fera l'expérience de ce que j'appellerais une émeute culturelle, à succession plus ou moins rapide, sous le drapeau de revendications de minorités ethniques ou de groupes radicalisés et focalisés sur des valeurs qui se laisseront facilement ébranler ! Il n'est pas du tout certain que ce qui est en train de se passer en Russie soviétique ne sera qu'une réplique de ce que nous connaissons en Europe, car les discordes qui déchirent la Soviétie peuvent engendrer une autre façon d'ensemble de voir les choses. Cessons d'être les esclaves de nous-mêmes. On peut faire les mêmes observations à propos de l'Amérique. L’espérance, qui est consubstantielle à la vie, est le seul moyen de contrôler les possibles dérapages des périodes troubles des transitions. Si jamais tout devenait certain à l'avenir, il faudrait abandonner toute espérance comme dans l'enfer de Dante. L'être qui espère n'est jamais orphelin, parce qu'il demeure capable d'imaginer et d'anticiper à la lumière du passé des perspectives qui échappent à la logique des théories. Ne tombons pas dans la fatuité de ce prix Nobel de Physique, victime de son scientisme, qui déclarait vers les années 1930, que dans 6 mois la physique serait une science totalement achevée.

V - Le retour du politique conditionne-t-il tout réveil de notre peuple à la puissance ?

Une civilisation n'est pas uniquement l'expression d'une puissance politique car, par son essence, elle implique d'autres moments aussi prestigieux, d'ordre à la fois religieux, moral, artistique, scientifique, juridique et autres. En tant que telle, la politique est la puissance de régulation intérieure des sociétés pour pouvoir mieux se défendre contre l'ennemi extérieur, elle n'est efficace qu'à la condition de reconnaître que ces divers moments qui composent une civilisation peuvent être conflictuels. Ne soyons pas aveugles : le conflit est l'une des sources de la dynamisation d'une société. Une société qui voudrait être d'emblée pacifique parmi les autres n’est qu'une utopie promise au désastre.

Le retour au politique, si on le conçoit comme une entité isolée, ne pourrait que susciter des illusions, car il demeure l'instance du choix de la hiérarchie au sein d'une société. Le choix est inévitable du fait que le développement d'une société se caractérise par la pluralité des orientations possibles, au gré des événements contingents, mais également d'expressions et de valeurs concordantes. Un choix immanent à lui-même n'est que pure nécessité qui s'ignore. Le choix dont je parle est d'abord la foi en une transcendance nourricière d'une espérance la plus favorable possible à l'humanité à venir.

L'espérance est indispensable, ainsi que l'illustre actuellement le phénomène de l'émigration. La vie comporte un jeu de réciprocités tolérables entre elles. Sinon, elle devient guerre. Lorsque les émigrés sont en nombre, ils introduisent forcément leurs façons de voir, ils deviennent des forces de contagion pour la société qui les accueille. Par conséquent, ils introduisent d'autres normes chez les peuples allogènes. Nous sommes en Europe au début d'un processus de réciprocités que nous ne pourrons discipliner que par l'espoir en la transcendance de valeurs communes à une nouvelle histoire à construire. Il y a des nostalgies mortifères pour nous mêmes.

VI - Croyez-vous à la fin des idéologies ?

La fin des idéologies, au sens d'armes de propagande et de doctrines eschatologiques à la fois polémiques et sécularisées, est historiquement un événement indéniable. Les idéologies sont en train de dépérir, ainsi que l'illustrent la déconfiture du marxisme-léninisme et les antagonismes internes à l'anarchisme, dans tous les pays. Disons que les idéologies philosophiquement qualifiées et socialement belliqueuses ou exterminatrices sont toutes à la dérive, mais elles ont laissé des traces dans les âmes. Nous vivons inconsciemment au milieu d'être idéologisés (cela peut également nous arriver), qui ne se réclament plus d'une idéologie déterminée, mais qui ont intégré dans leur comportement, dans leur mentalité et dans leur raisonnement ainsi que dans leurs votes, les sédiments d'idéologies moribondes. A gauche comme à droite, on sacrifie au tiers-mondisme, on tient les discours flatteurs sur la paix, la justice et le bonheur individuel et collectif. Les idéologies caractérisées exigeaient l'adhésion volontaire des esprits, l'idéologisation, au contraire, est l'avilissement des âmes, dénaturées par les médias. C'est ce que Max Weber appelait le paradoxe des conséquences. Au nom de bonnes intentions, nous nous préparons des lendemains malheureux. Si la philosophie a encore un sens, alors elle pourrait réfléchir sur le décalage entre la générosité des idées et la méchanceté des actes effectivement accomplis.

VII - La "Soft-idéologie" ne porte-t-elle pas en elle le totalitarisme ?

Il est possible que la "Soft-idéologie" conduira au totalitarisme à condition de le comprendre comme un terrorisme à la fois individuel et collectif. Peut-être aussi sommes-nous obnubilés en ce siècle finissant par le totalitarisme qui fut la marque de notre temps. Ne s'agit-il pas d'un crépuscule dont il faut sortir ? En effet, il y a autant de chances, peut-être même davantage, que la conséquence ne sera plus le totalitarisme, mais la décomposition de toutes les relations sociales, malheureusement avec notre consentement. Observons simplement que l'opinion générale est hostile de façon plus ou moins consciente à l'autorité, à la contrainte, aux interdits et par conséquent aux règles, à l'ordre et au respect, à la pudeur et même, tout bonnement, l'espérance n'est pas placée devant l'alternative : le totalitarisme terroriste ou la décomposition de la société ? Confiant dans la transcendance, l'espérance est capable d'imaginer des normes plus humaines de rapports entre les hommes, à condition de reconnaître que l'intelligence est inséparable aussi bien de la mémoire que de l'inspiration. La lutte à mener est d'ordre spirituel : réhabiliter la mémoire en tant que passé et histoire et faire confiance à la grâce cachée dans la pensée productive, dont la créativité actuellement en honneur n'est qu'une caricature.

Professeur, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.

06:40 Publié dans Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

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