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dimanche, 08 juillet 2007

Entretien avec Michael Hardt

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Réponse globale à l’Empire global !

Entretien avec Michael Hardt, auteur d’Empire, best-seller de la pensée altermondialiste

Le Prof. Michael Hardt, né en 1960 à Washington D. C., a commencé par entamer des études d’ingénieur, avant de passer à la littérature. Depuis 1993, il enseigne les sciences littéraires à la Duke University de Durham en Caroline du Nord. En l’an 2000, il a publié, de concert avec Antonio (Toni) Negri, le fameux best-seller Empire, une analyse et une théorie de la globalisation. Rapidement, ce livre est devenu la Bible des critiques de la globalisation et a connu très vite (trop vite?) un succès international, parce qu’il décrivait, en un langage clair et accessible, le processus de la globalisation comme l’émergence d’une dualité antagoniste, avec, d’une part, un “Empire” répressif et, d’autre part, opposée à lui, une “multitude” révolutionnaire. Negri, rappelons-le, est cet intellectuel italien, lié jadis aux groupes révolutionnaires italiens d’”Autonomie Ouvrière”, et longtemps emprisonné à ce titre, du chef d’“insurrection armée contre l’Etat”. Il vit aujourd’hui à Rome. L’ouvrage Empire est paru en langue française aux éditions Exil en 2001. NOUS PUBLIONS CET ENTRETIEN à TITRE DE DOCUMENTATION EXCLUSIVEMENT. En effet, Christian Harbulot, directeur de l’Ecole de guerre économique en France, et expert de la commission européenne chargée d’enquêter sur le réseau ECHELON, nous a averti dans l’ouvrage collectif La guerre cognitive. L’arme de la connaissance (Lavauzelle, Panazol, avril 2002, ISBN 2-7025-0601-1, 22 Euro) : « Un des aspects les plus spectaculaires de cette information dominance civile est symbolisé par le cas Toni Negri. Ancien responsable de l’extrême gauche italienne des années de plomb, Toni Negri a été salué par le New York Times comme l’auteur de la “première grande synthèse théorique du nouveau millénaire”. Comment expliquer qu’un ancien dirigeant gauchiste, soupçonné jadis d’orchestrer des actions de bandes armées, soit désormais encensé par un grand média américain? Serait-ce une démonstration exemplaire du pays de la liberté de la presse? Les journaux américains toutes tendances confondues n’ont pas l’habitude de porter en exemple les individus qui appellent à lutter contre le libéralisme économique. En déclarant au journal Le Monde (27/28 janvier 2002) que “le nationalisme est une forme qui ne fonctionne plus et le souverainisme n’est qu’une illusion pernicieuse”, Toni Negri rend un grand service aux Etats-Unis. Il contribue à casser la légitimité du discours sur le recherche de puissance qui pourrait naître en Europe au nom de la défense des opprimés. Selon lui, la seule alternative au capitalisme est la construction de contre-pouvoirs générés par la contestation de la société civile mondiale. Cette analyse est intéressante à plus d’un titre. Quelle menace peut représenter pour l’empire américain, un “contre-empire” représenté par un mouvement sans patrie ni frontières, émietté en autant de forces de proposition alternative qu’il y a de sujets de contestation? En revanche, le fait d’accorder une résonance médiatique au discours d’un théoricien anticapitaliste qui discrédite toute idée naissante de souverainté européenne est une démarche très habile» (op. cit., pp. 246-247). Dans notre numéro d’octobre 2002, nous avons publié une réponse critique et acerbe de “Pankraz”, alias Günther Zehm, à un article d’Alain de Benoist, vantant, comme Negri et Hardt, la lutte métapolitique par “réseaux”. Curieux, tout de même, que le leader de la ND, en théorie anti-américaine et anti-capitaliste, s’aligne sur un auteur d’extrême-gauche, qu’un analyste aussi fin que Harbulot, considère comme faisant le jeu de Washington. De Benoist répand cette théorie en France et en Allemagne, prenant le relais de Negri et Hardt, après la parution du livre collectif dirigé par Harbulot et portant sur la “guerre cognitive”, autre appelation de la “guerre culturelle” ou de la “métapolitique”, démarche essentielle et initiale, selon de Benoist, de sa ND. Le livre de Harbulot n’a donc pas pu lui échapper. Alors pourquoi a-t-il ignoré l’avertissement de son compatriote, spécialiste ès-guerre cognitive? Et pourquoi ne trouve-t-on nulle trace de cet excellent ouvrage français dans les publications néo-droitistes? Œuvre-t-il lui aussi à saper l’émergence d’une puissance en Europe? Autre famille politique, autre manipulation? Lisons donc l’entretien de Junge Freiheit avec Hardt, et observons les errances “réseauïstes” de de Benoist, à la lumière de l’avertissement de Christian Harbulot.

Q. : Professeur Hardt, le livre que vous avez écrit avec le philosophe italien Antonio Negri, Empire, a suscité attention et débats dés sa parution, et cela à grande échelle. Dans les pages consacrées aux débats sociologiques et politiques des grands quotidiens américains, tels le New York Times, on a dit que vous aviez accouché de la “première grande théorie du 21ième siècle”. Après de grands politologues comme Paul Kennedy ou Chalmers Johnson aient, les premiers, constaté l’émergence d’un nouvel impérialisme américain, vous décrivez, pour votre part, mais cette fois d’un point de vue “communiste”, le développement futur du monde occidental sous l’hégémonie américaine, qui se muera en un Imperium global de type nouveau. Deux ans après le 11 septembre 2001, les Américains viennent de boucher la dernière brèche qui subsistait dans le réseau de leur présence militaire dans le monde, notamment en installant des troupes en Asie centrale. Cette extension du pouvoir politique mondial des Etats-Unis relève-t-elle encore d’un impérialisme classique ou bien assiste-t-on au passage à une nouvelle forme d’Imperium?

MH : Bon nombre de stratèges de la Maison Blanche pensent encore en termes d’impérialisme à la mode ancienne, c’est-à-dire un impérialisme reposant sur la domination militaire d’une puissance hégémonique. En ce sens, ils entendent répéter les impérialismes européens de jadis. Kennedy et Johnson, que vous citez dans votre question, ont très bien prévu cette tendance et, si leurs analyses nous apportent beaucoup, elles demeurent à mes yeux, insuffisantes. Car, de fait, les concepts traditionnelsservant à définir la puissance impériale sont inappropriés au 21ième siècle, comme le prouvent les événements actuels en Irak.

Q. : Les Etats-Unis ont cependant divisé le globe toute entier en zones militaires et, pour chacune de ces régions, ils ont désigné un commandant suprême américain, qui, en règle générale, est plus puissant que la plupart des chefs d’Etat locaux...

MH : La tentative de soumettre le globe au contrôle américain échouera. Conquérir une région, y planter son drapeau et puis installer un gouvernement dépendant composé de princes locaux, comme le faisaient avec succès les Britanniques au temps de leurs colonies africaines et asiatiques, est une méthode qui ne fonctionne plus aujourd’hui. Nous assistons à l’émergence de mouvements de révolte, la résistance des peuples s’organise sous des formes multiples, qui vont de la guerilla aux soulèvements populaires à la Intifada, voire au terrorisme. Aujourd’hui, l’hégémonie doit s’exercer sous d’autres formes.

Q. : Vous désignez cette nouvelle forme d’hégémonie, en gestation, par le concept d’“Empire”, que nous reprenons ici tel quel, parce qu’il n’est pas identique à ce que nous autres Allemands entendons par “Imperium”...

MH : La désignation classique d’“impérialisme” est trop restreinte pour pouvoir décrire ce que nous entendons exprimer par le terme “empire”. Notre concept entend décrire un ordre global en réseaux qui est toute à la fois économique, communicationnel et politique, et donc la caractéristique principale est d’être sans frontières. Jadis, les Etats nationaux représentaient l’espace de déploiement du capitalisme, d’abord sur le plan intérieur, ensuite sur le plan extérieur, ils représentaient les instances porteuses de l’impérialisme, mais ils demeuraient, dans chaque cas de figure, définis par leurs frontières. Or ces deux concepts, celui d’Etat national et celui d’impérialisme classique, ne sont plus porteurs pour le capitalisme. Car les frontières ne jouent plus aucun rôle à l’ère de la globalisation. Tout capitalisme qui continuerait à parier sur la plate-forme des Etats nationaux, réduirait automatiquement sa propre croissance potentielle.

Q. : Par conséquent, le capitalisme “saute” au niveausuivant du développement, c’est-à-dire au niveau global...

MH : On peut le dire. Oui. Et nous vivons tous cette transition dans nos vies quotidiennes. Mais,dans la plupart des cas, nous ne parvenons pas à en percevoir les conséquences, dont la principale est la croissance d’un réseau étendu au monde entier, décentralisé, composé de piliers porteurs que sont les puissance économiques, culturelles, communicationnelles et politiques. L’“Empire” se compose d’une série d’organisations nationales et supranationales, qui sont unies sous la logique d’une hégémonie.

Q. : Vous soulignez le caractère amorphe des institutions de cet “Empire”, défini comme un réseau sans frontières fixes et sans centre. Vous nous parlez, par exemple, d’un “Imperium sans Rome”. Quel rôle joue encore la superpuissance américaine?

MH : Les Etats-Unis ont un rôle privilégié et constituent en quelque sorte un nœud dans le réseau; on peut les comparer au monarque dans une république aristocratique —comme si les nobles étaient les Etats européens et les Etats capitalistes d’Asie.

Q. : D’après vous, quand il s’agit des Etats européens, a-t-on affaire à des seigneurs de l’”Empire” ou à des vassaux de l’”Empire”?

MH : Les nations européennes coopèrent à la constitution de cet “Empire”; elles cherchent leur place dans sa nouvelle hiérarchie. Pour le moment, nous vivons une situation particulière : nous assistons à la tentative du “monarque” de trahir ses fidèles. Il souhaiterait régner sans eux —de manière unilatérale— mais cette tentative échouera car elle équivaut à revenir à l’ancien impérialisme pendant la phase d’émergence de l’“Empire”. Cependant, le véritable antagonisme qui est à l’œuvre aujourd’hui n’est nullement celui de l’unilatéralisme contre le multilatéralisme, comme on le formule souvent, mais celuiquioppose un quasi multilatéralisme à la démocratie. Car l’unilatéralisme n’a aucune chance de s’implanter aujourd’hui; quant au multilatéralisme, il fait partie intégrante du processus de génèse de l’“Empire”.

Q. : La figure que prend l’”Empire” dans sa phase d’émergence est une figure d’informalité, tout comme sa manière d’exercer la domination, manière que vous définissez comme étant un “pouvoir biologique”, un “biopower”...

MH : Ma notion de “biopower” tient compte du fait que les hommes ne se définissent pas au départ d’un unique paramètre social, comme, par exemple, l’économie, la politique ou la culture, mais au départ d’un faisceau composé de ces éléments ou d’autres paramètres encore. La domination atteint dès lors son maximum d’efficacité si l’on est en mesure d’influer sur tous ces paramètres. Il ne s’agit donc plus de dominer simplement certains piliers sociaux, mais de dominer la vie des hommes tout entière. Le “biopower” signifie donc, par conséquent, de générer, de faire éclore, ce champ social en soi, de faire émerger la vie sociale, par exemple par le truchement des mass media. La forme parfaite de la domination consiste donc en ceci : faire naître une société, ce qui revient à atteindre, comme l‘exprime le langage des militaires américains, une “full spectrum dominance” (une domination à spectre complet). Cette idée est née des cogitations des militaires : pour eux, il ne suffit pas simplement d’occuper militairement un pays. Si l’on veut sécuriser définitivement un territoire, il faut être capable d’infiltrer complètement les rapports sociaux; dans le cas idéal, il faut substituer aux rapports existants de nouveaux rapports artificiellement créés.

Q. : Il ne s’agit donc pas seulement d’un contrôle des corps, mais aussi d’un contrôle de la pensée, des sentiments et des espérances des hommes...

MH : Oui mais, évidemment, cela ne fonctionne pas de manière simple. On peut manipuler, mais on ne peut pas programmer du neuf. Car on ne peut pas inculquer aux hommes de “nouveaux” souhaits et espérances; on peut cependant manipuler les souhaits et les espérances existantes de l’homme. Le rêve secret de tout gouvernement est de graver sa dominationdans l’intériorité même du peuple. Mais il subsiste toujours des résistances et ce sont elles que nous devons organiser.

Q : Donc pour vous, cette résistance passe par la figure collective de la “multitude”, c’est-à-dire de la pluralité quantitative de la démocratie de base, animée par des mouvements sociaux divers, que vous opposez à l “Empire”...

MH : La “multitude”, en effet, se compose des groupes les plus divers qui sont en perpétuel dialogue et en perpétuelle coopération les uns avec les autres. La “multitude” se définit d’ailleurs comme se définit l’“Empire”, c’est-à-dire non pas de prime abord selon un modèle classique, soit sur le nombre de ses membres, mais selon sa forme d’organisation.

Q. : D’accord, mais qui, par exemple, se met en réseau aujourd’hui selon cette forme d’organisation de type nouveau?

MH : je pense aux protestations de Seattle, de Gênes et de Porto Alegre au Brésil, à l’occasion du dernier forum social mondial. Je pense surtout à la protestation qui a eu lieu le 15 février 2003. Cette manifestation a démontré pour la première fois qu’une coordination globale était possible; en effet, des hommes et des femmes du monde entier ont manifesté ce jour-là ensemble contre la guerre qui s’annonçait imminente en Irak. Ces manifestations coordonnées ont montré que des réseaux globaux décentralisés pouvaient fonctionner effectivement. Nous ne devons pas confondre cependant la “multitude” avec les 400.000 personnes qui pérégrinent de sommet en sommet pour manifester. La “multitude” englobe l’ensemble des mouvements sociaux qui se sont démocratiquement mis en réseau, comme, par exemple, les groupes écologistes, les syndicats, les mouvements communistes, anarchistes ou religieux, les groupes d’activistes qui se mobilisent pour les droits de l’homme, etc. Chacun de ces groupes conserve son identité et, pourtant, quand il le faut, ils unissent leurs forces pour proposer une alternative commune.

Q. : Mais cette “multitude” n’est-elle pas, elle aussi dans le fond, une forme de globalisation?

MH : Généralement la globalisation nous est présentée de manière unidimensionnelle : ou l’on est “pour” ou l’on est “contre”. Il me parait plus raisonnable d’indiquer d’autres possibles pour la globalisation, des possibles qui s’inscrivent sous le signe de la liberté, de l’égalité et de la démocratie : il s’agit, pour nous, de globaliser la justice.

Q. : Considérez-vous que la “multitude” est une sorte de “nouveau prolétariat”?

MH : Oui, si l’on considère que le prolétariat, tel qu’on le définit de manière classique, englobe tous ceux qui sont contraints de produire sous les conditions que dicte le capitalisme. Lorsque l’on utilise une telle définition extensive de la notion de “prolétariat”, on peut en effet poser une analogie avec notre concept de “multitude”. Mais si vous définissez stricto sensu le prolétariat comme le seul groupe social des ouvriers de l’industrie, alors une telle analogie n’est pas possible. Car il ne s’agit pas aujourd’hui d’un milieu sociologique particulier : il s’agit, de manière bien plus générale, d’être simplement concerné par les effets de la globalisation. Le concept de “multitude” est un concept intégrateur, qui se constitue, comme je viens de le dire, par une forme spécifique d’organisation, tout comme l’“Empire” qui, lui aussi, est davantage un phénomène de “formation” plutôt qu’un état de choses finalisé. Quand Karl Marx a décrit pour la première fois le capitalisme, celui-ci, à l’époque, se limitait encore à un tout petit segment de l’économie en Europe. Ce que Marx a décrit comme étant le capitalisme n’était encore qu’une tendance, un processus qui se manifestait sous une forme précise de pratiquer l’économie, mais il n’était certes pas encore un état de choses absoluisé. De même, Marx, en posant son analyse, prédisait l’avenir. Vous devez comprendre l’analyse que nous faisons de l’“Empire” de manière analogue : comme Marx en son temps, nous décrivons un processus à l’œuvre, nous tentons de dire de quoi l’avenir sera fait.

Q. : Quelle est alors la différence entre la “multitude” et la masse?

MH : Tant la “multitude” que la masse sont plurielles, c’est-à-dire hétérogènes, mais elles se distinguent toutefois sur un plan fondamental : la masse est passive, elle peut devenir foule, foule agressive, mais elle reste manipulable. Car la masse n’a pas de volonté propre, elle a besoin d’un chef. La “multitude”, en revanche, se compose d’unités actives, sa mise en réseau est démocratique, tout comme sa manière de communiquer; ses structures de groupes, elles aussi, sont démocratiques. La “multitude” est capable de se dominer elle-même et, par conséquent, ne peut se faire manipuler.

Q. : Oui mais si l’“Empire”, qui n’a pas de centre, peut se montrer répressif, alors la “multitude”, elle aussi, le cas échéant, pourra le devenir. L’argument que vous avancez, en disant que la “multitude” n’a nul besoin de chef et garantit de ce fait la démocratie ne convainc pas...

MH : Bien sûr, nous n’avons pas de garantie formelle et absolue de démocratie, car la “multitude” aussi peut en principe dégénérer. Toutefois vous devez penser que de nos jours les conditions de la résistance ont changé. A l’époque des systèmes répressifs et autocratiques, la résistance n’était possible que sous la forme de la conjuration. Par nature, évidemment, la conjuration est le fait d’une minorité. La “multitude”, en revanche, c’est la résistance avec la participation d’un très grand nombre, d’un nombre qui ne cesse de s’accroître. Ainsi, pour cette forme de résistance, la démocratie va évidemment de soi; elle n’est pas quelque chose que l’on obtiendra et que l’on devra apprendre après la lutte révolutionnaire. En principe, la “multitude” ne peut pas fonctionner autrement que de manière démocratique, car, sinon, au vu de sa structure plurielle, elle se fractionnerait.

Q. : De fait, ces groupes sont plutôt uniformes que pluriels. Ce que vous nous présentez comme une pluralité, n’est finalement jamais rien d’autre, en réalité, que l’expression des mêmes modes de vie et de pensée occidentaux, issus de l’idéologie des Lumières, bien qu’articulés sous des formes différentes. Car, par ailleurs, vous rejettez au moins comme “démodés” les groupes qui se distinguent réellement de ces modèles, en exprimant une différence de nature tribale, traditionnelle ou fondamentaliste religieuse...

MH : Non, car j’ai bien dit, tout à l’heure, que la “multitude” ne doit jamais se confondre avec les 400.000 manifestants de Seattle, Gênes et Porto Alegre. Il serait effectivement erroné de voir en eux une avant-garde qui serait déjà aujourd’hui comme tous devront être demain. La “multitude” repose sur les différences qui différencient justement ses composantes. Quand je parle de “multitude”, je n’entends pas proposer un modèle visant à rendre tous égaux et pareils, mais je propose un modèle de coopération entre composantes qui restent différentes. Si, à terme, nous assistons tout de même à une égalisation, alors celle-ci procèdera non pas par l’alignement de tous sur un modèle précis, mais par le mouvement de tous, venus de tous côtés, dans la même mesure, vers cette égalisation.

Q. : Comment abordez-vous le fait que des peuples ou des aires culturelles s’intéressent, non pas tant à la démocratie, mais davantage à des valeurs irrationnelles comme la religion ou les traditions populaires?

MH : Il est exact que beaucoup ne partageront pas nos conceptions, ce qui m’induit à militer toujours davantage pour elles. Beaucoup disent que l’on ne peut pas exporter la démocratie en dehors de la sphère occidentale, sans avoir au préalable occidentalisé les autochtones. Je pense que cette poisition est erronée, qu’elle exprime une conception réactionnaire des choses, qui est potentiellement impérialiste.

Q. : Pensez-vous qu’il soit possible que des peuples non occidentaux ressentent toute votre propagande et votre engagement pour la “multitude” comme une variante soft de l’“Empire” occidental, qui, lui, est agressif?

MH : Je comprends votre souci : l’idée démocratique de “multitude” pourrait acquérir une dimension “missionnaire” et se replier sur elle-même; cependant, comme le concept de “multitude” implique le dialogue permanent, toute retombée impérialiste semble exclue par principe. Ensuite, je ne crois pas que nous soyons si seuls : en dehors de la sphère occidentale aussi de larges strates de population souhaitent plus de démocratie, car cette aspiration est suscitée par le degré de pauvreté, d’injustice et d’oppression. Et j’ajouterais ceci : je ne crois pas à la doctrine qui affirme que la démocratie est une invention purement européenne.

Q. : Que faut-il faire, à votre avis, avec les peuples et les sphères culturelles qui n’ont pas assez rapidement découvert les racines de leur démocratie propre?

MH : Lorsque Mao a adapté le communisme à la Chine, il ne s’est pas borné à adapter une philosophie allemande aux réalités chinoises. Il a mis au grand jour les racines chinoises de ce que Marx avait saisi et développé en Europe. C’est de cette façon-là que les choses doivent se passer avec la démocratie aujourd’hui.

Q. : Le terrorisme, lui aussi, s’oppose à l’extension au monde entier du réseau de l’“Empire”. Vu sous cet angle, appartient-il aussi de manière structurelle à la “multitude”, même s’il ne relève nullement de ce concept?

MH : Les attentats perpétrés contre des personnes non concernées placent irrémédiablement les terroristes hors du concept de “multitude”.

Q. : Votre argument est ici moralisateur et non analytique...

MH : La caractéristique majeure de la “multitude” est sa décentralisation. Le terrorisme, lui, fonctionne encore selon la structure démodée du commandement central, avec, ici, le cerveau central, par exemple Oussama Ben Laden, et, là, les cellules terroristes, qui exécutent les ordres sans réfléchir. Le terrorisme répète le modèle de la puissance qu’il combat.

Q. : Quoi qu’il en soit, ceux qui ont commis l’attentat du 11 septembre 2001 ont choisi pour cible principale le centre névralgique du commerce mondial : de ce fait, ils partageaient, au moins partiellement, votre analyse de l’“Empire”. Au lieu de frapper une cible institutionnelle, symbole d’une nation, comme par exemple le Capitole, ils ont choisi le symbole de l’économie financière mondiale...

MH : Je pense qu’au contraire, en choisissant le centre du commerce mondial, les terroristes ont prouvé qu’ils pensaient encore dans des catégories démodées et visaient des symboles commes s’ils étaient des attributs de la puissance centrale. Or le réseau global n’a plus de centre. Celui qui ne comprend pas cela, ne comprend pas où va le monde. L’“Empire” n’a plus d’iconographie; il n’y a plus aujourd’hui de “palais d’hiver” que l’on peut prendre d’assaut.

Q. : Soit, mais je ne vois pas encore très clairement comment votre théorie interprète le phénomène du terrorisme...

MH : Sous la définition de “terrorisme”, nous entendons trois choses : premièrement, des actions illégitimes contre des gouvernements légitimes; deuxièmement, l’action des gouvernements qui enfreignent les droits de l’homme; troisièmement, faire la guerre en enfreignant le droit des peuples (le droit international) et le droit de la guerre. Ainsi, Noam Chomsky, par exemple, accuse les Etats-Unis d’être une puissance terroriste, parce qu’ils enfreignent les droits de l’homme, prennent des mesures contre des gouvernements légitimes et réduisent le droit international à néant. Je suis d’accord avec Chomsky mais le débat sur ces questions ne nous mène pas loin. Le seul résultat de ce débat, c’est que Chomsky et Rumsfeld s’accusent mutuellement de soutenir le terrorisme.

Q. : Au début de votre argumentaire, vous avez décrit l’Etat national comme la plate-forme initiale du capitalisme mais qu’aujourd’hui les frontières, que cet Etat national, en tant que forme politique, a établies, constituent un frein au capitalisme. Si l’Etat national a tellement perdu de son importance pour le capitalisme et s’il a tant changé sous les effets de ce capitalisme, alors pourquoi persistez-vous à rejeter sans cesse cette forme politique, ce qui donne l’impression que vous répétez un dogme?

MH : Même si je fais l’équation suivante —l’“Empire” est au capitalisme global ce que l’Etat national était au capitalisme national— il ne faut nullement en déduire que l’Etat-Nation et l’“Empire” sont en contradiction. Nous assistons bien plutôt à une mutation de fonction dans le chef des Etats nationaux. Nous constatons, par exemple, que les Etats nationaux actuels infléchissent leurs intérêts nationaux en direction des intérêts du réseau “Empire”. Les Etats-Unis, eux aussi, devront se soumettre à cette règle quand ils constateront l’échec de leur aventure unilatérale qu’ils ont déclenchée en Irak.

Q. : Jean Ziegler, critique suisse bien connu de la globalisation, nous a récemment accordé un entretien (Junge Freiheit n°33/2002), où il insistait très fort sur la fonction éminemment démocratique et sociale de l’Etat national, qui constituait dès lors un frein à la globalisation...

MH : Bien sûr, au sein de la gauche internationale, nous trouvons des gens qui défendent cette position, qui veut maintenir l’autorité de l’Etat national au nom de la démocratie. De prime abord, cette position semble rationnelle. Mais elle néglige le fait qu’il y a d’ores et déjà un terrible déficit démocratique au sein des Etats nationaux existants. Nos systèmes politiques occidentaux ne représentent plus vraiment leurs peuples. Dès lors, même si les “démocraties” des Etats nationaux d’Occident conservent encore d’admirables éléments de démocratie, la démocratie véritalbe ne pourra qu’être globale.

Q. : Oui mais le peuple n’est-il pas justement la “multitude” au sein de l’Etat national, dans le cadre limité de l’Etat national et dans la mesure où tout homme est forcément inclu dans un cadre limité, hic et nunc, et ne peut pas être de partout et de nulle part ?

MH : Le concept de peuple dans la philosophie européenne moderne pose le peuple comme unité. C’est la raison pour laquelle, nous dit par exemple Thomas Hobbes, un peuple peut être souverain, au contraire de la pluralité que représente une population hétérogène et plurielle. La “multitude”, pourtant, est une telle pluralité. Les notions de “peuple” et de “multitude” sont donc intrinsèquement et totalement divergentes.

Q. : Oui, mais les conservateurs américains autour de Pat Buchanan...

MH : ...ne sont pas vraiment intéressés à promouvoir la démocratie!

Q. : Vous niez d’emblée le fait que des conservateurs puissent avoir une définition cohérente de la démocratie. Vous réclamez pour vous seuls et vos amis l’exclusivité de définir la démocratie, laquelle doit correspondre, de manière monopolistique, à la notion globaliste que vous en donnez. Voilà qui me paraît bien apodictique!

MH : Je n’ai jamais dit que la démocratie de facture globale va fonctionner automatiquement! Je me borne à dire qu’il faut avoir l’audace, aujourd’hui, de la tenter, parce que c’est une nécessité politique.

Q. : Historiquement, la démocratie est une forme de gouvernement pour les unités politiques limitées, quantifiables et saisissables par les sens, comme, par exemple, la polis antique. Etendre cette conception raisonnable et vivable de la démocratie à des unités gigantesques, qui se veulent globales, comme ce fut le cas avec l’Empire d’Alexandre ou l’Empire romain, équivaut à la détruire. Au vu de cette expérience historique, votre “démocratie globale” n’est-elle pas une contradictio in terminis?

MH : De prime abord, votre reproche paraît justifié. Mais au 17ième siècle, nous avons assisté à une transformation radicale de la démocratie. Les Grecs avaient défini la démocratie comme le “pouvoir du grand nombre”, contraire de la monarchie, qui est le “pouvoir d’un seul”, et de l’aristocratie, le “pouvoir des meilleurs” (et par conséquent des “moins nombreux”). Vous avez raison de dire que la conception grecque est une conception “limitée”. Dans l’Europe moderne, la démocratie a cessé d’être le “pouvoir du grand nombre”, pour devenir le “pouvoir de tous”. La démocratie est devenue un absolu. Mais à l’époque, bon nombre de sceptiques ont dit que la France n’était pas Athènes et que la démocratie ne pouvait pas être hissée au niveau de l’Etat national. Aujourd’hui, nous avons affaire au même type de sceptiques. Or, actuellement, il est de notre devoir de développer des concepts capables de hisser la démocratie au niveau global.

Q. : Vous venez pourtant de dire que la mutation en direction du niveau global était une nécessité, parce que la démocratie ne fonctionne pas correctement au niveau de l’Etat national. Et maintenant, vous nous dites tout de go que l’installation de la démocratie dans les Etats nationaux doit servir de modèle...

MH : La démocratie reste à mes yeux la promesse faite par les Etats nationaux modernes, mais une promesse qui n’a pas encore été tenue. Nous avons pour tâche de la rendre concrète et de trouver des voies pour accomplir enfin la promesse de démocratie. Réussirons-nous? Nous ne pouvons le dire à l’avance. Mais une chose est sûre : ne suivons pas ceux qui disent a priori que c’est impossible.

Q. : Même si vous attribuez une fonction à l’Etat national dans le processus d’émergence de l’“Empire”, vous ne pouvez ni nier ni combattre les éléments anti-globalistes qu’ils contiennent. Ne devez-vous pas lui attribuer, au moins, un caractère hybride et le considérer aussi comme partie de la “multitude”, dans sa résistance à l’“Empire”?

MH : Non, nous devons trouver une autre alternative que le simple retour à l’Etat national, dont le déficit démocratique recèle bien des dangers, par exemple, celui de retomber dans les errements de l’impérialisme, comme tentent de le faire les néo-conservateurs aujourd’hui aux Etats-Unis.

Q. : Les néo-conservateurs américains actuels aiment pourtant à parler d’une “révolution démocratique” à l’échelle mondiale, au contraire des conservateurs traditionnels comme Pat Buchanan. Je trouve que les arguments des néo-conservateurs et les vôtres sont assez similaires, car eux comme vous souhaitez un “changement rapide”, que l’on peut considérer comme une révolution.

MH : Ce qu’entendent les néoconservateurs par “révolution” correspond au type de révolution qu’a apporté l’âge de l’absolutisme par rapport au moyen âge. Le fait que les conservateurs isolationnistes et les néoconservateurs impérialistes se crêpent le chignon démontre que ces groupes ne sont pas homogènes. Depuis le 11 septembre les néoconservateurs ont obtenu le droit d’exécuter des plans qui se trouvaient déjà dans les tiroirs auparavant. Je suis convaincu que bon nombre de diplomates de la vieille école, qui officient à la Maison Blanche et au Département d’Etat, ont été formés à l’époque où dominait l’idée du multilatéralisme et de la coexistence pacifique : ils ont honte, aujourd’hui, quand ils entendent les discours politiques des néoconservateurs. Les Etats-Unis sont un ensemble complexe plein de contradictions. Ce qui est dramatique, c’est que les attentats du 11 septembre ont contraint au silence les voix de l’équilibre, de la justice et de l’entente. Nous, anti-globalistes, nous ne voulons pas que ce changement s’installe et devienne définitif; notre tâche est de rendre la parole à ceux que l’on a réduit au silence.

(entretien paru dans Junge Freiheit, n°37/2003; propos recueillis par Moritz SCHWARZ).

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