samedi, 19 janvier 2008
R. Sennett : l'homme flexible
Brigitte SOB :
Globalisation, néo-libéralisme et « homme flexible »
Les analyses du sociologue américain Richard Sennett
La globalisation exige la flexibilité. La notion des « flexibilité » est aussi le terme magique dont raffole l’économie néo-libérale, qui salue le processus de globalisation comme un défi positif. Cette notion de « flexibilité » est issue, au départ, de l’empirisme des naturalistes : on tire profit de l’expérience, par exemple, en constatant que les arbres ploient sous la force du vent mais qu’après la tempête ils reprennent leur forme originale. La « flexibilité » est non seulement posée comme l’antonyme du « fixisme », de la « rigidité » ou de l’absence de vitalité, mais, dans le cadre de l’idéologie néo-libérale, comme le synonyme de la « liberté » ; dans ce sens, la flexibilité apporte de nouveaux défis, de nouvelles exigences, de nouveaux boulots qui exigent des déménagements fréquents et des délocalisations : l’homme flexible devient ainsi un « perpetuum mobile » au sein de l’économie globale. Tout « perpetuum mobile » est une construction qui, une fois mise en marche, demeure éternellement en mouvement, ce qui, d’après les lois fondamentales de la thermodynamique, est une impossibilité.
Le grand sociologue américain contemporain, critique des fondements de notre culture libérale, Richard Sennett, défend la thèse que cet artifice qu’est l’homme flexible ne peut survivre biologiquement sur le long terme. Pour Sennett, les questions fondamentales qui s’adressent aujourd’hui à l’économie politique et à la science politique sont les suivantes : 1) dans quelle mesure peut-on permettre au système économique de plier, ployer et tordre littéralement l’homme, pour satisfaire ses besoins d’expansion ? ; 2) l’Etat a-t-il le droit de « donner aux hommes, à ses citoyens, cette flexibilité propre aux arbres, de façon à ce qu’ils ne se brisent pas, du moins en théorie, face aux coups permanents que lui assènent les changements imposés par la nouvelle économie néo-libérale et globaliste » ? Sennett ne voit pas du tout comment s’ouvriraient les portes de la liberté si les hommes deviennent flexibles comme le veut l’économie globalitaire. Bien au contraire : l’homme flexible ne sera ni libre ni plus libre mais basculera dans l’impuissance à maîtriser et gérer son destin. Dans un contexte existentiel, dominé par l’économique, on exige sans cesse de faire face à de la nouveauté et à des changements, ce qui rend impossibles les liens sur le long terme : « La profession, le lieu de résidence, la position sociale, la famille, tout est désormais soumis aux exigences hasardeuses de la vie économique ; la vie personnelle de l’individu soumis à de telles pressions apparaît comme une mosaïque éparse et sans cohérence, dépourvue de but et incompréhensible, insaisissable. Le résultat n’est donc pas un surcroît de liberté, mais un sentiment profond d’impuissance, d’isolement et de perte de sens », écrit Sennett.
L’économie à l’ère de la globalisation est marquée par le court terme. Ce court terme exige de l’homme flexible d’être toujours prêt à changer, si besoin s’en faut, de travail, de cadre de travail, d’emploi et de domicile. Ce court terme est contraire, dit Sennett, à l’essence de l’être humain, car la constitution ontologique et psychologique de l’homme repose sur la longue durée, sur la sécurité que celle-ci procure, sur la continuité de mêmes modèles. La thèse centrale de Sennett est dès lors la suivante : la « flexibilisation » du monde du travail détruit l’homme en ses fondements ontologiques : des valeurs comme la fidélité et la responsabilité perdent automatiquement leur sens et leur signification, en même temps que toute éthique du travail ; des vertus comme la faculté de renoncer à la satisfaction immédiate des besoins au profit d’objectifs sur le long terme, disparaît.
Remarquons que Sennett insiste toujours pour dire que la tradition politique de sa famille, du moins depuis ses grands parents, s’ancre dans les réseaux de la gauche américaine. En dépit des évolutions ou involutions des gauches aujourd’hui, notamment en Europe, Sennett demeure fidèle à des valeurs comme la fidélité, la loyauté, la confiance, l’esprit de décision et surtout à celles de la famille et de la communauté.
Richard Sennett est né en 1943 à Chicago. Il a passé sa jeunesse dans les quartiers pauvres de la ville. Après avoir obtenu son diplôme en 1964, Sennett a œuvré à Harvard, à Yale, à Rome et à Washington. Aujourd’hui, Sennett vit à Londres et enseigne la sociologie et l’histoire à la célèbre « London School of Economics ». Il a acquis la célébrité grâce à plusieurs ouvrages comme « La tyrannie de l’intimité », « L’homme flexible » et « La culture du nouveau capitalisme », tous traduits en allemand de 1986 à 2005.
Dans ses livres, ce sociologue désormais célèbre participe aux grands débats sur les effets de l’économie globale sur nos sociétés. Avec un courage étonnant, il défend des idées jugées totalement inactuelles, qui ont pourtant fait de ses livres des best-sellers à l’échelle planétaire et lui ont conféré une notoriété internationale. Sennett critique en effet les involutions de nos sociétés telles l’isolement progressif des individus, la perte de toute orientation dans la jungle sociale et l’impuissance de l’homme contemporain ; de même, il ne ménage pas ses critiques sur la superficialité et l’instabilité des relations interpersonnelles qui ne cessent de croître. Il défend des valeurs telles la fidélité, le sens du devoir, le sens du but à atteindre dans la vie et l’esprit de décision ; ce sont là toutes des valeurs qui postulent que l’homme conserve son caractère naturel qui lui permet d’envisager calmement la longue durée. Sennett perçoit bien la contradiction dans laquelle le « capitalisme de la flexibilité » plonge l’homme des temps présents : « Comment peut-on protéger les relations familiales contre ces comportements basés sur le court terme, contre cette rage de toujours tout remettre en question et surtout contre ce manque chronique de loyauté et de sens communautaire, qui caractérisent le monde actuel du travail ? ».
Le « visage caméléonique » de l’économie parie aujourd’hui sur les seules capacités de l’homme à s’adapter : dans ce cas, une valeur comme la loyauté peut devenir un piège et freiner l’adaptation exigée. Le monde du travail promeut la « force qui réside dans la faiblesse des liens sociaux » et « les formes éphémères » de communauté. « Si l’on transpose cela sur la famille, cela signifie, dans une société entièrement vouée à la flexibilité : reste en mouvement, ne te lie pas et ne fais aucun sacrifice ». Sennett estime qu’une telle évolution de nos sociétés est totalement erronée, constitue une menace pour le genre humain et nous interpelle en ce sens : « Comment peut-on viser des objectifs à long terme dans une société fixée exclusivement sur le court terme ? Comment pourra-t-on maintenir des liens sociaux sur la longue durée ? Comment un être humain dans une telle société, qui ne se compose plus que d’épisodes et de fragments épars et diffus, pourra-t-il opérer une synthèse de son existence, raconter en un récit cohérent son identité et sa vie personnelle ? ».
Sennett contre également l’opinion largement répandue qui veut que les Etats-Unis soient une « démocratie de consommateurs ». A rebours de cette idée toute faite, Sennett défend la thèse que les citoyens américains sont désormais complètement désorientés face aux différences réelles qui divisent leur société. Les Américains sont tellement obsédés par l’individualisme qu’ils considèrent, souvent inconsciemment, que les masses ne méritent aucun intérêt en tant qu’ensembles humains. Pour cette raison, il est important aux Etats-Unis de se poser comme détaché des masses ou des collectivités, de s’élever au-dessus d’elles : « Le besoin de statut s’exprime d’une manière très personnelle : on veut être respecté en tant qu’individu », écrit Sennett. D’après lui, les Américains veulent que l’on juge leur position dans la société selon leur race ou leur ascendance, ce qui remplace souvent la conscience de classe qui subsiste en Europe. Critiquant les évolutions de la société américaine actuelle, Sennett dénonce la polarisation entre riches et pauvres qui ne cesse de croître aux Etats-Unis, alors que la classe moyenne s’amenuise de plus en plus, ce qui génère un sentiment général d’angoisse, de désorientation, d’instabilité et d’insécurité qui touche de vastes strates de la population. Face à ces phénomènes inquiétants, prospère une petite caste de profiteurs de la flexibilité, se hissant au-dessus d’une énorme masse de perdants.
Pour Sennett, Bill Gates, fondateur de Microsoft, constitue l’exemple paradigmatique d’un « boss de l’économie flexible » : bien que les produits de Microsoft soient, d’après Sennett, de « qualité moyenne », ils débouchent très rapidement sur le marché, pour disparaître aussi vite. Sennett cite une phrase significative de Bill Gates, pour stigmatiser son attitude face au travail : « Au lieu de s’immobiliser soi-même dans un travail aux contours bien délimités, … on devrait au contraire se mouvoir dans un réseau de possibilités ». Cette volonté d’imposer une adaptabilité flexibiliste chez Bill Gates démontre surtout, selon Sennett, que le fondateur de Microsoft est prêt, si la situation l’exige, à détruire ce qu’il a créé. D’autres réflexions de Sennett méritent également le détour : notamment celles qui concernent les systèmes d’éducation dans les pays industriels. Ces systèmes d’éducation, d’enseignement et de formation produisent un surnombre de travailleurs hautement qualifiés. Ceci nous conduit aux problèmes du chômage et du sous-emploi, où les victimes de ces effets pervers sont confrontées en permanence à un sentiment d’inutilité sociale.
Les conclusions de Sennett sont claires : les sociétés, dont les ressortissants sont majoritairement désorientés et doivent faire face à un trop grand sentiment d’inutilité sociale, et au sein desquelles des valeurs comme la confiance, la fiabilité, la fidélité, la loyauté et le sens de la responsabilité sont minées, brocardées et éradiquées en toute conscience, risquent, sur le long terme, de mettre leur existence même en péril.
Brigitte SOB.
(article paru dans l’hebdomadaire viennois « zur Zeit », n°51-52/2007 ; traduction française : Robert Steuckers).
00:55 Publié dans Economie, Sociologie, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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