lundi, 18 février 2008
La querelle des historiens en Israël
La querelle des historiens en Israël
Recension: Barbara SCHÄFER (Hrsg.), Historikerstreit in Israel. Die "neue" Historiker zwischen Wissenschaft und Öffentlichkeit, Campus Verlag, Frankfurt/Main, 2000, 283 S., DM 68,-.
Israël vit aujourd'hui la transvaluation de ses valeurs. On s'en aperçoit en observant le malaise croissant ressenti vis-à-vis de la mémoire officielle, celle qui est patronnée par l'Etat. La culture sioniste du souvenir perd de sa force liante. Uri Ram, socio-psychologue attaché à l'Université Ben Gourion du Neguev, rappelle, dans un article, ce héros d'une pièce de théâtre, jouée en première en 1995 à Tel Aviv, qui veut faire raser les musées et les sites du souvenir, chers au sionisme, et éteindre la "flamme éternelle" qui brûle à Yad Vashem. Ce héros appelle les enfants à se méfier des musées et à se boucher les oreilles, lorsqu'on leur parle des lieux de l'holocauste et des camps d'extermination, les exhorte ensuite à oublier les crimes du passé, à se donner à la vie qui enrichira l'avenir et “à jouer au football, tout simplement”.
Les historiens post-sionistes critiquent la survalorisation des mythes fondateurs de l'Etat d'Israël
Pour le professeur Ram, cette pièce de théâtre n'est qu'un symptôme, parmi d'autres, indiquant qu'en Israël le regard que l'on jette sur le passé est en train de changer. Cette mutation des mentalités a commencé à prendre tout son relief, il y a presque dix ans, quand a démarré la fameuse "querelle des historiens israéliens". Bon nombre d'historiens israéliens, en effet, se sont insurgés contre l'historiographie sioniste, plus ou moins officielle, institutionnalisée et établie, et ont appelé à la constitution d'une nouvelle historiographie "post-sioniste". Les exposants de cette nouvelle génération d'historiens disent appartenir à l'“école révisionniste” (ndlr: le "révisionnisme" israélien n'est pas le même que le révisionnisme français, ne nie pas a fortiori l'holocauste, mais entend simplement relire l'histoire de l'idéologie sioniste et de l'Etat d'Israël). Les révisionnistes israéliens attaquent, avec un pathos qui se veut “éclairé”, les axiomes de leurs adversaires, en les accusant de bétonner des blocages de nature idéologique et de se livrer à de la manipulation au service d'une politique de puissance, celle du sionisme et de l'idéal du Grand Israël. L'établissement académique, argumentent les post-sionistes, ont survalorisé les mythes fondateurs de l'Etat hébreu et la guerre d'indépendance de 1948, mais ont refoulé le sort peu enviable des Palestiniens. Les post-sionistes estiment qu'il n'est pas scientifique de parler des succès historiques du sionisme, en les isolant de leur contexte, en les soustrayant à l'histoire générale du pays et de ses habitants. Dès lors, ajoutent-ils, on ne peut pas parler de la fondation de l'Etat juif “en la détachant du processus de destruction de la réalité arabe-palestinienne”, car les colons juifs, qui visaient au statut de population majoritaire et l'ont acquis, ont atteint leur objectif “en éloignant et en expulsant la population du pays” (Ammon Raz-Krakotzkin).
Le mouvement sioniste, déjà du temps de Theodor Herzl, ne s'était pas préoccupé de la "question arabe", car il pensait que la Palestine était un "pays vide". Après les premières expériences de colonisation, avant 1914, les pionniers du sionisme ont bien dû se rendre compte que ce n'était pas le cas. Ils ont alors cherché toutes sortes de justifications: ils auraient eu pour mission “d'apporter aux peuples ‘asiatiques’ les acquis de la civilisation européenne” et “d'être les avant-postes contre la barbarie”. Dans les années 20 et 30, période où les conflits se sont aggravés, on disait sans pudeur que la colonisation par l'immigration juive devait conduire à remplacer les autochtones arabes par des Juifs: "Même le mouvement ouvrier juif ne se montrait pas prêt à subordonner ses intérêts nationaux juifs pour satisfaire la solidarité de classe (avec les travailleurs palestiniens)", écrivait déjà Julius H. Schoeps dans son introduction à une bonne anthologie de textes, très utile, intitulée Zionismus, et publiée à Munich en 1973. Dans une telle optique, la lutte pour la “renaissance nationale” de 1948 n'avait pas d'autre option possible que d'imposer par la force militaire la création d'un Etat juif.
Mobilisation totale
L'historien israélien Avi Shlaim (auteur de The Iron Wall. Israel and the Arab World, New York/Londres, 2000) a expliqué avec précision comment la mentalité d'assiégé des sionistes a toujours placé toute sa confiance dans la puissance militaire du nouvel Etat, en dépit de toutes les retouches rétrospectives, présentant Israël comme une entité politique s'efforçant de faire la paix avec ses voisins arabes. Cette mentalité repose sur la "mobilisation totale" latente de toute la population juive, sur la terreur, la confrontation, la menace et la provocation, le cas échéant, à l'égard de toutes les nations arabes.
La révision opérée par Shlaim, dans un ouvrage largement diffusé dans le monde anglo-saxon, s'inscrit sans heurts dans l'ensemble des thèses des "nouveaux historiens", même si celles-ci sont formulées sur un ton nettement plus polémique. Les nouveaux historiens israéliens post-sionistes prennent notamment pour thème de leurs recherches les méthodes de colonisation de la Palestine pendant l'entre-deux-guerres, souvent couvertes du manteau de l'oubli par l'établissement sioniste: notamment la fixation ethnocentriste de type "folciste" (= "völkisch"), propre à la génération de Ben Gourion, la fondation de l'Etat hébreu en 1948 par le truchement d'épurations ethniques, les agressions répétées contre l'étranger arabe jusqu'à l'occupation du Sud-Liban, qui vient seulement de prendre fin, après vingt ans.
Un relativisme total qui détruit la narration sioniste
Ces spéculations sont dangereuses, non pas tant parce qu'elles expliquent de manière plus rationnelle et donc moins mythique, certains "chapitres sombres" de l'histoire sioniste et/ou israélienne, mais parce qu'elles induisent, par leurs déconstructions, un relativisme général. Daniel Gurwein, professeur d'histoire juive à l'Université de Haïfa, voit poindre un “relativisme total”, qui aboutirait à détruire la “narration sioniste” dominante. Gurwein poursuit: à la place de cette mémoire collective solidement bétonnée, on verrait émerger une pluralité de visions de l'histoire, si bien que l'historiographie israélienne se transformerait rapidement en un “ring de combat où se télescoperaient des mémoires contradictoires”. Pour Gurwein, les “nouveaux historiens” contribuent à une “privatisation de la mémoire”, ce qui est un reflet supplémentaire d'un processus général de privatisation, observable dans toute la société israélienne, où l'on semble prendre congé de l'éthique pionnière du sionisme, et où les échelles de valeurs se métamorphosent considérablement, bouleversant les structures sociales, économiques, politiques et juridiques de la société israélienne. “Un processus qui se renforce sans cesse, parallèlement au processus de paix depuis la fin de la guerre du Yom Kippour, depuis la guerre au Liban et l'Intifada”, ajoute Gurwein.
Irene CASPARIUS.
(recension parue dans Junge Freiheit, n°39/2000 - http://www.jungefreiheit.de ).
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