lundi, 11 août 2008
L'idée touranienne dans la stratégie américaine
L'idée touranienne dans la stratégie américaine
Le régime turc est autorisé à se maintenir en lisière de l'Europe et dans l'OTAN, malgré ses dimensions "non démocratiques", parce ce pays reçoit en priorité l'appui des Etats-Unis, qui savent que le militarisme turc pourra leur être très utile si le "Grand Jeu" reprend au beau milieu de l'espace eurasiatique. Cette coïncidence d'intérêts entre militaires turcs et stratégie générale des Etats-Unis incite les uns et les autres à redonner vigueur au "panturquisme", qui porte quelques fois un autre nom : celui de "pantouranisme" ou de "touranisme". C'est le rêve et le projet d'un "empire grand-turc", même s'il doit rester informel, qui s'étendrait de l'Adriatique (en Bosnie) à la Chine (en englobant le Xinjian ou "Turkestan oriental" ou "Turkestan chinois") (1). Cet empire grand-turc rêvé prendrait le relais de l'Empire ottoman défunt. Le projet touranien a été formulé jadis par le dernier ministre de la guerre de cet empire ottoman, Enver Pacha, tombé au combat face aux troupes soviétiques en commandant des indépendantistes turcophones d'Asie centrale. La "Touranie" centre asiatique n'a jamais fait partie de l'Empire ottoman, sauf quelques bribes territoriales dans les marches; néanmoins, il y a toujours eu des liens entre les khanats des peuples turcs d'Asie centrale et l'Empire ottoman, qui y recrutait des hommes pour ses armées. Si la lignée d'Osman s'était éteinte, celle des khans de Crimée, de la maison de Giraj, dont l'ancêtre était le Grand Khan des Mongols, Gengis Khan (2), serait alors devenue, comme prévu, la dynastie dirigeante de l'Empire Ottoman (3).
Face au projet touranien, Atatürk adoptait plutôt une position de rejet, mais c'était très vraisemblablement par tactique (4), car il devait justifier sa politique face à l'Occident et condamner, pour cette raison, le génocide perpétré par les gouvernements jeunes-turques contre les Arméniens. Ensuite, dès que le régime soviétique s'est consolidé, il n'aurait pas été réaliste de persister sur des positions pantouraniennes. Pourtant, en 1942, quand les troupes allemandes pénètrent profondément à l'intérieur du territoire soviétique, le panturquisme, longtemps refoulé, revient très vite à la surface. Mais, vu la constellation internationale, le gouvernement turc a dû officiellement juger certains activistes pantouraniens, comme le fameux Alparslan Türkesch, pour "activités racistes"; en effet, les Britanniques (et non pas l'Allemagne nationale-socialiste) avaient, selon leurs bonnes habitudes et sans circonlocutions inutiles, menacé d'occuper la Turquie et Staline, lui, était passé à l'acte en déportant en Sibérie les Tatars de Crimée, alliés potentiels d'une coalition germano-turque.
Perspective touranienne et "grande turcophonie"
Après l'effondrement de l'URSS, la perspective touranienne (5) est bien trop séduisante pour les Etats-Unis, héritiers du système de domination britannique, pour qu'ils la négligent. Mises à part les républiques caucasiennes, la majorité écrasante de la population des Etats indépendants dans la partie méridionale de l'ex-Union Soviétique sont de souche turque, sauf les Tadjiks qui sont de souche persane. Qui plus est, de nombreux peuples au sein même de la Fé dération de Russie appartiennent à cette "grande turcophonie": leur taux de natalité est très élevé, comme par exemple chez les Tatars, qui ont obtenu le statut d'une république quasi indépendante, ou chez les Tchétchènes, qui combattent pour obtenir un statut équivalent. Les "pantouraniens" de Turquie ne sont pas encore très conscients du fait que les Yakoutes de Sibérie nord-orientale, face à l'Etat américain d'Alaska, relèvent, eux aussi, au sens large, de la turcophonie.
Si l'on parvient à unir ces peuples qui, tous ensemble, comptent quelque 120 millions de ressortissants, ou, si on parvient à les orienter vers la Turquie et son puissant allié, les Etats-Unis, à long terme, les dimensions de la Russie pourraient bien redevenir celles, fort réduites, qu'elle avait au temps d'Ivan le Terrible (6). En jouant la carte azérie (l'Azerbaïdjan), ethnie qui fournit la majorité du cadre militaire de l'Iran, on pourrait soit opérer une partition de l'Iran soit imposer à ce pays un régime de type kémaliste, indirectement contrôlé par les Turcs. Certains pantouraniens turcs, à l'imagination débordante, pourraient même rêver d'un nouvel Empire Moghol, entité démantelée en son temps par les Britanniques et qui sanctionnait la domination turque sur l'Inde et dont l'héritier actuel est le Pakistan.
Le "Parti du Mouvement National" (MHP), issu des "Loups Gris" de Türkesch, se réclame très nettement du touranisme; lors des dernières élections pour le parlement turc, ce parti a obtenu 18,1%, sous la houlette de son président, Devlet Bahceli et est devenu ainsi le deuxième parti du pays. Il participe au gouvernement actuel du pays, dans une coalition avec le social-démocrate Ecevit, permettant ainsi à certaines idées panturques ou à des sentiments de même acabit, d'exercer une influence évidente dans la société turque. C'est comme si l'Allemagne était gouvernée par une coalition SPD/NPD, avec Schroeder pour chancelier et Horst Mahler comme vice-chancelier et ministre des affaires extérieures! […].
Une Asie centrale "kémalisée"?
Dans un tel contexte, le kémalisme comme régime a toutes ses chances dans les républiques touraniennes de l'ex-Union Soviétique. Les post-communistes, qui gouvernent ces Etats, gardent leur distance vis-à-vis de l'Islam militant et veulent le tenir en échec sur les plans politique et institutionnel. Mais l'arsenal du pouvoir mis en œuvre là-bas peut rapidement basculer, le cas échéant, dans une démocratie truquée. Jusqu'à présent, ces Etats et leurs régimes se sont orientés sur les concepts du soviétisme libéralisé et, mis à part l'Azerbaïdjan, choisissent encore de s'appuyer plutôt sur la Russie que sur la Turquie (8), malgré l'engagement à grande échelle de Washington et d'Ankara dans les sociétés pétrolières et dans la politique linguistique (introduction d'un alphabet latin modifié (7), adaptation des langues turques au turc de Turquie. Comme l'Occident exige la liberté d'opinion et le pluralisme, ces éléments de "bonne gouvernance" sont introduits graduellement par les gouvernements de ces pays, ce qui constitue une démocratisation sous contrôle des services secrets selon la notion de perestroïka héritée de l'Union Soviétique (9).
Cela revient à construire les "villages à la Potemkine " de la démocratie (10), dont le mode de fonctionnement concret est difficile à comprendre de l'extérieur. Tant que les différents partis et organes de presse demeurent sous le contrôle des services secrets, on n'aura pas besoin d'interdire des formations politiques en Asie centrale (contrairement à ce qui se passe en Allemagne fédérale!). Mieux: on ira jusqu'à soutenir le "pluralisme" par des subsides en provenance des services secrets, car cela facilitera l'exercice du pouvoir par les régimes post-communistes établis, selon le bon vieux principe de "Divide et impera", mais l'Occident aura l'impression que la démocratie est en marche dans la région.
Avec Peter Scholl-Latour, on peut se poser la question: «Pendant combien de temps l'Occident —principalement le Congrès américain et le Conseil de l'Europe— va-t-il cultiver le caprice d'imposer un parlementarisme, qui soit le calque parfait de Westminster, dans cette région perdue du monde, où le despotisme est et reste la règle cardinale de tout pouvoir? ». Ce jeu factice de pseudo-partis et de pseudo-majorités ne peut conduire qu'à discréditer un système, qui ne s'est avéré viable qu'en Occident et qui y est incontournable. Le pluralisme politique et la liberté d'opinion ne sont pas des "valeurs" qui se développeront de manière optimale en Asie centrale. Même le Président Askar Akaïev du Kirghizistan, considéré en Europe comme étant "relativement libéral", a fait prolonger et bétonner arbitrairement son mandat par le biais d'un référendum impératif. Nous avons donc affaire à de purs rituels pro-occidentaux, à un libéralisme d'illusionniste, pure poudre aux yeux, et les missionnaires de cette belle sotériologie éclairée, venus d'Occident, finiront un jour ou l'autre par apparaître pour ce qu'ils sont: des maquignons et des hypocrites (11).
Va-t-on vers une islamisation de l'extrémisme libéral?
Comme la pseudo-démocratie à vernis occidental court tout droit vers le discrédit et qu'elle correspond aux intérêts américains, tout en ménageant ceux de la Russie (du moins dans l'immédiat…), c'est un tiers qui se renforcera, celui dont on veut couper l'herbe sous les pieds : l'islamisme. Comme le kémalisme connaît aussi l'échec au niveau des partis politiques, parce que la laïcisation forcée qu'il a prônée n'a pas fonctionné, la perspective touranienne conduit ipso facto à réclamer une ré-islamisation de la Turquie , mais une ré-islamisation compatible avec la doctrine kémaliste de l'occidentalisation (12); de cette façon, le kémalisme pourra, à moyen terme, prendre en charge les régimes post-communistes de la "Touranie".
La synthèse turco-islamique ("Türk-islam sentezi") est un nouvel élément doctrinal, sur lequel travaillent depuis longtemps déjà les idéologues du panturquisme (13), avec de bonnes chances de connaître le succès : si l'on comptabilise les voix du DSP et du CHP, on obtient à peu de choses près le nombre des adeptes de l'alévisme; ceux-ci se veulent les représentants d'un Islam turc, posé comme distinct du sunnisme, considéré comme "arabe", et du chiisme, considéré comme "persan" (14). Dans cette constellation politique et religieuse, il faut ajouter aux adeptes de l'alévisme, l'extrême-droite turque et une partie des islamistes (15). Ces deux composantes du paysage politique turc étaient prêtes à adopter une telle synthèse, celle d'un Islam turc, voir à avaliser sans problème une islamisation du kémalisme, qui aurait pu, en cas de démocratisation, conduire à une indigénisation de facto de l'extrémisme libéral.
Universalisme islamique et Etats nationaux
En s'efforçant de créer une religion turque basée sur la maxime "2500 ans de turcicité, 1000 ans d'islam et (seulement) 150 ans d'occidentalisation", un dilemme se révèle : celui d'une démocratisation dans le cadre d'un islam qui reste en dernière instance théocratique. L'établissement de la démocratie dans tout contexte islamique s'avère fort difficile, parce que la conception islamique de l'Etat implique une négation complète de l'Etat national (16). Or cette instance, qu'on le veuille ou non, a été la grande prémisse et une des conditions premières dans l'éclosion de la démocratie occidentale (en dépit de ce que peuvent penser les idéologues allemands au service de la police politique, qui marinent dans les contradictions de leur esprit para-théocratique, glosant à l'infini sur les "valeurs" de la démocratie occidentale). Dans l'optique de l'islam stricto sensu, en principe, tous les Etats existants en terre d'islam sont illégitimes et peuvent à la rigueur être considérés comme des instances purement provisoires. Ils n'acquièrent légitimité au regard des puristes que s'ils se désignent eux-mêmes comme bases de départ du futur Etat islamique qui, en théorie, ne peut être qu'unique.
Dans le christianisme, le conflit entre la revendication universaliste de la religion et les exigences particularistes de la politique "mondaine" (immanente) se résout par la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Dans le christianisme oriental (orthodoxie), la séparation de l'Eglise et de l'Etat n'a pas été poussée aussi loin, ce qui est une caractéristique découlant tout droit de la forme de domination propre au système ottoman, que l'on appelle le "système des millets", où les chefs d'Eglise, notamment le Patriarche de Constantinople, sont considérés comme des "chefs de peuple". De ce fait, le principe de l'"église nationale" constitue la solution dans cette aire byzantine et orthodoxe. Dans l'aire islamique, nous retrouvons cette logique, qui, en Occident, a conduit à la démocratie, telle qu'on la connaît aujourd'hui. Cette démocratie a pu s'organiser dans un espace particulier et circonscrit, via l'instance "Etat national". Donc dans l'aire islamique, réaliser la démocratie passe nécessairement par le postulat de créer une religion nationale. On retrouve une logique similaire dans le judaïsme, lui aussi apparenté à l'Islam, où le sionisme a été le moteur d'une démocratisation nationaliste, qui a finalement conduit à la création de l'Etat d'Israël. Cependant, dans l'aire islamique, une religion nationale de ce type, qui pourrait concerner tous les Etats musulmans, ne pourrait pas se contenter d'être une simple religion civile, comme en Occident et notamment en RFA, où la religion civile repose sur un reniement moralisateur du passé, organisé par l'Etat lui-même; elle devrait avoir tous les éléments d'une véritable religion (17), pouvant se déclarer "islamique", même si d'autres refusent de la considérer comme telle.
L'alévisme turc, religiosité de type gnostique
Dans les doctrines de l'alévisme turc (18), nous avons affaire à une religion de type gnostique, car son noyau évoque la théorie des émanations, selon laquelle tous les étants sont issus de Dieu, vers lequels ils vont ensuite s'efforcer de retourner. Dieu a créé les hommes comme êtres corporels (physiques) (19), afin de se reconnaître lui-même dans sa création. Après le "retour" dans l'immense cycle ontologique, toutes les formes, produites par l'émanation, retournent à Dieu et se dissolvent en lui (20), ce qui lui permet de gagner en quelque sorte une plus-value d'auto-connaissance. La capacité qu'a l'homme de reconnaître Dieu atteste de la nature divine de l'homme. Par extrapolation, on aboutit quelques fois à une divinisation de l'homme, devenant de la sorte un être parfait (où l'homme devient un dieu sur la Terre ), et, dans la logique de l'alévisme turc, le Turc devient ainsi le plus parfait des êtres parfaits. L'homme a parfaitement la liberté d'être athée, car l'athéisme constitue une possibilité de connaître Dieu (21), car la connaissance de Dieu, dans cette optique, équivaut à une connaissance de soi-même.
Par conséquent, les lois islamiques, y compris les règles de la prière, ne sont pas reconnues et, à leur place, on installe les anciennes règles sociales pré-islamiques des peuples turcs, ce qui revient à mettre sur pied une religion ethnique turque, compénétrée d'éléments chamaniques venus d'Asie centrale. Dans une telle optique, Mohammed et Ali, qui, au titre d'émanation est pied sur pied d'égalité avec lui, sont perçus comme des êtres angéliques préexistants, devenus hommes. Le Coran n'a plus qu'une importance de moindre rang, car, disent les gnostiques turcs, par sa chute dans une forme somatique d'existence, le Prophète a subi une perte de savoir, le ramenant au niveau de la simple connaissance humaine. Tous les éléments d'arabité en viennent à être rejetés, pour être remplacés par des éléments turcs.
Ordre des Janissaires, alévisme et indigénisme turc
Si l'on ôte de l'idéologie d'Atatürk tout le vernis libéral (extrême libéral), on perçoit alors clairement que le fondateur de la Turquie moderne —même s'il n'en était pas entièrement conscient lui-même— était effectivement un Alévite, donc en quelque sorte un indigéniste turc (on le voit dans ses réformes : égalité de l'homme et de la femme, interdiction du voile, autorisation de consommer de l'alcool, suppression de l'alphabet et de la langue arabes, etc.). Ce programme ne peut évidemment pas se transposer sans heurts dans d'autres Etats islamiques. En Turquie, ces réformes ont pu s'appliquer plus aisément dans la majorité sunnite du pays sous le prétexte qu'elles étaient une occidentalisation et non pas une transposition politique des critères propres de l'alévisme. La suppression du califat sunnite par Atatürk en 1924 peut s'interpréter comme une vengeance pour la liquidation de l'ordre des janissaires par l'Etat ottoman en 1826. Les janissaires constituaient la principale troupe d'élite de l'Empire ottoman; sur le plan religieux, elle était inspirée par l'Ordre alévite des Bektachis , lui aussi interdit en 1827 (22). Les intellectuels de l'Armée et les nationalistes d'inspiration alévite reprochent à cette interdiction d'avoir empêché la turquisation des Albanais, très influencés par le bektachisme, à l'ère du réveil des nationalités. Les nationalistes alévites constituent l'épine dorsale du mouvement des Jeunes Turcs qui arrivent au pouvoir en 1908. Ces événements et cette importante cardinale du bektachisme alévite explique pourquoi la Tur quie actuelle et les Etats-Unis (23) accordent tant d'importance à l'Albanie dans les Balkans, au point de les soutenir contre les Européens.
L'idéal de "Touran" vise à poursuivre la marche de l'histoire
La religion quasi étatique dérivée directement des doctrines alévites pourrait sous-tendre un processus de démocratisation dans l'aire culturelle musulmane (24), mais elle ne serait acceptée ni par les Sunnites ni par les Chiites. Ceux-ci n'hésiteraient pas une seconde à déclarer la "guerre sainte" aux Alévites. On peut penser que les prémisses de cet Islam turco-alévite pourrait, par un effet de miroir, se retrouver dans le contexte iranien, où les Perses se réfèreraient à leur culture pré-islamique (ou forgeraient à leur tour un islam qui tiendrait compte de cette culture). Une telle démarche, en Iran, prendrait pour base l'épopée nationale du Shahnameh (le "Livre des Rois"). Aujourd'hui, on observe un certain retour à cette iranisme, par nature non islamique, ce qui s'explique sans doute par une certaine déception face aux résultats de la révolution islamique. Mais le nouvel iranisme diffus d'aujourd'hui se plait à souligner toutes les différences opposant les Perses aux Turcs, alliés des Etats-Unis. Enfin, dans l'iranisme actuel, on perçoit en filigrane une trace du principe fondamental du zoroastrisme, c'est-à-dire la partition du monde en un règne du Bien et un règne du Mal, un règne de la "Lumière" et un règne de l'"Obscurité", compénétrant entièrement l'épopée nationale des Perses. Cela se répercute dans l'opposition qui y est décrite entre l'Empire d'"Iran" et l'Empire du "Touran". « L'Iran étant la patrie hautement civilisée des Aryens, tandis que le Touran obscur est le lieu où se rassemblent tous les peuples barbares de la steppe, venus des profondeurs de l'Asie centrale, pour assiéger la race des seigneurs de souche indo-européenne » (25).
La fin de l'histoire occidentale
Peu importe ce que les faits établiront concrètement dans le futur : dés aujourd'hui, on peut dire que la perspective touranienne permet d'aller dans le sens des intérêts américains au cas où le "Grand Jeu" se réactiverait et aurait à nouveau pour enjeu la domination du continent eurasiatique, prochain "champ de bataille du futur" (26). Parce qu'ils bénéficient du soutien des Etats-Unis, les Etats riverains et touraniens de la Mer Caspienne équipent leurs flottes de guerre pour affirmer leurs droits de souveraineté sur cette mer intérieure face à la Russie et à l'Iran. Le tracé de ces frontières maritimes est important pour déterminer dans l'avenir proche à qui appartiendront les immenses réserves de pétrole et de gaz naturel. Le risque de guerre qui en découle montre l'immoralité de la politique d'occidentalisation, dont parle Huntington (27). Celui-ci nous évoque les moyens qui devront irrémédiablement se mettre en œuvre pour concrétiser une telle politique : ces moyens montrent que la conséquence nécessaire de l'universalisme est l'impérialisme, mais que, dans le contexte actuel qui nous préoccupe, l'Occident n'a plus la volonté nécessaire de l'imposer par lui-même (mis à part le fait que cet impérialisme contredirait les "principes" occidentaux…). L'universalisme occidental, qui cherche à s'imposer par la contrainte, ne peut déboucher que sur le désordre, car les moyens mis en œuvre libèreraient des forces religieuses, philosophiques et démographiques qu'il est incapable de contrôler et de comprendre. Cette libération de forces pourra conduire à tout, sauf à la "fin de l'histoire". Mais cette fin de l'histoire sera effectivement une fin pour la civilisation qui pense que cette fin est déjà arrivée. «Les sociétés qui partent du principe que leur histoire est arrivée à sa fin sont habituellement des sociétés dont l'histoire sera interprétée comme étant déjà sur la voie du déclin » (28).
On peut émettre de sérieux doute quant à la réalisation effective de la "perspective touranienne" ou d'une issue concrète aux conflits qu'elle serait susceptible de déclencher dans l'espace centra-asiatique quadrillé jadis par l'internationalisme stalinien qui a imposé des frontières artificielles, reprises telles quelles par le nouvel ordre libéral, qui ne parle pas d'"internationalisme", comme les Staliniens, mais de "multiculturalisme". Ce multiculturalisme ne veut pas de frontières, alors que ce système de frontières est une nécessité pour arbitrer les conflits potentiels de cette région à hauts risques. Renoncer aux frontières utiles revient à attendre une orgie de sang et d'horreur, qui sera d'autant plus corsée qu'elle aura une dimension métaphysique (29). C'est une sombre perspective pour nous Européens, mais, pour les Turcs, elle implique la survie, quoi qu'il arrive, à l'horizon de la fin de l'histoire, que ce soit en préservant leur alliance privilégiée avec les Etats-Unis ou en entrant en conflit avec eux, remplaçant l'URSS comme détenteurs de la "Terre du Milieu", nécessairement opposés aux maîtres de la Mer.
Josef SCHÜSSLBURNER.
(extrait d'un article paru dans Staatsbriefe, n°9-10/2001; trad. franç.: Robert Steuckers).
Notes :
(1) Cf. «Waffen und Fundamentalismus. Die muslimischen Separatisten im Nordwesten Chinas erhalten zulauf», Frankfurter Allgemeine Zeitung, 29.3.1999.
(2) Plus tard, un nombre plus élevé de tribus mongoles se sont progressivement "turquisées"; le terme "Moghol" le rappelle, par exemple, car il signifie "mongol" en persan; c'est un souvenir des origines mongoles des familles dominantes, alors qu'en fin de compte, il s'agit d'une domination turque sur l'Inde.
(3) F. Gabrieli, Mohammed in Europa - 1300 Jahre Geschichte, Kunst, Kultur, 1997, p. 143.
(4) La position d'Atatürk était purement tactique, en effet, si l'on se rappelle que les principaux responsables du génocide sont devenus les meilleurs piliers du régime kémaliste; cf. W. Gust, Der Völkermord an den Armeniern, 1993, pp. 288 et ss.
(5) Cf. «Stetig präsent. Das Engagement der Türkei in einem unsicher werdenden Mittelasien», Frankfurter Allgemeine Zeitung, 4.10.1999.
(6) La Russie reconnaît effectivement cette problématique; cf. «Moskau will eine Allianz gegen Russland nicht hinnehmen. Ankara der Verbreitung pantürkischer Vorstellung bezichtigt - Abschluß des Gipfels (der Staatschefs von Aserbaidschan, Kasachstan, Kyrgystan, Usbekistan und Turkmnistan) in Istanbul» (!), Frankfurter Allgmeine Zeitung, 20.10.1994.
(7) Vu le caractère "irréversible" de la candidature de la Turquie à l'UE, la CDU et le Frankfurter Allgemeine Zeitung espèrent que l'ancien bourgmestre d'Istanbul fondera un parti islamique sur le modèle de la CDU (cf. «Im Zeichen der Glühbirne - Die neugegründete islamische Partei in der Türkei könnte erfolgreich sein - Diesen Erfolg will jedoch das kemalistische Regime nicht zulassen», Frankfurter Allgemeine Zeitung, 16.8.1991, p. 12; cf. également: «Neues Verfahren gegen Erdogan», Frankfurter Allgemeine Zeitung, 22.8.2001, p. 8.
(8) A ce sujet, cf. «Ein U für ein Y. Schriftwechsel in Aserbaidschan von kyrillischen zu lateinischen Buchstaben; "…die durch den Wechsel der Schrift zu erwartende engere Anbindung an die Türkei sei von Vorteil für das Land, weil dadurch auch ein wirtschaftlicher Aufschwung zu erwarten sei», Frankfurter Allgemeine Zeitung, 2.8.2001, p. 10.
(9) Pourtant la distance s'amplifie, cf. «Staatschefs der GUS reden über regionale Sicherheit; "… herrschen indes Zweifel am Sinn und Zweck der GUS, deren Staaten sich in den vergangenen Jahren auseinanderentwickelt haben», Frankfurter Allgemeine Zeitung, 2.8.2001, p. 6.
(10) Malheureusement, il n'existe aucune présentation systématique de ce concept de "pseudo-démocratisation" téléguidée par les services secrets; on trouve cependant quelques allusions chez A. Zinoviev, Katastroïka, L'Age d'Homme, Lausanne. Par ailleurs, des allusions similaires se retrouvent dans A. Golitsyn, New Lies for Old, 1984, livre dont nous recommandons la lecture car l'auteur, sur base de sa bonne connaissance du système soviétique de domination, a parfaitement pu prévoir la montée de la perestroïka.
(11) Voir le titre de chapitre, p. 109, dans le livre de Peter Scholl-Latour, Das Schlachtfeld der Zukunft. Zwischen Kaukasus und Pamir, 1998.
(12) Ibidem, pp. 151 et ss.
(13) Cf. «Türkisierung des Islam? Eine alte Idee wird in Ankara neu aufgelegt», Frankfurter Allgemeine Zeitung, 4.9.1998.
(14) Références dans U. Steinbach, Geschichte der Türken, 2000, p. 111.
(15) Dans ce contexte, il convient de citer le nom du prédicateur itinérant Fethullah Gülen, toutefois soupçonné par les kémalistes, cf. Frankfurter Allgemeine Zeitung, 15.4.1998.
(16) C'est ce que souligne à juste titre Huntington, pp. 281 et suivantes de l'édition de poche allemande de son livre Der Kampf der Kulturen. Die Neugestaltung der Weltpolitik im 21. Jahrhundert, 1996.
(17) Il existe une étape intermédiaire entre une religion civile empreinte de dogmatisme, comme cette "révision moralisante et permanente du passé" qui s'exerce en RFA, et une véritable religion d'Etat: c'est le concept du "panchasilla", qui est à la fois politique et religieux, propre au régime indonésien, qui permet à l'Etat d'énoncer des dogmes religieux, comme celui d'un monothéisme abstrait, ce qui oblige la minorité bouddhiste d'interpréter l'idée de nirvana dans un sens théiste, ce qui prépare en fait son islamisation (voir notre note 20).
(18) On en trouve une bonne présentation chez Anton J. Dierl, Geschichte und Lehre des anatolischen Alevismus-Bektasismus, 1998, voir en particulier pp. 29 et ss.
(19) L'accent mis sur le corps et sur les besoins du corps, y compris l'autorisation de boire de l'alcool, a rendu les Alévites suspects, comme jadis les Pauliciens et les Bogomils, dont la spiritualité est sous-jacente à l'islam européen dans les Balkans. On peut hésiter à qualifier cette religiosité de "gnostique". Toutefois la construction théologique générale possède les caractéristiques du gnosticisme, car son lien avec l'islam apparaît plutôt fortuit (en effet, les doctrines gnostiques peuvent recevoir aisément une formulation chrétienne ou bouddhiste, comme l'atteste le manichéisme).
(20) Cette conception peut provenir du temps où la majeure partie des peuples turcs était encore bouddhiste : à l'évidence, il s'agit ici d'une interprétation théiste du nirvana; on peut supposer qu'elle ait continué à exister au niveau de la mémoire, même après la conversion à l'islam de ces Turcs bouddhistes d'Asie centrale et d'Inde, même si cette théorie n'est pas satisfaisante pour expliquer le principe du karma tout en niant l'existence de l'âme.
(21) On peut y reconnaître des influences venues de l'hindouisme ; la vision de Dieu comme créateur, conservateur et destructeur du monde rappelle la doctrine trifonctionnelle (Trimurti) de l'hindouisme; quant à savoir si les cercles ésotériques de l'alévisme turc croient à la transmigration des âmes —comme les Druses, mais qui se réfèrent à d'autres traditions, on peut simplement le supposer. Les Alaouites de Syrie le pensent, mais les Alévites turcs ne veulent rien avoir à faire avec les Alaouites qui dominent le système politique en Syrie, comme, en fin de compte, aucun Turc s'estimant authentiquement turc ne veut rien avoir à faire avec les Arabes!
(22) L'orthodoxie sunnite n'a pas pu reprendre en charge cette fonction, car elle s'opposait à la conversion forcée des Chrétiens (jusqu'en 1700, les janissaires se recrutaient parmi les garçons chrétiens enlevés à leurs familles); cette orthodoxie ne pouvait accepter qu'un musulman soit l'esclave d'un chrétien (ce que les janissaires étaient formellement en dépit de leur conversion forcée); ce devrait être un avertissement à ceux qui pensent que les Alévites sont des "libéraux" que l'on pourrait soutenir contre l'orthodoxie islamique.
(23) Cf. «Das Doppelspiel der Amerikaner : Unter den Europäern wächst die Irritation über das zwielichtige Agieren Washingtons auf dem Balkan : Als Paten der UÇK sind die USA mitverantwortlich für die Zuspitzung des Konflikts zwischen Albanern und Slawo-Mazedoniern», Der Spiegel, n°31/2001, p. 100.
(24) Il faut tenir compte du fait que l'Islam, actuellement, se trouve à une période de son histoire qui correspond à celle de la Ré forme en Europe : à cette époque-là en Europe, la démocratisation ne pouvait se comprendre que comme une théocratisation - l'Iran actuel correspond ainsi au pouvoir instauré par Calvin à Genève (et aux théocraties équivalentes installées en Nouvelle-Angleterre). Il faudrait en outre accorder une plus grande importance à la phénoménologie culturelle que nous a léguée un Oswald Spengler; celui-ci , avec une précision toute allemande, a approfondi la théorie de l'anakyklosis (doctrine des cycles ascendants) de Polybe. Pour les collaborateurs des services de sûreté allemands, Spengler et Polybe seraient automatiquement classés comme des "ennemis de la constitution", car ni l'un ni l'autre n'auraient cru, aujourd'hui, à l'éternité du système de la RFA actuelle, que tous les historiens contemporains sont sommés de ne jamais relativiser!
(25) Cf. le résumé final dans le livre de Peter Scholl-Latour, op. cit., p. 294.
(26) Comme le dit bien le titre du livre de Peter Scholl-Latour, op. cit.
(27) Ibidem, p. 511.
(28) Comme le dit à juste titre Samuel Huntington, op. cit. , p. 495.
(29) Exactement comme le dit le titre de chapitre en page 151 du livre de Peter Scholl-Latour, op. cit.
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