dimanche, 19 octobre 2008
La volonté d'impuissance
Archives de "Synergies Européennes" - 1996
La volonté d'impuissance
Recension: Pascal BONIFACE, La volonté d'impuissance, Seuil, collection «L'histoire immédiate», Paris, 1996, 203 p., 110 FF.
Dénoncée comme perversité par les idéologies modernes, la puissance —que on définit classiquement comme étant la capacité à faire triompher sa volonté— n'en est pas moins au cœur des relations internationales. Directeur de l'Institut des relations internationales et stratégiques, Pascal Boniface a précédemment dirigé un ouvrage portant sur cette notion-clé (1). Il prolonge aujourd'hui ces travaux en insistant sur les perspectives d'anarchie internationale, autrement plus probables à ses yeux qu'un quelconque Nouvel ordre mondial (2). La thèse centrale est la suivante. Régi selon une logique paradoxale, le monde post-guerre froide est de plus en plus global sur le plan économique, financier et médiatique, et fragmenté sur le plan géopolitique et stratégique. Ainsi les différents conflits armés qui se déroulent simultanément aux quatre coins de la planète ne sont-ils plus reliés aux puissances centrales du système-Monde et susceptibles de mener à un embrasement général. Les grands de ce monde peuvent bien manier des rhétoriques universalistes et les intellectuels faire dans le "stratégiquement correct" —ces derniers ont transféré leurs utopies salvatrices du champ politique interne à l'international— le chaos n'en est pas moins borné. En conséquence, aucune menace massive ne pesant sur les pays riches, on s'y prend à rêver de “cocooning stratégique”. Loin d'avoir été conjuré par les présidences Reagan et Bush, le fameux “Syndrôme vietnamien” frappe aujourd'hui l'ensemble de l'hémisphère Nord (c'est-à-dire des pays développés à la démographie stagnante). Déjà présentée dans La puissance internationale (cf. note 1), cette thèse est ici développée dans une langue claire et accessible, force exemples à l'appui, et Pascal Boniface se montre convaincant. Quelques griefs cependant. On aurait aimé que l'auteur s'attarde sur les rapports dialectiques existant entre le processus de mondialisation et la fragmentation géopolitique/géostratégique de la planète selon la “loi” édictée par Régis Debray voici quinze ans, mondialisation des objets/tribalisation des sujets (3).
De même, on admettera que le thème de la menace-Sud et la version plus intellectualisée du “Clash of Civilizations” formulée par l'Américain Samuel P. Huntington sont par trop simplistes. Le “Nord” et le “Sud” sont des métaphores spatiales ne renvoyant à aucune entité politique identifiable et l'axe islamico-confucéen sencé menacer l'“Occident” est une fiction. Doit-on pour autant faire l'impasse sur les possibles conséquences des évolutions divergentes entre les deux rives de la Méditerranée (4)? Enfin, Pascal Boniface n'insiste pas suffisamment, à notre sens, sur le caractère illusoire et dangereux du “rêve helvétique”. On peut préférer la prospérité à la puissance, celle-ci n'en constitue pas moins un impératif. Violence maîtrisée et ordonnée, elle seule peut tempérer Behémoth (l'état de nature).
L'ouvrage est agréable à lire et apporte sa contribution au déchiffrement du monde post-guerre froide mais, on le voit, il n'épuise pas le sujet.
Louis SOREL.
Notes:
(1) Cf. La puissance internationale, IRIS-Dunod, Paris, 1994. Si nombre de contributions méritent d'être lues, on s'attachera particulièrement à l'étude de Hervé Le Bras sur les rapports entre guerre et population.
(2) En l'absence d'un Léviathan international, c'est-à-dire d'un centre de pouvoir disposant effectivement du monopole de la violence physique légitime, la scène mondiale est par nature anarchique. Les perspectives d'anarchie internationale dressées par Pascal Boniface renvoient à l'absence, depuis la fin du système Est-Ouest, de puissance hégémonique. Une puissance hégémonique est une puissance assumant des responsabilités internationales et dont la domination est par là-même perçue comme légitime par ses alliés. Les Etats-Unis sont aujourd'hui une puissance dominante à la recherche d'avantages unilatéraux.
(3) Cf. Régis Debray, Critique de la raison politique, Gallimard, Paris, 1981 (réédité en 1987).
(4) Dans son dernier ouvrage, Pierre Lellouche, chargé de mission auprès du Président la République française, s'inquiète du “formidable déséquilibre entre une Europe riche et vieillissante qui, ne renouvelant plus ses générations, se suicide lentement, et un Sud pauvre, politiquement instable, en pleine expansion démographique”. Cf. Pierre Lellouche, Légitime défense. Vers une Europe en sécurité au XXI° siècle, Editions Patrick Banon, 1996.
00:05 Publié dans Géopolitique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : politique, europe, etats-unis, union européenne, philosophie | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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