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jeudi, 19 mars 2009

Une "nouvelle gauche" contre la vulgate des Lumières

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1995

 

Une “nouvelle gauche” contre la vulgate des Lumières

 

Nous assistons à l'avènement d'une gauche inattendue. Elle s'oppose à la vulgate des Lumières, base de la “political correctness”, elle s'insurge contre l'emprise étouffante de l'économisme, elle est “contextualiste” dans le sens où elle ne rejette pas nécessairement tous les nationalismes, elle est résolument “communautaire”, elle fait recours aux traditions, même, parfois, sous leurs aspects ésotériques.

 

Il y a déjà quelque temps qu'une certaine gauche (spécialement en France), que certains intellectuels déçus de leur parcours politico-philosophique marxiste et social-démocrate sont partis en quête d'arguments nouveaux, vers d'autres horizons spirituels. Ils ont toutefois gardé le meilleur de leur ancienne vision-du-monde: une aversion à l'égard de la culture libérale, fondée sur l'individualisme. Mais ils ont abandonné les recettes collectivistes et préfèrent le “communautaire” qu'ils avaient pourtant abjuré comme un “irrationalisme”. Aujourd'hui, ils affirment et démontrent que toute intégration sociale est déterminée par des valeurs spirituelles. C'est-à-dire que toute intégration est “holiste” et nullement “contractualiste”. On préfère désormais Ferdinand Tönnies à Jean-Jacques Rousseau.

 

Vu ces glissements et ces évolutions, le dialogue est donc possible avec ces intellectuels de gauche qui ont désormais des références fécondes. Ces cénacles et ces hommes courageux ne poussent toutefois pas l'audace trop loin: ils restent sur des positions égalitaristes, nivelleuses, qui ne permettent pas aux communautés, qu'ils rêvent de rétablir dans leur plénitude conviviale, de retrouver une véritable articulation organique. Des communautés non hiérarchisées, sans épine dorsale hiérarchique, risquent d'être des communautés figées, répétitives, sans vie intérieure. Lugubre perspective! Qui ne distinguera pas ce “communautarisme” de la massification actuelle, où les individus ne sont plus que de petits rouages. Autre obstacle que ces nouvelles gauches ne peuvent franchir: elles sont incapables, semble-t-il, de formuler une critique définitive des racines de la modernité mercantiliste.

 

Mais voici le catalogue des “nouveaux hérétiques”.

 

Les néo-tribalistes

 

“Le temps des tribus” est le titre d'un essai de 1989, qui n'est pas passé inaperçu. L'auteur en est le sociologue de gauche Michel Maffesoli, un des plus ardents théoriciens du nouveau communautarisme, des petites agrégations, comme les bandes de jeunes par exemple. Au contractualisme qui est un lien très faible, trop faible, Maffesoli oppose une sorte d'“élan vital” bergsonien, force irrationnelle d'intégration sociale: c'est ce qu'il appelle aussi le solidarisme orgiaque, où corps et âmes s'attirent et fusionnent. Maffesoli semble s'inspirer davantage d'une catégorie de Pareto, celle des “résidus”, voire celle des “actions non-logiques” que du concept de “Gemeinschaft” chez Tönnies.

 

Autre théoricien “communautariste”: Pietro Barcellona, ex-député du PCI. Dans ses écrits, l'anti-individualisme sort carrément des canons de l'idéologie des Lumières. La modernité et ses dérivés sociaux d'inspiration économiciste (le communisme par exemple) n'ont pas ressenti de culpabilité pour avoir fait disparaître les valeurs cimentant la solidarité. Ç'aurait été, explique le juriste Barcellona, une position “trop nostalgique et réductrice”. Barcellona n'épargne cependant pas le mercantilisme et le consumérisme. Et cet ancien député du PCI écrit, dans L'individualismo proprietario: «Le travailleur évolue désormais dans un monde de consommation à la recherche du succès personnel qui lui permettra de se présenter comme acquéreur dans des super-marchés fantasmagoriques, où le pur décor se substitue à la dignité et à l'orgueil de classe».

 

Les anti-occidentaux

 

Serge Latouche défend les positions les plus radicales en ce qui concerne la contestation du modèle occidental de vie et de développement. Dans L'occidentalisation du monde, il démasque purement et simplement le projet impérialiste et libéral-capitaliste qui éradique à coup de télévision les valeurs spirituelles résiduaires dans les pays du tiers-monde. Ainsi disparaissent chez ces peuples leur raison de vivre. L'Occident pour Latouche est une anti-culture: «Il donne des droits aux citoyens les plus efficaces. Il est tout le contraire d'une culture impliquant une dimension holiste qui procure une solution au défi de l'existence à tous ses membres». Que faire, dès lors, pour sortir de l'homogénéisation? Repartir, affirme l'ancien gauchiste, des micro-communautés, y compris les micro-communautés ethniques, qui ont été expulsées du marché.

 

Anti-occidentaliste encore plus farouche que Latouche: le linguiste américain Noam Chomsky, philosophe favori des gauches dures aux Etats-Unis. «Qui connaît les décisions les plus importantes prises lors des négociations du GATT ou du FMI, et qui ont pourtant un impact certain au niveau du monde entier? Et qui connaît les décisions des grandes multinationales, ou des banques internationales, ou des sociétés d'investissement qui régulent la production, le commerce et la vie de tant de pays?». Chomsky estime que cette opacité est la tare majeure du libéral-capitalisme, avec la globalisation de l'économie et l'impérialisme militaire sous la bannière Stars and Stripes. C'est contre cet expansionisme militaire américain que Chomsky a consacré son dernier livre 501: la conquête continue.

 

Les anti-scientistes

 

Il a rompu avec le communisme dans les années 50. Mais cette rupture ne l'a pas empêché de rêver à un “nouveau départ”, au-delà des “thérapies” du libéral-capitalisme. Nous voulons parler d'Edgar Morin, qui, dans un de ses derniers essais, nous met en garde contre le péril du scientisme, derrière lequel se profile une ombre totalitaire. En 1992, Morin déclarait: «Je crains un système qui puisse contrôler la population. Je pense aux manipulations génétiques et aux manipulations cérébrales. Une certaine fanta-science pourrait se transformer en science appliquée». Edgar Morin va bien au-delà d'une simple démolition du dogme scientiste: il en arrive à augurer une véritable révolution conservatrice: «Aujourd'hui, il nous faut associer deux notions opposées, celles de conservation et de révolution. Nous devons également nous abreuver aux sources du passé: Homère, Platon et Bouddha sont encore radiactifs».

 

Les “archaïsants” de la gauche

 

Il y a tout juste un an, à l'âge de 61 ans, mourrait l'historien américain Christopher Lasch. Il avait été un mythe pour la gauche italienne jusqu'il y a peu d'années. Lui aussi, comme Caillé, Morin, Maffesoli et Latouche, avait abandonné les canons de l'idéologie des Lumières et les idéologèmes économicistes, pour partir à la recherche des fondements de la solidarité, de ses principes spirituels. Aucun “pacte social” n'a jamais pu pallier aux réalités d'ordre communautaire telles la famille, la nation, le sens du devoir, toutes rejetées par les gauches sous prétexte qu'elles étaient “réactionnaires” ou “petites-bourgeoises”. La position de Lasch pourrait se définir comme étant une sorte de “radicalisme populiste”. Face à ce “communautarisme” prémoderne, le sociologue français Alain Caillé cultive un nostalgisme à peine voilé, tout en restant bien campé sur des positions égalitaires, typiques de la gauche. Il est un théoricien de l'anti-utilitarisme, le chef de file du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales). Depuis quelques années, il a ouvert un dialogue avec Alain de Benoist et la “Nuova Destra” italienne [tandis que le secrétaire d'Alain de Benoist, Charles Champetier, déploie mille et une astuces pour l'imiter et le paraphraser]. Dans l'orbite du MAUSS, on trouve également, outre Caillé, Latouche et Morin. Dans son essai le plus important, ce sociologue français condamne la logique du “donner-pour-avoir” et exalte, en contrepartie, la logique archaïque du don, ce qui lui permet, ou l'oblige, à réévaluer le rôle des cultures traditionnelles où «l'on se préoccupe davantage de la cohésion que du profit».

 

Les solidaristes du travail

 

Le capitalisme contre le capitalisme. Le modèle anglo-saxon des Etats-Unis contre le modèle rhénan nord-européen. L'individualisme du boursicotier contre le communautarisme des entreprises. Le sociologue Michel Albert, au départ de ses positions sociales-démocrates, explique dans son best-seller Capitalisme contre capitalisme  les raisons de la supériorité sociale et économique du modèle “communautaire” allemand face au modèle ultra-libériste qui ne considère l'entreprise que comme une simple “commodité”, comme un bien vendable et interchangeable. La supériorité sociale du “modèle rhénan” réside dans sa capacité d'opérer une médiation entre biens spirituels (fidélité, amitié, communauté, honneur, générosité) et biens de marché, exclusivement commercialisables. Michel Albert donne un exemple: «Les religions en Allemagne sont des institutions non commerciales. Aux Etats-Unis, elles font recours à des formes de plus en plus sophistiquées de publicité et de marketing».

 

«Le travail à temps plein est terminé»: cette phrase programmatique figure dans l'introduction de Lavorare meno per lavorare tutti (Travailler moins pour que tous puissent travailler) de Guy Aznar, beaucoup lu à gauche aujourd'hui. Aznar est heureux de saluer la restitution à l'individu d'une portion de sa vie où il peut appartenir à ses amis, pratiquer la coopération libre et gratuite, s'adonner à des activités échappant à la logique de l'argent et du marché. Aznar suggère une sortie hors de l'emprise totale du travail à temps plein avec ses dégénérescences (utilitarisme, mercantilisme, efficacité à tout prix, massification, déracinement total). Dans cette optique, suggérer la réduction des horaires de travail n'est pas seulement une mesure pour lutter contre le chômage.

 

Les “nationaux-communautaires” scandaleux

 

Hans Magnus Enzensberger est l'un des intellectuels historiques de la gauche allemande. Il est aujourd'hui en rupture de ban avec ses anciens camarades, parce qu'il ne cesse plus de lancer des affirmations en faveur de l'identité nationale. Ses théories ont fini, en Allemagne, par être mises directement en accusation sous prétexte qu'elles cautionnaient des “filons philosophico-idéologiques” marginalisés par les bien-pensant: idéologues de na “nouvelle droite”, positions politiques d'un Ernst Nolte. Mais un interview accordé au Spiegel a fait un scandale encore plus retentissant. Dans cet interview, Botho Strauss, dramaturge de l'école fondée jadis par Adorno, souligne la nécessité de forger en Allemagne une “nouvelle droite” non libérale et conservatrice, attentive aux thèmes “communautaires”.

 

Les “ésotériques”

 

Dans l'archipel de la culture de gauche, on a vu émerger une petite île et on tente déjà d'en interdire l'accès. Tant elle recèle de l'hérésie. Mais elle est pourtant bien inaccessible à la majorité des post-communistes et néo-communistes qui demeurent tous de formation étroitement laïque, fidèles à l'idéologie des Lumières et au scientisme. Dans cette “île”, on peut professer des idées issues des traditions ésotériques, alchimiques, gnostiques. Inouï! Deux auteurs sont particulièrement sensibles à ces thématiques. Le premier, c'est Attilio Mangano, un ancien communiste ultra, attiré désormais par le mythe, les religions et la spiritualité des cultures centre-européennes (Mitteleuropa). Mangano est un partisan fermement convaincu du retour aux valeurs communautaires pré-modernes: ou, plus exactement, aux aspects ludiques de la fête, aux liens magiques qui lient les personnes à la nature, à l'orgiaque. L'autre auteur sensible aux thèmes ésotériques est Luciano Parinetto. Il a étudié l'alchimie (ses principaux écrits sont: Alchimia e utopia et Solilunio)  et s'est réfugié dans cette discipline traditionnelle pour sortir de l'aliénation née de la modernité. Mais cette démarche nous semble tout de même un peu “forcée”, dans la mesure où il nous semble bien difficile de concilier l'utopisme marxiste anti-spirituel et anti-initiatique avec l'ars regia.

 

Les théologiens

 

Les théologiens de la nouvelle gauche hérétiques sont deux, et ils sont très différents l'un de l'autre. Le philosophe Massimo Cacciari, communiste et bourgmestre de Venise, a courageusement dépassé les clivages culturels. Au-delà du marxisme, au-delà des dogmes de l'idéologie des Lumières, Cacciari propose un itinéraire post-nihiliste nous permettant de sortir à la fois de la pensée négative et de nous ouvrir à la théologie et à la mystique.

 

C'est une façon de pousser la philosophie plus en avant, de la faire aller au-delà de l'orbite qui lui est généralement assignée. Dans ce cas, on pourrait effectivement hasarder des parallèles originaux. En sortant la mystique de son isolement, on retourne au néo-platonisme. En voulant dépasser le seuil de la philosophie, on revient en quelque sorte à l'idéalisme magique de Julius Evola.

 

Un autre intellectuel de la gauche italienne, Carlo Formenti, veut replacer les fondements de la philosophie dans leur dimension théologique.

 

Les anti-racistes différentialistes

 

Intellectuel français manifestant des sympathies pour le PS, Pierre-André Taguieff mène depuis longtemps déjà une bataille contre les insuffisances révélatrices du discours anti-raciste. Outre le racisme “mixophobe”, Taguieff dénonce le racisme “universaliste”, qui procède à l'arasement de toutes les différences. L'universalisme est raciste, en somme, parce qu'il projette d'imposer par voie d'impérialisme, un modèle unique. Il est en ce sens l'anti-chambre culturelle du colonialisme.

 

Francesco COLOTTA.

(texte tiré de Linea, II, 4, mai 1995; adresse: Via Federico Confalonieri 7, I-00.195 Roma; abonnement annuel: 30.000 Lire; trad. franç.: Robert Steuckers).

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