"Douleur et honte", titrait le quotidien turc Milliyet le 6 mai. La veille 44 personnes avaient été massacrées au cours d'une noce dans le village kurde de Bilge. Et le même journal déplorait dès lors que "la face sombre de la Turquie" ait scandalisé l'opinion mondiale.
Le ministre de l'Intérieur évoque, comme motivation "l'hostilité entre deux clans familiaux" liés aux protecteurs de village. Besir Atalay, déclare : "Cet acte ne s'est pas produit par hasard. On ne peut pas expliquer cet événement par un coup de folie, il a été prémédité".
En tout état de cause le scénario brille par sa sauvagerie. La cérémonie de mariage se terminait, quand les assaillants, armés de fusils mitrailleurs et de grenades, ont fait feu, pendant plus d'un quart d'heure, sur des gens désarmés. Ils ont arrosé de balles les habitants de plusieurs maisons. Au nombre des victimes tuées : la jeune mariée, son époux, les parents, la petite sœur âgée de quatre ans, et l'imam du village, ainsi que 16 femmes, dont 3 enceintes. Au total, plus de 40 orphelins. Deux jeunes filles rescapées ont sauvé leur vie en se cachant sous les cadavres des victimes, jusqu'au départ des tueurs. Ceux-ci ont pris la fuite à la tombée de la nuit, à la faveur d'une tempête de sable.
Dès le lendemain, les médiats turcs utilisaient une technique toujours efficace : la surinformation. Et de citer une série de conflits récents entre clans rivaux. On emploie ainsi le mot passe-partout de règlement de comptes. Les actes de vendetta constitueraient, assure-t-on, une pratique coutumière dans la région. Ils font des dizaines de victimes chaque année. On parle aussi de "crime d'honneur".
Cette expression n'excuse pas la barbarie. Mais elle permet de mettre tout cela commodément au débit de l'arriération régionale de l'est anatolien. On emploie cette expression géographique, pour esquiver son caractère ethnique. Les statistiques mondiales diffusées par la CIA donnaient, en avril 2009, le nombre très précis de 76 805 524 pour évaluer le compte futur des habitants, à fin juillet, de la république unitaire forgée par Mustapha Kemal. Mais le pourcentage des Kurdes n'est indiqué que de façon beaucoup plus vague, "autour de 20 %" . L'identité nationale des "Turcs de la montagne" n'est toujours pas reconnue officiellement par Ankara (1), sauf quand il s'agit d'expliquer, en les leur imputant, certains faits d'apparence particulièrement choquante.
Un des suspects, lors de son interrogatoire, aurait servi une version trop vite reprise par la complaisance de certains médiats, y compris occidentaux. L'attaque s'expliquerait en tant que représailles exercées par sa famille à l'encontre de celle de la mariée. Celle-ci aurait préféré donner en mariage la jeune femme à un groupe rival. "Quelqu'un de la famille de la fiancée avait violé une fille de notre famille. Nous avions demandé que la fiancée nous soit donnée en mariage. Ils ont refusé et ont en fait donné la fille à une famille qui est ennemie de la nôtre".
Selon le ministre de la Justice Sadullah Ergin, la question d'honneur concernant une femme ne saurait constituer le vrai motif. "Il existe nécessairement, dit-il un mobile financier". Et il évoque un conflit pour des élevages de poissons près du village.
Sur onze personnes interpellées, onze versions différentes.
Et un universitaire, spécialiste des traditions ancestrales de la région, interrogé par le quotidien Hurriyet, souligne par ailleurs l'incompatibilité absolue du mode opératoire de ce massacre abominable avec les règles du "crime d'honneur".
Les suspects ont été arrêtés avec leurs armes. Or le matériel de guerre ainsi utilisé fait partie de la dotation allouée par le gouvernement d'Ankara aux quelque 60 000 auxiliaires kurdes recrutés depuis 1985 afin de lutter, contre la guérilla marxiste-léniniste du PKK, qui endeuille le pays depuis maintenant 25 ans.
Ces milices n'ont certes pas inventé les armes à feu . Elles n'en détiennent pas non plus le monopole. Mais leur existence permet de les faire circuler légalement dans toute la région. Les bons esprits demandent donc la dissolution de ces groupes, arguant aussi du fait que leurs hommes de main se trouvent régulièrement impliqués dans des affaires de drogue ou de viols.
C'est bien en cela que Milliyet a raison de parler de "la face noire de la Turquie". L'expression qui prévaut, depuis 1996-1997, désigne "l'État profond". Cette réalité occulte régente le pays, sous le drapeau de sa "laïcité" et de son idéologie jacobine.
Car depuis 1996, la preuve matérielle a été administrée, de façon spectaculaire, de l'existence bien concrète et de la nature de cet "État profond".
Des liens étroits associent en un même système mafieux, un certain nombre de forces réputées laïques, au service desquelles, ailleurs les "loups gris", comme, ici, les milices de "protecteurs de villages" exécutent certaines basses œuvres. Ceux-ci en assurent la sous-traitance dans le sud-est anatolien, où sévit la rébellion kurde du PKK.
Que s'est-il passé en novembre 1996 pour faire date dans la révélation de ces réseaux de pouvoir ?
Rappelons qu'à l'époque la bien-pensance européenne ciblait uniquement les activités criminelles attribuées aux rebelles du Kurdistan. Or, un malencontreux accident de la route renversa toutes les insinuations des dirigeants et des propagandistes d'Ankara.
Il révélait qu'en fait l'État turc lui-même opérait en relation avec la mafia.
L'événement clef se produisit fortuitement, près de Susurluk, dans la charmante province de Balikesir, sur la route menant de la capitale au port égéen appelé aujourd'hui Izmir. Le 3 novembre, bêtement, une Mercedes un peu trop rapide était percutée par un camion. Dans le coffre du véhicule en lambeaux, les gendarmes allaient bientôt découvrir 5 pistolets de différents types et calibres, deux mitrailleuses MP-5, des silencieux pour ces armes et deux appareils d'écoutes.
Lorsqu'on identifia les corps, on découvrit qu'il s'agissait de personnages dont l'association n'était pas prévue par les programmes officiels. Se trouvaient à bord, en premier lieu un chef policier Hüseyin Kocadag et un ancien dirigeant des loups gris recherché vainement depuis 18 ans par les forces de la sûreté. Ce dernier, Abdullah Catli, disposait sous une identité falsifiée d'un authentique "passeport vert", réservé en principe aux représentants officiels de l'État. Sa maîtresse Gonca Uz considérée comme un agent du MIT, le service de renseignement militaire turc, se trouvait également à bord.
Curieusement le ministre de l'Intérieur de l'époque, Mehmet Agar, qui était directeur général de la police avant d'être élu au parlement sur la liste de Mme Ciller, contribua par ses déclarations à géométrie variable à soulever encore plus de suspicions à propos de l'accident. Agar nia tout d'abord la présence de Catli dans la voiture. Plus tard, il devait affirmer, non moins faussement, que Kocadag et le quatrième personnage, un excellent parlementaire, étaient en train d'emmener Catli à Istanbul pour le livrer aux forces de sécurité.
Seul survivant du drame, l'honorable député Sedat Bucak s'en tira avec une fracture de crâne et une jambe cassée. Membre du parti gouvernemental de Mme Tansu Ciller, élu de la belle région d'Urfa, il n'était autre que le chef de la tribu Bucak. Celle-ci fournit en nombre les rangs des forces paramilitaires connues sous le nom de "gardiens de villages". Alors qu'il était emmené à l'hôpital il prévint ses hommes de main qui récupérèrent dans la voiture un sac blanc contenant 10 milliards de livres turques.
En octobre 2005, l'insoupçonnable Sedat Bucak interviendra comme témoin lors du procès de Leyla Zana. Il cherchera à enfoncer cette courageuse ancienne députée du parti kurde DEP, affirmant qu'elle représentait ou qu'elle opérait une liaison permanente avec le PKK.
D'effroyables règlements de compte continueront donc pendant de longues années encore à endeuiller le sud est anatolien.
On voit mal comment l'eurocratie avec ses beaux principes politiquement corrects pourrait s'entremettre entre les opérateurs armés. L'armée turque, jusqu'à nouvel ordre représente une part de la légitimité internationale et même de la crédibilité du pays. Elle se montre encore décidée à utiliser tous les moyens pour maintenir l'unité de l'État, y compris en s'alliant avec des chefs tribaux et les réseaux violents et mafieux. Ainsi le 8 mai, on apprenait qu'à Ankara le porte-parole de l'Etat-Major récusait les critiques, suscitées par "l'incident" du 5 mai, à l'endroit des protecteurs de villages. De son côté, le parti islamo-conservateur utilise les procédures de l'Europe pour contre carrer le reliquat militaire kémaliste. Et, enfin, la guérilla, avant tout dédiée à la cause révolutionnaire, persistera à incendier et ensanglanter la montagne kurde.
Pour toutes ces raisons, et quelques autres, je crois franchement très prématuré de laisser entrer la Turquie dans l'Union européenne.
Le ministre de l'Intérieur évoque, comme motivation "l'hostilité entre deux clans familiaux" liés aux protecteurs de village. Besir Atalay, déclare : "Cet acte ne s'est pas produit par hasard. On ne peut pas expliquer cet événement par un coup de folie, il a été prémédité".
En tout état de cause le scénario brille par sa sauvagerie. La cérémonie de mariage se terminait, quand les assaillants, armés de fusils mitrailleurs et de grenades, ont fait feu, pendant plus d'un quart d'heure, sur des gens désarmés. Ils ont arrosé de balles les habitants de plusieurs maisons. Au nombre des victimes tuées : la jeune mariée, son époux, les parents, la petite sœur âgée de quatre ans, et l'imam du village, ainsi que 16 femmes, dont 3 enceintes. Au total, plus de 40 orphelins. Deux jeunes filles rescapées ont sauvé leur vie en se cachant sous les cadavres des victimes, jusqu'au départ des tueurs. Ceux-ci ont pris la fuite à la tombée de la nuit, à la faveur d'une tempête de sable.
Dès le lendemain, les médiats turcs utilisaient une technique toujours efficace : la surinformation. Et de citer une série de conflits récents entre clans rivaux. On emploie ainsi le mot passe-partout de règlement de comptes. Les actes de vendetta constitueraient, assure-t-on, une pratique coutumière dans la région. Ils font des dizaines de victimes chaque année. On parle aussi de "crime d'honneur".
Cette expression n'excuse pas la barbarie. Mais elle permet de mettre tout cela commodément au débit de l'arriération régionale de l'est anatolien. On emploie cette expression géographique, pour esquiver son caractère ethnique. Les statistiques mondiales diffusées par la CIA donnaient, en avril 2009, le nombre très précis de 76 805 524 pour évaluer le compte futur des habitants, à fin juillet, de la république unitaire forgée par Mustapha Kemal. Mais le pourcentage des Kurdes n'est indiqué que de façon beaucoup plus vague, "autour de 20 %" . L'identité nationale des "Turcs de la montagne" n'est toujours pas reconnue officiellement par Ankara (1), sauf quand il s'agit d'expliquer, en les leur imputant, certains faits d'apparence particulièrement choquante.
Un des suspects, lors de son interrogatoire, aurait servi une version trop vite reprise par la complaisance de certains médiats, y compris occidentaux. L'attaque s'expliquerait en tant que représailles exercées par sa famille à l'encontre de celle de la mariée. Celle-ci aurait préféré donner en mariage la jeune femme à un groupe rival. "Quelqu'un de la famille de la fiancée avait violé une fille de notre famille. Nous avions demandé que la fiancée nous soit donnée en mariage. Ils ont refusé et ont en fait donné la fille à une famille qui est ennemie de la nôtre".
Selon le ministre de la Justice Sadullah Ergin, la question d'honneur concernant une femme ne saurait constituer le vrai motif. "Il existe nécessairement, dit-il un mobile financier". Et il évoque un conflit pour des élevages de poissons près du village.
Sur onze personnes interpellées, onze versions différentes.
Et un universitaire, spécialiste des traditions ancestrales de la région, interrogé par le quotidien Hurriyet, souligne par ailleurs l'incompatibilité absolue du mode opératoire de ce massacre abominable avec les règles du "crime d'honneur".
Les suspects ont été arrêtés avec leurs armes. Or le matériel de guerre ainsi utilisé fait partie de la dotation allouée par le gouvernement d'Ankara aux quelque 60 000 auxiliaires kurdes recrutés depuis 1985 afin de lutter, contre la guérilla marxiste-léniniste du PKK, qui endeuille le pays depuis maintenant 25 ans.
Ces milices n'ont certes pas inventé les armes à feu . Elles n'en détiennent pas non plus le monopole. Mais leur existence permet de les faire circuler légalement dans toute la région. Les bons esprits demandent donc la dissolution de ces groupes, arguant aussi du fait que leurs hommes de main se trouvent régulièrement impliqués dans des affaires de drogue ou de viols.
C'est bien en cela que Milliyet a raison de parler de "la face noire de la Turquie". L'expression qui prévaut, depuis 1996-1997, désigne "l'État profond". Cette réalité occulte régente le pays, sous le drapeau de sa "laïcité" et de son idéologie jacobine.
Car depuis 1996, la preuve matérielle a été administrée, de façon spectaculaire, de l'existence bien concrète et de la nature de cet "État profond".
Des liens étroits associent en un même système mafieux, un certain nombre de forces réputées laïques, au service desquelles, ailleurs les "loups gris", comme, ici, les milices de "protecteurs de villages" exécutent certaines basses œuvres. Ceux-ci en assurent la sous-traitance dans le sud-est anatolien, où sévit la rébellion kurde du PKK.
Que s'est-il passé en novembre 1996 pour faire date dans la révélation de ces réseaux de pouvoir ?
Rappelons qu'à l'époque la bien-pensance européenne ciblait uniquement les activités criminelles attribuées aux rebelles du Kurdistan. Or, un malencontreux accident de la route renversa toutes les insinuations des dirigeants et des propagandistes d'Ankara.
Il révélait qu'en fait l'État turc lui-même opérait en relation avec la mafia.
L'événement clef se produisit fortuitement, près de Susurluk, dans la charmante province de Balikesir, sur la route menant de la capitale au port égéen appelé aujourd'hui Izmir. Le 3 novembre, bêtement, une Mercedes un peu trop rapide était percutée par un camion. Dans le coffre du véhicule en lambeaux, les gendarmes allaient bientôt découvrir 5 pistolets de différents types et calibres, deux mitrailleuses MP-5, des silencieux pour ces armes et deux appareils d'écoutes.
Lorsqu'on identifia les corps, on découvrit qu'il s'agissait de personnages dont l'association n'était pas prévue par les programmes officiels. Se trouvaient à bord, en premier lieu un chef policier Hüseyin Kocadag et un ancien dirigeant des loups gris recherché vainement depuis 18 ans par les forces de la sûreté. Ce dernier, Abdullah Catli, disposait sous une identité falsifiée d'un authentique "passeport vert", réservé en principe aux représentants officiels de l'État. Sa maîtresse Gonca Uz considérée comme un agent du MIT, le service de renseignement militaire turc, se trouvait également à bord.
Curieusement le ministre de l'Intérieur de l'époque, Mehmet Agar, qui était directeur général de la police avant d'être élu au parlement sur la liste de Mme Ciller, contribua par ses déclarations à géométrie variable à soulever encore plus de suspicions à propos de l'accident. Agar nia tout d'abord la présence de Catli dans la voiture. Plus tard, il devait affirmer, non moins faussement, que Kocadag et le quatrième personnage, un excellent parlementaire, étaient en train d'emmener Catli à Istanbul pour le livrer aux forces de sécurité.
Seul survivant du drame, l'honorable député Sedat Bucak s'en tira avec une fracture de crâne et une jambe cassée. Membre du parti gouvernemental de Mme Tansu Ciller, élu de la belle région d'Urfa, il n'était autre que le chef de la tribu Bucak. Celle-ci fournit en nombre les rangs des forces paramilitaires connues sous le nom de "gardiens de villages". Alors qu'il était emmené à l'hôpital il prévint ses hommes de main qui récupérèrent dans la voiture un sac blanc contenant 10 milliards de livres turques.
En octobre 2005, l'insoupçonnable Sedat Bucak interviendra comme témoin lors du procès de Leyla Zana. Il cherchera à enfoncer cette courageuse ancienne députée du parti kurde DEP, affirmant qu'elle représentait ou qu'elle opérait une liaison permanente avec le PKK.
D'effroyables règlements de compte continueront donc pendant de longues années encore à endeuiller le sud est anatolien.
On voit mal comment l'eurocratie avec ses beaux principes politiquement corrects pourrait s'entremettre entre les opérateurs armés. L'armée turque, jusqu'à nouvel ordre représente une part de la légitimité internationale et même de la crédibilité du pays. Elle se montre encore décidée à utiliser tous les moyens pour maintenir l'unité de l'État, y compris en s'alliant avec des chefs tribaux et les réseaux violents et mafieux. Ainsi le 8 mai, on apprenait qu'à Ankara le porte-parole de l'Etat-Major récusait les critiques, suscitées par "l'incident" du 5 mai, à l'endroit des protecteurs de villages. De son côté, le parti islamo-conservateur utilise les procédures de l'Europe pour contre carrer le reliquat militaire kémaliste. Et, enfin, la guérilla, avant tout dédiée à la cause révolutionnaire, persistera à incendier et ensanglanter la montagne kurde.
Pour toutes ces raisons, et quelques autres, je crois franchement très prématuré de laisser entrer la Turquie dans l'Union européenne.
Apostilles
- Quoique les deux concepts "kurde" et "alevi" ne se recoupent que très partiellement, il en va de même pour la minorité religieuse alevi. Henri Lammens tend à démontrer que cette branche hérétique tardive de l'islam est crypto-chrétienne. Systématiquement persécutée par les fonctionnaires de la "Diyanet", direction des Affaires religieuses, cette minorité ne semble guère préoccuper les grandes consciences professionnelles.
JG Malliarakis
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