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dimanche, 05 juillet 2009

James Graham Ballard nous a quittés...

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Claudio ASCIUTI:

 

James Graham Ballard nous a quittés...

 

James Graham Ballard, l’écrivain pessimiste et cyberpunk a disparu

 

Les “crocodiles” du journalisme italien sont des animaux étranges. Pendant longtemps, ces “crocodiles”  —expression italienne pour désigner les fiches biographiques d’hommes et de femmes célèbres que l’on conserve dans les rédactions des journaux—  demeurent dans les tiroirs secrets des experts auto-proclamés des médias. On ne les libère de leur prison poussiéreuse qu’à la mort de l’être d’exception qui a justifié leur existence. Aujourd’hui, ces “crocodiles” n’ont presque plus raison d’être: il suffit de faire une petite promenade sur la grande toile, de consulter par paresse Wikipedia et le tour est joué! Tout défunt qui vient fraîchement de décéder, et dont on ignore tout ou quasi tout, trouve subitement, face à son cadavre, une foultitude d’experts qui, par une sorte de parthénogénèse, lui taillent de belles biographies posthumes, véritables “crocodiles” de brics et de brocs, de vérités toute faites et d’approximations. Le 25 février 2009, le grand Philip José Farmer nous quittait et aucun de nos quotidiens nationaux ne lui a consacré une ligne. Le 19 avril 2009, c’était au tour d’un autre grand écrivain anglo-saxon de passer de vie à trépas: James Graham Ballard. Les journalistes italiens de service lui ont consacré des articles, tous égaux, tous similaires, ce qui nous donne l’impression que tous ces zélotes de nécrologues avaient l’habitude de dormir avec ses oeuvres sous l’oreiller.

 

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C’est faux. Evidemment. Seul le quotidien “L’Unità” a choisi un homme digne d’écrire une rubrique nécrologique substantielle à l’occasion de la disparition de James Graham Ballard. Cet homme est Antonio Caronia, spécialiste universitaire de l’imaginaire moderne et traducteur de notre écrivain anglais. Les autres nécrologues zélés ne savaient manifestement pas qui était Ballard: dans leurs “crocodiles”, ils nous ont décrit un homme et sa littérature mais c’était un homme et une littérature qui n’existaient pas. Ou bien ils ont glosé, de manière conventionnelle,  sur d’autres problématiques, déconnectées de la biographie réelle de l’écrivain. Ils évoquaient certes le titre de ses livres mais ceux-ci, sous leur plume, semblaient changer de contenu. On peut même se demander s’il s’agissait bien des mêmes livres. Ou du même auteur...

 

Ballard fut essentiellement un écrivain de science-fiction, qui n’a pas “renié”, comme quelqu’un l’a écrit, ses oeuvres antérieures à 1962, année où il a inventé l’ “inner space”, l’espace intérieur, évoqué dans les “crocodiles” les moins banals mais sans que leurs auteurs ne comprennent réellement de quoi il s’agit. Alors que c’est fondamental. Avec cet “espace intérieur”, Ballard a provoqué une grande révolution dans ce genre littéraire, tout en déclarant, comme bien d’autres dans les années 60, que c’était fini d’écrire encore et toujours comme on l’avait fait auparavant. Les temps avaient changé: la littérature devait changer elle aussi. Ballard s’est donc mis au travail, à fond, jusqu’à pouvoir dépasser les conventions du genre; il s’est mis à écrire des thrillers dans une sphère postmoderne. Le succès mondial est alors arrivé, avec le roman autobiographique “L’Empire du Soleil” (1984); c’est par cet ouvrage que les intellectuels et le grand public l’ont découvert. Lorsque, trois ans plus tard, Steven Spielberg en a tiré un film homonyme et lorsque la vogue du “cyberpunk” l’élit comme son “père putatif”,  alors le monde a su que Ballard était prêt à être “embaumé” dans le mastaba de la littérature.

 

D’où cette volonté des fauteurs de “crocodiles” de donner à leurs lecteurs un cadre préétabli  pour l’oeuvre et une définition homologuée de l’auteur, cadre et définition qui font de lui un écrivan présentable, digne de figurer dans les hautes sphères de la culture officielle, après avoir expurger la science-fiction du discours. Ballard est ainsi devenu un précurseur de la vogue “cyberpunk”, un écrivain décrété “subversif” à la façon des médiacrates, un révolutionnaire, un prophète du futur, un visionnaire, celui qui utilise la science-fiction pour dénoncer le monde moderne, alors qu’en réalité Ballard n’écrivait pas de science-fiction. Et dans la foulée, Ballard est également devenu un anti-fasciste bon teint, un philo-américain. Mais le Ballard, que mes amis et moi avons connu, celui que nous avons aimé, est bien différent de l’image que lui ont taillée les fauteurs de “crocodiles”. Et c’est bien sûr notre vision que nous aimerions évoquer dans cet hommage. Les éléments biographiques coïncident, entre nous et les “crocodiles”, mais non les résultats, non le jugement final à porter sur l’homme et sur l’oeuvre. C’est comme ses livres: mêmes titres mais autres contenus.

 

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Le Ballard, dont nous aimons nous souvenir aujourd’hui, est né à Changhai, en Chine, en 1930, dans une famille anglaise. Elle a été internée dans le camp de détention japonais de Lunghua de mars 1943 à août 1945. Ballard n’utilisera jamais cette détention pour en tirer de quelconques avantages ou pour se faire valoir. Au contraire, en dépit des privations et de la violence des gardiens, il ne cessera de considérer ces deux années comme les meilleures de sa vie. Il témoignera amitié et respect pour les Japonais et l’image que son art nous a léguée, celle du gamin anglais auquel les soldats nippons enseignent le kendo, est très belle. Son père, après la guerre, témoignera d’ailleurs en faveur du premier commandant du camp, Hyashi. Ballard décrira également les avions japonais et anglais, et surtout américains, qu’il verra en action; dès son retour en Grande-Bretagne et après avoir terminé sa scolarité, il s’engagera comme volontaire dans la RAF et partira pour le Canada, où il acquerra toutes les techniques du pilote. C’est quand il servait dans les rangs de la RAF que Ballard a découvert la science-fiction et décidé de devenir écrivain. Il donne sa démission, retourne en Angleterre et commence à écrire des nouvelles.

 

Avec “Prima Belladonna” (1956), il sort de l’anonymat. Avec cet ouvrage, il crée le noyau central de ce que l’on appellera “le cycle de Vermillon Sands”, d’après le nom du lieu où se déroulent les récits. Un lieu qu’il définit comme “les périphéries exotiques de son esprit”, avec un scénario inspiré de Dali et de Tanguy autant que d’Ernst, avec voiliers de sable et scorpions gemmés, et surtout les destins obscurs qui accablent les protagonistes de ses nouvelles et romans. Il suffit de penser à “Mers de sable”, qui reprend et rappelle Coleridge et sa “Balade du vieux marin”, pour se rendre compte de l’ampleur du discours narratif ancré dans “Vermillon Sands”.

 

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Mis à part ce cycle, les nouvelles de Ballard forment, à elles seules, une sorte de second texte: “La parade des atrocités”, qui n’est pas un roman comme l’ont écrit les fauteurs de “crocodiles” mais un recueil de quinze nouvelles qui ont eu un impact très puissant sur l’imaginaire contemporain; il s’agit d’écrits de style expérimental, sorte de croisement entre Dos Passos, William Burroughs et James Joyce. La censure américaine a frappé ces récits de l’anathème d’une interdiction et c’est là, d’après les fauteurs de “crocodiles”, que réside la marque essentielle de cette oeuvre. En réalité, la première édition américaine de 1970 a été envoyée au pilon parce qu’elle contenait un récit (et non un article comme on l’a écrit) intitulé “Pourquoi vouloir enc.. Ronald Reagan”. Ce récit a fait, comme on s’en doute, la réputation de Ballard, tout comme, d’ailleurs, un autre, intitulé, lui, “Plan pour l’assassinat de Jacqueline Kennedy”. Et si le titre n’est pas dû à l’auteur lui-même, “Amour et napalm: les Etats-Unis organisent leurs exportations” en dit long sur son contenu. Le récit le plus célèbre de Ballard, dans cette veine, demeure toutefois “La mort de John Fritz Kennedy considérée comme une course automobile en vrille”. L’idée de Ballard était la suivante: si on commence un récit par la mort de Kennedy, on peut amorcer une construction de la réalité par le truchement des médias; surtout aux Etats-Unis, nous assistons, par le jeu permanent des médias, à la création constante d’une nouvelle mythologie avec des individus et futurs héros de l’imaginaire contemporain, tels Kennedy, Marilyn Monroe, James Dean et Reagan, dont Ballard avait prédit avec beaucoup de lucidité l’élection au poste de Président. Précisons que notre écrivain anglais si raffiné n’est pas anti-américain.

 

Après “La parade des atrocités”, on aurait pu penser que tous les écrits de science-fiction que l’auteur écrirait ultérieurement déboucherait sur la farce. Mais Ballard a continué. Depuis la fin des années 50 jusqu’à la fin de son itinéraire littéraire, il a bousculé le concept même de science-fiction et, dans son oeuvre, publiée en quatre volumes en Italie chez Fanucci après que Mondadori en ait cédé les droits, il me paraît impossible d’établir une hiérarchie, de dire que ceci est meilleur que cela. De l’oeuvre de Ballard, on peut dire qu’elle a exploré le présent ou, mieux, les plis et replis d’événements occultés de notre présent: des “aliens” invisibles qui nous espionnent, des explosions nucléaires, des simulations d’événements, les régressions psychologiques des individus. Les fauteurs de “crocodiles” n’ont pas perçu la similitude qui existe, indubitablement, entre Ballard et le grand poète anglais Thomas Stearns Eliot et sa théorie de l’ “objectif corrélatif”  —mais on pourrait dire aussi qu’ils n’ont pas vu, non plus, le lien entre Ballard et un autre grand poète, Italien celui-là: Eugenio Montale. Selon l’idée de l’ “objectif corrélatif”, l’espace physique extérieur devient la manifestation de l’espace intérieur. Les terrains d’aviation abandonnés, les carcasses amoncelées de vieilles voitures ou alignées de bombardiers déclassés, de hangars délaissés, d’espaces évacués par leurs habitants, de dunes, de marais, d’habitations vides, de plages désertes, de cieux si vifs qu’ils aveuglent, de soleils implacables, voilà tous les paysages, termes des équations narratives de l’écrivain. Ce sont des espaces géographiques d’une valeur unique, qui deviennent les expressions et les symboles d’un mal-être intérieur.

 

L’autre Ballard que nous entendons commémorer est le romancier, celui de “Vent de nulle part” (1961), “Le monde submergé” (1962), “Terre brûlée” (1964), “Forêt de cristal” (1966). Avec ces quatres livres, Ballard a réussi à décrire quatre types différents d’apocalypses de science-fiction. Ces romans témoignent d’une sensibilité écologique, qui, à l’époque, en était à ses premiers balbutiements. Ils mettaient en scène des modes divers par lesquels la Terre allait finir par frapper ses propres habitants, chaque fois à l’aide des quatre éléments alchimiques. Mais “Le monde submergé” et “Forêt de cristal” parient sur un registre plus vaste, en faisant implicitement référence aux symboles mythiques de l’eau et du cristal; l’individu s’y perd en régressant sur l’échelle de l’évolution, dans un monde submergé sous les eaux et devenu ansi un gigantesque marais ou dans une forêt qui, lentement, minéralise ses arbres et les êtres qui y  habitent. L’étape suivante de l’oeuvre ballardienne est marquée par “Crash” (1973), élaboration nouvelle du récit homonyme paru dans “La parade des atrocités”. “Crash” met l’accent sur un problème devenu, au fil du temps, une triste réalité contemporaine: la manie automobiliste qui contamine tous les hommes et provoque une avanlanche ininterrompue d’accidents de la route. Dans le roman de Ballard, l’automobile est devenu un ersatz de la sexualité; un groupe de personnes met en scène les grands accidents de l’histoire de l’imaginaire moderne: la séduction, la mort au volant, le fétichisme des images, tout cela devient autant de points de référence. Quand David Cronemberg fait de ce roman un film du même nom, en 1997, les bien-pensants furent atterrés.

 

 

 

Par la suite, Ballard a travaillé sur des romans largement autobiographiques sinon carrément biographiques: “L’Empire du Soleil”, que nous venons d’évoquer, et aussi “La gentillesse des femmes” (1991). Quant aux ouvrages ultérieurs des années 90, ceux qui permettent aux fauteurs de “crocodiles” de crier au miracle, ils recèlent tantôt une dimension écologiste, comme “Le paradis du diable” (1994), tantôt mettent au goût du jour sa poétique du désastre en situant l’intrigue des thrillers à la Costa del Sol ou en France; enfin, “Le Règne à venir” (2006) appartient aussi à la catégorie des bons romans, mais tous ces livres des années 90 et de la première décennie du 21ème siècle n’ont plus ni l’intensité destructrice ni la magie charmante du premier Ballard. Le passage du monde décapant de la science fiction à celui de la “haute” littérature, a certes apporté la consécration à notre auteur, l’a hissé dans l’empyrée des écrivains aimés du grand public et des intellectuels; ce n’est donc pas un hasard si tous ses romans sont aujourd’hui publiés par Feltrinelli en Italie, alors qu’auparavant ses oeuvres étaient éditées dans la collection de science fiction de Mondadori. Ce passage a fatalement transformé sa force  créatrice et l’a infléchie dans une direction nouvelle. Les fauteurs de “crocodiles” n’ont évidemment jamais lu les pages qu’il écrivait dans la légendaire revue anglaise “New Worlds”, et encore moins les récits qui l’ont fait découvrir et l’ont intronisé “grand écrivain”. Par conséquent, à la lecture de ces textes-là, nous pouvons dire qu’il est vraiment “réducteur” de confiner Ballard dans le seul rayon de science fiction.

 

Le Ballard que nous aimons n’est pas le Ballard des grands médias, des intellectuels médiatisés et médiacrates. C’est bien davantage l’homme qui a rédigé sa propre biographie (“Les miracles de la vie”), éditée depuis peu de temps seulement en Italie, chez Feltrinelli. Dans ce récit autobiographique, Ballard affirme qu’après le camp de prisonniers les meilleurs moments de sa vie sont tous ceux liés à son épouse (qui mourra jeune) et à ses trois fils qui se sont débrouillés seuls et qui, par là même, constituent des miracles, bien plus que ses livres. Il est resté quarante ans avec la même compagne et il en parle avec le même enthousiasme qu’il y a quatre décennies.

 

L’auteur que nous lisions quand nous étions adolescents dans les années 60 et 70 dans les pages de la revue “Urania”, qui nous faisait découvrir les pistes nouvelles de la science fiction où il n’y avait plus de vaisseaux spatiaux, de voyages intersidéraux, d’envahisseurs extra-terrestres mais seulement une volonté bien précise de parler du présent et de ses maux, à travers, par exemple, le corps d’un géant abandonné sur une plage, l’ampleur d’un baiser, un delta grouillant de serpents, de mystérieuses tours d’observation qui descendent du ciel, la carcasse d’un B52. C’est donc ce même homme qui, après une vie qui ne fut guère facile, n’a pas sombré dans les pleurnicheries ou dans les invectives,  comme beaucoup d’autres, mais, au contraire, s’est retroussé les manches pour affronter le réel sans faiblir. Et il termine son autobiographie en annonçant à ses lecteurs qu’il est miné par un cancer et que, par conséquent, ils viennent de lire ses dernières lignes.

 

Je me rappellerai toujours le “gentleman” du Festival du Dragon de Viareggio en 1992 quand, avec ma copine et un ami, je m’étais faufilé parmi les “VIP” pour me retrouver  finalement à sa table, sans y avoir été invité; nous étions là, tous les trois inconnus, en shorts, en maillots de rugby, les cheveux longs. Ballard ne parlait pas italien et, nous, nous ne parlions pas anglais: cela ne l’a nullement empêché de dîner avec nous, ce soir-là, en irradiant une gentillesse toute britannique (soit dit en passant: à peu près toutes les grandes huiles de la littérature italienne auraient fait appel aux services de sécurité pour nous faire virer illico...). Ballard souriait et parlait, interrompu par une interprète. Il y avait là un grand écrivain mondialement connu et trois de ces lecteurs italiens les plus férus incapables de balbutier la moindre parole. Je n’en dirai pas  davantage. Merci, James, bon vol. Et bon atterrissage.

 

Claudio ASCIUTI.

(article paru dans le quotidien romain “Rinascita”, 25-26 avril 2009; traduction et adaptation française:  Robert Steuckers).

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