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jeudi, 29 avril 2010

Biologie et sociologie de l'auto-organisation

Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1988

Biologie et sociologie de l'«auto-organisation»

 

par Robert STEUCKERS

 

Le phénomène d'auto-organisation sociale  —qui se perçoit en filigrane derrière les théories de la «dé­mocratie organique» (1), nostalgiques de la solida­rité holiste des isolats ruraux d'avant la révolu­tion industrielle, derrière l'engouement ré­cent pour le self-help  (2) et l'intérêt que celui-ci a suscité chez les Saint-Simoniens, dont no­tamment le politologue Ro­senvallon (3)—   a des racines essentiellement cogni­tivo-biologiques, comme le démontre avec brio Gil­bert J.B. Probst (réf. infra).

 

Mais, dans ce domaine fécond autant qu'interdisciplinaire, il y a d'abord une question de vocabulaire. Lorsque l'on parle d'or­ga­nisation, on devrait tout de suite songer à «organique» et ne pas simplement penser à un quelconque mode statique de régulation structu­relle. Dans l'acception sémantique du terme «organisation», les traditions philosophiques grecque et allemande percevront d'emblée la dimen­sion organique/somatique/cognitivo-bio­lo­­gique, tan­dis que le gros de la tradition so­ciologique américaine  —qui a le vent en poupe depuis 1945—  ne voit der­rière le vocable «organisation»  qu'un simple fait de gestion mé­canique, qu'un procédé de régulation sans res­sorts intimes profonds.

 

De cette différence d'approche et d'acception dé­coule un problème de sociologie: dans les tra­ditions euro­péennes  —abstraction faite de la mise au pas «américanotrope»—  la notion d'organisation sera or­ganique, donc sera auto-organisation holiste dans les collectivi­tés/com­munautés, ce qui implique que la lo­gique ultime de l'organisation s'alimentera à une source intérieure et ne sera pas impulsée de l'extérieur; dans la tradition américaine, issue d'un empirisme mécaniciste anglo-saxon, l'orga­nisa­tion sera le fait d'un chef d'orchestre extérieur, manipulant des pions interchangeables pour s'assurer le plus de profit possible. La fu­sion partielle des deux traditions dans notre après-guerre a de ce fait engendré une confusion sémantique désorientante, que nous allons, avec Gilbert J.B. Probst, tenter de dissiper.

 

Une vision organique de l'«auto-organisation»

 

D'où, lorsque nous parlons d'organisation, nous n'entendons pas le résultat de l'action d'une par­tie d'un tout, ou d'une volonté extérieure non liée soma­tiquement au tout, qui formerait et diri­gerait, mais le fruit d'un faisceau d'interactions constantes au sein même d'un système en tant que tout. De ce fait, un système auto-organisé, c'est-à-dire organisé selon ses lois intérieures propres, comme une plante, une forêt, un pro­cessus minéral ou physico-chimique, un re­groupement animal comme une fourmilière, une harde de cerfs, un troupeau de buffles, une tribu de singes ou une société humaine, possèdera les qualités sui­vantes: complexité unitaire dyna­mique et processuelle, non déterminée et auto­nome, interactive et faisant ré­férence à soi-même. De ces qualités, il découle que l'organisation n'est jamais une hiérarchie pour la hié­rarchie, où la domination s'exerce pour la domination et où règnerait un ordre pour l'ordre. L'organisation n'a donc pas une dimension constructiviste. L'intuition de ce phénomène est ancienne. Les Grecs déjà l'avaient perçu. L'organisation est un «organon», non une insti­tution. L'auto-organisation est toujours d'abord un phénomène processuel et non institution­nel.

 

Dans les idéologies contemporaines, la notion d'auto-organisation, souvent saisie très confu­sément, a été appréhendée en trois étapes ma­jeures:

1) L'étape dite de la «main invisible», née au XVIIIième siècle et réchauffée régulièrement de nos jours par les penseurs libéraux.

2) L'étape de la théorie conservatrice organique de l'auto-organisation, s'étendant de 1920 à 1960, avec les écoles organicistes en sociologie dont la plus cé­lèbre fut celle d'Othmar Spann (4).

3) L'étape qui se dessine depuis 1960, où l'auto-or­ganisation n'est plus perçue en tant que procès de ré­tro-activité stabilisante, comme dans la deuxième étape, mais comme «auto-organisation innovative».

 

L'approche que nous établissons dans le cadre du présent exposé se place sur le terrain théo­rique, épis­témologique, et non sur le terrain pra­tique des nou­velles «auto-organisations» spon­tanées, en marge des structures politiques ou so­cio-caritatives officielles et destinées à pallier aux lacunes de celles-ci. Ces nou­veaux réseaux d'auto-organisation sont notamment les Bürgeri­nitiativen  ouest-allemandes (5), les structures informelles d'entraide entre voisins en Grande-Bre­tagne (6), les divers modes de self-help (7), etc. Notre objectif n'est pas de recenser ici ces multiples manifestations de solidarité al­lant au-delà des struc­tures figées et bureaucra­tiques de l'Etat-Providence, mais d'observer comment fonctionnent les choses au plus pro­fond d'elles-mêmes, de repérer ce qui se passe naturellement, de façon à affiner nos instru­ments conceptuels et à ne pas succomber aux séduc­tions faciles des slogans de toutes sortes, slo­gans qui sont trop souvent produits d'une igno­rance des res­sorts intimes des êtres et des struc­tures vivantes.

 

La «main invisible»

 

Les théories organiques de la «main invisible» postu­lent une spontanéité anarchique, analogue au grouil­lement désordonné d'une végétation sauvage qui n'en reflète pas moins l'ordre sup­posé du monde. Cette doctrine de la «main invi­sible», dans sa facette orga­nique, a été appelée «catallaxie» par le théoricien Frie­drich A. von Hayek (8), idole des protagonistes de la vague néo-libérale qui suivit l'arrivée au pouvoir de Thatcher et de Reagan. Pour Hayek, le marché, en tant que grouillement prolixe d'actions éco­nomiques, produit spontanément un ordre catal­lactique, une ca­tallaxie, au sein de laquelle il y a ajustement mutuel de nombreuses économies in­dividuelles. Développant ses arguments en notre siècle, Hayek a quelques no­tions de cyberné­tique et sait ce qu'est un feedback, une rétroac­tion, un rééquilibrage interne. Les pion­niers de l'idée libérale du marché, comme Adam Smith ou Mandeville, n'avaient évidemment pas une notion aussi précise de la cybernétique. Et, cou­plée au progressisme messianique, leur idée d'auto-régulation du marché a perdu son inno­cence organique et s'est dévoyée dans la linéarité quantitativiste et expansive. L'idée vaguement para-cybernétique de la catallaxie libérale des origines était trop faiblement étayée pour résister à l'emprise d'une idéologie dominante, consis­tant en un cocktail de rationalisme progressiste, de mécanicisme rigide et d'économisme expan­sif. La position idéologique de Hayek est dès lors indéfen­dable: le libéralisme réel, celui que l'on a pratiqué dans l'histoire, était un bricolage idéologique boîteux, incapable de produire une harmonie durable et efficace (donc une «catallaxie») mais, au contraire, générateur de multiples dysfonctionnements sociaux et poli­tiques.

 

La pensée organiciste conservatrice

 

La seconde grande phase de la pensée organi­ciste, qui va de 1920 à 1960, est conservatrice. Contre l'emprise croissante et la faillite morale de l'expansionnisme économiste et rationaliste, la pensée organiciste conservatrice des années 20 et 30 met l'accent sur la stabilité des ordres natu­rels organiques et sur leur adaptativité constante. Le principal phare intellectuel du conservatisme organiciste est indubita­blement l'Autrichien Othmar Spann (1878-1950). L'un de ses biographes récents, Walter Becher (9), résume succinctement les reproches que Spann adresse au libéralisme catallectique, qui est incons­cient chez Smith et Mandeville et conscient chez Hayek. Sa critique s'adresse bien sûr à Hayek et a in­fluencé toutes les écoles orga­nicistes solidaristes, ap­partenant à la mou­vance chrétienne-corporatiste d'avant-guerre et, plus partiellement, à la mouvance démocrate-chrétienne personnaliste de notre après-guerre (10).

 

Pour Spann et les organicistes, le marché n'est pas un «billard neutre» où les boules-marchan­dises et les boules-services s'entrechoquent mais un terrain pré­cis, variant selon les circonstances géographiques et historiques. Les circonstances déterminent les va­riables de toute action écono­mique: il n'y a donc pas d'action économique standard, posée par des indivi­dus standards, mais des actions économiques va­riables, posées par des individus différents, c'est-à-dire diffé­renciés par les circonstances spatio-tempo­relles. Contrairement aux affirmations de l'école néo-li­bérale, pour Spann et ses disciples, l'agent écono­mique n'agit pas seul face à l'absolu, sans arrière-plan social (familial, régional, national, corporatif, etc.), mais comme représentant d'un réseau d'intérêts col­lectifs, de sentiments parta­gés, de mobiles déterminés par l'histoire, etc. Dans l'optique de Hayek, pour faire prospérer l'ordre économique, il faut agir en fai­sant abs­traction de tous contextes et sentiments so­ciaux et solidaires et ne faire que ce qui va dans le sens des intérêts de ma propre individualité. Pour Spann, il n'y a pas d'acte économique décon­textua­lisé, dégagé d'un tissu social précis, ayant son his­toire et ses circonstances. Penser comme Hayek, c'est favoriser la dislocation de l'éco­nomie et préparer le terrain aux tentatives to­talitaires de type marxiste/communiste.

 

Outre l'excellence de sa critique apportée au réduc­tionnisme décontextualisant des libéraux, l'organicisme conservateur, assez idéaliste et «platonicien» (11), pose le contexte comme trop fermé sur lui-même, trop stable. Le contexte donné, dans l'optique conservatrice, est là une fois pour toute, juxtaposé à d'autres contextes également fermés sur eux-mêmes. L'étape sui­vante du développement de la pensée conserva­trice organiciste a été celle de la cybernétique de première mouture (que nous convien­drons d'appeler «cybernétique I» dans le pré­sent ex­posé). Le biologiste Paul Weiss a étudié dans les années 20 les réactions systémiques et les rap­ports cycliques au sein même des systèmes bio­logiques. Le tout, dans cette optique, n'était pas la simple somme arithmétique de ses parties; tout système présentait un jeu d'interdépendances circulaires, faisait référence à soi seul. Ludwig von Bertallanffy, en fondant la théo­rie systé­mique en biologie, concentra son atten­tion sur les capacités d'auto-régulation dans les sys­tèmes biologiques qu'il percevait désormais comme ouverts (progrès considérable par rapport aux ferme­tures organicistes antérieures) (12). L'ouverture im­plique l'interdisciplinarité et le re­fus non seulement du réductionnisme décon­textualisant mais aussi du ré­ductionnisme de la fermeture et de l'isolement.

 

Dans les années 30 et 40, Norbert Wiener, Wal­ter Cannon et W. Ross Ashby se préoccuperont intensé­ment des mécanismes de rétro-couplage, nécessaires à la stabilisation des systèmes et à leur adaptation. L'objectif de cette biocyberné­tique, prenant le relais de la pensée organiciste assez incomplète des socio­logues conservateurs, restait toutefois de créer un modèle de gestion «homéostasique», tenant en laisse une ou plu­sieurs variables du système de façon à ne pas permettre de trop fortes déstabilisation.

 

La «déstabilisation innovative»

 

L'organicisme conservateur, dans sa phase la plus sophistiquée, celle de la biocybernétique, s'est donc essentiellement concentré sur les phé­nomènes de ré­tro-couplage, de servo-méca­nisme, de stabilisation, de multi-stabilisation ou d'adaptation. L'objectif de ces recherches, quand elles étaient appliquées aux domaines so­ciologique et politique, était de maintenir en place les systèmes, de réparer les systèmes «abîmés», de les reconduire à un état de stabilité ac­ceptable et jugé bénéfique, de les contrôler selon des principes correcteurs de déviances.

 

A partir des observations du Japonais Ma­ruyama, consignées dans un article de la revue American Scientist  de 1963 (13), la commu­nauté scientifique internationale a dû conclure à l'existence d'une phase II de la cybernétique («cybernétique II»), se préoccu­pant davantage des changements, des instabilités, des déviances dues à des procès amplifiants, des flexibi­lités, des apprentissages et des auto-organisations in­novatifs, etc. Maruyama estimait dès 1963 que la cy­bernétique, au lieu d'être conservatrice, cor­rectrice et stabilisatrice, devrait bien plutôt ren­forcer les dé­viances constructives (deviation-amplifying-pro­cesses). Les modèles orientés vers la stabilité et l'adaptativité peuvent conduire à la rigidité, donc à l'homéostase pathologique.

 

Or la santé, dans un corps comme dans un tissu so­cial, c'est précisément de briser les homéo­stases pa­thologiques (Cf. Watzlawick) (14). L'anarchisme proliférant de la catallaxie et la sta­bilité par rétro-cou­plages constants ne peuvent dès lors plus être perçus comme des modèles optimaux. A la «cybernétique II», Maruyama as­signe d'abord la tâche de parfaire un équilibre entre les forces intérieures conservantes et les forces dynamiques instabilisantes mais innova­tives. Dès lors une organisation, qu'elle soit orga­nique et propre à la logique interne d'un corps animal ou végétal ou d'un tissu ou d'une collectivité vivante, ou qu'elle soit extérieure, propre à une création hu­maine comme une entre­prise, une association, une armée, etc., n'est jamais un ordre immuable mais bien un or­gan(ism)e vivant.

 

Une biocybernétique innovante

 

Les logiques conservatrices, qui veulent mainte­nir à tout prix le statu quo, sont condamnées à la dispari­tion: que l'on songe aux exemples histo­riques que sont certaines facettes de l'Ancien Régime en France et la Kleinstaaterei  en Alle­magne (division du pays en une mosaïque de petites principautés). Cette logique du «devenir», dépassant les diverses logiques de l'«être», ne se retrouve pas seulement dans les disci­plines cybernétiques mais aussi dans les domaines physico-chimique (avec Prigogine, Capra, etc.) et biologique (p. ex. la théorie des «fulgurances» chez Konrad Lorenz et la biologie de la connaissance de Rupert Riedl, etc.). En so­ciologie, de nombreux au­teurs ont tenté de transposer ces éléments d'épistémologie cyber­nétique dans leurs théories de la pratique; son­geons à Edgar Morin, à Luhmann, à Et­zioni et bien d'autres.

 

L'instabilité fondamentale du monde et des choses implique que, pour être efficace, il faut intérioriser une logique à vitesses multiples, ca­pable de faire face à n'importe quel aléa, n'importe quel bouleversement. Le chef d'en­treprise, le responsable, l'homme poli­tique ne peuvent plus manipuler des logiques fermées ni conserver des structures obsolètes et rigides mais, au contraire, approfondir leurs connais­sances en (bio)cybernétique, se donner une dis­ponibilité d'esprit calquée sur ces connaissances, et être prêts à affronter dans la souplesse les dé­fis de toutes sortes auxquels la praxis quoti­dienne et l'Ernstfall  (l'irruption du tra­gique im­prévu) peuvent les confronter. Deuxième im­plication de l'«instabilité fondamentale» pour l'homme politique: il doit cesser de percevoir son rôle comme celui d'un constructeur, d'une sorte d'horloger extérieur à une machine qu'il fabrique et manipule. Il doit bien plutôt se consi­dérer comme un catalyseur, un impulseur, un accélérateur des rétro-couplages positifs et des instabilités innovatives.

 

Un exemple: l'explosion démographique

 

Friedrich Vester, professeur de biocybernétique pour la plupart des grandes entreprises alle­mandes (15), montre, à la lumière de quelques exemples très concrets, comment raisonner à l'aide d'une nouvelle logique axée sur les dé­couvertes de la biocyberné­tique, de la biologie de la connaissance et des métho­dologies basées sur les ressorts intimes des structures et des êtres vivants. Parmi les exemples choisis par Vester, il y a l'explosion démographique que connaît aujourd'hui notre planète. En 1830, la Terre comptait 1 milliard d'individus. En 1930, ce chiffre avait dou­blé et atteignait 2 milliards. En 1960, on passait à 3 milliards. De 1970 à 1980, on est passé de 3,5 à 4,5 milliards, pour at­teindre 5 milliards en 1987. Face à ce boom, notre civilisation est évidemment à la croisée des chemins: il s'agit de poser le bon choix ou de cou­rir à la catastrophe en persistant dans des er­reurs anciennes. L'accroissement démogra­phi­que planétaire est dangereusement déstabili­sateur dans le monde, tout comme le déclin dé­mo­graphique, fait inverse, est déstabilisateur en Europe (nos législations sociales ont été forgées au moment où nos coupes démogra­phiques étaient ascendantes). La déstabilisation due à l'explosion démographique globale n'est pas inno­vante, tandis que la déstabilisation due au recul des naissances en Europe et dans le monde développé (16) conduit à un tassement des capa­cités innovantes de l'humanité. 

 

Quels sont les implications de cette déstabilisa­tion globale? D'abord, l'accroissement démo­graphique provoque un changement très et trop rapide des don­nées, dans tous les domaines imaginables. Du coup, la planification doit se faire sur un terme de plus en plus long, ce qui exige un «saut qualitatif» de notre mémoire. En effet, les structures cognitives de l'homme sont restées au stade atteint il y a 5000 ans. Elles sont inadaptées au bombardement massif de données nouvelles que doit enregistrer notre époque tré­pidante. Vester nous esquisse brièvement  —une brièveté didactique—  l'histoire des structures cogni­tives de l'homme.

Au stade premier, nous avons l'homme primitif, le chasseur-cueilleur imbriqué dans son environ­nement.

Au stade second, l'homme sédentarisé, retranché de l'immédiateté du monde grâce aux éléments de média­tisation que sont ses outils, l'urba­nisation, la technologie, etc.

Au stade troisième, non encore pleinement ad­venu, nous avons l'homme conscient des res­sorts de la cy­bernétique, qui sait corriger le tir, qui englobe le risque et les aléas dans ses cal­culs, ce qui lui permet de se passer de toutes les formes de téléologie reli­gieuse ou laïque.

 

Au stade premier, la planification porte sur une jour­née.

Au stade second, la planification porte sur une année: on doit prévoir la saison prochaine, les récoltes, etc.

Au stade troisième, la planification devra porter au moins sur 100 ans. Les plans quinquennaux des ré­gimes totalitaires ont été, sur le mode hard,  une pré­figuration de cette nécessité. Au­jour­d'hui, dans les grandes entreprises et banques, les plans de finance­ment tablent sur des espaces-temps de 10 ans. La so­lution totali­taire d'hier et la praxis actuelle des banques cor­roborent l'inadéquation de la catallexie li­bérale, laquelle «laisse faire» sans se pencher sur les in­nombrables paramètres (dont les faits sociaux et collectifs) qui font la trame du monde. L'engouement néo-libéral, assorti de son refus passionnel de toute planification, n'aura été qu'un combat d'arrière-garde, n'englobant même pas dans ses préoccupations des pro­blèmes aussi évidents que la pollution, les explo­sions ou les déclins démographiques, tous phéno­mènes qui ne peuvent être réglés que par l'intervention politique... A condition, bien sûr, que le politique soit aux mains de personnes compétentes et non pas de «bricoleurs», animés par quelques slo­gans idéologiques simplets et une soif de prébendes inextinguible. A titre d'exemple, Vester cite, dans le cadre de l'ac­croissement anarchique de la population sur le globe, l'épuisement des matières premières qui implique une planification rigoureuse (tant pour l'exploitation des ressources que pour leur distribu­tion) et, surtout, une diversification des sources d'énergies. L'explosion démographique brésilienne provoque la mort de la forêt amazo­nienne dont l'humanité entière a besoin, vu qu'il s'agit d'une ré­serve indispensable de chloro­phylle, donc du poumon de la Terre (17).

 

Vers la fin du stade second, nous avions une techno­logie agressive et conquérante, suscitant une expan­sion continue déstabilisante, laquelle devra, au stade troisième en advenance, être remplacée par une tech­nologie correctrice, en­globant les nouvelles pratiques de recyclage et tenant compte de l'exiguïté territoriale de notre planète surpeuplée. Les défis au politique sont nombreux: peut-on planifier sur le très long terme, sur les 100 années minimales dont parle Ves­ter, quand les élections se déroulent de quatre ans en quatre ans, de six ans en six ans ou de sept ans en sept ans (les septennats de la Présidence française). Les délais sont trop courts, ce qu'avaient déjà perçu les tenants des solutions totalitaires dans les années 30 (Manoïlesco) (18). Sans pouvoir renoncer à la partici­pation politique d'un maximum de ci­toyens, nous sommes confrontés à la nécessité de planifier sur le très long terme dans le cadre d'une continuité rigou­reuse, ne pouvant être soutenue que par une élite non politicienne, dont chaque représentant se forme et renforce son sa­voir pendant plusieurs décennies de son exis­tence. Les savants devront-ils dicter leurs ordres aux politiciens? Et, si oui, par quels moyens coercitifs?

 

Les défis de la biocybernétique et des nouvelles re­cherches en biologie nous permettent

1) de redéfinir l'organicisme méthodologique en le débarrassant de tous ses colifichets roman­tiques et de ses recours à une hypothétique transcendance.

2) De critiquer les mécanismes électoraux des sociétés contemporaines (19).

3) De mettre en évidence la nécessité des planifica­tions à long terme et, ipso facto, de l'inanité des en­gouements néo-libéraux.

4) D'inclure le tragique dans tous nos calculs et donc de mettre fin aux reliquats de prophétisme bonheuri­sant, d'eudémonisme niais, que véhi­culent les idéolo­gies occidentales.

 

Ces quatre pôles de notre interventionnisme métapoli­tique pourront être sollicités sans plus de fioritures littéraires et donc être «servis» uti­lement à un public plus vaste et plus sobre, no­tamment aux techniciens et aux professions mé­dicales. Dans cet orbite, la biolo­gie est mobilisée au profit de notre projet dans un plan plus vaste. La biologie ne sert plus seulement à dé­crire et énumérer les phénotypes humains, à étayer le discours médical, à socialiser la santé par le biais de l'eugénisme mais sert à asseoir une épisté­mologie ex­tensible à l'ensemble des disciplines. Notre biohuma­nisme devient de ce fait moins étriqué.

 

Robert STEUCKERS.

 

Gilbert J.B. PROBST, Selbst-Organisation, Ordnungsprozesse in sozialen Systemen aus ganzheitlicher Sicht, Verlag Paul Pa­rey, Berlin/ Hamburg, 1987, 180 S., DM 39,80.

 

Le texte qui précède est la version écrite d'un cours donné lors d'un séminaire d'avril 1988, dans le cadre des «universités» organisées par le comité de rédaction d'Orientations.   

 

Notes:

(1) Alain de Benoist nous donne une excellente définition de la «démocratie organique» dans son ouvrage: Démo­cratie: le pro­blème,  Ed. Le Labyrinthe, Paris, 1985.

(2) Il convient de se référer à un ouvrage très important du socio­logue américain John Naisbitt, Megatrends. Ten New Di­rections Transforming Our Lives  (Futura-Macdo­nald & Co., London & Sidney, 1984). Une édition fran­çaise de ce livre est également parue. Ecrit dans la foulée du thatchéro-reaganisme, l'ouvrage cherchait essentielle­ment à jeter les bases d'une straté­gie de survie dans la so­ciété qui semblait s'annoncer, c'est-à-dire une société où les institutions de l'Etat-Providence auraient été «déconstruites». Non exempts de relents universalistes (avec, notamment, un plaidoyer pour une «économie mondiale»), les chapitres du livre expliquent et tentent d'accentuer des tendances inéluctables comme l'informatisation de l'industrie et des techno­­logies, une at­tention accrue pour le long terme, la néces­saire décentra­lisation des grosses instances politiques et écono­miques, le recentrage de l'entraide sociale sur les communautés charnelles ou soudées par une «proximité» quelconque, l'assomp­tion des hiérarchies trop rigides au bénéfice des «réseaux communicatifs dynamiques», un déclin des lo­giques binaires de l'«ou bien... ou bien» au profit des lo­giques à dimensions mul­tiples, etc. Deux chapitres (le 6 et le 7) concernent en fait l'«organicité» (et sa traduction po­litique, la «démocratie orga­nique/participative»).

(3) Cf. Pierre Rosanvallon, La crise de l'Etat-Providence,  Seuil, 1981. Lire surtout le chapitre trois de cet ouvrage, consacré aux solidarités, où l'auteur plaide pour un «réencastrage» de la solida­rité dans la société et un ac­croissement de la visibilité so­ciale. Ces mouvements so­ciaux contribueront, dit-il, à créer un espace «post-social-démocrate»; nous ajouterions que, pour nous, la «post-so­cial-démocratie» signale, implicitement ou ex­plicitement, un effondrement des présupposés mécanicistes de la phi­losophie politique rationaliste et positiviste que le socia­lisme, pour son malheur, a hérité de l'illuminisme et du libéra­lisme. Cet effondrement provoque la réapparition timide d'éléments organicistes, dont le self-help  est une expression.

(4) Pour redécouvrir Spann, lire deux ouvrages récents consacrés à son œuvre: 1) Walter Becher, Der Blick aufs Ganze. Das Welt­bild Othmar Spanns, Universitas, Mün­chen, 1985. 2) J. Hanns Pichler (Hg.), Othmar Spann oder die Welt als Ganzes, Böhlau, Wien-Köln-Graz, 1988.

(5) Cf. Alberto Tarozzi, Iniziative nel sociale. Utopie proget­tuali e nuovi movimenti sui problemi della casa e del nucleare nella Rft,  Franco Angeli editore, Milano, 1982. Voir surtout pp. 30 à 53.

(6) Pierre Rosanvallon, op. cit., pp. 128-129.

(7) John Naisbitt, op. cit., pp. 131 à 157.

(8) F.A. Hayek, Droit, législation et liberté,  PUF, 1980 (vol. 1) et 1981 (vol. 2). Cf. surtout dans le volume 1, pp. 41 à 65. Et dans le volume 2, pp. 129 à 161.

(9) Walter Becher, op. cit., pp. 169 à 172.

(10) Cf. Michel Bouvier, L'Etat sans politique, tradition et mo­dernité,  L.G.D.J., Paris, 1986. L'auteur, avec une remarquable précision, classe les différentes doctrines po­litiques catholiques du siècle, où l'on retrouve des linéa­ments d'organicisme. En pre­nant acte de son panorama, on comprend plus aisément le passage d'une formulation corporatiste, parfois fascisante, à une formulation plus personnaliste, parfois socialisante. Bouvier nous introduit dans l'arsenal des argumentaires catholiques et dé­voile ainsi leur souplesse d'adaptation.

(11) Les interprétations de Spann, formulée par la «destra radi­cale» italienne, mettent l'accent sur la platonisme du sociologue viennois. Cf. l'introduction à Il vero Stato  de Spann par le Gruppo di Ar (in Othmar Spann, Il vero Stato, Ar, Padova, 1982).

(12) Cf. Frans Thoen, «La notion de système chez Lud­wig von Bertalanffy», in Orientations,  n°3, mai-juin 1982. Cf. égale­ment, Ludwig von Bertalanffy, «Hasard, nécessité, évolution», in Krisis,  n°2, avril 1989.

(13) M. Maruyama, «The Second Cybernetics: Deviation ampli­fying mutual causal processes», in American Scien­tist, 51, pp. 164-179. Article cité par G.J.B. Probst, réf. infra.

(14) Cf. l'œuvre de P. Watzlawick en général et, plus précisé­ment, le volume collectif de P. Watzlawick, J. Helmick Beavin et Don D. Jackson, Une logique de la communication, Seuil, 1972.

(15) Cf. Frederic Vester, Neuland des Denkens. Vom technokra­tischen zum biokybernetischen Zeitalter,  Deutsche Verlag-Ans­talt, Stuttgart, 1980. Frederic Vester, Unsere Welt - ein ver­netztes System,  dtv, München, 1983.

(16) Cf. à ce propos, le texte d'un professeur de la Uni­versity of Pennsylvania, Daniel R. Vining, Jr., «Below-Replacement Fer­tility in Five Regions of the World», in Mankind Quarterly, Vol. XXIX, 3, 1989, pp. 211-220.

(17) Cf. l'analyse du Professeur Wolfgang Engelhardt, «Drittwelthilfe und Naturschutz» (in Mut,  n° 255, No­vember 1988), Directeur Général des Collections de Sciences Naturelles de l'Etat de Bavière. Le Prof. Engel­hardt démontre bien à quelles catastrophes peut conduire l'entêtement des dirigeants du Tiers-Monde quand ils veu­lent absolument construire chez eux des structures indus­trielles comparables à celles de l'Europe du XIXième siècle. La volonté de la bourgeoisie brésilienne de construire des complexes de hauts-fourneaux fonction­nant au charbon de bois scelle la mort de la forêt amazo­nienne.

(18) Cf. Mihail Manoilescu (orthographe allemande), Die ein­zige Partei als politische Institution der neuen Regime,  Otto Stollberg, Berlin, 1941. Cf. également, Gottfried Neeße, Partei und Staat,  Hanseatische Verlagsanstalt, Hamburg, 1936.

 

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