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samedi, 20 août 2011

Choc des civilisations ou querelles intestines?

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Choc des civilisations ou querelles intestines ?

Thierry MUDRY
 
En Europe, la thèse du « choc des civilisations », en partie inspirée de l’œuvre de Samuel Huntington, s’est frayé, semble-t-il, un chemin jusque dans le discours de certains partis de gouvernement qualifiés de « modérés » ou « conservateurs ».

Cette thèse postule l’existence de conflits inévitables entre les systèmes religieux porteurs de normes politiques, juridiques et culturelles qui structurent les civilisations. Ainsi, aux yeux d’un nombre croissant d’Européens, la civilisation occidentale christo-centrée apparaît-elle menacée sur le territoire européen même par l’Islam: par le terrorisme islamique et, plus sournoisement, par les tentatives des croyants musulmans visant à imposer une plus grande visibilité sociale de leur religion et à se conformer à des normes dérogatoires à l’ordre public (polygamie) et à la culture dominante (port du voile).

Il est pourtant évident que tous les résidents ou citoyens européens d’origine ou de croyance musulmane ne partagent pas l’opinion des éléments les plus radicaux d’entre eux qui prétendent placer l’Islam, tant symboliquement que politiquement, au cœur de l’espace public. Et ce désaccord n’est pas seulement motivé par l’adhésion à un crédo laïque « à la française », mais aussi, dans de larges secteurs, par une interprétation somme toute assez classique de la doxa islamique ou une approche assez conforme à la jurisprudence islamique de ce que doivent être les rapports entre l’Islam et l’État dans une société majoritairement non musulmane.

Il est également évident que le terrorisme islamiste vise prioritairement les pays musulmans et les populations musulmanes elles-mêmes qu’il prétend vouloir ramener à ce qu’il affirme être la pureté du message muhamadien.

C’est là un exemple parmi d’autres du fait que les conflits religieux n’opposent pas tant les religions entre elles, dans un « choc des civilisations », que des factions adverses au sein de chaque religion, voire au sein de chaque dénomination.

Cela ne revient évidemment pas à dire que ce « choc des civilisations » est une fiction, qu’il est purement fantasmé, loin s’en faut. Il acquiert une réalité du seul fait que nombre d’acteurs politiques croient en son existence, et que certains autres l’instrumentalisent aux fins d’affaiblir leurs rivaux ou ennemis potentiels: on sait l’usage que les États-Unis ont fait de l’arme islamique contre le nationalisme arabe laïque et contre l’Union soviétique, usage que Zbigniew Brzezinski avait remarquablement décrit dans Le Grand Échiquier, et l’usage qu’en a fait Israël contre les chrétiens palestiniens, souvent surreprésentés dans le mouvement de libération nationale, et contre l’O.L.P. Aujourd’hui, il est permis de se demander si la promotion de la multi-culturalité par la puissance américaine, modèle imposé à l’Europe, avec les tensions sociales qu’elle y fait naître et le « choc des civilsations » qu’elle y favorise, n’obéit pas, elle aussi, à des buts politiques précis…

Qui qu’il en soit, il faut admettre que le « choc des civilisations » n’est bien souvent lui-même que le produit, que la conséquence d’un rapport de forces et de conflits internes aux ensembles religieux en cause.

Ainsi l’actuelle polémique pan-européenne sur la construction des minarets et sur le port du voile intégral apparaît-elle d’abord comme un débat interne à la communauté musulmane avant que d’être un débat impliquant la société globale. On peut même considérer qu’elle constitue d’abord un enjeu de pouvoir au sein de la communauté musulmane et que le bénéfice que souhaitent en tirer les radicaux n’est pas l’« islamisation » de l’Europe (objectif certes souhaitable à leurs yeux mais difficilement accessible) que la « ré-islamisation » et la radicalisation de l’opinion musulmane locale.

Les parallèles historiques avec la situation actuelle de l’Islam en Europe ne manquent pas.

On pourrait évoquer la conquête ottomane des Balkans avec laquelle s’affirme l’image d’un Islam militairement expansif voué à subjuguer l’Europe et à la plier à sa loi.

Or, comme l’ont montré Irène Beldiceanu-Steinherr et Michel Balivet, cette conquête a été menée, avec l’appui de derviches hétérodoxes, par des seigneurs des frontières indociles échappant au contrôle d’un pouvoir central ottoman embryonnaire. Elle a débouché, dans un premier temps, moins sur l’islamisation des populations soumises que sur l’émergence d’un syncrétisme local.

La réaction sunnite qui s’est fait jour à partir du règne de Selîm Ier (1512-1520), face à la menace des Safavides iraniens devenus les champions du chiisme (encore un conflit interne à l’Islam!), conduira les dynastes ottomans à mettre au pas les musulmans d’Anatolie et des Balkans, dont on pouvait craindre les sympathies safavides, et à procéder à leur normalisation politique et religieuse.

C’est dire que la conquête ottomane des Balkans a d’abord été l’expression de dissensions internes à la société et à l’État musulmans ottomans, plutôt qu’un affrontement frontal entre Chrétienté et Islam. Le sultan a d’ailleurs été longtemps plus assuré de la loyauté de ses sujets chrétiens que de celle de ses sujets musulmans balkaniques!

Quittant les rives de la Méditerranée, il n’est pas inutile d’évoquer l’un des derniers conflits « religieux » armés dont l’Europe a été le théâtre: le conflit nord-irlandais.

Même si Samuel Huntington n’a pas compté, au nombre des fractures civilisationnelles qu’il inventorie, l’opposition entre le « catholicisme gaélique irlandais » et le « protestantisme anglo-saxon britannique » (pour reprendre une terminologie populaire aux XIXème et XXème siècles tant dans les Îles britanniques qu’en Amérique du Nord), celle-ci revêt encore aux yeux de beaucoup en Irlande du Nord l’aspect d’un choc de civilisations.

Les accords du Vendredi Saint qui ont, en 1998, mis un terme progressif au conflit nord-irlandais en organisant le désarmement et le démantèlement des groupes para-militaires républicains et loyalistes, et la participation de leurs branches politiques au processus électoral local, ont en quelque sorte conforté cette vision des choses en associant indissolublement catholicisme, républicanisme et culture gaélique, d’un côté, protestantisme, unionisme et culture britannique dans sa variante « ulster scot », de l’autre. Avec ces accords destinés à restaurer la paix se voit donc consacrée la division « sectaire » des six comtés en deux sociétés, deux cultures irréductiblement distinctes.

Pourtant, la situation ainsi figée par les accords de paix est un produit de l’histoire récente de l’île.

Il faut relever en effet que la confédération de Kilkenny qui fut, au XVIIème siècle pendant la guerre des Trois Royaumes, la première expression politique du catholicisme irlandais unissant les Gaels, les habitants originels de l’île, et les Vieux-Anglais, les descendants des premiers colons anglais de l’île restés fidèles au catholicisme (la confédération de Kilkenny soutenait le roi Charles Ier contre le parlement anglais et Cromwell), consacra l’hégémonie de la langue anglaise et de la loi anglaise, la common law, au sein du catholicisme local.

A l’inverse, une grande partie, voire la majorité des colons presbytériens d’Irlande du Nord venus d’Écosse étaient à l’origine de langue et de culture gaéliques comme l’ont montré récemment J. Michael Hill et l’historien du presbytérianisme irlandais Roger Blaney.

Au XVIIIème siècle, ce sont les protestants, seuls détenteurs des droits politiques, qui contestèrent la domination politique, économique et culturelle britannique sur l’Irlande à travers le mouvement des Volontaires irlandais et celui, plus radical, des Irlandais-Unis, tandis que l’Église et les classes moyennes catholiques espéraient que l’union de l’Irlande à la Grande-Bretagne déboucherait sur l’émancipation des catholiques irlandais.

La situation actuelle résulte en fait clairement des mutations du catholicisme et du protestantisme irlandais amorcés au XIXème siècle.

Le premier a connu une « révolution dévotionnelle » (selon l’expression d’Emmet Larkin) initiée par le cardinal Cullen au lendemain de la Grande Famine. Ce prélat s’était donné pour objectif d’aligner le catholicisme local sur les canons du catholicisme continental et de « re-catholiciser » de la sorte ses ouailles suspectes d’indifférence religieuse, de s’adonner à des pratiques païennes ou, encore, de manifester des inclinations protestantes.

Chez les protestants s’affirma le courant évangélique et pan-protestant au sein du presbytérianisme et de l’anglicanisme, soucieux d’unir dans un prosélytisme agressif la famille protestante jusqu’alors divisée contre la menace démographique et les revendications « papistes ». Avec lui se dessina bien tardivement le « sectarisme » protestant dans ses dimensions tout à la fois religieuses, politiques et culturelles.

Mais il aura fallu pour cela que le courant évangélique l’emporte définitivement sur le courant « non-souscripteur » (ce courant refusait l’adhésion obligatoire à la confession de Westminster) et sur le courant millénariste du presbytérianisme irlandais, engagés à des degrés divers dans la lutte contre l’establishment politico-religieux anglican, comme le montre l’implication de leurs pasteurs et de leurs paroisses dans le mouvement des Irlandais-Unis et le soulèvement révolutionnaire de 1798.

Il aura fallu qu’il l’emporte également sur les courants anglo-catholique et libéral de l’anglicanisme irlandais sensibles aux convergences dogmatiques et liturgiques avec le catholicisme et aux affinités entre croyants des deux confessions.

Ce sont donc ces mutations décisives qui favoriseront en Irlande l’affrontement direct entre le catholicisme et le protestantisme.

Là aussi, à l’image de la question musulmane telle qu’elle est posée aujourd’hui en Éurope, la prétendue guerre de religions ou de civilisations n’y est que la conséquence d’un règlement de comptes interne.

C’est dire que la géopolitique des conflits religieux se doit d’être d’abord une géopolitique des conflits intra-confessionnels.

Thierry Mudry

À propos de l'auteur

Thierry Mudry
 
Docteur en droit et avocat au Barreau de Marseille, Thierry Mudry est également chargé d'enseignement à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence. Ses recherches et ses cours portent sur le fait religieux et ses rapports avec la problématique identitaire et les dynamiques géopolitiques.

Commentaires

Intéressante cette analyse sur l'Irlande, même si je ne connais pas assez l'histoire de ce pays pour pouvoir vraiment juger ou donner un avis.

Écrit par : L'Etendard | samedi, 20 août 2011

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