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vendredi, 08 février 2013

La planète disneylandisée

A propos de : Sylvie Brunel :
La planète disneylandisée (Editions Sciences Humaines)



Ex: http://zentropaville.tumlblr.com/

Le tourisme de masse est l’image la plus visible de la mondialisation, il suffit de vivre à proximité d’un hôtel de quelque importance pour en convenir. En France, notamment, première destination mondiale avec 85 millions de visiteurs, on voit concrètement les effets de la montée des classes moyennes dans les pays émergents et l’apparition concomitante du temps libre. Après les Chinois, de plus en plus nombreux à visiter notre pays, ce sont désormais les Indiens qui promènent en groupes serrés leurs yeux écarquillés en quête de dépaysement. Alors qu’ils n’étaient que 25 millions en 1950 et essentiellement occidentaux, les touristes sont aujourd’hui un milliard de par le monde et probablement deux en 2020… Autant dire qu’il s’agit de la première industrie planétaire, 12% du PIB mondial, presque autant en termes d’emplois, avec une croissance de 15% par an. Impossible dans ces conditions que le tourisme n’ait pas d’effet sur les territoires, lui qui contribue par ailleurs, à lui seul, à 5% des émissions de gaz à effet de serre.

C’est ce que Sylvie Brunel, géographe de son état et voyageuse devant l’éternel, appelle la disneylandisation du monde, la propension à créer un peu partout des enclaves protégées, balisées, destinées à ces populations itinérantes dans un temps limité, afin de leur offrir l’aventure en toute sécurité, la nature authentique au plus près du parking, la rencontre avec l’Autre assigné à résidence culturelle. « Nous rêvons, dit-elle, d’animaux sauvages mais gentils, de forêts vierges mais aménagées, de peuples primitifs mais accueillants ». Ce monde réduit et circonscrit, intégralement organisé, le modèle en vient évidemment des parcs à thèmes, avec leurs infrastructures intégrées, leurs agglomérations hôtelières, leur accessibilité maximale et leurs liaisons aériennes spécifiques. Mais surtout le simulacre qu’ils proposent d’un monde recomposé, comme dans cette attraction de Disneyland Paris, laquelle attire à elle seule autant de visiteurs que la Tour Eiffel, et qui vous propose un circuit en bateau et en musique sur tous les continents et dans toutes les civilisations du monde, plus exactement leurs stéréotypes éprouvés, les Mexicains avec sombrero et cactus, les Tahitiennes dansant le tamouré, les Japonaises en kimono et à Paris le Moulin-rouge et les danseuses du Crazy Horse… Le tout réalisé par des automates. Mutatis, mutandis, la matrice de l’industrie mondialisée du tourisme est là, qui donne forme à ce que l’anthropologue Rachid Amirou, dans son livre sur l’imaginaire touristique, désignait comme la métaphore de l’objet transitionnel de Winnicot, la réalité visée étant ici l’image du paradis perdu plutôt que la présence rassurante de la mère. « La disneylandisation consiste à transformer le monde en décor. Parfois le décor prend tellement de place qu’il oublie même qu’il est censé reconstituer une réalité : un mois dans l’année, on peut ainsi profiter d’une « plage » à Paris », ajoute Sylvie Brunel. Qui ne dit mot des automobilistes autochtones ni de leur estivale résignation à voir le bitume recouvert de sable fin sur une voie rapide et pompidolienne, sorte d’inversion paradoxale et lancinante du slogan soixante-huitard « sous les pavés, la plage ». Une zone centre « à éviter » nous répètent désormais tous les ans à même époque les panneaux du boulevard périphérique.

Car s’il est vrai que certains peuples comme les Aborigènes australiens ou les Maoris néo-zélandais, les chamanes de Mongolie ou les Amérindiens doivent en partie au tourisme et à l’audience qu’il leur a donné d’avoir recouvré certains droits sur leurs territoires ancestraux, s’il est vrai que parmi les 50 pays les plus pauvres, les 4/5ème tirent l’essentiel de leurs ressources des flux touristiques, la disneylandisation produit la plupart du temps des effets pervers sur les populations concernées. En Afrique, par exemple, des parts croissantes du territoire sont affectées à des parcs naturels au nom de la protection d’animaux qui finissent par proliférer, se concentrer sur les rares points d’eau au détriment des pâturages et saccager les récoltes de ceux qui se voient ainsi exclus de leurs terrains de chasse, de culture ou de nomadisme. Au Gabon, 13 parcs nationaux ont été créés depuis 2004, qui dépossèdent de leur terre un nombre croissant de sociétés paysannes, un tiers de la superficie de la Zambie et de la Tanzanie en est couverte, ainsi que de réserves de chasse, un quart du territoire ougandais. Au Kenya, où l’on a reconstitué des villages masaïs « typiques », seul 1% des recettes touristiques reviennent à ceux qu’on a figé dans leur « authenticité » au milieu de réserves destinées à protéger la biodiversité, un argument avancé pour séduire le tourisme vert, écolo-responsable mais qui fait l’impasse sur la spoliation subie par ceux qui se refusent à jouer le rôle qu’on leur impose et sont chassés, du coup, de leurs meilleurs lieux de vie. Comme dit encore Rachid Amirou : « le tourisme de développement durable peut être un frein durable au développement des populations, comme si elles étaient assignées à résidence identitaire car, dans notre imaginaire, elles sont censées ne pas changer ».

C’est cette réalité ambivalente que Sylvie Brunel décrit aussi dans le périple qui fait la matière de son livre, « un tour du monde d’une durée inférieure de moitié à celui de Phileas Fogg », soit en quarante jours, et avec mari et enfants… Du geyser néozélandais qui jaillit à 10h15 pétantes au paradis sous perfusion de Bora Bora, en passant par le pays des kangourous écrasés, où l’abondance de pâtés d’animaux servis hachés le long des routes a définitivement rendu sa fille aînée végétarienne, les parcmètres au beau milieu de la nature sauvage des parcs naturels canadiens, l’ascension du Corcovado à Rio en escalator ou l’entrée en chaussettes sur le territoire américain pour cause de sécurité anti-terroriste, le récit réjouissant de son voyage offre un saisissant tableau de la planète Mickey.

Jacques Munier

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